Modiano, entre Nerval et Dante

Il y a des livres qu’on dit nervaliens pour de mauvaises raisons, ils prêchent le bonheur d’être fou, de se perdre en Orient, ou chantent la beauté des amours impossibles. Le dernier roman de Patrick Modiano, bijou noir, touche à Nerval par des voies bien plus respectables. Tout s’y dédouble, tout s’y confond en permanence, le temps, l’action et les personnages, au point que le narrateur à la fin ne sait plus très bien s’il a vraiment vécu ce qu’il nous a raconté et pleinement raconté ce qu’il a vécu. Fausse simplicité du récit, soudaines poussées d’émotion, brusques révélations, Modiano sait parfaitement orchestrer les instruments d’une musique faite d’incertitude troublante. « Pourtant je n’ai pas rêvé. Je me surprends quelquefois à dire cette phrase dans la rue, comme si j’entendais la voix d’un autre. Une voix blanche. » Voilà un début diablement nervalien pour le long monologue qui court le roman et l’empêche de marcher droit. Le narrateur, on le devine d’emblée, semble peu armé pour démêler le réel de ses chimères. On comprend aussi qu’il va devoir combattre plus que nous autres la dispersion de soi et l’oubli des disparus. Son petit carnet de notes l’y aide un peu, si peu, au fond. Ces mots griffonnés, ces noms, ces ombres, de quoi sont-ils la preuve ? De qui sont-ils le masque ? L’Herbe des nuits pousse sur le mystère des êtres et les volte-face du destin. On dira que Modiano, moderne Candide, n’a jamais cultivé que ce jardin-là, et que ses romans envoûtent plus qu’ils ne saisissent. Et alors ? Lire Modiano, on le sait, c’est l’assurance de s’embarquer pour un voyage sinueux dans le temps, où le passé et le présent ne cessent de communiquer et de balloter le narrateur. Si la nuit nervalienne active cette oscillation, Paris en est le théâtre privilégié. Peu d’écrivains font aussi bien respirer Paris que Modiano, qui a du Léon-Paul Fargue et du Rétif de la Bretonne dans le sang. Ce Paris des promenades interminables, le narrateur le réduit à quelques quartiers, ceux où il a croisé Dannie la première fois et où il réveillera plus tard son souvenir : « Je l’avais connue à la cafétéria de la Cité universitaire où je venais souvent me réfugier. » Quand ils font connaissance, Dannie a de drôles de relations, les clients de l’Unic hôtel, elle couche ici et là, change de noms et paraît faire quelque sale histoire. Le narrateur prend des notes et laisse venir. « Il existe une période de la vie pour cela, un carrefour où vous pouvez encore hésiter entre plusieurs chemins. » La véritable identité de Dannie le préoccupe moins que les moments qu’elle lui vole, notamment avec l’étrange Aghamouri. Les flics en savent-ils plus long ? Un jour, il est convoqué quai de Gesvres par un certain Langlais. « Je me trouvais peut-être à l’emplacement exact ou Gérard de Nerval s’était pendu. » La mort rôde. Interrogatoire, fiches, notes encore. Questions, réponses, chacun joue au plus fin. La vérité surgira après quelques années. Mais est-ce bien sûr ?

Stéphane Guégan

* Patrick Modiano, L’Herbe des nuits, Gallimard, 16,90€.

Le Promeneur vient de rééditer 28 Paradis, texte de Patrick Modiano et dessins de Dominique Zehrfuss, une complicité totale, évidemment. Fermons les yeux, on y est. Dans ses petits rectangles aux couleurs fraîches, Dominique Zehrfuss a concentré ses visions du monde d’avant la faute, les couples, la faune et la flore ignorent encore que leur bonheur prendra fin le jour fatal. « Et les roses poussaient sans épines », écrit Modiano. Les aphorismes répondent aux enluminures paradisiaques sans les commenter ni entraver leur poésie propre. Dans les dernières pages resurgissent Nerval et la bande du Doyenné, Gautier, Pétrus Borel… Il faut croire que le Paradis est de ce monde, non moins que l’Enfer. Retournez le livre pour accéder aux ténèbres de 2012. Dominique Zehrfuss tient toujours le pinceau, mais c’est Marie Modiano qui a saisi la plume. On quitte Nerval pour Dante, le douanier Rousseau pour les primitifs italiens. L’humour, par chance, fait contrepoids aux convulsions de l’humanité déchue. Il fallait que le mal advienne pour que le Paradis tienne ses promesses. Vous pouvez ouvrir les yeux.

*Patrick Modiano, Marie Modiano, Dominique Zehrfuss, 28 Paradis, 28 Enfers, Le Promeneur, coll. Le Cabinet des lettrés, 17,90€.

« Je suis un livre vivant, ô mon lecteur »

La plupart des grandes plumes de notre XVIIIe siècle manquent aux étals des librairies. Dans cette désertification, qui dit le recul de toute une culture, Nicolas Rétif de La Bretonne constitue une heureuse exception. La plupart des titres de cet écrivain infatigable, dont Baudelaire vantait les « saloperies » à Poulet-Malassis en 1865, sont aujourd’hui disponibles. Le poète des Fleurs, l’ami de Manet n’ignorait rien des raffinements et des accents de vérité d’une littérature qu’on rééditait alors sous le manteau. Depuis une vingtaine d’années, l’essentiel des romans et nouvelles de Rétif ont été remis en circulation, ce qui reste la meilleure manière de dissiper les malentendus que soulève leur sain libertinage. Chez les bons auteurs, en effet, le désir et ses délires, activant la libido comme l’art du récit, débouchent sur d’incessantes trouvailles narratives et le souci de parler vrai. Entre d’autres mains, La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans aurait tourné, c’est sûr, à la condamnation des ridicules d’un vieux beau se laissant abuser par les appâts d’une jeune beauté, moins innocente que prévu.

Rétif, aussi âgé que son barbon en 1783, avait eu son lot d’aventures et de déconvenues, comme y insiste Michel Delon en tête de cette nouvelle édition, qui a conservé les illustrations voulues par l’auteur. Des illusions de la passion amoureuse, aggravées ici par les cheveux argentés de Monsieur d’Aigremont et les quinze printemps de l’ardente Sara, l’écrivain insatiable avait éprouvé chaque nuance, chaque morsure plutôt. S’il montre à première vue combien « l’Amour est dangereux lorsqu’on a passé l’âge de plaire », s’il cite les Anciens par bienséance et démasque le vice, son roman à tiroirs éconduit les fins édifiantes que laissait craindre la citation liminaire de Properce. Il y a là un évident mépris des limites dans lesquelles une partie de la critique contemporaine, sous Louis XVI, entend resserrer le génie du siècle. Laclos en avait fait les frais l’année précédente, lors de la publication des Liaisons dangereuses. On lira à ce sujet l’excellente présentation de Catriona Seth au récent volume de La Pléiade. Rétif entre donc en résistance, se joue des catéchismes, qu’ils exhortent au bien ou au mal, et pratique le livre ouvert. Comme Delon, Blanchot l’a compris, qui définissait ainsi, en 1949, la pureté de l’acte littéraire : « Avec Rétif, bien plus qu’avec Rousseau, la littérature décide de mettre le savoir dans l’ignorance, la vérité dans l’absence d’art et la dignité du style dans la recherche d’une forme naturelle et, s’il le faut, inculte et même barbare. » Tartuffes de l’après-guerre s’abstenir…

Au cours de sa longue carrière de dix-huitièmiste, qui en a fait l’un des plus fins observateurs de la diffusion du livre et des modes de lecture à l’époque des Lumières, Robert Darnton a croisé Rétif, qui débuta dans une imprimerie et savait que le livre était matière doublement vivante, articulée à son auteur et son public par mille liens obscurs. Mais voilà l’ère Gutenberg toucherait à sa fin ! Les prophètes sont catégoriques. Dans Apologie du livre, Darnton tente d’y voir plus clair malgré la pression du numérique et les utopies qu’il réveille. Au XVIIIe siècle déjà, l’homme des Lumières rêvait d’une « République des lettres » fondée sur la diffusion accrue du savoir et la capitalisation des lectures. S’appuyant sur la leçon du passé, des premières éditions de Shakespeare aux circuits du livre imprimé, Darnton ouvre d’intéressantes pistes de réflexion, scrute l’hypothèse renaissante d’un savoir universel à portée de clic, par la grâce d’une numérisation généralisée du fonds des grandes bibliothèques et le développement du livre numérique, avant de pointer les écueils d’une numérisation à outrance qui ouvre, entre autres risques, celui de notre submersion dans un océan d’informations, la possible destruction des sources imprimées sur papier et la menace d’une captation des données numériques par des opérateurs privés, aussi bien intentionnés soient-ils. « Je suis un livre vivant, ô mon lecteur », s’écriait Rétif en 1783. À nous de le maintenir tel sans priver les auteurs, ceux d’hier et d’aujourd’hui, de leur dû. Stéphane Guégan

*Rétif de La Bretonne, La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, édition de Michel Delon, Gallimard, Folio Classique, 7,50€.

*Robert Darnton, Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, traduit de l’anglais par Jean-François Sené, Gallimard, Folio Essais, 8,60€.

*Maurice Blanchot / Pierre Madaule, Correspondance 1953-2002, édition établie, présentée et annoté par Pierre Madaule, Gallimard, 25€.

Blanchot était-il si rétif qu’on le dit à répondre à ses lecteurs, dès qu’il en avait éprouvé la singularité ? C’est en décembre 1953 que Pierre Madaule, fasciné par L’Arrêt de mort, – on le comprend –, écrit une première fois à son auteur. Depuis janvier, la NRF a repris son cours après un silence de dix ans. Et depuis l’été, fidèle à Paulhan et à sa volonté pugnace de réconcilier les écrivains au-dessus des partis, Blanchot y collabore. La livraison de décembre comportait un article de Cioran où l’œuvre narrative de Blanchot, « heureusement écrite pour personne », servait d’appui à la démonstration du philosophe roumain. Entre Noël et le jour de l’an, surprise, Blanchot répond sur le ton le plus cordial. Débute entre eux ce qu’il faut bien appeler leur correspondance, qui était restée inédite à ce jour. En un mince volume est rassemblé un demi-siècle d’échanges étonnants, touchants même, pleins d’éclipses et de longs silences, inaptes toutefois à détruire leur dialogue. Vingt ans plus tard, le 1er mai 1973, Blanchot se demandait encore si une vraie rencontre était possible, souhaitable, si elle n’abîmerait pas cet espace de l’écrit « où nous séjournons sans vivre ». Quelque chose les liait, pour le dire comme lui, à distance. Ils ne se virent, ni ne se parlèrent jamais. Seule compta la littérature comme incarnation, existence dans l’absence au monde, rencontre de l’impossible et du nécessaire, selon la définition que Georges Bataille donnait des livres de Blanchot. C’est leur nécessité, qui nous frappe le plus désormais. De l’œuvre de Chateaubriand, Blanchot, et pour cause, ne sauvait que La Vie de Rancé.