L’ÉCHANGE

Ils sont quatre, couvertures usées et coins émoussés. Quatre carnets. Les reliques d’une jeunesse, celle, très vécue, d’Antoine Jean Gros… En 1848, Delacroix paya ses dettes envers le chantre de la geste napoléonienne, le premier «moderne» de l’art français, et l’accoucheur du romantisme. Les comptes étaient bons. Côté carnets, en revanche, les chiffres pleurent. A la mort de Gros, qui se suicide en 1835, on inventoria 24 de ces musées portatifs où s’était entassé notamment le trésor des années italiennes… C’était son butin, parallèle à celui qu’il avait contribué à constituer au gré des victoires du jeune Aigle en péninsule. Les fanatiques de Gros, j’en suis, n’ont pas renoncé à l’espoir de voir resurgir les carnets manquants. Les quatre qu’abrite le Louvre viennent d’être publiés par Laura Angelucci, accompagnés des feuilles que le musée a acquises depuis la vente après décès du peintre. L’ensemble, qu’une exposition célèbre, impressionne, surprend, émeut. Car il n’est pas, au sein des davidiens affranchis, d’artiste plus « sensible » et moins maître de ses humeurs noires. A 22 ans, après avoir frôlé le Prix de Rome, Gros quitte le Paris de la Terreur et de la conscription. David a le bras long : ce Jacobin opportuniste est une mère pour ses élèves. Nous sommes en janvier 1793, la décapitation sordide de Louis XVI n’a que 10 jours lorsque Gros file vers l’Italie. Les Français n’y sont pas bien reçus partout. Le républicain Gros croyait fuir les dangers de la politique et les appels de la guerre, ils le poursuivent jusqu’à la divine rencontre de Gênes : le 27 novembre 1796, Joséphine, qui s’était rapprochée de son victorieux général, est présentée à ce Français encore incertain de son génie et de sa route. Coup de foudre : « Je vous emmène à Milan, je vous emmène partout », lui promet la future impératrice. Elle tiendra parole.

Séduit à son tour, Bonaparte lui commande son portrait au pont d’Arcole, sublime contrefaçon de l’histoire, et l’enrôle dans la Commission des arts, qui collecte les chefs-d’œuvre dont les traités de guerre dépouillent l’Italie. Gros prend à cœur sa mission, peint moins, mais bourre ses carnets de copies de toutes sortes. L’antique requiert le davidien, mais ses choix disent un besoin de rupture, qu’il partage avec son ami Girodet. Gros, déjà porté aux excès, Eros et pathos, a le don de les dénicher au cœur des sarcophages et de la statuaire où d’autres ne retiennent que leçons froides et freins à l’expression. Ses carnets, où les femmes ne sont pas de marbre non plus, brûlent ailleurs du feu des Anglais excentriques, Füssli en premier lieu, auxquels la gravure lui donne accès. Le futur peintre de la crépusculaire, de la suggestive Sapho de 1801, perce déjà et Laura Angelucci, grâce à son superbe travail d’identification des sources, confirme les penchants d’un l’artiste qui balance entre fièvre et angoisse, ardeur et dépression. La trahison politique, la déchirure familiale, le désir érotique insatisfait, le deuil impossible, la mort rampante, l’attrait pour Dante, Shakespeare et Young, autant de signes. La chance de sa peinture de propagande, qu’on pense à Jaffa et Eylau, sera d’y importer bientôt ce venin noir, plaisir et douleur. La politique en est aussi faite. Rien ne s’oppose, selon moi, à ce que le dessin sublime d’Alexandre domptant Bucéphale, don récent de la Société des amis du Louvre, ne métaphorise Bonaparte faisant plier l’Italie. Mais c’est aussi Gros lui-même, graine de suicidé, enfourchant ses démons, qu’on y devine. A sa mère, en novembre 1798, il dit son amertume de n’avoir pu suivre son héros en Egypte, trouver du neuf là-bas : « Les autres auraient peint l’ancien Alexandre, moi le nouveau, les mamelouks, les chevaux arabes… ». Stéphane Guégan

Laura Angelucci, Inventaire général des dessins. Ecole française. Antoine Jean Gros (1771-1835), Louvre éditions / Mare et Martin, 89€. L’exposition du Louvre se prolonge jusqu’au 30 septembre. J’ai évalué le Salon de 1801, véritable « orgie noire » où furent présentés Bonaparte au pont d’Arcole et Sapho, dans le catalogue de la mémorable exposition de Jean Clair, Mélancolie, non référencé par Laura Angelucci, laquelle se montre un peu trop retenue dans ses analyses. Sapho, Lesbos, restons-y mais changeons de siècle en parcourant plus vite qu’il ne faudrait la Correspondance amoureuse de Natalie Clifford Barney et Liane de Pougy (Gallimard, 24€). Olivier Wagner, son éditeur avec Suzette Robichon, éclaire le destin de ces lettres fusionnelles et nous dit tout de ce couple qui faisait des désirs interdits une obligation à satisfaire par tous les moyens, les plus singuliers étant préférables aux trop réguliers : la milliardaire et la courtisane, en suffragettes des boudoirs et des écritoires impudiques, inventèrent une autre forme de féminisme que le refus du sexe par désaliénation vertueuse. Liane, prénom de fiction bien assorti, fit même des ravages parmi les hommes que Natalie ne souffrait pas, sauf à les singer en page androgyne. Leur saphisme 1900 baigne dans une atmosphère plus proche de Chéret et Whistler que de mon cher Lautrec, la révérence à Oscar Wilde mise à part. Car ces insatiables gourmandes en chambre sont des lectrices et presque des écrivaines. Dans l’effroi de l’absence ou de la distance, elles s’accablent de tendresses et de formules à double entente. Et la littérature qu’elles chérissent et citent démultiplie un peu plus leur impatience à se retrouver. Tout y passe, Musset, Gautier, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Péladan, Rodenbach, D’Annunzio… Les mots les grisent car ils sont promesses d’action. La Seraphîta de Balzac, où se concentre le mépris des tièdes, sert de viatique et de moteur à leurs audaces. Après la flambée des années 1899-1900, il y aura les reprises de feu, la cruauté aidant, puis la séparation et, pour Liane, le retour au Christ. « Dans ce monde-là, disait-elle, c’est l’adoration ou la haine ». SG

Raphaël et Cie

Depuis Baudelaire, nous sommes un peu fâchés avec lui : « tout n’est pas dans Raphaël », écrit le divin poète, en 1863, au seuil de la série d’articles qui définissent « le peintre de la vie moderne ». 1863, l’année du Déjeuner sur l’herbe et de son petit scandale. Or le tableau, nous le savons aussi, se veut un hommage au Raphaël du Jugement de Pâris, gravé par Raimondi. Les ramifications du Cinquecento sont infinies et les chemins de la création moins balisés que l’historie de l’art ne le pense. Celle-là même qui a fait du peintre « amoureux » un peintre « ennuyeux », à force d’en fossiliser la lecture sous les problèmes d’attribution ou de datation. Le temps, parlons-en justement. Raphaël est mort à 37 ans pour ne pas avoir su s’économiser, sexe, travail, argent, succès. La vraie vie, en somme. Au cours des dernières années, période à laquelle le Louvre consacre une exposition, ses charges en auraient écrasé plus d’un, la papauté et les amateurs se disputant l’enfant naturel de Michel-Ange et Léonard. Lui, génial en tout, s’organise, fait travailler sous ses ordres une bottega de haute précision, où chacun assume ses tâches sans prétendre en sortir. Entre 1513, année de l’élection de Léon X, et 1520, année de la mort du maître, ça n’arrête pas. Stupéfiant. Le meilleur moment de l’exposition du Louvre est le dernier, probablement parce qu’on y retrouve le Raphaël cher aux modernes, Manet en tête. Si Le Portement de croix du Prado nous apparaît aujourd’hui un rien désaccordé en raison du nombre de mains qui y travaillèrent sur un patron inspiré de Dürer, et si la sublime Sainte Cécile de Bologne plaide trop bien le victoire du céleste sur les plaisirs et les passions terrestres, les portraits de Raphaël nous rendent leur auteur, avec son goût du présent, son sens de la franche camaraderie et son vénétianisme. Le monde ombrien et toscan n’a pas seulement pris à Venise les recettes du paysage.

La morbidezza lumineuse de Giorgione et Titien se lit derrière l’incarnat des plus beaux Raphaël que rassemble l’ultime section du Louvre. On pense, évidemment, à Bindo Altovitti (Washington) qui semble utiliser le clair-obscur où il vrille comme un charme supplémentaire. De l’Autoportrait avec Giulio Romano, puisqu’il faudrait reconnaître Giulio dans ce jeune homme impétueux, rappelons seulement que Manet en fit le modèle du double portrait de ses parents (Orsay). De même, le Français se souvint-il du Portrait de Dona Isabel de Requesens y Enriquez de Cardona-Anglesola, ex-Jeanne d’Aragon, lorsqu’il s’amusa à représenter son épouse Suzanne en souveraine du Paris de Napoléon III. D’un format très proche de celui de la Fornarina (qui n’a pu être empruntée), et lui aussi marqué par Venise, le Portrait de Baldassare Castiglione se charge d’une étrange tension sous la douceur décidée de ses gris et de ses noirs manetiens. Le buste, le visage auréolé d’un large béret, le bras gauche et les mains prennent possession de l’espace avec autorité. Mais, dans le même temps, l’homme semble en retrait, jette sur nous un regard à la fois énergique et voilé. Moins qu’un être craintif, frileux ou prisonnier déjà des années, Raphaël peint à travers son ami l’idéal que ce dernier devait théoriser, en 1528, dans Le Livre du courtisan. Castiglione y définit, d’un mot unique, la sprezzatura, le principe qui accorde bienséance de cour et esthétique de choc. C’est que le grand artiste, ultime perfection de sa psyché toujours en éveil, agit avec esprit en société et crée sans le moindre effort. Giulio Romano, qui poussa le dernier Raphaël à muscler et noircir sa manière, trouvera à Mantoue un lieu d’accomplissement, d’assouvissement même, par l’entremise de Castiglione, brillant agent des Gonzague.

Une exposition bien faite nous le rappelle, qui rassemble au Louvre une vingtaine des dessins et cartons qu’exigèrent la construction et la décoration du palazzo Te entre 1525 et 1536 par Giulio Romano. Sans doute son départ de Rome avait-il été précipité par le scandale que causa la parution des Modi. L’érotisation extrême des figures de la fable, dont la chasteté n’est pas le trait dominant, ne pouvait guère étonner de la part d’un des collaborateurs les plus proches de Raphaël. Mais Giulio avait poussé le bouchon trop loin.

On regretterait d’autant plus la sagesse de l’exposition Raphaël, au regard du tropisme vénusien qui éclate à la Farnesina, si un autre dossier ne venait agréablement et savamment corriger le tir. Luca Penni, à ne pas confondre avec son besogneux de frère, mérite la gratitude des Français tant il importa chez nous, entre Fontainebleau et Paris, l’éros débridé des émules de Raphaël. La passionnante exposition de Dominique Cordellier fait les comptes sans se voiler la face. Comprendre la civilisation bellifontaine, mœurs et images, politique et religion, exige en effet un désembourgeoisement total du regard. En nous ouvrant les portes d’un monde où les contraires s’épaulaient, et l’art répondait à la fantaisie des élites en pleine conscience de son pouvoir, Cordellier nous guide au cœur d’une culture visuelle où chaque idée est immédiatement recyclée et amplifiée. Certaines d’entre elles venaient de Mantoue via Primatice. Quant à l’inspiration la plus leste, elle avait pris forme et essor sous les pinceaux de Raphaël, dans l’appartement privé du cardinal Bibiena, si cher à Ingres. Stéphane Guégan

– Raphaël. Les dernières années, Louvre, jusqu’au 14 janvier 2013. Catalogue sous la direction de Tom Henry et Paul Johannides, Hazan/Louvre, 45 €.

Dessins de Giulio Romano. Elève de Raphaël et peintre des Gonzague, Louvre, jusqu’au 14 janvier 2013. Catalogue de Laura Angelucci et Roberta Serra, Le Passage/Musée du Louvre, 19 €.

Luca Penni. Un disciple de Raphaël à Fontainebleau, jusqu’au 14 janvier 2013. Catalogue sous la direction de Dominique Cordellier, Somogy/Louvre, 39 €. On en recommandera tout particulièrement le chapitre intitulé « Vénusté, violences, et visions des ardeurs d’amour », le meilleur viatique pour comprendre Raphaël et son cercle actif.