Remember

Les meilleurs livres de Paul Morand démarrent au quart de tour. Dès les premières lignes de L’Homme pressé, roman clef des années d’Occupation, le héros saute d’un taxi en marche. Chez Morand, l’avenir ne sourit qu’à ceux qui le prennent de vitesse. Champions du monde, en 1930, ne perdait pas de temps non plus, qui débute par une course de relais effrénée… Baudelaire se battait contre l’ennui, Morand lutte contre la montre. Le XXe siècle a changé le tempo des mélancolies modernes. Il a aussi rhabillé le héros des romans qui empoignent l’époque. Ils sont quatre ici, quatre étudiants de Columbia, quatre à vouloir courir toujours plus vite. Double métaphore, évidemment, la vitesse galopante et le groupe soudé dans l’effort… L’Amérique, c’est cela, semble nous dire Morand, qui savait oublier sa fameuse méfiance envers les romans «à idées». Sans doute détestait-il plus encore les romans à thèse. Champions du monde, malgré sa fausse désinvolture, ne caricature jamais son but avoué, regarder la société américaine dans le fond des yeux. Quatrième et dernier volume de sa Chronique du XXe siècle, ébauchée avec L’Europe galante, poursuivie avec Bouddha vivant et Magie noire, le livre reparaît sous couverture rouge, qui lui va bien. Écrit entre l’été 1929 et février 1930, à cheval donc sur le krach, il se mêle à l’histoire contemporaine par toutes ses fibres. Morand y traverse vingt ans de son propre chemin, des écoles anglaises aux antichambres de la haute diplomatie.

Inévitablement, il a fait de l’un de ses mousquetaires l’artisan des accords qui devaient assurer, à la fin des années 1920, la position dominante des États-Unis en Europe. Ce diplomate pragmatique, et d’un puritanisme inoxydable apparemment, c’est Ogden Webb Jr. En 1909, au seuil du récit, il n’est encore qu’une volonté, une énergie vierge, en quête d’une mission sur terre, conforme à son idéal. Autour de lui, poussés par la même soif, il y a Clarence Van Norden, aussi beau que riche, Jack W. Ram, futur roi du ring, et Max Brodsky, le fils de juifs polonais. S’il ralentit le groupe sur la piste, il va l’entraîner derrière lui, jusqu’en Russie bolchevique, dans le roman. Sacré Max, la lecture précoce des socialistes français a laissé en lui des désirs de monde meilleur, une certaine répugnance pour le confort matériel et une inquiétante attirance pour cette sensualité dont le nouveau monde voudrait se laver. Ah les femmes ! Dès que surgit Nadine Salomon, la tentatrice au charme opaque, le lecteur a compris que la fiancée de Brodsky annonce les orages et les excès de la «génération perdue». Le roman peut dès lors enjamber la guerre de 14, avant de faire un nouveau bond de dix ans. De cette époque assassine, Paul Morand aurait pu ricaner sombrement. Il préfère croquer avec nuances le destin inattendu de ses héros,  leur rapport à l’argent ou au sexe. La brillante communauté des juifs new-yorkais, objet d’une fascination ambiguë, forme l’autre grand thème de Champions du monde, qui cède peu aux simplifications raciales qu’on prête habituellement  à son auteur. Stéphane Guégan

*Paul Morand, Champions du monde, Les Cahiers rouges, Grasset, 7,90€ // On lira aussi la brillante et courageuse présentation du livre que Jacques Lecarme a rédigée pour le volume de La Pléiade des Romans de Paul Morand  (2005).

J’adore ça… la liberté !

N’en déplaise aux amnésiques, la guerre a parfois du bon. Au milieu de l’horreur, elle libère le pire et le meilleur, porte aux extrêmes et secoue la société en son entier. Sur les artistes, son impact vaut tous les stimulants. On peut le regretter et lui préférer d’autres crises, révolutions et cracks boursiers, bien qu’ils soient souvent aussi couteux en vies humaines et en malheurs de longue durée. Ce paradoxe, comment l’entendre ? La guerre, première chose, possède sa beauté. Source d’inspiration forte pour les artistes depuis la nuit des temps, elle a semé sur son passage sculptures, tableaux et poésie du mal, dans le sillon même des pires atrocités. Mais la guerre dépasse aussi la violence qu’elle justifie : elle est une situation, une expérience au sens plein, une rupture, propice au changement et à la révision des valeurs qui fondent le lien social. Soudain l’histoire s’accélère, s’emballe et sort de ses gonds, l’art redevient une question vitale, la culture une affaire grave, la création une arme. On dira que rien ne remplace « la poignante étreinte » de la mort. Aurélien, celui de ses romans qu’Aragon disait préférer, en a fait sa morale. Écrit sous l’Occupation en pensant à Drieu et à la « génération perdue » de 14-18, Aurélien est le grand livre de l’autre Libération.

La presse communiste, à l’automne de 1944, désavoua ce gros livre sans héros positifs ni schématisation radieuse du réel. Trop noir, trop décousu, trop dégagé, d’une certaine manière. Et pourtant… Comme Sartre, avec lequel il devrait bientôt partager le magistère intellectuel et politique de l’après-guerre, Aragon aura connu sous la botte l’un des moments les plus forts de son existence. Donnons à ce dernier mot le poids que lui assigne la philosophie moderne. Dès septembre 1944, à la une des Lettres françaises, Sartre n’hésitait pas à provoquer ses lecteurs : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » Parce qu’il n’avait pas toujours fait lui-même le bon choix et qu’il dut s’adapter à l’heure présente, à l’instar des Français soumis à Vichy et à Berlin, la phrase de Sartre déborde le plaidoyer pro domo qu’elle contient. Nous le comprenons mieux aujourd’hui, certes, qu’au moment où se mettaient en place les comités d’épuration. Que les « années noires » continuent à susciter des passions contradictoires, on ne saurait donc le regretter. Dans un livre qui vient de paraître, fruit d’un travail collectif sans ornières, j’ai voulu rappeler que l’époque était encore riche d’enseignement et de surprises. Aucune autre du passé national n’a autant souffert des simplifications bienpensantes et du regard rétrospectif.

Pour reprendre la mesure de ce qui s’est réellement joué alors, notamment sur le terrain des artistes et de leur « responsabilité », pour pénétrer les mentalités et tenter de retrouver la façon dont l’épreuve de l’Occupation a été vécue et surmontée à l’intérieur de chaque conscience, il est préférable de coller au quotidien, à la diversité des comportements, à la perception contemporaine des choses plutôt qu’à la vulgate, très répandue outre-Atlantique (merci Paxton !), de la France moisie, couchée, glauque, un pays de salauds, antisémites et fachos dans l’âme, prêts à tout pour bouffer. Les « années noires » furent tout sauf homogènes, la répartition des « bons » et des « mauvais » difficile à fixer. Qui dira les hésitations et les incertitudes dont chacun d’entre nous aura été saisi durant ces quatre années fluctuantes, s’interrogeait le grand Mauriac, insoupçonnable de la moindre sympathie pour le clan des vainqueurs ? Il fallait retrouver cette inquiétude du temps historique, cette mobilité des êtres et des lignes. Notre « chronique » se veut surtout un panorama ouvert de la vie des arts entre 1939 et 1944, aussi séduisant et déroutant que la peinture et les lettres le furent malgré les difficultés communes. Cette autre « guerre » vaut mieux que ce qu’on en dit…

Pour ne prendre qu’un dernier exemple, qui confirme le patriotisme inentamé des Français, la pratique du double langage n’est pas rare dans les films après 1941, malgré les contrôles officiels. Je me faisais cette réflexion en revoyant le sublime Lumière d’été de Grémillon, en ouverture du festival Prévert de la Cinémathèque. Tourné dans le Sud de la France, alors qu’il vit ses derniers mois de liberté surveillée, le film bute en mai 1943 sur le non têtu de Paul Morand, qui préside alors la censure cinématographique de Vichy. Preuve que Grémillon et Prévert, derrière leur carré d’amoureux et l’opposition de classes qu’ils incarnent, dégagent une vérité humaine, un rien scabreuse et désespérée, peu conforme aux attentes du régime, sans parler de l’appel à la résistance (Les Visiteurs du soir ne sont pas loin). Mais Vichy ne suivra pas l’avis de Morand, preuve d’une tolérance qu’il convient aussi de noter… Sur le tournage, à Nice, le destin d’un autre grand film s’était scellé. Prévert y croise Marcel Carné et Jean-Louis Barrault. Les Enfants du Paradis, dont le scénario original sort enfin, sont nés ! Jusqu’à l’onirisme et aux références shakespeariennes, ce film légendaire doit plus à Lumière d’été qu’on ne le dit. Dès le premier jet, les dialogues de Prévert pétillent, éblouissent, fusent et fusillent. Viendra ensuite le moment du lissage, voire des changements narratifs. Mais Garance y restera la femme de toutes les libertés. Stéphane Guégan

– Jacques Prévert, Les Enfants du Paradis. Le scénario original, Arte Editions/Gallimard, 22 €. L’avant-propos de Carole Arouet aurait pu être plus précis quant aux changements que Prévert et Carné allaient apporter à cette première matrice en modifiant le texte et son récit. De même la situation de Trauner et Kosma appelait davantage que des généralités sur l’effet des lois antisémites. Une chose est sûre, Prévert a coupé quelques longueurs et surtout réécrit la toute fin du drame dans un esprit moins convenu, moins Eugène Sue. Parmi les chutes les plus savoureuses, qu’il faudra commenter, notons la tirade du garçon de recettes au terme de la « 1re époque ». L’homme encore choqué, après le cou manqué de Lacenaire, cherche à défendre Garance, abusivement accusée de complicité. Surpris par les paroles de l’agent de police, qui ironise sur le fait de poser nue pour les peintres (Monsieur Ingres !), le garçon de recette sort de sa torpeur et lâche : « Une belle fille comme ça… en voilà une question… Toute nue qu’elle posait… Et puis d’abord la peinture… c’est des seins nus et rien d’autre… des belles choses qu’on ne voit pas chez soi tous les jours quoi… Le reste… les paysages… ça sert à rien… zéro… Parfaitement… zéro. » Définition de la peinture assez savoureuse, qui nous rappelle que Prévert a lu Gautier avant de se documenter sur les années 1830 et les immortaliser.

– Stéphane Guégan (dir.), Les Arts sous l’occupation, Beaux-Arts Éditions, 39,50 €.

Masson vite…

Nous étions dans l’intimité de Jouhandeau et Paulhan, restons-y encore quelques minutes pour rappeler que la peinture moderne en fut l’un des agents les plus sûrs. Et André Masson l’un des piliers ou l’un des phares, comme vous voulez. C’est à propos d’une « note » sur le peintre, promise à la NRF, que Paulhan adresse l’une de ses premières lettres à Jouhandeau, membre actif (ô combien) du « groupe de la rue de Blomet » et de ses dérives nocturnes. Les ateliers de Masson et de Miró attirent alors toute une bande d’allumés, Antonin Artaud, Georges Limbour et Michel Leiris en tête. L’ascèse étant contraire à leur vision de la peinture et de la littérature, ils aiment faire la bombe ensemble et vivent leur nietzschéisme en dignes successeurs des cénacles romantiques (Roland Tual affectait « la redingote 1830 » par provocation). Douce folie des années vingt, que Morand et Drieu, nos Fitzgerald, ont saisie en son versant frénétiquement mondain. Autour de Masson, qui ne sera jamais le dernier à se brûler les ailes, on a moins d’argent mais autant de fièvre à dépenser. Il faut enfoncer les avant-gardes d’avant-guerre, liquider Dada et ses puérilités d’embusqués, en finir avec l’art du non et affirmer un art du oui. Un art de plénitude, érotique ou tragique, qui s’accommodera mal des interdits du surréalisme et en sortira vite. La note de Jouhandeau, parue en avril 1925 dans la NRF, sonne juste ; s’y lit, superbe, cette sentence lâchée comme on parle entre amis : « On dirait que tu copies des écorchés, et c’est nous. » Michel Leiris (1901-1990), qui eut une brève aventure avec Jouhandeau, fut l’un des ces écorchés consentants. Son amitié pour Masson ne connut elle aucune éclipse et dura plus de soixante ans. En découlent une série de textes admirables, qui comptent parmi les plus forts jamais écrits sur Masson avec ceux de Bataille (on y reviendra) et de Limbour. À quoi tient cette force continue, cette flamme intacte ? C’est ce que nous invite à comprendre Pierre Vilar, de façon magistrale, à travers le volume où il rassemble et explore la critique d’art de Leiris. Voilà qui lui redonne rang enfin parmi les « témoins engagés » du siècle dernier. De tous les « monstres sacrés » que Leiris a suivis et servis en toute complicité, Miró et Picasso, Giacometti et Francis Bacon, seul Masson souffre encore d’un déficit de reconnaissance et du désintérêt troublant de nos institutions. Faut-il voir se dessiner un changement dans la série de films que le Centre Pompidou a récemment coproduits sur l’oublié des expositions « patrimoniales » ? On peut l’espérer, d’autant plus que Masson possède tout ce qu’il faut pour nous parler…

Via Max Jacob et Roland Tual, Leiris accède au cercle de Masson en 1922, l’année même où il fait la connaissance de Kahnweiler et de sa belle-fille, Louise, que le jeune écrivain devait épouser quatre ans plus tard. Il a donc plusieurs raisons de fréquenter la galerie Simon, le nouvel espace du marchand allemand. Kahnweiler a déjà mis Masson sous contrat au moment où Leiris entre en scène. La peinture moderne, comme l’explique bien Pierre Vilar, prend d’emblée chez lui une portée autobiographique forte. N’a-t-il pas composé son premier recueil de poèmes, Simulacre, dans la proximité de Masson, qui illustre le livre pour Kahnweiler en avril 1925 ? On reste en famille. Présenté par Leiris, Georges Bataille s’y est agrégé depuis peu, trop content de découvrir à son tour un peintre capable de donner forme à une érotique du regard et à une pensée du sacré pareilles aux siennes. La belle trinité que voilà ! Le surréalisme et la politique, envers lesquels ils n’adoptent guère de position commune, ne pourront les brouiller… Dès août 1924, Leiris avait confié à son Journal une définition possible de la bonne peinture : « Une œuvre d’art est avant tout un parcours à effectuer : partir des moyens d’expression propres à l’art choisi comme mode d’expression, pour aboutir au lyrisme. » Il dit préférer, normal, Picasso et Masson à Braque, trop formaliste, et De Chirico, trop imagier. Comment prendre la peinture au mot sans nier ce qu’elle articule à partir de son langage propre, tel lui semble le défi qu’auront à relever à la fois la littérature (qu’il faut libérer) et la critique d’art (qu’il faut apprivoiser). Relisant aujourd’hui l’ensemble des textes que Leiris a consacrés à l’art de Masson, on mesure qu’il a su en marquer chaque « saison », sinon les apprécier toutes au même degré. Il se peut aussi, hypothèse à creuser, que le bref passage du peintre chez Paul Rosenberg, en 1932, ait déplu au gendre de Kahnweiler. Quoi qu’il en soit des craintes de voir Masson verser dans un symbolisme direct, et donc épouser une rhétorique qui lui paraît contredire sa  vocation à « exprimer l’éternel devenir », Leiris retrouve l’enthousiasme de ses débuts lorsqu’il découvre, galerie Simon, fin décembre 1936, la production espagnole du peintre chassé de Tossa de Mar par la victoire des franquistes. Les scènes de tauromachie, « fête sacrificielle » qui lie la mort au sexe, n’expliquent pas tout. Pour le chantre de l’Afrique noire, acquis à l’ethnographie entretemps, Masson est l’alchimiste des mythologies sanglantes ou solaires en dehors des vieux codes. En 1977, à l’occasion de ce qui reste la seule rétrospective Masson jamais organisée en France, Leiris célèbre encore celui qui tient l’infini dans le creux de sa main, dit la joie devant la mort. Stéphane Guégan

Michel Leiris, Écrits sur l’art, édition établie et présentée par Pierre Vilar, CNRS Éditions, 29,90 €.

Jouhandeau – Paulhan, Correspondance 1921-1968, édition établie, annotée et préfacée par Jacques Roussillat, Gallimard, 45 €.