Ferveur for ever

Il n’est pas deux dix-huitièmistes comme lui en France. Michel Delon n’a pas son pareil pour éditer Diderot et Sade en Pléiade, arracher le grand Voltaire à la caricature qu’en firent les romantiques, traquer l’envers de l’angélisme rousseauiste, herboriser avec Buffon et sillonner l’imaginaire et l’Europe des Lumières, élargies l’une et l’autre aux ombres du siècle éclairé… Ses écrivains et ses thèmes de prédilection, incisive convergence, nous parlent d’une époque qui fit du plaisir sa grande affaire. Non pas le plaisir standard de nos comportements conditionnés, mais ces jouissances marquées au sceau de chaque individu. Un Eros où s’éprouvent une liberté d’agir selon sa chimère, de s’accorder à ses fictions intimes, entre risque et jeu. La jouissance est un style, autant qu’une « aventure à deux », nous rappelle Michel Delon en tête d’un livre superbe, son dernier en date, Le Principe de délicatesse. Le titre sort d’une lettre sublime de Sade, rédigée durant l’hiver 1783, alors que Louis XVI le tient sous ses verrous. Pas ceux de Fragonard, où se scelle l’impatience des corps à se fixer, ceux d’un roi un peu serrurier, qui n’a pas encore compris que l’histoire va lui passer à travers le corps. Parmi les origines culturelles de la révolution française, pour citer un ouvrage célèbre, la littérature et l’imagerie libertine se tiennent en bonne place. Derrière le défi du sexe dégondé ou dévergondé, c’est l’ordre social et politique qui tremble et se fragilise. L’ordre ancien, comme l’ordre nouveau. Les révolutionnaires, comme Delon le rappelle, furent vite rattrapés par le souci du normatif. Robespierre, nouveau Caton, oublieux de sa jeunesse, prétend désormais « purifier les mœurs et diriger les passions vers l’intérêt public ». C’est ériger un Rousseau sans taches contre un Sade sans limites. Du reste, le divin marquis allait connaître les prisons de la République comme celles de Bonaparte, admirable continuité. On se souvient de Saint-Just, criant victoire à la Convention, le 3 mars 1794 : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Faux, archi-faux. La Terreur avale tout, même les idées qu’elle affecte de récuser. C’est la collectivisation du bonheur qui est en marche, presque sa négation au sens des libertins qu’on désigne à la vindicte publique. Boilly est logé à la même enseigne que l’auteur de Justine. Avant de retrouver ses aises sous le Directoire et le Consulat, l’art de la licence doit ruser avec la censure renforcée. Delon est l’un des rares connaisseurs de cet « été indien du libertinage », qui s’adapte à la bourgeoisie postrévolutionnaire, plus chatouilleuse que l’ancienne aristocratie sur la question des mœurs publiques.

Si la plupart des livres de Michel Delon traitent du libertinage, ils n’y scrutent pas un monde en décomposition, à l’opposé des lectures marxistes d’antan, mais retiennent surtout un appétit de vivre et de créer plus puissant que toutes les morales, les églises et les codes de bonne conduite. Ce que le XVIIIe siècle a produit de meilleur, il le doit à son mépris élégant ou scabreux des nouveaux professeurs de vertu. Le Principe de délicatesse, en rapprochant peintres et écrivains, voire les musiciens de l’étourdissement sentimental, fait surgir une configuration historique où les épicuriens ne s’opposent plus nécessairement aux philosophes qui travaillent à l’affranchissement de l’homme en société. Le libertinage ne s’épuise pas dans l’animalité heureuse des corps en rut. Il porte en lui une pensée plus large, qui englobe aussi bien une réflexion neuve sur la vie affective que sur la tolérance collective. Mieux se connaître en somme pour mieux s’entendre. A oublier ce difficile équilibre, on passe à côté des fruits de l’existence. Sénac de Meilhan, en 1797, l’écrit dans L’Émigré, titre qui résonne des éternelles aspirations d’une aristocratie intérieure : « Deux penchants attirent l’homme en sens contraire ; l’horreur de l’ennui et l’amour du repos ; le grand art est d’échapper à l’un comme à l’autre, de trouver un état mitoyen entre la léthargie et la convulsion. » Sade, Diderot, Casanova, ou la sainte Trinité selon Delon… Le grand viveur vénitien est l’une des affiches de l’hiver, l’une des rares à nous protéger vraiment du cafard généralisé et des bruits d’un monde malade, où seuls les champions du carême se portent bien. L’exposition de la BNF épouse une Europe autrement excitante que son actuelle réduction technocratique, elle rend Casanova surtout à sa juste constellation, réseau aristocratique, effervescence artistique et destin esthétique. Écritures, parures, aventures et déconfiture, rien ne manque à notre plaisir. Si le moine vite défroqué incarna avec brio le donjuanisme d’une époque qui jouit à découvert, au point de devenir l’un des modèles du plus célèbre des opéras de Mozart et Da Ponte, le séducteur aura porté le feu bien au-delà de sa couche. Dans la biographie cursive, superbement troussée, qu’il consacre à ce magicien du dédoublement, Michel Delon se plaît à suivre les multiples détours et masques d’un séducteur né, fils de comédiens et frère de peintres, qui n’a jamais séparé ses actes de leur mise en scène, ses passions de l’art de les narrer. Il eût été si facile de tirer seulement le fil bien connu du roué intrépide, passant d’un boudoir à l’autre jusqu’à l’exil final en Bohème, loin du terrain de ses premières conquêtes sexuelles, entre la tonsure de 1740 et la rédaction interrompue de L’Histoire de ma vie. Un demi-siècle d’incartades en tout genre, de fuite en avant ! Parce qu’il a appris à peindre en lisant les Salons si peu gazés de Diderot, Delon nous livre un portrait moins convenu de « l’homme pressé », un tableau moins fardé, où le cabotin perce sous le libertin, le menteur sous le jouisseur, l’imposteur sous le beau parleur, l’escroc sous le héros, l’homme de sciences sous l’apôtre des licences, mais aussi le moraliste sous l’immoraliste, le grand lecteur et le grand écrivain sous l’aimable polygraphe qu’on a longtemps vu en Casanova… L’arracher aux illusions de ses propres textes et aux mythes de sa légende, bref écarter les pièges où sont tombés tant de commentateurs hâtifs, ne se résume pas à un salutaire travail de décrassage historiographique. Il serait moins utile s’il ne permettait d’aborder autrement la langue dans laquelle Casanova s’est peint après avoir envoûté l’Europe entière de sa conversation piquante dont elle est le prolongement. Ce verbe polygame est aux couleurs d’un cosmopolitisme assumé et d’un rejet pugnace des idiomes identitaires. Casanova plane aussi des douanes du bon goût et s’étourdit d’un français alors aussi universel qu’ouvert aux licences de syntaxe et de vocabulaire. Face au manuscrit de L’Histoire de ma vie, qui a rejoint les collections de la BNF en 2010, les visiteurs de l’exposition sont libres de prendre la mesure d’un style « sans frein ». Avant-goût en somme de la nouvelle édition du texte, respecté à la lettre, que la bibliothèque de la Pléiade accueillera prochainement. Gallimard en donne un premier échantillon dans un volume qui se referme sur l’évasion des Plombs de Venise. L’homme qui prend la tangente en 1756 vient de franchir la trentaine… Quand la vieillesse aura vraiment sonné, il ne lui restera plus que l’encre, pas nécessairement noire, de ses chers souvenirs. Entre 1789, an I d’une Révolution qu’il exècre, et 1797, l’année de sa mort, Casanova a donc couché les hautes et basses heures d’un roman vécu, où il se rit des « folies » de sa jeunesse, soumises désormais  au seul jugement de Dieu. Contre les mélancolies d’un présent décoloré, la remémoration du « bel âge » exige de faire remonter en soi chaque sensation enfouie. Et Delon de souligner la continuité qui enchaîne l’homme sensible à son écriture concrète : « Le génie de Casanova écrivain est d’avoir rendu ces plaisirs des sens dans un français mâtiné de latin et d’italien, d’avoir inventé une langue qui récuse la vieille hiérarchie des styles. […] La crise du classicisme entraîne le foisonnement de genres nouveaux et l’épanouissement d’une prose inédite. » Transfrontalière, bondissante, bandante aussi, et comme hors d’elle en permanence, l’écriture casanovienne a toujours captivé Philippe Sollers, auteur d’un essai complice sur son « admirable » confrère.

Ces deux-là se retrouvent au fil des pages de L’Éclaircie, le meilleur livre français du moment. Que tout sonne lourdingue et paraît gris en comparaison de cette prose au flux et au leste inimitable. L’oreille et la touche, éternelle histoire. Manet et Picasso, double focale du nouveau Sollers, secouent autant les salles de musée, éteignent le reste et sidèrent le visiteur, démasquent l’artifice et intiment sans peser leurs conseils de survie. Les tableaux, écrit notre moraliste Grand siècle, effacent ceux qui ne les voient pas. Sollers fait bien plus que les voir et les faire voir, il chemine avec eux, nous entraîne dans leur chair, et les mêle à ses amours. Juste circulation. On le sait, chacun de ses derniers romans nous parle de femmes, des siennes surtout. À 75 ans passés, le patron de L’Infini brûle d’une santé éclatante. Ça fonctionne, dirait-il, avec son aversion pour les sentimentaux insincères. Bien sûr, il ne manquera pas de journalistes agacés par ce tranquille érotisme, révoltés par sa haine des communautarismes, pour faire haro sur le libertin et le faux débraillé de ses livres, lui reprocher sa haine de l’abstraction et des faux modernes, ou railler ses incurables tentations incestueuses. Et pourtant elles sont si belles les pages où se glissent seules, ou en miroir, Lucie la vivante, sa maîtresse de l’heure, et Anne la morte, sa chimère de toujours ! Comme chez Casanova et Stendhal, chéris de plume, le mot ici n’est jamais en retard, ou en peine sur la sensation. Sollers n’aime que les maîtres du signe sûr, du trait saillant. Vite vu, bien dit. Éclair, éclaircie. D’où, très ancienne aussi, sa passion pour la vieille Chine (il existe aussi, cher Philippe, une Jeune Chine !). Jean-Michel Lou vient de signer un essai passionnant sur ce tropisme, ses récurrences et ses sources inattendues. Il n’en dissimule pas les aspects les plus discutables, les fameuses années Mao, qui virent les jeunes gens de Tel Quel se fourvoyer. Ce compagnonnage malheureux mis à part, la Chine de Sollers oscille entre les livres, la calligraphie et la peinture. Il fut un temps où l’on brandissait cette altérité par haine de la vieille Europe, littérature rance, rhétorique étouffante, mœurs étriquées. On connaît la musique, très romantisme 1830 ! Fine relecture à l’appui, Jean-Michel Lou montre que nos rebelles en col Mao, loin d’être versés dans la culture Chinoise, pratiquaient un exotisme poétique qui, depuis Gautier et Ezra Pound, avait fait ses preuves. Ce livre nerveux croise aussi des figures d’époque, le père Barthes ou François Cheng, amis utiles. L’empreinte des Jésuites ne fut pas moins décisive. Sollers le Jèze, Matteo Ricci des temps modernes, moins crispé sur l’identitaire que ses congénères… Plus taoïste, sexe heureux et nature enveloppante,  que maoïste, en définitive. La thèse est recevable. L’infini dans chaque souffle.

Stéphane Guégan

* Michel Delon, Le Principe de délicatesse. Libertinage et mélancolie au 18e siècle, Albin Michel, 20€ ;

* Michel Delon, Casanova. Histoire de sa vie, Découvertes Gallimard, 128 p., 13,20€ ;

* Casanova. La passion de la liberté, sous la direction de Marie-Laure Prévost et Chantal Thomas, Bibliothèque nationale de France / Seuil, 240 p., 49€. Publication savante et superbe objet, cosmopolite en diable, le catalogue de l’exposition de la BNF (visible jusqu’au 19 février, site François Mitterrand) contient en fac-similé un certain nombre des pages du manuscrit de L’Histoire de ma vie. Les trois premiers tomes du volume ont fait l’objet d’une première transcription littérale : Casanova, Le Bel âge, fragments d’Histoire de ma vie, textes établis et annotés par Gérard Lahouati et Marie-Françoise Luma, introductions de Michel Delon, Gérard Lahouati et Marie-Françoise Luma, Gallimard, 336 p., 17,90€.

* Philippe Sollers, L’Eclaircie, Gallimard, 17,90€.

* Jean-Michel Lou, Corps d’enfance corps chinois. Sollers et la Chine, Gallimard, L’Infini, 21€.

* Il ne vous reste qu’une dizaine de jours pour voir l’exposition du Louvre sur la Cité interdite. Écartelée entre quatre espaces, et donc d’une lecture assez problématique, elle vaut davantage par son propos et ce qu’elle montre. Au départ, il s’agit de rapprocher deux palais aux destins similaires, origines royales et sécularisation brutale. L’époque explorée est essentiellement celle qui débute avec la dynastie des Qing et le règne de Louis XIV, quasi synchrones. Certes, il y eut des relations diplomatiques avant le milieu du XVIIe siècle, elles sont rappelées et adroitement illustrées. 1644 marque toutefois le seuil d’une nouvelle ère, et l’arrivée immédiate des Jésuites à Pékin le confirme… L’originalité de l’exposition, du reste, se situe là, dans le dialogue savoureux qui s’instaure entre deux cultures, deux esthétiques, qui s’ouvrent alors l’une à l’autre plus largement. C’est ce que les post-colonial studies américaines appellent « le troisième espace ». La peinture, très bien servie par la sélection du Louvre, le vérifie de façon superbe. Ces rouleaux-là ne se voient pas tous les jours à Paris ! La Cité interdite au Louvre. Empereurs de Chine et rois de France, Musée du Louvre, jusqu’au 9 janvier 2012. Catalogue sous la direction de Jean-Paul Desroches, Musée du Louvre/Somogy, 45€.

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