BONNARD, RETOUR, DÉTOUR

Japoniste obsessionnel, intimiste espiègle, impressionniste masqué, nudiste voluptueux, greffier mélancolique du quotidien et de la fuite du temps… Les tentatives visant à résumer Pierre Bonnard (1867-1947) d’un mot ou d’une formule ont toutes échoué. Il y a, certes, du vrai dans toutes ces approches, l’erreur est de les opposer ou de réduire cet artiste génial à l’évidente séduction de ses tableaux. Bonnard fut bien plus que l’observateur malicieux ou sensuel des mœurs et ablutions bourgeoises, cultivant un hédonisme confortable et fidélisant une clientèle vite internationale. Sans ignorer le charme et l’Éros que lui reconnaissait Renoir, nous faisons le pari d’un artiste autrement ambitieux et plus profondément ancré aux deux siècles qui furent les siens. Voilà un peintre, un photographe, et très vite un décorateur aux mille prouesses, qui s’élance au temps des attentats anarchistes, devient un des piliers de la Revue blanche, avant de se lier à Ambroise Vollard, comme à la galerie Bernheim-Jeune, et traverser, en triomphe, les années 1920-40. L’œuvre et la biographie s’éclairent ici d’un grand nombre de données historiques et politiques étonnamment absentes des catalogues d’exposition récents. L’enquête, entre autres choses, clarifie l’attitude de Bonnard au cours de quatre moments cruciaux : l’affaire Dreyfus au côté de de ses amis Natanson et d’Alfred Jarry ; la guerre de 14-18 ; le Front Populaire (Jean Zay, ministre alors de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, avait une dilection pour sa peinture) ; l’Occupation allemande. Suivre sa carrière, c’est aussi communier avec le bocage normand et les pentes du Cannet, la rue parisienne et la plage, observer le flux des commandes, et le cours, jamais lisse, de ses tableaux. Le livre s’attache enfin à analyser le destin posthume de Bonnard, de sa gloire à sa démonétisation, puis de ce purgatoire à la réhabilitation, dont Jean Clair fut l’acteur essentiel en septembre 1984. N’en déplaise au pauvre Zervos, Bonnard, si soucieux soit-il de la beauté du monde, n’en est pas moins l’un des grands inventeurs de l’art français.

Dès les années 1920, sa peinture, et sa personne accessoirement, débarquent aux États-Unis. Ce fait massif et majeur, tout une historiographie a préféré le gommer au profit des éternels passeurs de la modernité parisienne, de Picasso et Matisse aux surréalistes. Aux États-Unis mêmes, tous, par chance, n’ont pas oublié la faveur, pour ne pas dire la ferveur, dont il avait joui outre-Atlantique. C’est le cas de Clement Greenberg qui, à la mort de Bonnard, se dépouille presque de ses réserves envers une peinture qui cherche moins à représenter le plaisir et la rêverie qu’à les provoquer. Mais, en plus du pape de la Color-Field Painting, il était un autre ambassadeur US, presque un fanatique, de la cause bonnardienne : Duncan Phillips. Dans son excellent Mark Rothko, qu’elle a actualisé à l’occasion de l’incisive rétrospective de la fondation Louis Vuitton, Annie Cohen-Solal rappelle que le grand collectionneur américain a vécu en 1956-1957 une manière de transfert : poussé par le peintre Theodoros Stamos (il est immortalisé parmi les Irascibles du célèbre cliché de novembre 1950), Phillips se laisse porter vers Rothko par Bonnard, le Bonnard des jaunes solarisés, mais aussi des rouges et des noirs en grands accords modulés. Il se trouve que certains des principaux Rothko de la Phillips collection ont voyagé à l’occasion de l’actuelle rétrospective parisienne, sans doute l’une des plus riches en œuvres figuratives de l’artiste qu’il nous ait été donné de visiter depuis longtemps. Car il faut commencer par là et se souvenir d’un Rothko aussi sensible à Hopper qu’aux voix de la vieille Europe. Sa production des années 30, scènes de métro et de rue, personnages isolés, nus tentateurs, exprime et parfois exsude une forme d’incommunicabilité, et ce que Rothko appelle « la vie sans les dieux » dans un environnement aux relations finies. Au cours des années 1946-49, et à l’unisson des horreurs de la guerre et des expériences de déshumanisation raciale, la défiguration du langage pictural s’accomplit lentement. Christopher Rothko, dans le bel essai du catalogue qu’il signe, le sait mieux que personne : son père n’éprouvait aucune attirance pour les béances du « nothing », ou d’un monde orphelin de toute autre signification que l’exaltation de soi. Ses lectures de Nietzsche ou de Malraux (on a conservé son exemplaire de La Condition humaine) restaient, qu’il l’ait confessé ou pas, arrimées au judaïsme de son enfance lettone et aux Écritures. Il aura continument rêvé, comme Manet, de peindre une crucifixion. Maintes toiles des années 1950-60 en caressent le projet interdit. Stéphane Guégan

Stéphane Guégan, Bonnard, Hazan, 110 €. Signalons la réédition, dans un autre format et sous un autre titre, des Observations sur la peinture de Pierre Bonnard. Alain Lévêque y rassemblait et commentait, en 2015, une suite de notes issues des carnets de l’artiste, en plus des propos et des entretiens que la presse du temps suscita et diffusa. Économe de ses mots, en bon mallarméen, Bonnard s’est toujours soucié d’être compris dans sa fidélité à un certain génie français. « Tous les jours je crois découvrir la peinture » : le tableau n’était pas affaire de code sagement appliqué, mais réponse au réel et recherche d’harmonie vibrante. Bref, une aventure. Voir Pierre Bonnard, Un sentiment qui tient le mur, L’Atelier contemporain, 8,50€ // Suzanne Pagé et Christopher Rothko (dir.), Rothko, Citadelles & Mazenod / Fondation Louis Vuitton, 45€, de haute tenue intellectuelle /Annie Cohen-Solal, Mark Rothko, Gallimard, Folio-Histoire, 2023, 9,70€ (voir notre recension de la première édition du livre, Actes Sud, 2013) / Voir enfin Christopher Rothko, Mark Rothko. L’Intériorité à l’œuvre, Hazan, 29€.

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