L’INCONTOURNABLE

Baudelaire aurait jugé puérile la tentative des surréalistes visant à faire de l’art le moyen d’éradiquer les contradictions du réel et de l’expérience que nous en faisons. Passer du poète des Fleurs du Mal à ces cadets qui ne l’aimaient guère, c’est passer d’un « cerveau catholique », fort de ses conflits, fier de sa morale propre, à un unanimisme de rêve, c’est-à-dire aux chimères délivrées des imperfections de l’ici-bas. Théodore de Banville ne dit rien d’autre lorsqu’il parla, le 2 septembre 1867, sur les restes de son ami, avec sa justesse coutumière. A Baudelaire qu’il pleure, il attribue une « œuvre essentiellement française », le contraire donc des phraseurs creux et des rhéteurs trop lisses. Comme Balzac, Daumier et Delacroix, précise Banville en oubliant Manet, il « accepta tout l’homme moderne ». Cette modernité-là, si elle désignait le siècle qui s’était fermé les cieux, englobait un moment plus large de notre culture, puisque ce discours d’adieu fait « remonter » la poétique chrétienne de Baudelaire aux guerres de religion. Agrippa d’Aubigné avait été son frère d’armes, plus que Hugo et Lamartine, lus plus qu’élus. Ces mots, ces rapprochements si perspicaces de Banville n’ont pas été écartés de ses Œuvres complètes, ils sont dignes de la préface que Gautier donna à la troisième édition des Fleurs du Mal afin d’innocenter leur auteur du satanisme athée qui lui fut reproché avant et après sa mort. Banville et Gautier ont largement mérité de figurer parmi les voix dont Baudelaire et ses autres a fait son miel. L’idée de ce collectif revient à Patrick Labarthe, grand baudelairien s’il en est, et profond connaisseur des langages qui se télescopent sous l’apparente harmonie de l’œuvre. Qui d’autre que Baudelaire, pour paraphraser Claudel, se plut autant à la cohabitation des classiques (Bossuet ou Racine) et de ce qui en semblait l’antithèse, de Pétrus Borel au journalisme boulevardier, d’Edgar Poe à l’idiome des peintres ou des chiffonniers ? Les alliages hétérogènes et les alliances dissonantes eurent sa bénédiction, il fallait frapper les esprits au lieu de les conforter et les endormir, réveiller les consciences plutôt que de les dédouaner de leur part de responsabilité dans la léthargie générale. Pour mieux saisir de quoi était faite cette éthique de la discordance, pour la suivre de ses sources aux traces qu’elle a laissées chez des écrivains de tout bord, Labarthe a réuni une vingtaine de contributeurs aux spécialités, perspectives et horizons aussi divers que leur objet. Sur le versant des lectures baudelairiennes, Villon et Pascal font l’objet de réexamens, quand Barbey, Huysmans, Valéry ou Drieu, sur le versant des lecteurs, nous aident à serrer notre Dante, qu’on a décrété, et Georges Blin le premier, un peu vite indocile à la rédemption. Ces autres qui l’éclairent à leur tour, ce peut être encore telle ou telle pratique du monde des lettres, comme l’éreintage forcé, et des arts, comme les joutes du Salon. La pensée, en bonne littérature, doit naître de la sensation pour conserver son étincelle de vie et sa marge d’ambivalence, ce volume, pour s’y tenir, ne trahit jamais le poète.

Le Spleen de Paris confirme son hégémonie actuelle, un peu surfaite, auprès des baudelariens en occupant presque entièrement la troisième partie du volume Labarthe. La dépendance des poèmes en prose envers la presse de grand tirage, notamment celle du fait divers,  leur dette envers Sainte-Beuve (celui de Joseph Delorme) ou Hoffmann, sont discutés autant que l’obsession jouissive et douloureuse du transitoire. A cet égard, certains commentateurs du Spleen me semblent un peu oublieux du programme annoncé par le poète lui-même, notamment de « la morale désagréable » qui doit s’en dégager au gré des observations du flâneur. La raillerie, dit Baudelaire à Jules Troubat en 1866, autant que le détail réaliste et grinçant, se veut la vertu première de cette tentative de poésie nouvelle, débarrassée du vers et de sa pureté, vouée aux misères et aux rares bonheurs que réserve la vie moderne. Adepte de la sociocritique et de la sociologie littéraire, Jean-Michel Gouvard s’est proposé de revaloriser le contexte des années 1857-1867 dans son analyse de ce corpus inachevé, et de ses thèmes permanents. Si certains relèvent bien du sociétal (pauvreté, vieillesse, veuvage, prostitution), d’autres sont de nature existentielle (ennui, résignation, aspiration à un autre monde), et aussi familiers aux lecteurs des Fleurs du Mal dont le Spleen fut le pendant rieur et railleur. Les illusions du politique en dressent l’arrière-plan, bien que Gouvard stigmatise les apories du Second Empire, décrit comme impérialiste en tout, plus que ce Baudelaire nomme les « élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public ». Assommons les pauvres !, est-ce un pamphlet nourri de Proudhon, selon Gouvard, ou le contraire ? Que Baudelaire peigne et critique le monde moderne d’un même mouvement, c’est l’évidence. Que le lyrisme traditionnel de la poésie y vire à la désublimation, on ne saurait le contester. Mais Gouvard ne réduit pas le Spleen à une esthétique du constat, fût-elle acide, dans le sillage avoué de Goya et Poe, il lit en Baudelaire la volonté persistante de contester l’ordre établi et la loi d’airain de l’économie, position que 1848 et le référendum de 1851 n’auraient pas douchée. Ne se payant pas de mots, le présent ouvrage collecte un flot d’informations, voire d’images et de caricatures, relatives au temps du « dictateur » Napoléon III, autant d’indices supposés de la portée subversive des instantanés baudelairiens. Il faut admettre que le lecteur est parfois ébranlé par cet apport documentaire passionnant, mais qui ne suffit pas toujours à le désarmer, ainsi quand L’Etranger, cette figure du déclassement idéologique et de la résistance chrétienne, est rapproché des travailleurs immigrés que le Paris d’Haussmann aspire alors. Gouvard décèle partout des allégories de la condition du poète indocile, devenu indésirable en régime autoritaire. Mais Le Vieux saltimbanque, comme Baudelaire l’énonce nettement, personnifie « l’homme de lettres qui a survécu à sa génération dont il fut le brillant amuseur », symbolise donc cette mort qui double l’autre et effraie le poète, non moins que la liesse d’un public impitoyable. Les avertissements de Baudelaire, du reste, émaillent le Spleen ; et les multiples occurrences de l’enfant, dont la perversité native transcende les classes sociales, sont porteuses de métaphysique, cette morale désagréable, qui donne leur grandeur à ces petits poèmes.

De toutes les trouvailles dont fourmille ou fait état le livre d’Amaury Chardeau sur Caillebotte, son lointain parent, la plus éminente, à mes yeux, concerne Baudelaire. Nous savons maintenant que le jeune Gustave, alors que le Second Empire connaissait son dernier éclat, eut entre les mains quelques-uns des sept volumes formant les Œuvres complètes (posthumes) de l’écrivain mort en 1867, deux volumes des traductions de Poe et le volume de L’Art romantique. Ce dernier abritait, comme on sait, deux textes décisifs sur Delacroix et, non moins crucial, Le Peintre de la vie moderne. J’aurais tant aimé disposer de cette information quand s’écrivait ma monographie (Hazan, 2021), laquelle s’ouvre par un double parallélisme. L’un touche justement à Baudelaire dont je proposais de rapprocher les grandes compositions urbaines du peintre, construites comme autant de théâtres improvisés, propices à l’aléatoire des rencontres et l’imprévisibilité des perceptions. L’un des poèmes en prose les mieux venus, Les Foules, leur fournit peut-être la meilleure exégèse : « Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. […] Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. » L’autre parallélisme concerne Flaubert, dont Caillebotte parle à Monet avec enthousiasme et réserve. D’un côté, l’auteur de Bovary incarne le réalisme comme le peintre l’entend, pur de toute sentimentalité et trompeusement impersonnel, afin de donner à l’effet de réel une force imprescriptible, et irréductible au regard des récits transparents. La réserve, révélatrice de la philosophie que le peintre a toujours pratiquée, vise la surenchère flaubertienne dans le désenchantement, le dégoût de tout. Car, comme le souligne Chardeau, après avoir utilement sondé les résultats scolaires (« esprit fin, juste, plein d’émulation ») et les états de service de Gustave en 1870-1871, nous avons bien à faire à une âme vaillante. Cette nature d’entrepreneur (les expositions impressionnistes lui doivent tant), de collectionneur (Orsay lui doit tout), ce chantre du geste sûr, de l’effort sportif, de l’hygiène corporelle, accorde très tôt sa ferveur positive à une imagerie unique, qui ne sépare jamais, quoi qu’en en dise, le privé du collectif. On ajoutera que le livre de Chardeau, d’une verve souvent drôle, croule sous les photographies inédites, les renseignements de toute nature et les fines analyses de l’œuvre. Je ne le suivrais pas en tout, mais cela ne diminue en rien la valeur de son ouvrage serré, qui dote d’un relief neuf certains membres de la famille : Martial, le père hyperactif, dont il a retrouvé le portrait par Béraud, et étudié la bibliothèque (Racine, Rabelais, Voltaire, la Revue des deux mondes, Walter Scott, Fenimore Cooper) ; ou René, le plus beau des trois frères, le plus coureur de jupons, le plus dispendieux, le plus tête-brûlée, avant de nous tourner le dos dans le tableau du Getty, car privé d’un destin d’artiste. Le soin d’enquêteur que Chardeau met à rétablir l’identité et la personnalité de Charlotte Berthier, la dernière maîtresse de Gustave, invisibilisée par sa belle-soeur mais chantée par Jean Renoir, mérite enfin d’être salué, d’autant plus que les féministes anglo-saxonnes se préoccupent moins d’elle, que de la libido clivée, dit-on, du peintre. Stéphane Guégan

Amaury Chardeau, Caillebotte. La peinture est un jeu sérieux, Norma Editions, 32€ / Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Droz, 36,90€ / Jean-Michel Gouvard, L’Apocalypse Baudelaire, Classiques Garnier, 45€ / Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition de Jacques Dupont et préface de Fabrice Luchini, GF, 9€. Diseur de Baudelaire, lecteur de Baudelaire, ce dernier en a fait, dit-il, son recueillement. Et comme la mémoire ne lui manque pas, ni la touche du peintre, il nous livre le souvenir de Michel Houellebecq susurrant : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. /Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : »

Gustave Caillebotte mis à nu, de Raboteurs à Homme au bain / France Culture / Répliques d’Alain Finkielkraut / Peindre les hommes / avec Dominique Bona et Stéphane Guégan, samedi 16 novembre 2024

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/peindre-les-hommes-4184286

DEUX LECTURES

Il n’est pas un jour où l’actualité, du recul général de la civilisation au recul du français chez nos collégiens, ne vérifie la justesse d’Hannah Arendt, nous dit Bérénice Levet, experte de sa pensée et de la place qu’y trouve la réflexion esthétique, tellement éclairante quant à ce monde menacé par les progrès de toutes sortes. En lisant Arendt, le souvenir du Baudelaire de 1855, accablant de son ironie l’Exposition universelle, nous vient souvent à l’esprit. Pourquoi ne pas imaginer que Walter Benjamin, l’un de ses frères en philosophie, l’ait conduite au plus conséquent, car au plus chrétien, des antimodernes ? « Le christianisme a bien connu l’homme », résumait Pascal ; Bérénice Levet nous le refait entendre à l’appui d’un des arguments majeurs de son essai. Le sacré, quelque explication qu’on lui donne, ne saurait être congédié sans contribuer à la déshumanisation galopante de nos sociétés et de nos existences. Arendt décida d’étudier très tôt la théologie. Pour une Juive allemande, d’autres choix, et d’autres sujets de thèse que Saint Augustin, auraient pu ou dû s’imposer. Mais penser la religion, penser l’enseignement du Christ, en dehors même de la possibilité de la foi, c’était s’armer, avant Hitler, avant la Bombe, avant les bébés éprouvettes, avant la déresponsabilisation du Mal, contre les fléaux d’une modernité déjà grisée de soi. Nous payons chaque jour le prix fort de l’atomisation et de l’instabilité des démocraties en proie aux maux que l’on sait. La souveraineté du moi, le triomphe de l’individu sans attaches ni devoirs, de l’humain délié du monde et du passé, n’en est pas le moindre. Or, Arendt, nourrie des Grecs et de la Bible, entraînée par la phénoménologie de sa jeunesse, refuse d’entériner les logiques séparatistes, soit le divorce des hommes et du monde, des hommes et du politique, ou, mieux, du conservatisme et du progressisme. La terre, la langue, la culture, l’histoire, les croyances éprouvées par le temps, ce sont les véhicules, prêts à se réveiller, d’une transcendance aussi utile que l’air que nous respirons ou que l’art que nous défendons. SG / Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Éditions de L’Observatoire, 2024, 21€.

Imprévisibles sont les détours du miracle. Un inédit du grand Giono, mentionné par son Journal, mais perdu de vue, nous revient. On comprend pourquoi aujourd’hui ; il croupissait aux Archives nationales avec le reste des cartons de la Section spéciale de la cour d’appel. Sous Vichy, elle s’occupait des communistes que la rupture du pacte Molotov-Ribbentrop et les attentats contre l’Occupant soumettaient à une traque incessante de la part du nouveau régime. Sans avoir jamais été stalinien à la mode 1932-36, Giono s’était laissé embobiner au temps de l’AEAR et des entourloupettes d’Aragon. L’idéologie est donc étrangère à son ralliement prudent ; les charniers de 14-18 qu’il a vus de plus près que d’autres lui étaient restés sur l’estomac. Plus jamais ça, c’est sa ligne de conduite, voire d’inconduite. En mars-avril 1941, soupçonné d’action clandestine de « nature à nuire à l’intérêt national », Giono est interrogé à plusieurs reprises. Lente instruction, jusqu’au non-lieu prononcé le 20 novembre. Le 13, en effet, ses arguments avaient convaincu ; Giono rappela son rejet de toute accointance avec le PCF entre la guerre d’Espagne et la drôle de guerre (son pacifisme lui avait d’ailleurs valu d’être emprisonné en septembre 1939). Lors de l’interrogatoire du 13, il réitère son soutien à la Révolution nationale, synonyme, à ses yeux, d’une politique de la Terre en réaction au technicisme et à l’internationalisation du capitalisme. Enjoint à justifier de son emploi du temps au cours de l’été 1939, il confie à ses juges le journal de la semaine qu’il avait passée sur les routes secondaires de la Haute-Drôme, du 20 au 27 juillet, en ces mois de veille d’armes. Ces pages magnifiques, pour employer un mot que Giono réservait aux révélations de la route ou de la table,  possèdent la fraîcheur de croquis oubliés près de 90 ans à l’abri du jour. La solitude du marcheur lui fait éprouver la « vie de tout », et opter pour la note, concentré d’odeurs ici, de couleurs là. Les Grands chemins sont en marche. / Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme, édition présentée et annotée par Antoine Crovella (disciple d’Alya Aglan), Éditions des Busclats, 2024, 15€).

SAINT GEORGE(S)

9782757209486_GeorgeDesvallieres_CatalogueRaisonneDeLOeuvreComplet_2015Le catalogue raisonné fut longtemps le privilège des princes de l’art. Comme tout se démocratise, en bien mais surtout en mal, les pires tâcherons ont bénéficié d’un inventaire complet avant George Desvallières (1861-1950), que les musées ont tant tardé, par ailleurs, à remettre à son rang. On ne leur demandait pourtant rien de plus que de « regarder » cette peinture, virile et capiteuse inséparablement, et de se demander pourquoi l’artiste s’était acquis le suffrage des meilleurs, Léon Bloy, Apollinaire, Péladan, Mauclair, Roger Marx et Vauxcelles, avant de mourir dans la double gloire des hommes et de Dieu, sous l’habit de neige des fils de Lacordaire. Le Petit Palais et son excellent directeur auront donc tiré les premiers. Bravo. Visible à partir du 15 prochain, cette rétrospective était aussi attendue que le monument éditorial auquel Catherine Ambroselli de Bayser a consacré vingt ans de son existence et d’une passion inlassable. Vient donc l’heure grave où doivent se confirmer les fruits de tant d’efforts… Car le pluriel s’impose ici. La première confirmation qu’on retire de ces 700 pages nourrissantes est celle d’un artiste qui ne s’est jamais détourné du mouvement de l’histoire, celle de l’art et celle des hommes. Son âme de lutteur ne s’exaltait qu’aux combats qu’elle s’assignait constamment, la liberté des pinceaux, la beauté (divine) des corps, puis la rechristianisation de son pays et les sacrifices qu’il exige en temps de guerre. Marqué par la défaite de 1870, volontaire en 1914, anti-munichois en 1938, il fut de ceux qui firent savoir au maréchal Pétain qu’ils souffraient de voir stigmatiser la composante juive de la nation. On aimerait pouvoir le dire d’autres peintres. De surcroit, et en bonne intelligence avec l’indéfectible Maurice Denis, il se sera tenu à l’écart des velléités corporatives de Vichy et des règlements de compte dont la ville d’eau fut le triste théâtre (voir mon Art en péril, 1933-1953, Hazan, 2015). Les preuves sont là, le chrétien et le patriote se révoltaient en lui devant les forces d’Occupation et leurs exigences sans fin, héritières d’un prussianisme haï de longue date. Tête pensante du Salon d’Automne depuis  sa création, en 1903, et autrement plus libéral que Frantz Jourdain, Desvallières s’indigna enfin, dès la fin 1940, de son aryanisation.

TireursArcDesvallieresL’idéal de l’exposition libre, ouverte aux quatre vents de l’inspiration, se brisait sur les casques d’acier. Il ne revivrait plus jamais. L’après-guerre, salons et musées, fera de la modernité un entre-soi étouffant. C’est une tout autre idée de la peinture qui entraine les premiers tableaux du jeune Desvallières, si ardents, si colorés et déjà soulevés d’une verve expressionniste, où Manet, Carolus-Duran, Bastien-Lepage et Gervex sont présents autant que Mantegna et les vieux Toscans les plus musclés, Michel-Ange, Pollaiuolo, Andrea del Castagno… Issu d’une famille  d’illustres écrivains et d’intellectuels, les Legouvé, mais formé sur le tas, malgré un rapide passage par l’Ecole des Beaux-Arts, Desvallières profite tôt des leçons de Jules-Elie Delaunay et de Gustave Moreau. D’où une évidente fascination pour la haute Renaissance et une masculinité impudique. Tantôt exacerbée, cela donne Les Tireurs d’arc en 1895 (notre illustration), sous l’influence avouée de Rodin et peut-être des Trophées de Heredia. Tantôt efféminée, et cela donne alors tant d’éphèbes équivoques, qui coloniseront plus tard son iconographie chrétienne, riche en Sébastien et en Christ alanguis jusqu’à la guerre de 14. Ce point mériterait d’être mieux éclairci, Desvallières ne partageant pas, sauf preuve du contraire, les inclinations sexuelles de Delaunay. Sans devenir un élève de Moreau à proprement parler, autre artiste dont la libido nous est mal connue (les gardiens du silence veillent), Desvallières en a adopté les climats mystérieux, frottés de Quattrocento et d’Orient, et les allégories étrangement obscures. Auront beaucoup compté, en outre, ceux qui fréquentèrent l’atelier de Moreau, à l’Ecole des Beaux-Arts, à partir de 1891, les futurs Fauves entre autres. Catherine Ambroselli, forte d’une documentation familiale qu’elle exploite très bien, fait revivre le cercle où Desvallières a trouvé son second chemin de Damas, le cercle de Matisse, de Piot et de Rouault, lequel fut alors d’une importance particulière.

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Choses vues, souvenirs de Londres

Il détermine, à l’évidence, la rencontre de Léon Bloy, catholique ultra mais hétérodoxe, et la lecture de Baudelaire (il était temps !). Lors du Salon d’Automne de 1903, le premier de son histoire, Desvallières expose Choses vues, souvenirs de Londres, titre qui télescope Hugo et le Baudelaire du Peintre de la vie moderne. L’artiste le dit, il lui faut épouser le monde qui l’entoure, ses hauts et ses bas, sous la lumière terrible de son « retour à Dieu ». Retour que Bloy enregistre dans son merveilleux Journal, réédité par Robert Kopp en 1999 (Bouquins, Robert Laffont). Comme l’amour, la grâce marche et frappe au hasard, et les « maisons » britanniques ne sont pas épargnées par ces coups de foudre-là. Le tableau, où traine le souvenir des femmes fortes de la Renaissance, consonne avec le premier Picasso, et inspire au critique (érotomane) Joseph Péladan ce magnifique commentaire : « Ces trois sœurs du vice ont le même regard bleu, la même chair rose, la même cigarette aux doigts. Vraiment, c’est là une œuvre baudelairienne. Ces trois regards implacables, ces trois fatalités de luxure, ces roses d’enfer, ces trois faces de démones s’imposent à l’imagination. » Au détour de son séjour londonien, Desvallières a-t-il croisé l’étonnant enfer de Walter Sickert, peintre proche de Jacques-Emile Blanche et de Gide dans la France 1900? C’est fort probable. Les créatures de Londres avaient fait sentir  au Français l’étrange fascination de ces êtres doubles, corps disponibles et âmes en mal de rachat  Son Sacré-Cœur de 1905, grande sensation du Salon des Indépendants de 1906, versera le sang rédempteur, comme de juste,  sur les plus assoiffé(e)s, à la manière du « Pélican rouge, le Pélican qui saigne pour ses petits et telle me paraît la genèse de votre œuvre » (Léon Bloy).

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Christ à la colonne

1910 marque un tournant à plus d’un titre. Le 16 mai, Desvallières est fait chevalier de la Légion d’honneur. Ce jour-là s’inaugure, Galerie Druet, une rétrospective de son œuvre, 53 numéros. Dans La Grande Revue, Pierre Hepp écrit alors : « On vit son métier devenir, de jour en jour plus simple, plus franc, plus solide et plus réfléchi, s’appuyer sur des idées plus nettes, plus positives. » Quant à la récente conversion de Desvallières, le journaliste la qualifiait indirectement en le situant parmi Baudelaire, Huysmans et Léon Bloy, un trio de catholiques sans tiédeur ni bienséance inutiles. En juin, l’artiste fêté rejoint la Société de Saint-Jean, fondée par Lacordaire en 1839… Le rajeunissement que Desvallières imposait à la peinture sacrée doit donc se comprendre dans le contexte d’une avant-garde tournée majoritairement vers le primitivisme, le cubisme ou la déco nabie. Quoique marqué par l’Espagne du Siècle d’or, Christ à la colonne, son envoi le plus fort au Salon d’Automne de 1910, relève donc d’une modernité de combat. Plus encore que son ami Maurice Denis, à qui le tableau a appartenu, Desvallières rejette le « genre sacristie » et love une bonne dose d’érotisme doloriste dans ce grand corps brisé et humilié, dont la ligne de cou rappelle le Chassériau du Christ de Saint-Jean-d’Angély. Moderne est aussi la touche d’orientalisme qui réveille le chapiteau de la colonne. Le fond noir, signe avant-coureur des ténèbres du calvaire, n’est pas sans faire penser aux multiples Christ d’Henner, que Desvallières ne pouvait ignorer. Même l’inscription, « Seigneur, ayez pitié de nous », y renvoie. Vauxcelles, en 1910, s’enchante de ce « Christ de primitif espagnol ». Et Raymond Escholier, en 1936, l’assimilera aux géniaux Moralès et Valdès Leal, deux des références majeures de la peinture française au temps de la Galerie espagnole de Louis-Philippe. Quel poids attribuer aux souvenirs ? L’hispanisme baroque et sévillan de Desvallières, alors que le Greco revival déferle, mériterait d’être creusé. A l’évidence, la guerre de 14, durant laquelle il  renfile l’uniforme, aura précipité l’évolution de sa peinture, toujours plus poignante et empoignante. Claudel ou Péguy, ses lectures de soldat, ne le quitteront plus. L’autre guerre le verra ferme dans ses bottes, nous l’avons rappelé plus haut. La Croix est plus que jamais offerte en exemple à la France humiliée, martyre, mais relevée. Le 15 mars 2016 sera bien le jour du Jugement dernier. Comprenne qui voudra. Stéphane Guégan

*Catherine Ambroselli de Bayser, avec la collaboration de Priscilla Hornus et Thomas Lequeu, George Desvallières. Catalogue raisonné de l’œuvre complet, trois volumes sous coffret, Somogy, 380€. // A voir au Petit Palais, Paris, du 15 mars au 17 juillet 2016, George Desvallières. La peinture corps et âme.

TROIS GRANDS LIVRES EN POCHE

9782253185697-001-Tproduct_9782070464890_195x320Signalons d’abord une singulière coïncidence : en janvier 2015, je disais tout le bien qu’il faut penser des essais de Bérénice Levet et d’Anne Applebaum, la première dénonçant les mensonges de la théorie du genre et le recul du véritable Eros, l’autre explorant les crimes tus de la guerre froide, deux essais qui, malgré l’écart des propos, nous semblaient entrer en résonance par leur rejet commun des fausses idéologies du Bien. Leur parution simultanée en poche, signe d’un succès mérité, le confirme. Je renvoie donc à ma recension en ajoutant que l’année écoulée n’a vu que croître leur pertinence. SG // Bérénice Levet, La Théorie du Genre ou Le Monde rêvé des anges, préface de Michel Onfray, Le Livre de Poche, Biblio essais, 6,90€ // Anne Applebaum, Rideau de fer. L’Europe écrasée 1944-1956, Gallimard, Folio histoire, 12,90€

product_9782070356904_195x320Voltaire, Zaïre, édition de Pierre Frantz, Gallimard, Folio Théâtre, 6,50€ // La disparition du théâtre de Voltaire des rayons de nos librairies, et de nos scènes subventionnées, est une calamité nationale, que je pointais (du doigt) en janvier dernier. J’annonçais toutefois le projet de Classiques Garnier, où ce massif littéraire en déshérence va ressusciter, projet auquel François Jacob s’est associé. Je ne sais si Pierre Frantz prendra part à l’entreprise, mais il le mérite très certainement. Sa présentation de Zaïre, « la tragédie la plus touchante  du XVIIIe siècle », pétille d’intelligence et s’oppose à une double doxa, celle qui veut que ce théâtre du passionnel ne soit qu’une fade copie des classiques, celle surtout qui fait de ce drame de l’amour un simple ouvrage de prédication chrétienne. « La scène est au sérail de Jérusalem », note Voltaire, et se situe au temps de la septième croisade (1249) à laquelle le jeune Saint Louis associe le prestige du royaume de France. Le sultan Orosmane, première nouveauté de la pièce, contrevient à tous les poncifs du « despote oriental ». Vis-à-vis des chrétiens qu’il tient à sa merci, il se conduit en chevalier courtois. Prêt à les libérer presque tous, il ne peut laisser partir la belle Zaïre, une captive élevée dans la foi de Mahomet. Deuxième nouveauté, cette passion de feu est partagée. Vient la scène de la reconnaissance, topos tragique, dont Voltaire déplace le moment et la portée. Découvrant sa réelle identité, après avoir été « reconnue » par son père, Zaïre n’en reste pas moins follement amoureuse d’Orosmane qui a renoncé pour elle aux coutumes et aux privilèges du sérail. Voltaire refuse les termes dans lesquels s’est déjà figé « le choc des civilisations ». Il n’accable ni les uns, ni les autres, et fait dépendre la religion, bonne en soi, de l’autorité des mœurs. Dès lors, la jeune femme ne se dit aucunement la victime de son éducation mahométane. Sa double appartenance, par contre, la désigne aux besoins originels de la tragédie… A rebours de toute une tradition exégétique, née à l’époque de Voltaire, mais que fixent Chateaubriand et son Génie du christianisme, Pierre Frantz rend  à la décision et à la mort de Zaïre sa double opacité. C’est moins la Providence qui l’écarte d’amours fautives que l’ordre paternel et le fanatisme du frère. Le geste d’Orosmane, mû par une jalousie empruntée à l’Othello de Shakespeare, signe son dépit, non sa barbarie. Voltaire, écrit Frantz, « met en face du pouvoir et de la religion la simple humanité. Rien de plus actuel. Rien de plus éloigné. C’est dans l’espace de cette contradiction que le théâtre d’aujourd’hui trouverait quelques raisons de renouer avec Voltaire. » SG

Caprices, caprices

9782754107723-GLa liberté d’expression ne connaissant plus de limites, je m’autorise donc aujourd’hui à livrer l’entretien suivant à qui voudra bien le lire… Préparé par Bérénice Levet, il était destiné à la presse écrite, mais le grand art et ses mésaventures ne font plus partie des priorités du jour.

Bérénice Levet – Votre livre s’intitule Les Caprices du goût en peinture, en écho et hommage aux travaux du grand historien d’art Francis Haskell. Vous entraînez le lecteur français sur une voie passionnante en l’invitant à suivre l’alternance d’éclipse et d’exhumation qui scande la vie des formes. Tel peintre, tel tableau, un temps célébré, adulé se voit soudainement remisé, sombre dans l’oubli pour finalement réapparaître et capter de nouveau l’attention. Bref, vous démontrez que le destin des œuvres est fragile. Nulle beauté, nulle grandeur ne prémunit contre l’oubli ou le mépris. Vous parlez de caprices, mais en réalité vous nous dites en quoi ces redécouvertes ont leur logique.

Stéphane Guégan – Le titre relève de l’antiphrase, même si je crois à l’imprévisible. À un moment, contre toute attente, un tableau ou un artiste resurgit. C’est le déclic, la vague ou la vogue suit… On peut également parler de caprice dans la mesure où il y a toujours chez les acteurs de ces redécouvertes, une part de subjectivité, une part de plaisir, quelque chose qui se dérobe à la logique rétrospective. Mais ces redécouvertes, en effet, ont leur logique. Toute époque déclasse et reclasse du même élan. J’ai tenté d’en comprendre les mobiles. Pourquoi, à tel moment, telle œuvre refait surface et, dévaluée hier, retrouve une actualité pour l’amateur et une fécondité pour le créateur? Si l’on en vient immédiatement à un cas d’école, Vermeer fut longtemps absent de l’histoire de l’art. On connaissait ses tableaux mais sans les lui attribuer. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour le voir réintégrer l’histoire de la peinture. C’est le mari de Vigée Le Brun, un marchand de tableaux, qui est le grand artisan de cette redécouverte. Tout l’art moderne s’engouffre dans la brèche, de Manet à Balthus. L’âge des Lumières, et sa fascination pour l’originel, fut beaucoup moins normatif qu’on le croit. Le retour aux Primitifs et la folie hispanique débutent aussi alors.

BL – Vous comparez le mouvement du goût, filant la métaphore, au mouvement de la terre autour du soleil…

SG – Nous sommes enclins à nous figurer l’histoire de l’art comme écrite une fois pour toutes, or elle ne cesse de se reconfigurer. Je crois plus à cette révolution permanente qu’à l’évolutionnisme des modernes, qui est une farce éculée (sauf pour ceux qui en tirent profit). Chaque époque se fabrique son histoire de l’art en fonction de ses propres intérêts. Et l’historien d’art est tributaire de ce mouvement de la sensibilité, il ne surplombe pas son temps, il est lui-même pris dans l’histoire qu’il retrace.

BL – Je voulais vous interroger sur ce point. Le XXe siècle a favorisé de nombreuses redécouvertes, nous allons y revenir, mais on vous devine impatienté par une certaine arrogance contemporaine, notre propension à nous penser comme de Grands Justiciers, libérés de tous les tabous. Votre livre nous confronte à nos préjugés et vient nous rappeler que nos exhumations obéissent aussi en partie à des motifs politiques, idéologiques et moraux.

SG – Cette arrogance tient en grande partie à ce que nous sommes prisonniers d’une vision trop homogène de l’histoire de l’art. Ce livre essaie de penser l’hétérogène. Hétérogénéité verticale, d’un côté, en cela que chaque époque se donne de nouveaux pères spirituels. Et hétérogénéité horizontale, de l’autre, les esthétiques les plus contraires ont toujours coexisté et dialogué plus que ne veut le dire la vulgate moderniste.

1280px-Alexandre_Cabanel_-_The_Birth_of_Venus_-_Google_Art_Project_2BL – C’est un des aspects très stimulants de votre livre que de nous rendre accessibles à ces parentés, ces affinités entre des esthétiques tenues pour contraires. Plutôt que de les opposer, dites-vous, il convient de les articuler. Ainsi suggérez-vous de ne plus voir dans la «très sucrée» Naissance de Vénus de Cabanel le marchepied d’Olympia mais sa complice involontaire. Regard dont un Max Ernst s’est révélé capable, ainsi que vous le montrez plus loin, puisqu’il s’inspire de la même Vénus pour Le Jardin de la France (Mnam) de 1962.

Ernst_cgpSG – Avec le recul, nous pouvons enfin penser ce qui rapproche les artistes qu’on dit antagonistes. Ils partagent souvent un même rapport au passé et au présent, à défaut d’en tirer la même chose plastiquement. C’est là où l’histoire de la sensibilité corrige les ukases de l’histoire de l’art. Dis-moi qui tu vénères, je te dirai qui tu es… À cet égard, je m’intéresse évidemment au retour des Pompiers après 1950, c’est-à-dire au moment où la doxa moderniste commence à donner des signes de faiblesse et va bientôt voir se dresser une autre approche des XIXe et XXe siècles. Max Ernst n’est pas le seul alors à avouer le plaisir et l’intérêt, j’y insiste, qu’il prend à fréquenter les maudits de la peinture officielle.

Eclipses_fridaBL – Au fond, ces redécouvertes nous parlent presque plus des sociétés qui les rendent possibles que des œuvres elles-mêmes. Votre livre couvre l’ensemble des siècles mais arrêtons-nous sur le XXe siècle. Essayons de dresser un rapide panorama de ses «retours en grâce». Ils sont tout à fait révélateurs des obsessions qui nous agitent. Il y a, bien sûr, le cas des peintres femmes.

SG – En effet, le XXe siècle les voit se multiplier tandis que l’histoire de l’art, d’inspiration féministe, a consacré leur triomphe. Or, en regardant le passé, on s’aperçoit que cette situation n’est pas complètement nouvelle. Elle a connu des signes avant-coureurs, dans ces périodes que l’on croit soumises aux pires préjugés, spécialement sous l’Ancien Régime. On trouve alors des peintres femmes au plus haut niveau de la société et du monde de l’art malgré le numerus clausus qui règne à l’Académie. Dès avant la Révolution, certaines connaissent la célébrité et sont admises au Salon: c’est le cas de Vigée Le Brun, portraitiste attitrée de la reine. On tendait sans doute à reléguer les femmes dans l’exercice de la nature morte et du portrait, au motif que les bonnes mœurs leur interdisaient d’accéder aux académies viriles. Mais, dès la fin du XVIIIe siècle, elles trouvèrent le moyen de lever cet obstacle. Dans l’entourage de David, des femmes peignent des hommes aussi dénudés que ceux du maître de la virilité triomphante. Les féministes qui prétendent redécouvrir cette peinture dans les années 1970 ont mis en lumière cette situation remarquable mais pour mieux ensuite en réduire la portée, se plaisant à camper les artistes du beau sexe en éternelles victimes d’une société qui les dominerait ou les réduirait aux genres ancillaires. Les femmes ont imposé une peinture de femme avant Frida Kahlo et Georgia O’Keeffe dont je réexamine le culte actuel.

BL – Autre redécouverte inséparable du contexte politique, celle de l’orientalisme… On ne compte plus les expositions témoignant de l’intérêt des Occidentaux pour les «figures de la diversité». Un art capable de célébrer l’Autre. Ce qui renvoie à une conception identitaire du visiteur, comme si la peinture occidentale n’avait de légitimité qu’à ce titre.

Dinet_orsaySG – Je serai moins tranché que vous. Il faut se souvenir d’une époque où, à Orsay, avant que Guy Cogeval n’en prenne les rênes, la salle orientaliste avait disparu. On regardait cette peinture avec condescendance ou un fort sentiment de culpabilité. C’est dans les années 1960-1970 que l’on commença à accuser l’orientalisme européen d’avoir été le fourrier du colonialisme, porteur qu’il serait en son entier, et par essence, d’une vision réductrice, raciste et sexiste de son objet. Très récente est la reconquête du regard sur ces poncifs véhiculés par Edward Saïd et ses émules. Car cette peinture longtemps dévaluée a su très souvent témoigner d’une expérience concrète et compréhensive de la polyphonie ethnique et culturelle du monde arabe. Et il a fallu que le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme consacre une exposition aux Juifs dans l’orientalisme pour que l’on redécouvre l’intérêt qu’un Chassériau a porté à la communauté juive en Algérie et la puissance de vérité de ses toiles. Le tableau de Dinet, Esclave d’amour et Lumière des yeux (musée d’Orsay), glosé dans le livre, est aussi d’exhumation récente alors que sa célébrité, au début du XXe siècle, était encore énorme. En outre, il offre de l’Afrique du Nord une vision étrangère à bien des stéréotypes.

BL – Ressort enfin de votre livre le lien entre les réhabilitations du XXe siècle et la résistance à une approche formaliste des œuvres. Les Réalismes, l’exposition organisée par Jean Clair en 1980, marquait un tournant, rendait caduque une certaine vision pantouflarde, univoque du XXe siècle, non sans susciter de vives polémiques: la peinture figurative retrouvait ses droits.

André Masson, Autoportrait, 1947 H/t. Coll. part.
André Masson, Autoportrait, 1947
H/t. Coll. part.

SG – À l’évidence, nous nous sommes libérés dans le dernier quart du XXe siècle des tabous modernistes et de l’idée que la figuration appartenait au magasin des formules périmées. L’idée d’un progrès nécessaire, contre quoi Picasso pestait dès 1910, nous est devenue odieuse. Il n’y a plus de honte à aimer et défendre le dernier Bonnard, le dernier Giacometti, le De Chirico non métaphysique, le Masson des années 1940-50 ou le Picasso du Palais des Papes, pour parler comme Malraux. Loin de moi, cela dit, le désir de plaider pour un révisionnisme irréfléchi. Du reste, une œuvre n’est pleinement redécouverte qu’à la condition de recouvrer sa vérité première et sa puissance de significations nouvelles. Et les possibilités démultipliées qu’offrent l’Internet ou le marché de l’art resteront lettre morte si elles ne répondent aux besoins profonds du bel aujourd’hui.

– Stéphane Guégan, avec la collaboration de Delphine Storelli, Les Caprices du goût en peinture. Cent tableaux à éclipse, Hazan, 39€.

Présidé par Jean-Pierre Le Goff, le club de réflexion « Politique autrement » organise un séminaire en 2015, animé par Robert Kopp, sur le thème: La querelle de l’art contemporain, quel état de la modernité ? Je participerai à la séance du samedi 24 janvier 2015, à 14h30 : Questions d’histoire et de définition.

Guerre(s) froide(s) ?

Le propre des tyrannies modernes, celles qu’on dit libératrices, ou purificatrices, est d’avancer masquées. Que leur fonds de commerce soit la religion, le sexe ou la politique, le machiavélisme y a pris des proportions dantesques. Des masques, on en trouve justement sur la couverture du dernier essai de Bérénice Levet. Empruntés à Magritte, ils illustrent la duplicité ou le piège des apparences chers au froid ironiste. Si cette image trop lisse trahit le bouillonnement et la colère du livre, elle est fidèle à son propos: la «théorie du genre» en son versant extrême, celle de la «queer theory», confine au tour de passe-passe et au trompe-l’œil. Utiles tant qu’elles identifient les stéréotypes du culturel et du sexuel dans les comportements de société ou les productions de l’art, les «gender studies» dérapent dès qu’elles passent de la revendication féministe ou de la déculpabilisation de l’homosexualité à la diabolisation de l’hétérosexualité, mère de tous les maux, comme on sait, et levier de toutes les oppressions, bien sûr. En vingt-cinq ans, surfant sur les chantres les plus obtus de la «société policière et normative» (Foucauld, Derrida et Cie), le débat sur l’identité sexuelle a changé d’objet et de ton. Cette mutation a d’abord frappé les États-Unis, où tous les prétextes sont bons pour accuser la France, terre des libertés infidèle à son destin éclairé, de s’être rangée du côté des forces du mal(e). En rappelant que notre sexualité est déterminée en nature, quelle que soit sa forme, et que l’éducation ne saurait faire taire la force biologique qui pèse sur nos désirs, Bérénice Levet dévoile ce que masque le souverainisme du choix. Freud et Merleau-Ponty à l’appui, la philosophe dénonce autant les négateurs du donné que le mépris du don. Croire que tout est culturel, ou que toute sexualité est aléatoire, c’est ignorer ce qui nous est offert en naissant, et rejoindre le pire obscurantisme au nom de son refus.

Restons sur le terrain des illusions, si fertile aux idéologies révolutionnaires, et venons-en au nouveau livre d’Anne Applebaum, experte du domaine soviétique. Après avoir étudié les camps du goulag, elle s’intéresse à la période où ils connurent un pic de fréquentation, le début des années 1950… Son franc-parler et son humour noir n’ont pas faibli s’agissant de ce qu’elle appelle le haut-stalinisme et l’assujettissement communiste de l’Europe orientale après Yalta. À la suite de Timothy Snyder et de ses indispensables Terres de sang, Applebaum décrit la reconstruction, sous pavillon russe, du champ de ruines laissé derrière elle par une guerre qui ne fut jamais aussi destructrice qu’en Pologne, Hongrie et Allemagne. On le sait, l’invasion allemande de la Russie, en juin 1941, fut une malédiction pour les Russes et une bénédiction pour Staline. Ce que l’Ukraine affamée, la Grande Terreur des années 1930 et le pacte Molotov-Ribbentrop avaient ôté à son prestige et son crédit, la Wehrmacht le lui rendit au centuple. On commençait à douter des bienfaits du communisme sur ceux qui devaient en être les bénéficiaires, les libertés publiques et le niveau de vie des prolétaires, la guerre «donna un nouveau bail au mouvement communiste international». Staline sort du conflit presque divinisé. Les alliés ne lui refuseront rien et fermeront les yeux sur ce qui allait advenir de l’Europe de l’Est. À relire son implacable discours de Fulton, prononcé le 5 mars 1946, et où il parle déjà de «contrôle totalitaire», on mesure la déception de Churchill face aux positions américaines. Certes, les États-Unis n’étaient guère disposés à se retourner contre les Russes après les sacrifices humains qui venaient d’être consentis de part et d’autre. Une guerre, moins froide que son nom, fut pourtant le fruit empoisonné de cette politique de l’autruche. Sous couvert d’apporter aux pays satellites la perfection du modèle soviétique, Moscou étendit à ses voisins les méthodes opaques d’un totalitarisme redoré par la défaite d’Hitler. Là où le Komintern avait échoué, les conditions politiques de l’après-guerre rendirent possible la soviétisation des «terres de sang». Mais à quel prix? C’est tout le propos et le grand mérite de Rideau de fer que d’en éclairer à la fois le processus et la façon dont il fut vécu. L’Europe de l’Est, Allemagne comprise, fut d’abord mise en coupe réglée, au titre des réparations de guerre, avant d’être intégrée au stakhanovisme de la maison mère. Police, bourrage de crâne, système mafieux, tout est rendu en détails, jusqu’à l’usage cynique que l’appareil stalinien fit de la rancœur des Juifs envers les Allemands et les Polonais. On eût aimé qu’Applebaum s’attachât davantage au rôle des intellectuels de l’ouest dans le sinistre «guignol» dénoncé par Koestler dès 1941. Certains se réveillèrent, Sartre plus que Picasso, en novembre 1956. Il est pourtant dur le bruit des chars sur le macadam.

Stéphane Guégan

Regrets…

Ceux de ne pas avoir parlé plus tôt du dernier roman de Marc Pautrel, dont l’ouverture, d’une rare fulgurance, est l’une des meilleures belles choses que la littérature française nous ait offerte en 2014. Orpheline ne déroge pas aux choix d’écriture qui font la musique si particulière de ses précédents livres, soumis à l’immédiateté du présent de l’indicatif et au tranchant des émotions qu’une autre grammaire embellirait. Tous les livres primés ici et là me sont tombés des mains, le miel d’un sentimentalisme que je croyais mort depuis 1850 y coule à flots. Inflation des mots, fausseté des péripéties, ridicule des scènes d’étreinte, mensonge romanesque dans le pire sens de cette expression fameuse. À l’inverse, Pautrel regarde son héroïne respirer, aimer, voyager, s’enflammer ou s’éclipser, il la laisse aller sans nous asséner en permanence qu’elle est une femme libre de ses sentiments et de ses mouvements, folle d’elle-même, une femme moderne qui n’appartiendrait qu’à la minute présente et sur qui tout glisserait, les blancs de son enfance volée comme les faux pas de la passion amoureuse. Se libère-t-on jamais de tout? Cette séduisante Bordelaise de quarante ans, très espagnole de corps et de crinière, a ses secrets et ne les partage pas avec les hommes qui rejoignent son existence solitaire, peuplée de brèves lumières et de rêves insistants. Et si le dernier était le bon? SG

*Bérénice Levet, La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges, Grasset, 18€

*Anne Applebaum, Rideau de fer. L’Europe de l’Est écrasée 1944-1956, Grasset, 28€

*Marc Pautrel, Orpheline, L’Infini, Gallimard, 12€