
Portrait posthume de Ria Munk III,
1917-1918
© Property of The Lewis Collection
La manie d’associer la Vienne 1900 au mal être et au mal vivre est proprement agaçante. Dans ce qui reste la meilleure exposition sur le sujet, celle que Jean Clair organisa en 1986, l’apocalypse du titre n’oubliait pas d’être joyeuse. Avant que l’ordre nazi n’y répande sa peste, la capitale autrichienne vécut au rythme d’une sorte de Babel ouverte aux quatre vents. Cet immense empire, bordé par l’Allemagne, l’Italie, la Russie et les confins du monde ottoman, parvint à faire vivre ensemble des cultures et des ethnies peu préparées à s’entendre. De la middle class aux nouvelles aristocraties de l’argent, catholiques, juifs et Slaves se côtoient, s’unissent parfois, se hissent dans la société, s’affrontent aussi sous la protection et le contrôle de l’aigle à deux têtes. La politique fédératrice de l’empereur François-Joseph n’est pas un mythe. En raison des libéralités du royaume, et du boom économique, les minorités et les «étrangers» ont plus de chance d’y prospérer qu’en Pologne et en Russie. Comment imaginer que cette identité nationale en perpétuelle redéfinition n’ait pas marqué profondément l’art du temps et l’art du portrait en particulier? Facing the Modern, à Londres, recompose ce monde perdu à partir des images qu’il a laissées de lui-même. Une exposition, fût-ce sur un sujet labouré, peut combiner intelligence et beauté, cela se voit encore. Les héros de la fameuse « modernité » viennoise auront donc été des portraitistes inspirés, et des portraitistes de société.
Compte tenu de la longue histoire du genre, il convenait de remettre sous nos yeux les artistes qui précédèrent Klimt, Egon Schiele, Richard Gerstel et Kokoschka sur la scène autrichienne. C’est chose faite dès la première salle, elle rappelle qu’en 1905 la Sécession viennoise organisa, de son propre chef, une exposition de portraits du premier XIXe siècle. Le nouveau et l’ancien mondes se regardaient dans les yeux, se sondaient l’un l’autre. Après 1860, tout était allé si vite ! Et la ville elle-même, autour de la Ringstrasse, était devenue le symbole de sa propre énergie. Le bon docteur Freud logeait à proximité des lieux de plaisir dont il allait faire l’un de ses terrains d’analyse. Le monde de l’image en constituait un autre, plus riche encore de révélations latentes et d’aperçus inédits sur le miracle et les tensions de la Mitteleuropa. Klimt lui avait donné raison par avance. S’il domine Facing the Modern, il le doit autant à son génie qu’à la plasticité psychologique de portraits pourtant mondains par essence. Ne cherchons pas ailleurs une des clés de leur variété sidérante. Ses meilleurs tableaux, loin des paysagistes répétitifs, sont nés de rencontres et presque de liaisons féminines. Klimt avait de qui tenir. Sa copie de l’Isabelle d’Este du Titien est d’un maître. On lui attribue la volonté d’avoir traqué partout le sens du «ravissement» que les vieux peintres produisaient sans effort. Face aux portraits de Marie Breunig, de Serena Lederer, d’Hermine Gallia et de Ria Munk, qui défient James Tissot, Sargent et Whistler par leur sensuelle approche de la conversation qu’ils engagent avec nous, il est clair que Klimt fut plus que le Makart des élites, celles-là mêmes que la guerre de 14-18 et l’antisémitisme des années 1930 devaient réduire en cendres. Le non finito et la stricte frontalité du portrait d’Amalie Zuckerkandl en annoncent la tragédie. Stéphane Guégan
*Facing the Modern : The Portrait in Vienna 1900, The National Gallery, Londres, jusqu’au 12 janvier 2014. Catalogue sous la direction de Gemma Blackshaw et Christopher Riopelle, 35£
Les lecteurs de la Recherche le savent bien, la guerre de 14 se mêle très vite à l’écriture du roman que Proust va modifier jusqu’à sa mort. La guerre, c’est-à-dire la mort de ses jeunes amis avant celle de Saint-Loup, la capitale sous les tirs croisés des Zeppelins et de l’artillerie lourde, la nuit étoilée d’éclairs mortels, les promenades nocturnes de Marcel alors que tous se terrent, le courage minimum dont est capable «l’arrière», la vie qui continue évidemment, les bordels pour hommes où Charlus déchaîné brillera d’audace, les dîners fins avec Cocteau et Morand, les destructions de la France du Nord et de l’Est, voire l’esthétique qui allait sortir de la boucherie et du désir de refaire le monde après… Proust, qui affectait de détester Sainte-Beuve, avait le chic de tout tricoter, la grande histoire, la grande littérature et les plus menus faits de son existence, moins calfeutrée qu’on ne le dit. Il faut donc lire ses inédites Lettres à sa voisine comme un prolongement de sa vie quotidienne et l’un des brouillons de la Recherche. «C’est un vrai petit roman, écrit Jean-Yves Tadié, fondé sur une surprise : la découverte de ces vingt-trois lettres à une dame (et trois à son mari) dont nous ne savions rien, et qui se trouve avoir été la voisine de Marcel Proust, au troisième étage du 102 boulevard Haussmann, Mme Williams, épouse d’un dentiste américain, […] qui exerçait, lui, au dessus-de la tête du pauvre Marcel : d’où bien des drames vécus par ce phobique du bruit.»
Entre 1908 et 1916, entre les chroniques du Figaro et le rapprochement avec Gaston Gallimard, Proust aura conversé avec cette inconnue (l’a-t-il rencontrée au moins une fois? on en discute). Conversation de bon ton, vite chaleureuse, et charmeuse des deux côtés. Autant qu’elle le peut, Mme Williams trompe sa solitude en pinçant sa harpe et en lisant, Proust parmi d’autres consolations. Ce dernier, non sans singer parfois sa chère Anna de Noailles, la comble de fleurs, de papier le plus souvent, lui parle de «l’orgueilleux trésor des cœurs blessés», de ses morts au combat, du sourire de la cathédrale de Reims mutilé par les bombardements allemands, de ces pierres qui crient vengeance. Les aléas de la Recherche les rapprochent aussi. On touche là aux missives les plus croustillantes de leur relation particulière. Si heureux d’avoir une telle lectrice, Proust abuse des confidences, lui offre la primeur des coups de théâtre de son récit en cours. Durant l’été 14, la révélation de l’homosexualité de Charlus retentit. Comment, chère Madame, ce tombeur de Swann aurait-il pu confier Odette à un homme qui aimerait les femmes? Mais une ultime pirouette attend Mme Williams et nous autres, futurs lecteurs. Et bien, oui, Charlus finira par coucher avec Odette. Proust ou le roman à suspens, certainement. Proust ou la littérature à son pic d’intensité. Une rose dans les ténèbres. SG
– Marcel Proust, Lettres à sa voisine, texte établi et annoté par Estelle Gaudry et Jean-Yves Tadié, avant-propos de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 14,50€.
Claude Arnaud a fait d’un livre deux coups. Ça tombe bien, on fête cette année le centenaire du Swann de Proust et le cinquantenaire de la mort de Cocteau, qu’il connaît mieux que personne. Entre ces deux immortels, qui furent si proches jusqu’à la rupture sanglante, son cœur ne balance pas. Il est tout acquis à Cocteau, aux éclairs brefs de son écriture, à son choix de vivre par tous les bouts, à ses allures de caméléon essoufflé, voire à l’incomplétude de son génie, si préférable, nous dit
«Cocteau manœuvre durant toute l’année 1913 pour trouver à Proust un éditeur acceptant de publier intégralement l’ouvrage», rappelle Claude Arnaud. Au terme de multiples démarches infructueuses, Bernard Grasset publie, mais à compte d’auteur, Du côté de chez Swann. Le terrible manuscrit avait été notamment repoussé par Gide. Ne pouvant encore adhérer au long processus de dévoilement qu’inaugurait le premier volume de La Recherche, éditeurs et
Pour Robert Kopp, auteur d’une synthèse récente sur le Prix, l’année 1919 marque un tournant : «la fin de la littérature de guerre et le passage de la littérature engagée à la littérature dégagée, telle que la définissait Rivière dans La NRF qui venait de reparaître en juin.» Proust était bien du bâtiment… Depuis leur heureuse réunion, la maison Gallimard n’a cessé de travailler au monument national qu’est devenu Proust. Elle le prouve à nouveau en cette année de centenaire : deux éditions de poche de Swann en Folio, l’une pédagogique, l’autre luxueuse, remarquables l’une et l’autre, ont paru depuis l’été. Elles posent différemment la question de l’illustration possible de La Recherche. De tous ceux qui s’y sont essayés, Pierre Alechinsky, le dernier en date, est sans doute le plus convaincu et assurément le plus convaincant. La matière narrative d’Un amour de Swann, partie centrale du volume de 1913, concentre les affres de l’envie, de l’amour jaloux aux assassinats mondains. Sachant être allusive sans être élusive, l’intervention d’



