Too bad…

Too bad… La rétrospective De Kooning, qui se tient en ce moment à New York, ne s’arrêtera pas plus en France que la rétrospective Gorky n’y était venue en 2008. Quelles qu’en soient les raisons, il faut le déplorer. Presque absente des collections publiques, la peinture américaine des années 1930-1950 – autant dire, le meilleur de l’époque – reste peu visible de ce côté de l’océan. Et mal comprise, conséquemment… L’école de New York, la chose est entendue, ne serait qu’un avatar des avant-gardes européennes, un effet de leur diffusion outre-Atlantique, entre l’époque héroïque de Stieglitz et l’arrivée massive des surréalistes aux États-Unis après 1941 (leur façon de combattre le fascisme !). On aurait affaire à un simple transfert, voire à un phénomène migratoire, comme Wittkover les a étudiés et décrits pour les époques anciennes. Une translation qui aurait toutefois abouti à une captation d’héritage. Comment New York vola l’idée d’art moderne ? Telle était la question que posait Serge Guilbaut dans un livre célèbre. La recette du cocktail américain n’a désormais plus de secret pour personne : Cézanne, Rodin, Matisse et Picasso ont ouvert le chemin, donné l’impulsion, semé la graine ; De Chirico, Miró, Tanguy, Masson et Giacometti ont achevé le job. Le temps de la moisson était arrivé. Accouchement aux forceps, mais quel joli bébé ! Le nouveau monde s’était donné un idiome à sa mesure, une virginité conforme à son déracinement constitutif : l’abstraction heureuse sous son masque de tragédie existentielle. Heureuse d’être neuve, jeune et enfin débarrassée de ce qui encombrait les pinceaux de la vieille Europe : les signes trop bavards, le dialogue avec l’histoire et l’érotisme de toute figuration humaine. Bref, la peinture pure, le medium ramené à soi, libre enfin de ne vivre que pour lui, dans le seul enchantement de nos yeux affranchis. Cette vision des choses, au lendemain du second conflit mondial, a pour grand prêtre un critique d’art marxisant, Clement Greenberg. Lorsque De Kooning, en avril 1948, ouvre sa première exposition personnelle dans la galerie new-yorkaise de Charles Egan, Greenberg défend mordicus l’idée d’un peintre complètement, catégoriquement, définitivement « abstrait ». La messe est dite. Elle restera indiscutée pendant de longues années. De fait, la rétrospective du MoMA se veut d’abord une récusation en règle de cette doxa et de son formalisme étouffant. On s’en convaincra tout à fait en lisant le magistral catalogue de l’exposition qu’a dirigé, et en grande partie rédigé, John Elderfield, avec l’irrévérence qu’on lui connaît. Ceux qui ont lu ses livres  – ses catalogues Matisse et Manet en sont – savent sa propension à dynamiter les évidences.

Rien ne peut remplacer le close-up dès qu’il s’agit de dépoussiérer un grand maître. Seul moyen d’écarter les dangers de la rétrospective, piège narcissique à divers titres : un commissaire surpuissant, un sujet embaumé, un public fasciné. Elderfield précisément varie les cadrages pour serrer son héros, et donc le libérer, comme personne avant lui. L’ampleur du projet, tout montrer, n’entrave jamais la précision de l’analyse, tout démonter. Vertu et justesse de l’inventaire… C’est que De Kooning n’a jamais accepté les certitudes que la critique d’art, et d’abord la critique d’art américaine, lui a prêtées. Pour le dire d’une façon plus nette, l’exilé batave ne s’est jamais voulu ni abstrait, ni surréaliste, ni même européen, au sens que l’histoire de l’art a donné à ces mots. L’école de New York, loin d’obéir à ces déterminations, est née d’une crise plus profonde, plus féconde. À regarder les dates, elle surgit au lendemain d’un double événement : le krach de 1929, vérité du monde moderne, l’ouverture du premier MoMA, vérité de l’art moderne. Sans parler de la montée des extrêmes, de Munich à Moscou. Autre vérité du temps. À regarder les hommes, elle est le fait d’apatrides. À leur manière, De Kooning, Arshile Gorky et Jackson Pollock sont des êtres de rupture. Or tout s’est joué entre ces trois-là pendant une vingtaine d’années. On ne saurait trop remercier la Turquie éclairée, laïque, progressiste et nationaliste, une merveille de civilisation, d’avoir permis à Gorky de fuir la terre de ses ancêtres. Peu importe, au fond, la casse, le sang, les souffrances, la mort des siens… Loin du mont Ararat, il est devenu un peintre majeur (on y reviendra), un de ceux qui déstabilisèrent le gentil Breton, et son rousseauisme de poète de salon. Et Pollock ? Condamné au provincialisme, au passéisme campagnard et à la crispation folklorique, il aura secoué à temps ce destin un peu trop enraciné. Relisez la correspondance familiale des frères Pollock, livre central que Charles Dantzig a eu la bonne idée de rendre possible chez Grasset en 2009, et vous comprendrez ce que la fulgurance de Jackson doit au rejet progressif d’un rôle trop court pour lui. Ville unique, nouvelle Amsterdam (De Kooning l’a bien compris), New York fut moins un port que la porte ouverte sur de singulières traversées. Ces hommes n’y ont pas débarqué sans un sérieux bagage. De Kooning a 22 ans quand il atteint la terre promise. Son solide cursus artistique lui a permis de travailler durant quatre années, à Rotterdam, pour la firme de décorateurs Gidding & Zonen. Willem en conservera une agilité manuelle très utile – c’est un bricoleur – et une haine  accusée pour les formes insignifiantes. Le décor, en somme.

L’idée que l’art et l’artisanat ne font qu’un, que la peinture n’est qu’un dispositif visuel plaisant, très peu pour lui. Ses compatriotes du Stijl font fausse route, évidemment. Même son coup de foudre pour Matisse, découvert dès son arrivée aux États-Unis et visible dans ses grandes natures mortes de 1927-1929, aboutira vite à une admiration plus sélective, comme s’il pressentait ce que l’harmonie matissienne avait de dangereusement ornemental. Miró – première exposition personnelle, à New York, en 1930 – va lui révéler, du reste, un espace pictural aussi ouvert, mais combiné à une volonté de redonner sens à l’acte de peindre. À ceux qui s’intéressent à la greffe du surréalisme sur la peinture américaine, de la fin des années 1920 aux ultimes shows de Peggy Guggenheim avant son départ pour Venise (1947), on conseillera la visite de la fondation Beyeler. L’exposition que Philippe Buttner et Robert Kopp y ont organisée, Le Surréalisme à Paris, ne se retranche pas derrière les frontières qu’induit son titre, et pose très bien la question de l’irrédentisme du « groupe »  et de son impact. Dès les années 1930, De Kooning et Gorky, qu’une amitié forte stimule, font leur miel de cette vague irrésistible, à laquelle le MoMA contribuera à travers sa politique d’expositions et d’achats. Mais nos deux outsiders savent aussi s’en détacher dès qu’il s’agit de peindre autre chose… On est ainsi frappé par la différence qui sépare leurs projets monumentaux, inscrits dans le programme des grandes commandes du New Deal de Roosevelt, de leurs tableaux à forte composante humaine. Du côté des grands décors, un mixte de Miró, de Léger et du Picasso le plus décanté (celui des Ateliers de 1927-1928) ; du côté des portraits et des nus, Ingres (leur saint patron), Cézanne et Picasso, en son versant le plus charnel… Nul besoin d’aller chercher ailleurs la vraie nouveauté de la rétrospective du MoMA : au lieu de laisser penser que la trajectoire stylistique propre à De Kooning n’avait pu connaître d’accomplissement qu’à liquider ses ferments figuratifs, Elderfield et son équipe s’appliquent à nous rappeler que cette peinture a toujours opté pour un langage volontairement ambigu, irréductible aux visées théoriques de Greenberg. Rien qui ne se soit figé en dogme…  Et la pratique du portrait, prégnante chez De Kooning vers 1940, n’eut rien d’une reculade malgré le recyclage des sources « classiques ». Le geste du peintre ne s’épuise pas dans la filiation qu’il confirme, il se déploie dans le refus qu’il affirme. Refus de voir se dissoudre son pouvoir d’incarnation, sous prétexte d’onirisme ou de formalisme.

À la lecture d’Elderfield, on comprend que le milieu new-yorkais va vivre, jusqu’au déchirement parfois, la tension que crée la visibilité accrue du dernier Picasso (délié des joliesses néoclassiques) et l’invasion des surréalistes après la défaite française. Dès 1939, ce conflit se met en place : le MoMA montre les Demoiselles d’Avignon, acquises de fraîche date, et Guernica dans ce que De Kooning vécut comme une tuerie renversante (staggering, c’est son mot) : l’exposition Picasso, Forty Years of His Art. Bref, loin d’obéir au snobisme local qui va faire du surréalisme une extension de la psychanalyse jungienne, et du mal ou du sexe l’ondoyante matière de digressions mondaines, quelques peintres affrontent l’omniprésence picassienne. Début 1942, quelques mois après Pearl Harbor, De Kooning et Pollock se rapprochent. Amitié, rivalité, c’est tout un. Relation triangulaire dont Gorky est le troisième acteur. Les choses sérieuses peuvent commencer… De Kooning, entre 1939 et 1946, a multiplié les représentations de femmes et d’hommes crûment caractérisés, faisant émerger de formes abrégées, voire abrasées, une évidence sensuelle, sexuelle, qui avait tout pour déranger. Les photographies d’Elaine Fried, sa jolie compagne, que le peintre transpose alors avec un ravissement touchant, n’échappent pas aux dispositifs visuels les plus aguerris, de Michel-Ange à Titien. À cet égard, impossible de suivre David Carrier et la proximité qu’il signale entre Woman Sitting (1943-1944, coll. privée) et les Madones encore byzantines de Duccio. Cette jeune femme aux seins découverts découle de Raphaël et plus encore des variations d’Ingres sur la Fornarina ! De Kooning, simultanément, produit une série de tableaux que ses proches décrivent comme de « belles abstractions ». À dominante rose, ils sont toutefois plus habités qu’on préfère le dire. Bientôt la violence des toiles faussement abstraites (la série noire de 1947-1948 comprise) rejoindra, pour la révéler à elle-même, son iconographie féminine la plus agressive, et ce sera la poussée totémique des Women… Scandale dont le MoMA enfin livre en quelque sorte la préhistoire. Fixe le vrai timing. En 1948, Gorky se suicide et Pollock se met au dripping. Fin d’un cycle ? Stéphane Guégan

John Elderfield (dir.), De Kooning a Retrospective, MoMA Publishing, 504 p., 75 $ ; Le Surréalisme à Paris, Fondation Beyeler, jusqu’au 29/01/2012.

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