Je suis une Rose dans les ténèbres

Gustav Klimt,
Portrait posthume de Ria Munk III,
1917-1918
© Property of The Lewis Collection

La manie d’associer la Vienne 1900 au mal être et au mal vivre est proprement agaçante. Dans ce qui reste la meilleure exposition sur le sujet, celle que Jean Clair organisa en 1986, l’apocalypse du titre n’oubliait pas d’être joyeuse. Avant que l’ordre nazi n’y répande sa peste, la capitale autrichienne vécut au rythme d’une sorte de Babel ouverte aux quatre vents. Cet immense empire, bordé par l’Allemagne, l’Italie, la Russie et les confins du monde ottoman, parvint à faire vivre ensemble des cultures et des ethnies peu préparées à s’entendre. De la middle class aux nouvelles aristocraties de l’argent, catholiques, juifs et Slaves se côtoient, s’unissent parfois, se hissent dans la société, s’affrontent aussi sous la protection et le contrôle de l’aigle à deux têtes. La politique fédératrice de l’empereur François-Joseph n’est pas un mythe. En raison des libéralités du royaume, et du boom économique, les minorités et les «étrangers» ont plus de chance d’y prospérer qu’en Pologne et en Russie. Comment imaginer que cette identité nationale en perpétuelle redéfinition n’ait pas marqué profondément l’art du temps et l’art du portrait en particulier? Facing the Modern, à Londres, recompose ce monde perdu à partir des images qu’il a laissées de lui-même. Une exposition, fût-ce sur un sujet labouré, peut combiner intelligence et beauté, cela se voit encore. Les héros de la fameuse « modernité » viennoise auront donc été des portraitistes inspirés, et des portraitistes de société.

Compte tenu de la longue histoire du genre, il convenait de remettre sous nos yeux les artistes qui précédèrent Klimt, Egon Schiele, Richard Gerstel et Kokoschka sur la scène autrichienne. C’est chose faite dès la première salle, elle rappelle qu’en 1905 la Sécession viennoise organisa, de son propre chef, une exposition de portraits du premier XIXe siècle. Le nouveau et l’ancien mondes se regardaient dans les yeux, se sondaient l’un l’autre. Après 1860, tout était allé si vite ! Et la ville elle-même, autour de la Ringstrasse, était devenue le symbole de sa propre énergie. Le bon docteur Freud logeait à proximité des lieux de plaisir dont il allait faire l’un de ses terrains d’analyse. Le monde de l’image en constituait un autre, plus riche encore de révélations latentes et d’aperçus inédits sur le miracle et les tensions de la Mitteleuropa. Klimt lui avait donné raison par avance. S’il domine Facing the Modern, il le doit autant à son génie qu’à la plasticité psychologique de portraits pourtant mondains par essence. Ne cherchons pas ailleurs une des clés de leur variété sidérante. Ses meilleurs tableaux, loin des paysagistes répétitifs, sont nés de rencontres et presque de liaisons féminines. Klimt avait de qui tenir. Sa copie de l’Isabelle d’Este du Titien est d’un maître. On lui attribue la volonté d’avoir traqué partout le sens du «ravissement» que les vieux peintres produisaient sans effort. Face aux portraits de Marie Breunig, de Serena Lederer, d’Hermine Gallia et de Ria Munk, qui défient James Tissot, Sargent et Whistler par leur sensuelle approche de la conversation qu’ils engagent avec nous, il est clair que Klimt fut plus que le Makart des élites, celles-là mêmes que la guerre de 14-18 et l’antisémitisme des années 1930 devaient réduire en cendres. Le non finito et la stricte frontalité du portrait d’Amalie Zuckerkandl en annoncent la tragédie. Stéphane Guégan

*Facing the Modern : The Portrait in Vienna 1900, The National Gallery, Londres, jusqu’au 12 janvier 2014.  Catalogue sous la direction de Gemma Blackshaw et Christopher Riopelle, 35£

Les lecteurs de la Recherche le savent bien, la guerre de 14 se mêle très vite à l’écriture du roman que Proust va modifier jusqu’à sa mort. La guerre, c’est-à-dire la mort de ses jeunes amis avant celle de Saint-Loup, la capitale sous les tirs croisés des Zeppelins et de l’artillerie lourde, la nuit étoilée d’éclairs mortels, les promenades nocturnes de Marcel alors que tous se terrent, le courage minimum dont est capable «l’arrière», la vie qui continue évidemment, les bordels pour hommes où Charlus déchaîné brillera d’audace, les dîners fins avec Cocteau et Morand, les destructions de la France du Nord et de l’Est, voire l’esthétique qui allait sortir de la boucherie et du désir de refaire le monde après… Proust, qui affectait de détester Sainte-Beuve, avait le chic de tout tricoter, la grande histoire, la grande littérature et les plus menus faits de son existence, moins calfeutrée qu’on ne le dit. Il faut donc lire ses inédites Lettres à sa voisine comme un prolongement de sa vie quotidienne et l’un des brouillons de la Recherche. «C’est un vrai petit roman, écrit Jean-Yves Tadié, fondé sur une surprise : la découverte de ces vingt-trois lettres à une dame (et trois à son mari) dont nous ne savions rien, et qui se trouve avoir été la voisine de Marcel Proust, au troisième étage du 102 boulevard Haussmann, Mme Williams, épouse d’un dentiste américain, […] qui exerçait, lui, au dessus-de la tête du pauvre Marcel : d’où bien des drames vécus par ce phobique du bruit.»

Entre 1908 et 1916, entre les chroniques du Figaro et le rapprochement avec Gaston Gallimard, Proust aura conversé avec cette inconnue (l’a-t-il rencontrée au moins une fois? on en discute). Conversation de bon ton, vite chaleureuse, et charmeuse des deux côtés. Autant qu’elle le peut, Mme Williams trompe sa solitude en pinçant sa harpe et en lisant, Proust parmi d’autres consolations. Ce dernier, non sans singer parfois sa chère Anna de Noailles, la comble de fleurs, de papier le plus souvent, lui parle de «l’orgueilleux trésor des cœurs blessés», de ses morts au combat, du sourire de la cathédrale de Reims mutilé par les bombardements allemands, de ces pierres qui crient vengeance. Les aléas de la Recherche les rapprochent aussi. On touche là aux missives les plus croustillantes de leur relation particulière. Si heureux d’avoir une telle lectrice, Proust abuse des confidences, lui offre la primeur des coups de théâtre de son récit en cours. Durant l’été 14, la révélation de l’homosexualité de Charlus retentit. Comment, chère Madame, ce tombeur de Swann aurait-il pu confier Odette à un homme qui aimerait les femmes? Mais une ultime pirouette attend Mme Williams et nous autres, futurs lecteurs. Et bien, oui, Charlus finira par coucher avec Odette. Proust ou le roman à suspens, certainement. Proust ou la littérature à son pic d’intensité. Une rose dans les ténèbres. SG

– Marcel Proust, Lettres à sa voisine, texte établi et annoté par Estelle Gaudry et Jean-Yves Tadié, avant-propos de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 14,50€.

Petits meurtres entre amis

Claude Arnaud a fait d’un livre deux coups. Ça tombe bien, on fête cette année le centenaire du Swann de Proust et le cinquantenaire de la mort de Cocteau, qu’il connaît mieux que  personne. Entre ces deux immortels, qui furent si proches jusqu’à la rupture sanglante, son cœur ne balance pas. Il est tout acquis à Cocteau, aux éclairs brefs de son écriture, à son choix de vivre par tous les bouts, à ses allures de caméléon essoufflé, voire à l’incomplétude de son génie, si préférable, nous dit Claude Arnaud, au geste sublime que constitue À la recherche du temps perdu. Sublime, donc glaçant et trompeur pour ses lecteurs, qui auraient fini par oublier que le Narrateur de cette fresque unique, loin d’accomplir seulement sa renaissance par l’écriture et d’échapper aux vices qu’il décrit si bien, nous aurait caché la réalité de Proust lui-même, qui fut tout sauf un ascète irréprochable des lettres. À dissiper cette illusion, qui n’en est plus une pour ses admirateurs informés, Claude Arnaud met tout son talent. Vif et drôle au début, son essai finit pourtant par épouser l’amertume du Passé défini, le journal intime que Cocteau ébauche en 1951, à 62 ans, et dont il fit souvent le théâtre absurde et douloureux de ses règlements de comptes. J’ai déjà signalé combien il s’était acharné, masochisme aidant, à nous conter ses déboires avec Picasso. Mais le grand peintre n’aimait-il pas justement bousculer les êtres qui se délectaient de sa cruauté imprévisible, ou qui préféraient les coups à l’indifférence ?

On croyait les gants de boxe raccrochés, Proust contre Cocteau les enfile à nouveau. Cocteau s’est peu battu, même en 14, mais il aimait l’odeur du ring, comme il aimait le jazz et les danseurs combustibles. Sur le tard, plus inflammable que jamais, il brûlera une à une toutes ses idoles. Claude Arnaud a raison de nous rappeler que le jeune homme, vers 1908-1909, alors qu’il se cherchait encore entre Anna de Noailles et Apollinaire, sut électriser son aîné, cœur, corps et esprit. Aussi snobs l’un que l’autre, aussi attachés à leurs mamans, aussi impatients de se faire un nom dans les lettres, Proust avec un retard angoissant, Cocteau avec une avance bluffante, ils avaient tout pour s’entendre. C’était sans compter l’injuste vaudeville qu’est la vie. Cocteau, quant à jouir de l’existence et se livrer au plaisir, était le plus doué. S’il se refusa à Marcel, se cabrant même assez vite devant les exigences fantasques d’une amitié tyrannique et d’un Eros peu engageant, Proust refusa, lui, de l’adouber. Ce ne fut pas faute d’encourager son cadet, aux livres expédiés, d’y travailler davantage, de faire œuvre enfin… Claude Arnaud nous dit que Proust, après avoir vaincu le scepticisme des «durs» de la NRF, n’en fit pas profiter le jeune Cocteau, en qui Gide et sa bande voyaient un faiseur de salon, un moderne de la dernière heure. N’est-ce pas plutôt la force de Swann en 1913 qui les fit changer d’avis sur un écrivain qu’ils avaient méjugé ? Avec Cocteau, il leur faudra du temps… Un siècle plus tard, Swann tient le choc. Superbe et tordu, il confère une grandeur unique aux noirceurs de Proust. Sainte-Beuve se voyait justifié contre son pourfendeur. Stéphane Guégan

– Claude Arnaud, Proust contre Cocteau, Grasset, 17€.

«Cocteau manœuvre durant toute l’année 1913 pour trouver à Proust un éditeur acceptant de publier intégralement l’ouvrage», rappelle Claude Arnaud. Au terme de multiples démarches infructueuses, Bernard Grasset publie, mais à compte d’auteur, Du côté de chez Swann. Le terrible manuscrit avait été notamment repoussé par Gide. Ne pouvant encore adhérer au long processus de dévoilement qu’inaugurait le premier volume de La Recherche, éditeurs et critiques éprouvent quelque difficulté à saisir la raison d’un récit qui combine l’analyse psychologique, le portrait de société et les considérations esthétiques d’une façon quasi cubiste. La clarté que revendique Proust, contre le nuageux postsymbolisme, caractérise plus sa langue que son propos. Comme les cathédrales, à la fois vague et dentelles, La Recherche se construit dans la durée et l’unité à venir. Cocteau sera un de ceux qui salueront le bébé accouché dans la douleur. L’article qu’il donne en 1913 à l’Excelsior tranche sur ses cancans futurs. Encore que ! S’il parle bien des «jeux entre l’espace et le temps», s’il note superbement «de larges touches fraîches à la Manet», l’ami de Marcel donne à sa recension une couleur oxymorique teintée de jalousie. Car Swann est-il simplement une «miniature géante»? On sait, par ailleurs, que Gaston Gallimard, non sans mal, parviendra à récupérer le génie égaré en 1917, avant d’obtenir avec lui le Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs. SG

Pour Robert Kopp, auteur d’une synthèse récente sur le Prix, l’année 1919 marque un tournant : «la fin de la littérature de guerre et le passage de la littérature engagée à la littérature dégagée, telle que la définissait Rivière dans La NRF qui venait de reparaître en juin.» Proust était bien du bâtiment… Depuis leur heureuse réunion, la maison Gallimard n’a cessé de travailler au monument national qu’est devenu Proust. Elle le prouve à nouveau en cette année de centenaire : deux éditions de poche de Swann en Folio, l’une pédagogique, l’autre luxueuse, remarquables l’une et l’autre, ont paru depuis l’été. Elles posent différemment la question de l’illustration possible de La Recherche. De tous ceux qui s’y sont essayés, Pierre Alechinsky, le dernier en date, est sans doute le plus convaincu et assurément le plus convaincant. La matière narrative d’Un amour de Swann, partie centrale du volume de 1913, concentre les affres de l’envie, de l’amour jaloux aux assassinats mondains. Sachant être allusive sans être élusive, l’intervention d’Alechinsky s’est logée dans les marges généreuses du livre. Simples tracés ou signes complets, la jolie silhouette de Mme des Launes ou les lignes fuyantes d’Odette, le dessin trouve à chaque fois l’écho juste, la goutte de temps et de poésie supplémentaire. Dans son élégance ornementale parfaite, le peintre procède comme Proust, plus qu’il ne l’imite. «Dessin animé primitif»? Du grand art, plutôt. SG

*Marcel Proust, Un amour de Swann, orné par Pierre Alechinsky, Gallimard, 39€.

*Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dossier et notes réalisés par Olivier Rocheteau, Gallimard, Folioplus classique, 7,20€.

*Marcel Proust, Du côté de chez Swann, édition présentée et annotée par Antoine Compagnon, Gallimard, Folio classique, coffret du centenaire avec livret illustré, 8,20€.

M comme…

M comme Manet, puisque l’actualité éditoriale nous y ramène. Paru en 2003 aux Etats-Unis, le livre d’Arden Reed traverse enfin l’Atlantique à la faveur d’une traduction satisfaisante, malgré quelques coquilles assez drôles (Marshal Vaillant pour Maréchal Vaillant, etc.). Dix ans, c’est à peu près ce qu’il faut pour que le meilleur du travail critique américain nous atteigne ! Evidemment, l’ouvrage n’avait pas échappé à ceux qui, lisant l’anglais, y ont trouvé une véritable incitation à regarder et déchiffrer autrement le peintre. Un peintre figé, et même momifié, en inventeur de l’art du XXe siècle. Un peintre dont la radicalité visuelle serait hostile et donc fermée à toute « lecture ». Ah les silences de Manet ! Rien de plus assourdissant que le refus des doctes à relier ses tableaux à la littérature, à nier leur dimension narrative ou d’accepter que cette peinture n’est pas « dépourvue de pensée « (Paul Mantz). L’interdit, dirait Freud, est toujours cécité et censure, la première n’étant que l’expression de l’autre. Depuis Zola et sa croisade de 1866, on constate un acharnement des commentateurs de tous bords à enfermer Manet dans l’obsession du médium et le déni du signe. Et donc le déni du sens, le déni du sexe, le déni de l’argent ou du politique. Le déni de la vie. Négation massive, on le voit, qui prive aussi le peintre de sa façon de jouer avec les codes, le spectateur et la société, nous en somme. Encore l’auteur de la Bête humaine, qui a reconnu l’espèce de saisissement et d’effacement dont cette peinture était capable, sentait-il que Manet doublait sa modernité par ses « sujets ».

Mais la hantise du « bon combat » pousse Zola à isoler l’audace plastique de Manet pour mieux le détacher des barbouilleurs du Salon, chez qui le drame ou l’anecdote l’emporte sur le langage des formes. Tout le XXe siècle a suivi et fini par ériger Manet en liquidateur de la représentation. C’est, du reste, mal comprendre Bataille que de lui faire porter ce chapeau-là. Reed est mieux fondé à crucifier Clement Greenberg et sa myopie. La déconstruction de la doxa moderniste ne saurait être que théorique. Elle passe ici par l’analyse exemplaire (on n’a jamais fait mieux) de deux tableaux centraux du second Empire, La Femme au perroquet de Courbet et Jeune dame de 1866 de Manet.  Deux tableaux qui montrent, chacun, une femme maîtresse de ses désirs. Par l’illusion de l’étreinte, pour Courbet. Manet, plus subtil, substitue à cette Léda rajeunie, banalement renversée, une femme libre, socialement plus dangereuse puisqu’elle exhibe les insignes de la virilité (le monocle, le perroquet) et de la sentimentalité à deux sous (le bouquet de violettes) sans livrer le mystère de sa personne et de son état. Cette « dame » est bien de « 1866 » puisqu’elle incarne un être et un présent lestés d’obscurité, qu’il nous faut « lire » pourtant. Lire enfin. Lire surtout.

Manet et le littéraire, Manet et la littérature… A quand un vrai livre sur un sujet aussi brûlant ? Quelle place, entre autres, faut-il lui attribuer dans le milieu des écrivains dits naturalistes ? Fut-elle aussi grande que le laisse penser notre amour incurable des rapprochements mécaniques? Pas sûr… Une toute nouvelle et monumentale biographie sème plutôt le doute. Parmi le déluge d’informations qu’elle libère sur Maupassant, Marlo Johnston ne désigne pas en Manet son peintre de chevet. Il est vrai que l’auteur de Bel-Ami s’était formé au contact de Flaubert. Lequel ne cachait pas ses réserves : « Quant à Manet, comme je ne comprends goutte à sa peinture, je me récuse », écrit-il à Zola, au début de juillet 1879, après avoir reçu un exemplaire de mes Haines. Maupassant, de son côté, fit meilleur accueil au livre. Il s’intéressait à Manet et fréquentait Antoine Guillemet, qu’on voit dans Le Balcon. Certes. Le couperet tombera plus tard. Au printemps 1884, Maupassant avouait à Marie Bashkirtseff : « Vous me demandez quel est mon peintre parmi les modernes ? Millet. » Ses goûts picturaux, Marlo Johnston le documente bien, le portaient vers le réalisme 1850 et ses héritiers de la IIIe République, de Gervex à Alfred Roll. Bref, du solide, de l’émotion carrée.

On éprouve un sentiment semblable à la lecture des 1400 pages que cette chercheuse britannique, inlassable fouilleuse de manuscrits et d’archives, vient de consacrer au priapisme sexuel et scriptural de Maupassant. Elle montre à loisir combien l’un est souvent l’électricité de l’autre, fixe un tempo autant que des motifs, et fonde une réputation, qui servira celle de l’écrivain aux prouesses physiques infaillibles. Ce livre jette de sacrés éclairages sur la vie déboutonnée de Maupassant, le milieu littéraire des années 1870-1880, la porosité des frontières esthétiques et  la lente conquête d’un lectorat qu’on mit d’abord en garde contre la littérature scabreuse. Il n’était pas de meilleur argument de vente que les flèches de la critique bien-pensante ! Aux yeux de ses censeurs publics, Maupassant est le thuriféraire des bordels, des filles, du sexe tarifé, le plus bestial des hôtes de Médan. Ses aînés sur ce terrain glissant, Goncourt ou Zola, sont vite dépassés. C’est que Maupassant, fils spirituel de Flaubert, est un orfèvre de la gauloiserie autant qu’une brute au lit. Et Marlo Johnston a soin de rappeler que le jeune homme se rêva d’abord poète, non pas chansonnier des bords de Seine. Poète à la manière de Gautier, Baudelaire ou Mendès. Ses contes les plus forts, bijou paradoxal d’une épiphanie des bas instincts, disent aussi leur dette au romantisme le plus noir. M… le maudit. La syphilis, qu’il a distribuée autour de lui, le brisera. Mais, signe de santé plus décisif, Maupassant n’a jamais perdu ses lecteurs au XXe siècle. A côté des prévisibles, Morand, Drieu ou Chessex, il y a les inattendus. Le 13 septembre 1934, depuis Tossa de Mar, Georges Duthuit écrit à Sylvia Bataille : « André [Masson] lit du Maupassant. » Le gendre de Matisse s’en étonnerait-il ? Masson ne s’est pas seulement nourri des grands rêveurs du romantisme allemand, Novalis et Jean Paul en tête. Il a chéri les adeptes du désir brutal, Ovide, Sade comme Aragon (celui du Con d’Irène, qu’il illustre incognito en 1928), Jouhandeau, Leiris, Bataille ou… l’auteur de La Maison Tellier. Même André Breton, plus séraphique habituellement, le confirme. En mai 1939, alors que Mussolini et Hitler se déclarent un amour mutuel, Breton confie d’autres transes au dernier numéro de Minotaure, sacrifié bientôt à la guerre impatiente : « L’érotisme, dans l’œuvre de Masson, doit être tenu comme clé de voûte. […] Avec lui, […] nous touchons au mythe véritablement en construction de cette époque. » Bref, il faut penser les passions fondatrices de l’humanité avant qu’elles n’arment la folie fasciste dans la grande déconfiture des démocraties gâteuses.

La peinture de Masson n’aura dit que cette nécessité. Depuis son titre jusqu’à sa sélection serrée, mais de haute volée, l’exposition de la galerie Blain / Di Donna explore les différentes voies qu’a prise « la mythologie du désir » chez Masson. Une fois de plus, c’est New York qui sauve l’honneur et confronte les France à leur amnésie. Masson, de ce côté-là de l’Atlantique, attend une nouvelle rétrospective depuis 35 ans.  Presque la vie de Raphaël. Or Masson n’est-il pas l’un des rares grands peintres à avoir croisé la destin du surréalisme ? Grand au sens des écrivains qu’il vénérait, c’est-à-dire capable de tout peindre, de tout dire en peinture. Il faut croire qu’on préfère les sages imagiers du mouvement à son baroquisme explosif, où rien n’apaise sa terrible démangeaison d’outrance, la mort, les femmes, Franco, Adolf, les abattoirs, l’Espagne où ses fils sont nés, le Babel des hommes qui, comme le dira Artaud en 1936, ne se comprennent plus… Des œuvres qu’on peut voir encore quelques semaines à New York, on retiendra la Jeune fille soufflant sur le feu, exposée en 1929 chez Kahnweiler, La Ronde de 1937, et son imaginaire sexué à la Caillois, le Portrait  de Kleist, entre agonie et immortalité, et le très beau Cimetière sioux de 1942, qui rappelle opportunément que Masson n’a pas seulement importé aux Etats-Unis les fulgurances de l’écriture automatique : il aura surtout poussé un Gorky ou un Pollock à réinventer le mythe en l’arrimant aux sources les plus anciennes de l’imaginaire américain.

Un dernier M avant de refermer cette chronique. Jean-Yves Tadié, qui en est le plus fin connaisseur et le plus spirituel commentateur, fait une fois de plus revivre le grand Marcel et la tradition du dialogue des morts. Grand causeur, épiant chaque mot d’autrui comme un aveu inaperçu, Proust aurait pu ici engager la conversation avec Maupassant. Tadié le rappelle dans sa biographie de 1996, le jeune Marcel s’amusait à imiter l’étoile montante du naturalisme dès 1883-1884 ; il avait 12 ans alors et n’allait au lycée qu’en pointillés… La lecture extensive et intensive suppléait à tout. Par la suite, au gré des bordées qui le frottèrent au Tout-Paris, Proust fit connaissance de certaines des « amies » de Maupassant, femmes ou dames qu’il avait fréquentées avant lui, et aimées à sa façon, plus ou moins platoniquement, Geneviève Halévy, Marie Kann ou la Comtesse Potocka. On trouve cependant peu de considérations sur l’écrivain sous sa plume. Mais ce peu vaut toutes les digressions universitaires. Proust ne parle-t-il pas de « la manière, douloureuse au-dedans, impassible au dehors, de Guy de Maupassant »? Quand le jeune Morand vint lui rendre visite en  1916, le vieux Proust lui montra des photos d’avant. Maupassant et ses grandes moustaches faisaient partie du lot. Et Morand d’écrire alors : « Proust vit vraiment dans le passé. » Rien n’était plus faux. La biographie de Tadié l’a prouvé, son nouvel ouvrage le confirme. Il invite Marcel et Sigmund à se retrouver autour des sujets dont ils débattirent, sans le savoir ni le vouloir parfois, à travers leurs livres. De même qu’une partie ce que l’on tient pour le cœur du freudisme préexista à Freud, l’univers proustien, celui qui s’est édifié par et contre l’écriture, n’eut guère besoin de lire le docteur viennois pour rejoindre ses interrogations sur le rêve, la culpabilité, l’homosexualité, le deuil, la mélancolie, les pulsions sexuelles, voire l’art comme sublimation des fantasmes les plus opaques à l’intelligence de soi. « Proust, écrit Tadié, est le romancier qui a construit son œuvre sur les souvenirs latents. » Et l’inconscient, mot que Marcel ne substantive guère, est l’autre nom de ce « lac inconnu » qu’alimentent indéfiniment l’arrière-pays de notre vie psychique et de nos envies physiques (point de bonheur hors de leur harmonie, disait Freud !). Même si Proust s’intéresse moins au complexe d’Œdipe qu’à ce qu’on pourrait appeler le complexe d’Oreste, les convergences sont nombreuses, que fait apparaître ce livre vif et drôle. La principale tient à leur curiosité commune pour le fonctionnement du langage, du lapsus aux mots d’esprit, du marqueur social au révélateur sexuel, du refoulé aux signes qu’il nous lance. Tadié ici est à la réception. Stéphane Guégan

Arden Reed, Manet, Flaubert et l’émergence du modernisme, Honoré Champion, 102 €.

Marlo Johnston, Guy de Maupassant, Fayard, 45 €. Dommage que l’iconographie de cet ouvrage volumineux, qui méritait mieux, n’ait pas fait l’objet d’un véritable cahier d’images. Reproduites in-texte, elles sont peu lisibles et mal légendées.

André Masson. The Mythology of Desire : Masterworks from 1925 to 1945, Blain/Di Donna, 981 Madison Avenue, New York, jusqu’au 15 juin. Catalogue de très belle tenue, avec une introduction de Mary Ann Caws.

Jean-Yves Tadié, Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud, Gallimard, 16,50 €.