Il y a un emportement, une fièvre propre au mitan des seventies, comme on disait à Libé quand j’y travaillais avec Alain Pacadis et quelques autres. Tout faisait vague, tout faisait vogue. Les has-been, comme on disait encore, déploraient pieusement la fin des idéologies, la mort de leurs misérables avant-gardes et le retour d’un dandysme fier de ses désillusions joyeuses. Le rock et la peinture, du rejet commun des vieilles lunes, avaient tiré un fracas de sons et de rythmes neufs. La littérature française aussi, malgré sa lourdeur légendaire! Mais peu surent liquider le passif du «nouveau roman» ou du faux roman, compliqué de mauvaise conscience structuraliste, comme Jean-Jacques Schuhl. Ne lui prêtons pas pour autant de mauvaises pensées ou quelque innocence rétrograde. Ses premiers livres n’aspirent aucunement à redresser les idoles démolies par cinquante ans d’avant-garde. Rose poussière et Télex n°1 réinventent une modernité qui avait fini par oublier que la beauté était fille, et non esclave du temps. Secoué alors par Warhol, Burroughs et le cinéma américain, Schuhl revenait en somme aux principes de Baudelaire, dire le présent sans enflure, mais par le détour des nouveaux modes d’information, auxquels Télex n°1 confronte son style ondoyant et percutant, ses personnages sans identité stable et une temporalité plus que centrifuge. «Je pars de l’idée que nous agissons constamment sur un fonds d’images – que nous les ayons vues ou non.» Images et textes, du reste. Un vrai palimpseste de signes en mouvement qui fait éclater, en premier lieu, le cadre de la fiction. Poussé par son principe générateur, Télex n°1 joue avec les bandelettes de papier dont chaque chapitre serait la momie déroulée, sinon révélée (la référence à Théophile Gautier, p. 44, tient de l’aveu). La vie moderne se déploie donc parmi les spectres d’une mémoire en recomposition incessante, qui nous pénètrent de mille parts, pour le meilleur et pour le pire. Schuhl n’est pourtant pas de ceux qui écrivent pour enlaidir et appauvrir l’existence de ses héros et de ses lecteurs. Au contraire, Télex n°1 se veut une invitation au dépassement de sa condition, à une sorte de dépossession de soi, de renaissance à volonté. Sortir de son propre moi, tel est le jeu suprême. Car la tyrannie des apparences ne se referme que sur ceux qui refusent de le jouer jusqu’au bout. L’accessoire donne ici accès au principal. Vivons comme des téléscripteurs, à jet continu, en imprimant à nos existences, en recyclant à nos fins, le flux des formes contemporain: «peut-être les mythes – fût-ce un certain rire ou un porte-cigarette – ne sont-ils là que pour nous inviter à ne pas être nous-mêmes et à nous diviser à l’infini?» Les mythes de Schuhl avaient un aspect volontairement suranné en 1976, le Ritz, Twiggy, Louise Brooks, Schiaparelli, les Stones, Baudelaire, Champollion (toujours les momies!) ou encore ces bons vieux Lénine et Mao. Autant de noms et de lieux qui sentaient a priori le bréviaire, souvent ironique et corrosif, d’un autre âge. Mais là est la force du roman qu’il jette son petit personnel au cœur d’une fiction volontairement affolée, finement déglinguée, qui galvanise les jolis fantômes dont elle a besoin pour s’épanouir en mythe d’elle-même. Les seventies pulsaient, c’en est la preuve crépitante. Stéphane Guégan
*Jean-Jacques Schuhl, Télex n°1, Gallimard, L’Imaginaire, 8,20€
Au milieu des années 70, Alain Finkielkraut a 25 ans. Formé dans la religion de Blanchot, Barthes et Derrida, il enseigne la littérature comme si elle fonctionnait en circuit fermé, coupée du monde qu’elle n’aurait plus vocation à «représenter»… S’abstraire, s’en tenir au signe en soi, c’était être moderne… Dès qu’il y a de l’absolu, il y a religion. Finkielkraut va rapidement s’en défaire, il le raconte avec humour dans Et si l’amour durait, où se rechargent sa passion du roman comme parole singulière et sa détestation de la modernité comme négation du «désordre amoureux». Depuis le livre qu’il a cosigné en 1977 avec Pascal Bruckner, il n’a jamais cessé de brocarder les nouveaux prêtres de la révolution sexuelle, de la dépense libidinale, et leur refus de penser l’accord du cœur et du corps, pour le dire à la façon des anciens. Est-elle si ancienne, du reste, cette Madame de Lafayette ? Sont-ils si désuets, ridicules, les atermoiements et les choix de Madame de Clèves? Et faut-il toujours juger du passé à partir d’un présent qui nous aurait délivrés de tous les blocages de nos aînés ? Cette vanité rétrospective est la marque même d’une certaine naïveté progressiste, incapable d’entendre une autre vérité que la sienne, et rejetant l’amour, don de soi et non simple désir, parmi les illusions ou les aliénations à proscrire. Outre Madame de Lafayette, remise en selle par une récente et significative polémique, Ingmar Bergman, Philip Roth et Milan Kundera offrent tour à tour à Finkielkraut leurs contre-feux, puisque feu il y a. SG
*Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, Gallimard, Folio, 5,40€
De la beauté physique, qui n’était pas son point fort, Laure Albin Guillot fit profession dès les années 1920. Elle a déjà dépassé la quarantaine et partage la vie d’un scientifique très musicien. Ses photographies, flou pictural et élégance racée, commencent à paraître dans les magazines féminins. Très vite, comme tout à cette époque pressée, l’ambitieuse élargit son champ, croise les techniques, viole avec tact les frontières du médium. Puisque la photo a dévoré la presse, la pub et le nu «artistique», pourquoi ne pas la marier au mobilier et au livre illustré ? Mariage d’amour plus que de raison. Le public pour de telles audaces est limité. Mais c’est le public qu’elle vise et qui la chérit. Et la production photographique courante compense les aventures plus risquées. En marge de ses fonctions officielles, au sein de l’administration des Beaux-Arts, Laure Albin Guillot reste ainsi la favorite des célébrités de l’époque, qui croisent volontiers son objectif flatteur, aux cadrages serrés et lumières embuées. Le regard peut être droit ou fuyant, le visage de face ou de profil, le détail appuyé ou suggéré, chaque portrait concentre une identité et construit une image publique.
En 1942, alors que notre photographe infatigable répondait aux commandes du ministère de l’Information, la jeune Françoise Giroud et sa mère se convertissaient au catholicisme, dans une petite église de l’Allier. Le vieux curé qui officia semble avoir multiplié alors les baptêmes de complaisance. C’est l’une des informations majeures qu’on doit au beau livre d’Alix de Saint-André, Françoise Giroud ayant toujours prétendu que sa conversion datait de 1917, quelques mois donc après sa naissance. Ignorant le fait, parmi beaucoup d’autres, les biographes précédents se sont étonnés, sinon indignés, que l’écrivaine ait refusé de reconnaître sa judéité si longtemps et enterré la véritable cause de la mort de son père, un Juif jeune-turc et volage, détruit par la syphilis dès 1927. On se souvient aussi du bruit et du mal que fit la «révélation» en 2003 des lettres anonymes, d’un antisémitisme cru, dont Françoise Giroud était l’auteur masqué. Christine Ockrent oublia de dire que leurs destinataires, la future belle-famille de JJSS, pardonna beaucoup plus vite ce geste de dépit amoureux que le milieu parisien. Par chance, Alix de Saint-André a préféré enquêter sur le passé du «monstre» que la brûler en place publique. Joignant le sérieux à l’humour, l’intelligence à la tolérance, le sens de l’histoire au respect des individus, elle donne aux «silences» de Françoise Giroud leur vérité profonde et nous fait sentir son hédonisme hyperactif, son patriotisme, comme aucun livre avant le sien.
Au fond, en réhabilitant son amie sans la sanctifier, Alix de Saint-André adopte aussi le style, direct et courtoisement corrosif, de celle qui se fit connaître par le journalisme percutant, imité des Américains. Percutant mais jamais blessant. Il y a loin entre sa façon d’aborder les people de l’après-guerre et l’obscénité tautologique et carnassière des médias d’aujourd’hui. Après avoir tâté du cinéma à l’ombre de Marc Allégret et de Jean Renoir, France Gourdji, devenue France Giroud en 1937, puis Françoise Giroud, qui sonne mieux, mit sa plume alerte au service du journalisme de grande diffusion (celui que les historiens du culturel appellent la petite presse par antiphrase !). Elle avait fait ses armes