Un sacré coup de pinceau

Il faut plus que du talent pour réussir le portrait de Diderot. Beaucoup, de son vivant, s’y sont essayés. Très peu ont atteint leur but et comblé le modèle qui connaissait bien la peinture et la sculpture, si bien qu’il s’en méfiait. N’étaient-elles pas trop promptes à embellir et donc affadir la réalité ? Du tableau de Louis Michel Van Loo, où Diderot dresse une tête de poupée dans un flot de soie pimpante, Diderot écrit en 1767 : «Moi […] très vivant. C’est sa douceur, avec sa vivacité. Mais trop jeune, tête trop petite. Joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur.» Et le portrait de Fragonard? Lui a tenu sous sa griffe cet homme qui était tout mouvement, refusait le décorum et les faux-semblants, offrait à la vue le spectacle inhabituel d’un sage pour qui penser et sentir, aimer et jouir, écrire et s’écrire n’étaient pas séparables. Hélas, le fameux portrait du Louvre, s’il est du grand Frago, ne représente pas le grand Diderot. Où trouver dès lors la juste «ressemblance» ? Une synthèse qui ne soit pas dérisoire? Comment faire passer dans les images ou les mots ce bouillonnement d’idées et d’affects, ce trésor de savoirs et d’obsessions, de sentiments purs et d’appétits crus qui s’agitaient en lui ?

Il vero Polichinello, selon la formule que Diderot s’appliquait, a autant fait souffrir les pinceaux de l’Académie royale, cible captive de ses fameux Salons, que les spécialistes de la littérature du XVIIIe siècle, déchirés entre les Lumières de l’encyclopédiste et les excès du libertin, le propagateur d’une morale bourgeoise et le mauvais mari, l’avocat de Chardin et l’admirateur secret de Boucher, le défenseur de David et le séide du renouveau baroque, le prêtre avorté et l’amant magnifique de Sophie Volland, qu’une correspondance ardente, aujourd’hui écornée, a unis pendant ces années de feu prérévolutionnaire. Diderot l’intrépide, Diderot l’intempérant, se voyait et se pensait multiple, à l’image du monde et des arts qui ont vocation à traduire avec fierté l’homme et la nature, l’un et l’autre emportés par «une énergie, une dynamique, un élargissement incessant». C’est ainsi que Michel Delon formule la force centrifuge qui anime à la fois la vie de Diderot, son esthétique des extrêmes et la philosophie, sensée et sensible, qu’il sut dégager d’un matérialisme conséquent, capable de ne jamais sacrifier l’individu à l’altruisme et la volupté à la morale. La ligne droite, temps et espace, ne convient pas à ce défricheur d’inconnu. Aussi le portrait si fermement brossé de Delon zigzague-t-il sans plan apparent ni logique annoncée. Il n’accepte pour guide que la curiosité capricante de l’écrivain et les surprises d’un destin romanesque, qui s’est joué entre Langres et Saint-Pétersbourg. Puisque l’existence très ouverte de Diderot fut une vie en morceaux, Delon en arpente la géographie physique, intellectuelle et amoureuse par les traverses les plus savoureuses. Il s’autorise en chemin quelques digressions sarcastiques sur notre époque qui a perdu le sens des vraies libertés en perdant la mémoire et en humiliant la beauté. Son livre est à ranger près du Clavecin de Diderot, où le jeune et frénétique Crevel retrouvait le XVIIIe siècle de tous les possibles. Stéphane Guégan

*Michel Delon, Diderot cul par-dessus tête, Albin Michel, 24 €. Du même auteur, Diderot et ses artistes, Gallimard, hors-série Découvertes, 8,90€, le meilleur des viatiques pour aborder le massif des fameux Salons qu’on réduit hâtivement à la célébration du «naturel», de «l’honnête» et de «l’utile». Or Diderot fut l’un des premiers à théoriser la diversité du plaisir esthétique, comme si elle fournissait, dit Michel Delon, la vraie clef de son être.

Rentrée littéraire (1)

Elle aura été, en fin de compte, bien moins énervée que la rentrée scolaire ! À croire que la littérature n’intéresse plus grand monde. Il faut dire qu’elle fait un peu la gueule, notre littérature. Quand par miracle elle renonce à l’invertébré et au nombrilisme, elle distille trop souvent une misanthropie de bon aloi. Cette tradition a ses classiques, du Rolla de Musset à La Nausée de qui vous savez. Le filon du cafardeux aboutit logiquement à Yannick Haenel et ses Renards pâles, dont la philosophie rageuse puise à quelques mages du mal social, Rousseau, Marx et l’inépuisable Debord : «la société, il n’y a plus qu’elle partout», nous dit Haenel après ces penseurs de la déréliction et de l’aliénation modernes. Le crime prolifère, les horreurs du passé et les violences du présent nous enferment dans le consensus d’une servilité universelle… La Commune, la France de Vichy et celle de Sarkozy se télescopent, s’agglutinent… On connaît la musique, passons. Les Renards pâles, c’est donc l’histoire d’un homme qui fuit ce monde désespérément verrouillé, qui s’absente du mensonge généralisé pour retrouver une vérité. Cercle, le meilleur roman d’Haenel, nous a habitués à ces passagers clandestins, en quête de lumière et de nouveaux accords. Ils papillonnent sans se soucier du lendemain, se posent rarement et s’arrêtent encore plus rarement. Moines et jouisseurs, ils ne se donnent qu’à leurs semblables. Le héros des Renards pâles, lui aussi, renonce vite à ses vœux de solitude et de chasteté. Son abbaye de Thélème, c’est le XXe arrondissement, ses cafés, sa bohème et ses rencontres. Cela nous vaut des pages enveloppantes sur Paris et l’air que certains y respirent encore. En marche vers la rédemption, nécessairement sanglante, notre faux anachorète croisera quelques âmes sœurs. Dialogues et scènes de sexe nous ramènent au meilleur Haenel, direct, drôle, percutant, oublieux de ses maniérismes, tels que, p. 104: «Son cul avait sous la lune la blancheur laiteuse d’un orage». La perfection est toujours dans la simplicité, le héros d’Haenel ne cesse de le proclamer. SG // Yannick Haenel, Les Renards pâles, Gallimard, L’Infini, 16,90€

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