DE MOULIN EN MOULIN

Eté meurtrier… je parle de celui de 2023 au cours duquel Jean Canavaggio s’en est allé, nous privant désormais de sa connaissance unique de Cervantès. Je lis Don Quichotte dans sa traduction (La Pléiade, 2001) et, autre opus triomphant de la mort, je retourne régulièrement à son Dictionnaire Cervantès, un modèle du genre (Bartillat, 2021). Le savoir qu’il concentre, la maîtrise de langue qu’il manifeste, en fait le parfait compagnon des lecteurs soucieux de vagabonder utilement parmi les résonnances infinies du plus grand des romans de chevalerie. D’éminents défenseurs de sa cause, tout patriotisme bu, l’ont dit avant nous, Dostoïevski en Russie, Dickens et Sterne en Angleterre, pour ne pas parler de l’irrésistible Retour de Don Quichotte de Chesterton et de son humour hispanique à revendre ; chez nous, si l’on songe à Madame de Sévigné et à Diderot, les fanatiques se bousculent dès avant le romantisme. De traduction en traduction, d’illustrateurs en illustrateurs, un monument unique s’élève alors, que le XXe siècle a maintenu et consolidé. Pas plus que le dictionnaire de Canavaggio, Picasso, le plus français des hidalgos, n’a effacé de sa/notre mémoire ceux qui tentèrent de donner un visage, un corps, et une âme ardente à travers eux, au héros de Cervantès. D’ailleurs, Tony Johannot, Daumier et Gustave Doré n’ont pas été sans effet sur la lecture que Mérimée, Flaubert, Gautier ou Tourgueniev firent de Don Quichotte. Et l’on énumère ici que les aigles de sa réception. Le brillant essai de Jean Seznec (Wildenstein, 1948), au-delà des images suscitées par le succès viral de Cervantès, identifiait des cheminements oubliés. La France classique, la France des Lumières avait l’Espagne dans le sang. Avec Don Quichotte, concluait Seznec, « le génie français a noué plusieurs siècles de complicité ». Il reconnaissait à nos dessinateurs, mais aussi à nos écrivains, le privilège de ne pas avoir réduit les aventures du guerrier halluciné à leur apparent burlesque, ou à une parabole simpliste. Selon les romantiques allemands, il n’y serait question que du combat éternel entre l’idéal et la réalité, le rêve et la prose de l’existence ordinaire. Les Français, que le catholicisme de Cervantès incommode moins – catholicisme dont Jean Canavaggio a montré qu’il était près du dogme et notamment du péché originel, ont propagé une autre idée de Don Quichotte lui-même, cet être de feu plus fier et tragique que purement chimérique. A partir de Chateaubriand, qui parle de la « gaieté cruelle » du livre, la littérature française, anticipant Kundera, lui prête une philosophie plus active que mélancolique : pour se heurter aux obstacles du réel, voire plus métaphysiquement à ses limites, les bravades du seigneur de la Manche n’en sont pas moins dignes de sa grandesse et révélatrices d’une moralité d’ensemble que la vis comica de Cervantès sert moins à déjouer qu’à seconder. Jean Canavaggio n’était pas seulement conscient de la tournure unique que prit le destin posthume de Cervantès en France, il en était une brillante personnification.

La collection où se sont illustrés Antoine Compagnon, Sylvain Tesson et Régis Debray vient de s’attacher William Marx. Son Eté avec Don Quichotte, couverture cardinalice et moulin au loin, est dédié à la mémoire de Jean Canavaggio et de Milan Kundera, autre disparu de 2023. La complexité, le singulier préféré au général, le fait substitué à son explication binaire, ce sont autant d’attributs de la vraie littérature ; Kundera n’a cessé de le proclamer, en accord avec la probité de Cervantès et l’ouverture de compas propre à Don Quichotte. « C’est un livre sur tout, observe William Marx : l’idéal, le physiologique, l’économique, le politique, la religion, l’amour, les minorités, les femmes. » Avec lui, j’ajouterai : les pouvoirs de la fiction. Ils s’exercent autant sur le chevalier errant, Emma Bovary avant l’heure, que sur le lecteur, sans cesse interpellé ou interloqué quand l’auteur sort de son invisibilité. Don Quichotte vient de la polyphonie des récits à tiroirs et conduit à la polyphonie moderne, laquelle induit un nouveau pacte de lecture et une conscience accrue de soi ; elle pousse le héros de Cervantès à analyser sa pente à l’affabulation et à comprendre qu’il est le protagoniste d’un livre en train de s’écrire. A la recherche du temps perdu, William Marx le note justement, s’annonce ici et là. Du reste, bien que Proust affecte de proclamer le contraire, l’amour différé, mais souverain, n’est-il pas l’une des croix de Don Quichotte, en mal de l’inaccessible Dulcinée, mais entretenant résolument la quête ? « Nous sommes de l’avis de Don Quijote, écrivait Gautier en 1843 : Dulcinée existe, elle est belle, elle est jeune, elle est charmante. » La cristallisation amoureuse, si l’on se tourne vers Stendhal, autre afficionado, est aussi affaire de représentations. Il n’est pas de frontière nette entre la réalité de l’être désiré et l’image intérieure qui en précède le surgissement. A ce propos, la thèse centrale de William Marx s’autorise des références fréquentes de Cervantès aux Evangiles. Don Quichotte voit, et nous fait voir, comme les grands peintres, à travers ses yeux, les yeux de l’amour. En cela, le bon chrétien parle en lui : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jean, 20, 29). La grande chevauchée qui nous est contée donne une place éminente à plusieurs types de croyance, et à plusieurs croyances, pour revenir à William Marx, très sensible à la diversité religieuse que prend en charge Cervantès, retenu cinq ans dans les prisons algéroises, peu de temps après Lépante où il fut durement blessé. Le père de Don Quichotte a-t-il masqué, à Rome et en terre d’Inquisition, son « agnosticisme raisonnable », à la Montaigne, avant de l’insinuer entre les lignes du futur roman ? A rebours de Jean Canavaggio ou de Miguel de Unamuno, prêt à élever notre chevalier au statut de « Christ castillan », William Marx croit Cervantès moins orthodoxe, et le dit porteur d’un christianisme en froid, en lutte peut-être, avec les intolérances de l’époque. Plutôt que de les départager, on citera l’aphorisme final, très valéryen, qu’il en tire : « la valeur de la littérature réside dans l’ambiguïté. » Stéphane Guégan

Jean Canavaggio, Dictionnaire Cervantès, Bartillat, 2021, 28€ /// William Marx, Un été avec Don Quichotte, France Inter / Equateurs parallèles, 14,50 € /// A venir : Orsay vu par le Collège de France, auditorium du musée d’Orsay, 16 octobre 2024, midi, William Marx et Stéphane Guégan autour de Degas, Mallarmé et Paul Valéry.

FOLLES LECTURES

En voulant ruiner le vieux roman de chevalerie, Cervantès fit la fortune du sien. L’Espagnol de 60 ans stylise l’oralité des idiomes de son temps, comme Céline trois siècles plus tard,  et donne un coup de fouet au verbe élastique du XVIe siècle. Succès immédiat, vogue contagieuse. Toute l’Europe s’arrache Don Quichotte, s’attache au destin de cette Bovary en armure. Le livre est sa folie. Sa folie deviendra livre.

product_9782070149582_180x0C’est l’un des premiers best-sellers de l’âge moderne. La seconde partie de cette épopée burlesque n’était pas publiée (1615) que paraissaient des traductions plus ou moins fidèles. Mal équarrie, rappellent Jean Canavaggio et Michel Moner, l’édition princeps, celle de Valladolid, a favorisé ces dérives du texte, qui sont aussi une des richesses et des raisons de sa postérité… Les Anglais tirèrent  les premiers, mais les Français n’eurent pas à rougir de leurs états de service. Une longue histoire d’amour nous lie au chef-d’œuvre de Cervantès. L’idylle débute sous Louis XIII, s’épanouit aux siècles suivants, et connaît son pic entre le romantisme et le dernier Picasso. Insensible à l’usure du temps, Don Quichotte fait aujourd’hui l’objet d’une édition séparée dans La Pléiade, mise à jour au regard des Œuvres romanesques complètes. À livre unique, statut ad hoc. Il est vrai que l’ampleur du texte, à la mesure des longues chevauchées de l’ardent hidalgo, justifiait qu’on l’isolât, sans parler du quatrième centenaire de la mort de l’écrivain que nous fêterons en 2016. Mais peut-on aujourd’hui relire Don Quichotte en oubliant plusieurs siècles de commentaires? En échappant aux frères Schlegel, à Lukács ou à Freud ? En faisant, à tout le moins, une place aux intentions initiales de Cervantès, qu’énonce le prologue du 11 septembre… 1604.

78_looking_backLa facétie y sert de carte de visite. Ne pouvant aspirer aux genres nobles, la pastorale harmonieuse entre autres, l’auteur, nous dit-il amusé, n’a pu qu’enfanter un livre à son image : «Aussi, que pourrait donc engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, si ce n’est l’histoire d’un fils sec, coriace, fantasque, plein de pensées changeantes et jamais imaginées par un autre, bien comme celui qui a été engendré dans une prison où toute incommodité a son siège et où tout triste bruit fait sa demeure?» On peut être homérique, puisque L’Odyssée reste le modèle, sans cesser d’être comique. Cervantès détache de tout pathos la radiographie de nos folies et de nos illusions les plus tenaces. Le rire et la parodie lui semblent de meilleures armes contre l’amertume de l’existence et la trop grande sagesse des moralistes (c’est un lecteur d’Erasme).  Il paraît donc licite, et peut-être urgent, de réintroduire un peu d’hilarité dans notre lecture de Don Quichotte, longtemps prisonnière des romantiques allemands et d’une métaphysique malheureuse. Sterne, Gautier, Flaubert et Nietzsche réclamaient déjà une approche plus joyeuse de ce roman qui n’accueille la tristesse et la déception qu’au titre de repoussoirs. En abaissant le vieil héroïsme, Cervantès grandissait la fiction qui l’avait rendu possible, et le jeu existentiel qui sèche toutes les larmes.

9782070149131FSPar son récit ouvert et sa stratégie éditoriale, l’auteur de Don Quichotte tenait à la première révolution copernicienne du livre, née de l’invention de Gutenberg. Nous sommes en train de vivre la troisième. Dans l’intervalle, le XIXème siècle aura provoqué la deuxième. Et Ernest Flammarion compte parmi ceux qui précipitèrent l’édition et la libraire modernes sur les chemins d’un essor sans précédent. Le livre de Pascal Fouché, un des meilleurs spécialistes de la question, déroule le récit d’une entreprise familiale dont la durée (1875-2015) n’est pas moins remarquable que la chronique. Du reste, son livre en prend la forme et alterne textes synthétiques et documents, dates et chiffres précis, lettres, photographies et couvertures. L’ensemble raconte aussi l’époque qu’il traverse, le mouvement de la société autant que les crises les plus aiguës de notre histoire. Au moment où Ernest s’élance, à moins de trente ans, la France de Mac Mahon panse ses plaies et poursuit l’effort de Napoléon III sur les fronts de l’éducation et de la circulation des personnes et des biens. Quand tout bouge, le livre ne peut rester immobile, il doit toucher d’autres couches de lecteurs. Le libraire ayant précédé chez lui l’éditeur, avant la fusion qui va enflammer son chiffre d’affaires, Flammarion pense ensemble l’objet, son sujet et sa commercialisation. Il saura toujours conjuguer les appétits du grand nombre (L’Astronomie populaire de son frère Camille, La Grande névrose très affriolante du docteur Gérard, etc.) et le coup d’éclat, aux limites de la polémique. En 1886, l’éditeur de Zola et Maupassant fait paraître La France juive de Drumont, promis à devenir un classique de l’antisémitisme de gauche.

lagarconneLe manuscrit lui a été  transmis par Alphonse Daudet, un des auteurs les plus plébiscités de la maison. Son fils Léon, émule de Drumont et séide de Maurras, devait entrer au catalogue comme ce dernier. Entre la fin des année 1890 et l’agonie des années folles, d’autres publications (les romans de Gyp, par exemple) confirment «une certaine bienveillance» (Pascal Fouché) de l’éditeur envers les thèses qu’il diffuse. Quitte à jouer avec le feu, la maison abrite, en fait, toutes les voix d’une époque de plus en plus troublée. Véritable caméléon, l’enseigne propulse aussi bien Le Feu de Barbusse (Prix Goncourt, 1916), La Garçonne de Victor Margueritte, Le Blé en herbe de Colette que Kessel, Morand, Doriot, Einstein… Sous l’Occupation, l’entreprise se maintient à la faveur d’une nécessaire souplesse, prix à payer pour éviter la saisie et l’aryanisation (les fils d’Ernest avaient des attaches juives). On publie donc une brochure sur Laval et l’album de l’exposition Breker… Le livre de Fouché, outre qu’il résiste aux simplifications chères à notre époque, multiplie les informations propres à réactiver une histoire littéraire en panne, celle du second XXe siècle. Avant d’être celle de Michel Houellebecq, la maison fut celle de Guy des Cars, Sagan, Peyrefitte, Moravia. Un dernier mot, qu’on abandonnera à Alphonse Allais, définissant ainsi son recueil de nouvelles de 1892, Vive la vie : «C’est une manière de protestation contre les emmerdeurs décadents ou cultivateurs du Moi.» Des paroles douces à l’oreille du grand Ernest.

Stéphane Guégan

*Cervantès, Don Quichotte de la Manche, édition établie par Jean Canavaggio, Claude Allaigre et Michel Moner, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 49€

*Pascal Fouché (en collaboration avec Alban Cérisier), Flammarion (1875-2015). 140 ans d’édition et de librairie, Gallimard/Flammarion, 36€