L’INCONTOURNABLE

Baudelaire aurait jugé puérile la tentative des surréalistes visant à faire de l’art le moyen d’éradiquer les contradictions du réel et de l’expérience que nous en faisons. Passer du poète des Fleurs du Mal à ces cadets qui ne l’aimaient guère, c’est passer d’un « cerveau catholique », fort de ses conflits, fier de sa morale propre, à un unanimisme de rêve, c’est-à-dire aux chimères délivrées des imperfections de l’ici-bas. Théodore de Banville ne dit rien d’autre lorsqu’il parla, le 2 septembre 1867, sur les restes de son ami, avec sa justesse coutumière. A Baudelaire qu’il pleure, il attribue une « œuvre essentiellement française », le contraire donc des phraseurs creux et des rhéteurs trop lisses. Comme Balzac, Daumier et Delacroix, précise Banville en oubliant Manet, il « accepta tout l’homme moderne ». Cette modernité-là, si elle désignait le siècle qui s’était fermé les cieux, englobait un moment plus large de notre culture, puisque ce discours d’adieu fait « remonter » la poétique chrétienne de Baudelaire aux guerres de religion. Agrippa d’Aubigné avait été son frère d’armes, plus que Hugo et Lamartine, lus plus qu’élus. Ces mots, ces rapprochements si perspicaces de Banville n’ont pas été écartés de ses Œuvres complètes, ils sont dignes de la préface que Gautier donna à la troisième édition des Fleurs du Mal afin d’innocenter leur auteur du satanisme athée qui lui fut reproché avant et après sa mort. Banville et Gautier ont largement mérité de figurer parmi les voix dont Baudelaire et ses autres a fait son miel. L’idée de ce collectif revient à Patrick Labarthe, grand baudelairien s’il en est, et profond connaisseur des langages qui se télescopent sous l’apparente harmonie de l’œuvre. Qui d’autre que Baudelaire, pour paraphraser Claudel, se plut autant à la cohabitation des classiques (Bossuet ou Racine) et de ce qui en semblait l’antithèse, de Pétrus Borel au journalisme boulevardier, d’Edgar Poe à l’idiome des peintres ou des chiffonniers ? Les alliages hétérogènes et les alliances dissonantes eurent sa bénédiction, il fallait frapper les esprits au lieu de les conforter et les endormir, réveiller les consciences plutôt que de les dédouaner de leur part de responsabilité dans la léthargie générale. Pour mieux saisir de quoi était faite cette éthique de la discordance, pour la suivre de ses sources aux traces qu’elle a laissées chez des écrivains de tout bord, Labarthe a réuni une vingtaine de contributeurs aux spécialités, perspectives et horizons aussi divers que leur objet. Sur le versant des lectures baudelairiennes, Villon et Pascal font l’objet de réexamens, quand Barbey, Huysmans, Valéry ou Drieu, sur le versant des lecteurs, nous aident à serrer notre Dante, qu’on a décrété, et Georges Blin le premier, un peu vite indocile à la rédemption. Ces autres qui l’éclairent à leur tour, ce peut être encore telle ou telle pratique du monde des lettres, comme l’éreintage forcé, et des arts, comme les joutes du Salon. La pensée, en bonne littérature, doit naître de la sensation pour conserver son étincelle de vie et sa marge d’ambivalence, ce volume, pour s’y tenir, ne trahit jamais le poète.

Le Spleen de Paris confirme son hégémonie actuelle, un peu surfaite, auprès des baudelariens en occupant presque entièrement la troisième partie du volume Labarthe. La dépendance des poèmes en prose envers la presse de grand tirage, notamment celle du fait divers,  leur dette envers Sainte-Beuve (celui de Joseph Delorme) ou Hoffmann, sont discutés autant que l’obsession jouissive et douloureuse du transitoire. A cet égard, certains commentateurs du Spleen me semblent un peu oublieux du programme annoncé par le poète lui-même, notamment de « la morale désagréable » qui doit s’en dégager au gré des observations du flâneur. La raillerie, dit Baudelaire à Jules Troubat en 1866, autant que le détail réaliste et grinçant, se veut la vertu première de cette tentative de poésie nouvelle, débarrassée du vers et de sa pureté, vouée aux misères et aux rares bonheurs que réserve la vie moderne. Adepte de la sociocritique et de la sociologie littéraire, Jean-Michel Gouvard s’est proposé de revaloriser le contexte des années 1857-1867 dans son analyse de ce corpus inachevé, et de ses thèmes permanents. Si certains relèvent bien du sociétal (pauvreté, vieillesse, veuvage, prostitution), d’autres sont de nature existentielle (ennui, résignation, aspiration à un autre monde), et aussi familiers aux lecteurs des Fleurs du Mal dont le Spleen fut le pendant rieur et railleur. Les illusions du politique en dressent l’arrière-plan, bien que Gouvard stigmatise les apories du Second Empire, décrit comme impérialiste en tout, plus que ce Baudelaire nomme les « élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public ». Assommons les pauvres !, est-ce un pamphlet nourri de Proudhon, selon Gouvard, ou le contraire ? Que Baudelaire peigne et critique le monde moderne d’un même mouvement, c’est l’évidence. Que le lyrisme traditionnel de la poésie y vire à la désublimation, on ne saurait le contester. Mais Gouvard ne réduit pas le Spleen à une esthétique du constat, fût-elle acide, dans le sillage avoué de Goya et Poe, il lit en Baudelaire la volonté persistante de contester l’ordre établi et la loi d’airain de l’économie, position que 1848 et le référendum de 1851 n’auraient pas douchée. Ne se payant pas de mots, le présent ouvrage collecte un flot d’informations, voire d’images et de caricatures, relatives au temps du « dictateur » Napoléon III, autant d’indices supposés de la portée subversive des instantanés baudelairiens. Il faut admettre que le lecteur est parfois ébranlé par cet apport documentaire passionnant, mais qui ne suffit pas toujours à le désarmer, ainsi quand L’Etranger, cette figure du déclassement idéologique et de la résistance chrétienne, est rapproché des travailleurs immigrés que le Paris d’Haussmann aspire alors. Gouvard décèle partout des allégories de la condition du poète indocile, devenu indésirable en régime autoritaire. Mais Le Vieux saltimbanque, comme Baudelaire l’énonce nettement, personnifie « l’homme de lettres qui a survécu à sa génération dont il fut le brillant amuseur », symbolise donc cette mort qui double l’autre et effraie le poète, non moins que la liesse d’un public impitoyable. Les avertissements de Baudelaire, du reste, émaillent le Spleen ; et les multiples occurrences de l’enfant, dont la perversité native transcende les classes sociales, sont porteuses de métaphysique, cette morale désagréable, qui donne leur grandeur à ces petits poèmes.

De toutes les trouvailles dont fourmille ou fait état le livre d’Amaury Chardeau sur Caillebotte, son lointain parent, la plus éminente, à mes yeux, concerne Baudelaire. Nous savons maintenant que le jeune Gustave, alors que le Second Empire connaissait son dernier éclat, eut entre les mains quelques-uns des sept volumes formant les Œuvres complètes (posthumes) de l’écrivain mort en 1867, deux volumes des traductions de Poe et le volume de L’Art romantique. Ce dernier abritait, comme on sait, deux textes décisifs sur Delacroix et, non moins crucial, Le Peintre de la vie moderne. J’aurais tant aimé disposer de cette information quand s’écrivait ma monographie (Hazan, 2021), laquelle s’ouvre par un double parallélisme. L’un touche justement à Baudelaire dont je proposais de rapprocher les grandes compositions urbaines du peintre, construites comme autant de théâtres improvisés, propices à l’aléatoire des rencontres et l’imprévisibilité des perceptions. L’un des poèmes en prose les mieux venus, Les Foules, leur fournit peut-être la meilleure exégèse : « Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. […] Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. » L’autre parallélisme concerne Flaubert, dont Caillebotte parle à Monet avec enthousiasme et réserve. D’un côté, l’auteur de Bovary incarne le réalisme comme le peintre l’entend, pur de toute sentimentalité et trompeusement impersonnel, afin de donner à l’effet de réel une force imprescriptible, et irréductible au regard des récits transparents. La réserve, révélatrice de la philosophie que le peintre a toujours pratiquée, vise la surenchère flaubertienne dans le désenchantement, le dégoût de tout. Car, comme le souligne Chardeau, après avoir utilement sondé les résultats scolaires (« esprit fin, juste, plein d’émulation ») et les états de service de Gustave en 1870-1871, nous avons bien à faire à une âme vaillante. Cette nature d’entrepreneur (les expositions impressionnistes lui doivent tant), de collectionneur (Orsay lui doit tout), ce chantre du geste sûr, de l’effort sportif, de l’hygiène corporelle, accorde très tôt sa ferveur positive à une imagerie unique, qui ne sépare jamais, quoi qu’en en dise, le privé du collectif. On ajoutera que le livre de Chardeau, d’une verve souvent drôle, croule sous les photographies inédites, les renseignements de toute nature et les fines analyses de l’œuvre. Je ne le suivrais pas en tout, mais cela ne diminue en rien la valeur de son ouvrage serré, qui dote d’un relief neuf certains membres de la famille : Martial, le père hyperactif, dont il a retrouvé le portrait par Béraud, et étudié la bibliothèque (Racine, Rabelais, Voltaire, la Revue des deux mondes, Walter Scott, Fenimore Cooper) ; ou René, le plus beau des trois frères, le plus coureur de jupons, le plus dispendieux, le plus tête-brûlée, avant de nous tourner le dos dans le tableau du Getty, car privé d’un destin d’artiste. Le soin d’enquêteur que Chardeau met à rétablir l’identité et la personnalité de Charlotte Berthier, la dernière maîtresse de Gustave, invisibilisée par sa belle-soeur mais chantée par Jean Renoir, mérite enfin d’être salué, d’autant plus que les féministes anglo-saxonnes se préoccupent moins d’elle, que de la libido clivée, dit-on, du peintre. Stéphane Guégan

Amaury Chardeau, Caillebotte. La peinture est un jeu sérieux, Norma Editions, 32€ / Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Droz, 36,90€ / Jean-Michel Gouvard, L’Apocalypse Baudelaire, Classiques Garnier, 45€ / Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition de Jacques Dupont et préface de Fabrice Luchini, GF, 9€. Diseur de Baudelaire, lecteur de Baudelaire, ce dernier en a fait, dit-il, son recueillement. Et comme la mémoire ne lui manque pas, ni la touche du peintre, il nous livre le souvenir de Michel Houellebecq susurrant : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. /Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : »

Gustave Caillebotte mis à nu, de Raboteurs à Homme au bain / France Culture / Répliques d’Alain Finkielkraut / Peindre les hommes / avec Dominique Bona et Stéphane Guégan, samedi 16 novembre 2024

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/peindre-les-hommes-4184286

DEUX LECTURES

Il n’est pas un jour où l’actualité, du recul général de la civilisation au recul du français chez nos collégiens, ne vérifie la justesse d’Hannah Arendt, nous dit Bérénice Levet, experte de sa pensée et de la place qu’y trouve la réflexion esthétique, tellement éclairante quant à ce monde menacé par les progrès de toutes sortes. En lisant Arendt, le souvenir du Baudelaire de 1855, accablant de son ironie l’Exposition universelle, nous vient souvent à l’esprit. Pourquoi ne pas imaginer que Walter Benjamin, l’un de ses frères en philosophie, l’ait conduite au plus conséquent, car au plus chrétien, des antimodernes ? « Le christianisme a bien connu l’homme », résumait Pascal ; Bérénice Levet nous le refait entendre à l’appui d’un des arguments majeurs de son essai. Le sacré, quelque explication qu’on lui donne, ne saurait être congédié sans contribuer à la déshumanisation galopante de nos sociétés et de nos existences. Arendt décida d’étudier très tôt la théologie. Pour une Juive allemande, d’autres choix, et d’autres sujets de thèse que Saint Augustin, auraient pu ou dû s’imposer. Mais penser la religion, penser l’enseignement du Christ, en dehors même de la possibilité de la foi, c’était s’armer, avant Hitler, avant la Bombe, avant les bébés éprouvettes, avant la déresponsabilisation du Mal, contre les fléaux d’une modernité déjà grisée de soi. Nous payons chaque jour le prix fort de l’atomisation et de l’instabilité des démocraties en proie aux maux que l’on sait. La souveraineté du moi, le triomphe de l’individu sans attaches ni devoirs, de l’humain délié du monde et du passé, n’en est pas le moindre. Or, Arendt, nourrie des Grecs et de la Bible, entraînée par la phénoménologie de sa jeunesse, refuse d’entériner les logiques séparatistes, soit le divorce des hommes et du monde, des hommes et du politique, ou, mieux, du conservatisme et du progressisme. La terre, la langue, la culture, l’histoire, les croyances éprouvées par le temps, ce sont les véhicules, prêts à se réveiller, d’une transcendance aussi utile que l’air que nous respirons ou que l’art que nous défendons. SG / Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Éditions de L’Observatoire, 2024, 21€.

Imprévisibles sont les détours du miracle. Un inédit du grand Giono, mentionné par son Journal, mais perdu de vue, nous revient. On comprend pourquoi aujourd’hui ; il croupissait aux Archives nationales avec le reste des cartons de la Section spéciale de la cour d’appel. Sous Vichy, elle s’occupait des communistes que la rupture du pacte Molotov-Ribbentrop et les attentats contre l’Occupant soumettaient à une traque incessante de la part du nouveau régime. Sans avoir jamais été stalinien à la mode 1932-36, Giono s’était laissé embobiner au temps de l’AEAR et des entourloupettes d’Aragon. L’idéologie est donc étrangère à son ralliement prudent ; les charniers de 14-18 qu’il a vus de plus près que d’autres lui étaient restés sur l’estomac. Plus jamais ça, c’est sa ligne de conduite, voire d’inconduite. En mars-avril 1941, soupçonné d’action clandestine de « nature à nuire à l’intérêt national », Giono est interrogé à plusieurs reprises. Lente instruction, jusqu’au non-lieu prononcé le 20 novembre. Le 13, en effet, ses arguments avaient convaincu ; Giono rappela son rejet de toute accointance avec le PCF entre la guerre d’Espagne et la drôle de guerre (son pacifisme lui avait d’ailleurs valu d’être emprisonné en septembre 1939). Lors de l’interrogatoire du 13, il réitère son soutien à la Révolution nationale, synonyme, à ses yeux, d’une politique de la Terre en réaction au technicisme et à l’internationalisation du capitalisme. Enjoint à justifier de son emploi du temps au cours de l’été 1939, il confie à ses juges le journal de la semaine qu’il avait passée sur les routes secondaires de la Haute-Drôme, du 20 au 27 juillet, en ces mois de veille d’armes. Ces pages magnifiques, pour employer un mot que Giono réservait aux révélations de la route ou de la table,  possèdent la fraîcheur de croquis oubliés près de 90 ans à l’abri du jour. La solitude du marcheur lui fait éprouver la « vie de tout », et opter pour la note, concentré d’odeurs ici, de couleurs là. Les Grands chemins sont en marche. / Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme, édition présentée et annotée par Antoine Crovella (disciple d’Alya Aglan), Éditions des Busclats, 2024, 15€).

CERCLES ET CERCLEUX

Les démarrages de Marcel Proust, car il y en eut plusieurs, n’ont pas tous bonne réputation. Chez les plus fanatiques, c’est la Recherche ou rien. On est tenté de les comprendre sans leur pardonner d’écarter les lecteurs de ce bijou 1896 que sont Les Plaisirs et les Jours, dont la réédition récente, presque à l’identique, n’a pas rencontré le succès qu’elle méritait (1). Son ambiance Revue blanche et Figaro, matinée de perversité fin de siècle et d’introspection déjà secrètement proustienne, atteint, à maints endroits, cette vérité nouvelle qui ébranle le lecteur, et non le voyeur, dans la peinture des sentiments amoureux et familiaux. Et que dire des manières que firent certains au sujet des textes, les chutes du premier opus en l’occurence, dont Bernard de Fallois, au seuil de la mort, évita la dispersion, cette autre mort qu’est souvent la vente aux enchères. Au cadeau d’outre-tombe de celui qui fut l’un des éditeurs et commentateurs essentiels de l’écrivain, il faut désormais ajouter un ensemble de manuscrits, les dits Soixante-quinze feuillets entrés à la Bibliothèque nationale de France par sa volonté posthume (2). Ils ne viennent pas abonder le trésor de la centaine de cahiers et carnets, grossir le flux des manuscrits, ils en révolutionnent l’intelligence, comme le soulignent avec soulagement Jean-Yves Tadié et Nathalie Mauriac Dyer, que ces textes inédits en majorité ont fait longtemps rêver. Proust lui-même avait signalé leur existence en 1908 : ces pages, de peu antérieures, datent de ce moment exquis, « moment sacré » (Tadié) où, ne sachant pas encore très bien où il va, et supposé écrire ce qui aurait pu devenir un Contre Sainte-Beuve, Proust ébauche La Recherche en l’ignorant, en l’absence surtout du principe qui va lui permettre de recoller les morceaux de sa vie et d’en tirer un roman qui la raconte, le principe de la mémoire involontaire. La « jointure » manque encore (3), mais le feu est revenu. Plutôt que de pleurer éternellement maman et d’accepter la panne qui a remisé le beau Jean Santeuil en 1898-1899, Marcel, 37 ans, retourne au roman, aux années des primes émois, à Auteuil et Illiers, et aux garçons de Cabourg déguisés en filles et en fleurs. Et le miracle se produit, notamment parce que l’écrivain laisse filer sa plume, libre qu’elle est de tout horizon narratif précis. Proust, note Nathalie Mauriac, « travaille d’abord par coulées d’écritures indépendantes », juxtaposées, en attente d’être composées, tissées. La « petite robe », à quoi il devait comparer La Recherche sans cesse rapiécée jusqu’à sa mort, reste à bâtir. Les croquis et esquisses de 1907-08 se bornent à débrouiller une partie du personnel et des épisodes appelés, plus tard et plus profondément, à établir le futur roman sur son ambition de fresque sociale et son involution de sablier inversé.

Tout brouillons qu’ils soient, la griffe se sent, nous émeut de son léger tremblement, de ses ratures. Quelques exemples ? « Une soirée à la campagne », où s’ébauche le Combray de Du côté de chez Swann, a été peint sur le motif, mais à Auteuil, chez le grand-oncle maternel, Louis Weil, dont on comprend enfin combien il préfigura la figure de l’amant d’Odette autant, voire plus que Charles Haas. La première scène où nous transporte Proust fusionne l’humour à l’humeur, le sourire à la tendresse rétrospective du Narrateur, prenant le parti d’une vieille dame, sa grand-mère, qui reste désespérément attachée à la vie : « On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient revenus s’asseoir à l’abri. Mais ma grand-mère, ses cheveux grisonnants au vent, continuait sa promenade rapide et solitaire dans les allées parce qu’elle trouvait qu’on est à la campagne pour être à l’air et que c’est une pitié de ne pas en profiter. » Tout y est, en plus de la longueur du phrasé, aux confins de la lourdeur. C’est l’art suprême. À la suite, les thèmes du baiser maternel et de la culture familiale (Sursum corda) font une apparition encore incertaine. La perfection de La Recherche n’est pas encore passée par là, mais elle se devine aux reprises de certains feuillets, « Jeunes filles », par exemple. Comparons leurs deux amorces : « Un jour, comme deux oiseaux de mer marchant sur le sable et prêts à s’envoler, j’aperçus sur la plage deux fillettes, plus tout à fait des petites filles, pas encore des jeunes filles, dont l’aspect inconnu, la toilette étrange pour moi, me les firent prendre pour des étrangères de passage et que je ne reverrais plus. Elles marchaient, rieuses, hautaines, semblaient ne pas voir les autres êtres humains qui étaient sur la plage, et parlaient fort. » Proust continue, puis s’interrompt et réécrit son début. Cela donne : « Un jour sur la plage marchant gravement sur le sable comme deux oiseaux de mer prêts à s’envoler, j’aperçus deux petites filles, deux jeunes filles presque, que leur aspect nouveau, leur toilette inconnue, leur démarche hautaine et délibérée me firent prendre pour deux étrangères que je ne reverrais jamais ; elles ne regardaient personne et ne me virent pas. » La concision flaubertienne de la version 2 s’accompagne d’une incertitude accrue quant à la nubilité des promeneuses, et du recentrage de la douleur d’être ignorée sur celui qui parle et observe le manège de ces drôles d’oiseaux (Nathalie Mauriac soupçonne des allusions cryptées à Alfred Agostinelli).

Les Soixante-quinze feuillets ne donnent aucune prise à la judéité de l’auteur, qu’il intègrera à La Recherche, de façon aussi nette que troublante, à travers la figure du grand-père et des remous persistants de l’affaire Dreyfus. Proust, en revanche, n’y fait pas mystère de son attrait pour la vieille aristocratie aux patronymes chargés de terres ancestrales et du temps long de l’histoire de France. Il y a un précoce snobisme armorial chez Marcel, c’est à peu près le seul que lui concèdent les experts d’aujourd’hui, si embarrassés par le mondain effréné qu’est resté Proust jusqu’au bout. Le sujet effraye encore quoique l’information se densifie au gré, notamment, des colloques de la fondation Singer-Polignac : le nom seul de cet endroit exquis nous rappelle le gratin auquel Proust jouissait d’appartenir en dépit des exclusions de caste dans le Paris d’alors. Le plus récent volet éditorial de ces rencontres savantes autour du cercle de Proust vient de paraître et il apporte son lot d’informations (4). Sa lecture est indispensable à toute personne que l’imagerie d’Epinal insupporte. Sans être aussi nombreux que ceux de La Divine Comédie, si souvent cités dans La Recherche pour caractériser les effrois et les bonheurs du grand monde, les cercles proustiens mériteraient un livre. Je remarque que les spécialistes ne s’accordent pas sur ceux et celles qui, par degré d’intimité croissante, les constituent. Preuve que Marcel, grand refusé des clubs les plus sélects de la capitale, s’amusait aussi dans la distribution de ses faveurs. Robert de Billy (1869-1953), diplomate avec lequel Proust potinait au sujet du Quai et des turpitudes cachées de la banque protestante, en fit les frais de temps à autre. Il n’était pas de naissance aussi prestigieuse que le duc de Guiche et que Gabriel de La Rochefoucauld, éclairés ici de nouvelles lumières, ou que Bertrand de Fénelon. Les dévots du Portrait-Souvenir de Roger Stéphane (ORTF, 1962) connaissent par cœur l’instant inoubliable où Paul Morand surgit et raconte d’une voix suraiguë, très faubourg, son déjeuner au Savoy, durant lequel Bertrand de Fénelon l’engage à lire Du côté de chez Swann, livre qui vient de paraître et dont, lecture faite at once, il comparera l’effet explosif à celui de L’Éducation sentimentale.

Le duc de Guiche, vers 1910

À y regarder de plus près, le style de La Recherche n’est pas que flaubertien, et le présent volume, en réexaminant les figures essentielles d’Edmond Jaloux et de Lucien Daudet, fait remonter d’autres composantes essentielles de l’esthétique proustienne, celle qui se teinte du roman anglais et russe, comme celle qui s’entrelace à une veine plus française, Stendhal, les Goncourt, Paul Bourget. Jaloux, ce fou de Proust, y insiste pour mieux dissocier l’anti-symbolisme de son héros du naturalisme zolien. Ce goût, où Henri de Régnier contrebalance Mallarmé et Baudelaire, où le cru et le comique s’accompagnent de délicatesses infinies, était commun aux jeunes « visiteurs du soir », ces «intelligences modernes » (Proust), à titres nobiliaires ou pas, que Proust recevait, fort tard, rue de Courcelles ou boulevard Haussmann. Rompu à ce rite de passage durant la guerre de 14, comme Emmanuel Berl et tant d’autres, Morand imitait à la perfection la conversation de son hôte, où il voyait la clef de son style miroitant. De même, retrouvait-il l’air des cercles d’élus dans des livres, aujourd’hui oubliés, comme Le Chemin mort de Lucien Daudet (Flammarion, 1908), roman de l’inversion, qui prélude en bien des points à Sodome et Gomorrhe, comme le note Antoine Compagnon. Ceci nous rappelle que la passion mondaine de Proust, parallèlement aux photographies du grand monde qu’il collectionnait, n’a pas pour cause unique un phénomène aujourd’hui bien étudié, le désir des élites juives à confirmer leur ascension sociale dans un pays qui, malgré les lecteurs de Drumont et l’affaire Dreyfus, restait l’un des plus ouverts d’Europe, au point qu’un grand nombre de jeunes gens bien nés restaurèrent la fortune familiale écornée par un mariage en dehors de leur confession (5). Quelques-uns gravitaient autour de Proust, qui conforta son réseau aristocratique dans les salons soumis à la libéralité d’esprit de leur maîtresse de maison, Mme Emile Strauss ou Anna de Noailles. Au-delà enfin du plaisir d’avoir frayé parmi une partie de la gentry française, de se hisser au-dessus du commun, il y trouvait aussi le lectorat de son journalisme chic et du mélange peu vertueux de raffinement et de cruauté qui fait le génie de La Recherche. Être reçu du grand monde, à l’inverse, c’était se condamner à ne pas être compris de certains milieux littéraires, son rejet par la NRF le confirmera, la haine des surréalistes aussi. Il est vrai que Rimbaud et Apollinaire n’ont pas beaucoup occupé Proust, et moins le cubisme et le futurisme que Vermeer, Monet et Manet. Les experts de Proust nous rétorqueront que la peinture de la noblesse occupe certaines des pages les plus satiriques de leur auteur, qui avait perdu l’innocence de Jean Santeuil. Mais il est d’autres pages… La « terrible malédiction d’être snob » que semble stigmatiser Les Plaisirs et les jours n’en a pas guéri Marcel, bien au contraire. Mais il y a snobisme et snobisme, gentry et gentry, c’en est même une bonne définition (6).

Stéphane Guégan

(1) Les éditions Bernard de Fallois, en 2020, ont réédité Les Plaisirs et les Jours qu’on ne saurait détacher des partitions de Reynaldo Hahn et des illustrations de Madeleine Lemaire. Au sujet de cette réédition et du snobisme consistant à ignorer le snobisme de Proust, passion « indéniable » ( Fernand Gregh), voir Stéphane Guégan, « Une résurrection », Revue des deux mondes, septembre 2020, p. 196-199. /// (2) Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 2021, 21€ /// (3) La meilleure analyse des beautés et incongruités grammaticales propres à Marcel Proust nous est fournie par Isabelle Serça qui montre parfaitement sa profonde répugnance à ponctuer (absence de virgules), aérer (refus des blancs et sauts de lignes) et réduire le flottement syntaxique ou le miroitement des mots, sans lesquels sa langue appauvrirait « le texte sensible du monde » et des individus. L’usage volontairement abusif des parenthèses affiche une parenté avec le roman anglais à détours et caprices, revendiquée dès Jean Santeuil et que Nerval et Gautier eussent applaudie. Auteur « difficile », disent certains critiques en 1913, cauchemar des éditeurs par sa folie balzacienne des épreuves à rallonges, Proust se méfiait autant des modes de liaison traditionnels que de la sécheresse narrative de ces censeurs (Isabelle Serça, Les coutures apparentes de la Recherche. Proust et la ponctuation, Honoré Champion, 2021, 48€) /// (4) Jean-Yves Tadié (sous la direction de), Le Cercle de Marcel Proust III, Honoré Champion, 45€. On lira notamment les contributions de Sophie Bash (Edmond Jaloux), Annick Bouillaguet (Jacques Benoist-Méchin), Antoine Compagnon (Lucien Daudet), Adrien Goetz (Gabriel de La Rochefoucauld), Nathalie Mauriac Dyer (Robert de Billy), Jean-Pierre Ollivier (Armand de Gramont) et Pierre-Louis Rey (Boniface de Castellane) /// (5) Voir Catherine Nicault, « Comment “en être”? Les Juifs et la haute société dans la seconde moitié du XIXe siècle », Archives juives/Les Belles lettres, 2009/1, vo.42, p. 8-32 /// (6) Les volumes précédents du Cercle de Marcel Proust I et II (Honoré Champion, 2015 et 2016) éclairent aussi ce double aristocratisme de classe et de goût, qu’il s’agisse de Bertrand de Fénelon (Pierre-Edmond Robert) ou d’Henri de Régnier (Donatien Grau), ou encore de Jacques de Lacretelle, Jacques-Emile Blanche, Montesquiou et Gabriel de Yturri…

Proustisons encore un peu…

La Fontaine ne brille pas particulièrement parmi les phares littéraires de Proust qui se contente de citer ici et là les fables chères encore à l’institution scolaire. Il semble que ce ne soit plus tout à fait le cas et que le gouvernement actuel en ait fait un objet de mission. Quitte à ramener nos chers bambins à ce génie que l’on n’ose plus dire national, leur faire lire sa première floraison, d’une sensualité immédiatement captivante, ne serait pas une mauvaise idée. Il en va de même des pièces du jeune Corneille, dont les héros ont l’âge de leur auteur, notait Marc Fumaroli, formidable défenseur de la cause de La Fontaine (Fabrice Luchini en est un autre). Ce moment inaugural de l’œuvre possède une intensité presque juvénile, alors que Jean va sur ses quarante ans,  ce ne sont que poèmes à thèmes amoureux. Rentier en difficulté financière croissante, il les offre à Fouquet afin d’entrer dans ses grâces. Le temps de Vaux, comme on sait, sera dramatiquement court. Mais on doit à cet éphémère miracle des arts la version initiale d’Adonis, une des plus belles choses de notre poésie. Poussé par Paul Pellisson (prononcez polisson) et Madeleine de Scudéry, l’obligé des cercles parisiens partage leur verve galante, loin de l’héroïsme assommant des antiquaires. Jean est déjà rocaille… Le poème débute donc en se détournant de Troie et de Rome, et dit vouloir chanter « l’ombrage des bois, / Flore, Echo, Zéphyr et leurs molles haleines, / Le vert tapis des prés, et l’argent des fontaines. » On appréciera le dernier hémistiche, l’absence du « comme » que réinventeront les modernes, et la présence biaise du poète dans son verbe. Celui-ci corrige le lyrisme par l’intime et l’aveu, il fait même, écrit Patrick Dandrey, de l’esthétique son éthique, de la volupté aussi admise que contrôlée un art de vivre et de bien dire. Quant au cœur même de la fable, l’effet magnétique d’Adonis sur Vénus, il symbolise, note Céline Bonhert, le pouvoir du visible, image mentale ou réelle, sur le spectateur de ses propres désirs. Voilà qui mériterait en ces temps régressifs, hostiles à l’Eros et à notre idiome, d’être enseigné. SG / Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon précédé d’Adonis et du Songe de Vaux, édition de Céline Bonhert, Patrick Dandrey et Boris Donné, Gallimard, Folio classique, 9,70€.

Infidèle en amour, hors sa passion filiale, Proust s’est montré cruel envers Loti avec l’âge. Dieu sait pourtant que, jeune, parmi d’autres chefs-d’œuvre, il aima Le Roman d’un enfant, il le fit lire à sa mère, lorsqu’elle perdit la sienne. Maman l’en remercie, le 23 avril 1890 : « Je suis, mon chéri, imprégnée de Loti. » À rebours de Marcel, oublieux de certaines ferveurs littéraires devenues gênantes, ingrat envers celui qui le mit sur la voie de la résurrection affective et intuitive du passé, nous continuons à lire et célébrer les livres de ce voyageur du temps et des cultures. Vers Ispahan (1904) est l’œuvre du dernier des grands Français – le comte de Gobineau fut l’un d’entre eux sous le Second Empire – a avoir mordu la piste iranienne, du Sud au Nord, avant la modernisation du pays à marche forcée. Lui va son rythme et inaugure le nouveau siècle en fuyant ce qu’il a de diabolique. Sa plume n’est que sensations, fines notations, aperçus cueillis, arrêt de l’instant, éclairs et regrets. La longue promenade qu’il effectue à dos de mule et bardé de personnel, à l’instar de Chateaubriand et de Lamartine en Orient, vérifie l’alternance viatique du morne, de l’ennui, de la déception et de l’enchantement. N’y voyons pas comme les adversaires naïfs de l’orientalisme européen un effet des illusions où se berceraient l’arrogance occidentale et son besoin de jouir du pittoresque des peuples inférieurs… Les mœurs qu’il retrouve en terre d’Islam, des femmes voilées au vin clandestin, ne sont pas nécessairement perçues à travers sa nostalgie de l’ancienne Perse, vieil Iran qu’il vénère, architecture, grande statuaire et poésie. Très sceptique quant aux effets de la moderne Russie, très rétif à la part maudite du progrès, il n’en est que plus attentif à l’inconnu, à l’éternité d’une civilisation toujours là. SG // Pierre Loti, Vers Ispahan, excellente préface de Patrick Ringgenberg, Bartillat / Omnia poche, 12€.

La peinture de Sisley, trop subtile pour nos yeux, trop prompte à s’estomper de neige ou de brouillard, était plus appréciée de Proust et de ses contemporains (Adolphe Tavernier, Isaac de Camondo) que des nôtres. Aucune exposition parisienne depuis près de trente ans ! De l’adhésion de Marcel à cet impressionniste de la grâce, de l’élégance anglaise, il est de nombreux indices. Il est vrai qu’ils sont plutôt antérieurs au démarrage de La Recherche où Monet et Manet, comme figures du peintre essentiel, l’emporteront. Jean Santeuil, ce livre abandonné aux contours lâches, comprend un fragment relatif à la visite d’une exposition, galerie Durand-Ruel, que Proust effectua en compagnie de Charles Ephrussi. On y voyait des tableaux de Sisley, artiste dont Marcel parle au duc de Guiche dans une lettre de 1904 citée par Le Voyageur voilé de la princesse Marthe Bibesco. Sisley est alors partout. Depuis janvier 1899, et sa disparition à 60 ans, il a définitivement conquis le marché, lui qui eut tant de mal à valoriser ses tableaux de son vivant. À défaut, il multiplia les toiles à petits prix, malgré les efforts de Georges Petit et de Durand-Ruel pour les pousser. Son catalogue frappe ainsi par une abondance qui ne fut pas toujours heureuse. Il comprenait 884 tableaux en 1959, il s’élève maintenant à plus de mille huiles, et sa nouvelle édition devrait contribuer à une plus juste appréciation du corpus. Il le mérite malgré les redites et les creux. Octave Mirbeau, proche alors de Monet et de Caillebotte, l’enterra, dès 1892, avant l’heure donc, dans Le Figaro : c’est qu’il ne retrouvait pas dans les derniers tableaux, mous de dessin, lourds de couleur, « ce parfum de fleur fraîche que j’aimais tant respirer en elles ». Sisley, en vérité, n’a jamais aussi bien peint qu’en 1872-1876. Mais la source n’était pas aussi tarie que Mirbeau ne le pensait, comme les ultimes tableaux, peints au Pays de Galles, le démontrent avec une force qui dut réjouir l’artiste lui-même, non moins que les lecteurs d’aujourd’hui. Impressionniste de la première heure, il fut aussi l’un des premiers à quitter le bateau, pour n’y revenir qu’une fois, en 1882, sans enthousiasme. Ne pas en tenir compte entrave souvent la bonne intelligence d’un parcours que ce livre imposant permet de suivre pas à pas. SG / Sylvie Brame et François Lorenceau, Alfred Sisley. Catalogue critique des peintures et des pastels, préface de Sylvie Patin, La Bibliothèque des Arts, 150€ (une erreur s’est glissée dans la chronologie du volume, la fameuse lettre de Sisley à Théodore Duret, où il lui explique pourquoi il renonce aux expositions impressionnistes est de 1879, et non de 1880).

Des relations que nouèrent Oscar Wilde et Proust on discute encore, de ce qui lie leurs œuvres aussi. Ils eurent des amis communs (Jacques-Émile Blanche, notamment) et semblent s’être rencontrés dans les salons parisiens au cours des années 1891-1894, à l’heure du lancement polémique de Dorian Gray, et avant la condamnation aux travaux forcés pour sodomie, laquelle entraîna en France une vague de colère et d’indignation. La Revue blanche, dont Marcel était proche, tira la première sur la prude Albion, et Proust manifestera son soutien au proscrit de façon récurrente, mais discrète. Sans l’ignorer, il semble qu’il n’ait pas beaucoup pratiqué l’œuvre de fiction, le sublime Crime de Lord Arthur Savile (dont le patronyme « en français » est peut-être à double entente), comme le grandiose Portrait de Dorian Gray, deux monuments qu’il faut avoir lus au moins une fois en anglais (ce que les éditions bilingues à montage en miroir facilitent). Vis-à-vis de Dorian Gray, dont Roger Allard rapprochera Sodome et Gomorrhe I dans la NRF de septembre 1921, l’ambivalence de Proust est complète. Ce roman qu’il dit « mièvre » à Daniel Halévy a dû beaucoup plus compter qu’il ne préfère le reconnaître. Sa lecture d’Intentions, recueil d’essais (Paris, 1905), semble aussi avérée, notamment Le Déclin du mensonge dont il mettra le passage le plus célèbre dans la bouche de Charlus, le passage selon lequel le plus grand chagrin qu’ait jamais éprouvé Wilde était la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Par ailleurs, on ne peut pas ne pas penser que cette sentence wildienne sur le roman moderne, lisible dans Intentions, ait échappé à Proust : « Quiconque voudrait nous toucher aujourd’hui par une œuvre de fiction serait contraint, soit de créer pour nous un cadre complètement nouveau, soit de nous révéler l’âme de l’homme dans ses mécanismes les plus intimes. » Mais le plus beau, quant au rapprochement des deux esthétiques, se cache au milieu des aphorismes « très Théophile Gautier » (Wilde était fou de Maupin) qui servent de préface à Dorian Gray. Ainsi celui-ci, plus catholique irlandais et duel qu’il n’y paraît :  « No artist has ethical sympathies. An ethical sympathy in an artist is a unpardonable mannerism of style. » SG / Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray / Portrait de Dorian Gray, traduit de l’anglais, préfacé et annoté par Jean Gattégno, Gallimard, Folio Bilingue, 9,70€. Voir aussi Emily Eels, « Proust et Wilde », Le Cercle de Marcel Proust, Honoré Champion, 2016, p. 225-236.