PERLES

Dans ses Cahiers inédits, qui le restèrent longtemps, Henri de Régnier rapporte en février 1896 : « Je rencontre Bonnières chez Judith Gautier et je lui dis : Si j’ai le plaisir de vous survivre, j’écrirai votre vie. » Trop occupé de lui-même, l’homme au monocle avala sa promesse, il a pourtant survécu plus de trente ans à celui qui contribua à le lancer. Les poètes à rimes fatiguées sont des ingrats. Mort en avril 1905, à 55 ans, Robert de Bonnières disparut assez vite des chroniques et anthologies littéraires de la Belle Epoque. Cet effacement absurde chagrinait Pierre Louÿs, autre cadet qui gagna à son commerce : le singulier érotomane avait bien connu notre « mondain » à la plume nette, aux névroses incurables, il avait aussi partagé son goût des « filles », de la poésie parnassienne, en son versant le moins guindé, et de la bonne peinture, la plus fraîche. Riche d’autres vertus encore, comme l’attachement au Christ et à la patrie, Bonnières appartenait à ces figures dont on prie chaque jour qu’un biographe alerte se saisisse, avec compétence et, selon le mot en vogue, empathie. Patrick de Bonnières, bon sang ne saurait mentir, a magnifiquement remis en selle cet ancêtre au blason terni par un siècle de négligence routinière. De onze ans l’aîné de Marcel Proust, qui jalousa un peu l’accueil que fit le grand monde à ce confrère du Gaulois et du Figaro, Bonnières précéda aussi Marcel dans la peinture acide du gratin. La lecture de Jeanne Avril et du Petit Margemont, deux de ses romans à succès, vous en convaincra en vous amusant. Car Bonnières ne laissait pas sa mélancolie maladive envahir manuscrits et correspondance. La présente biographie, forte des archives familiales, d’un goût sûr pour les arts et d’un vrai sens de l’Histoire, le suit depuis ses brillantes études (Stanislas !), le romantisme forcené de la fin du Second Empire (à vingt ans, il idolâtre Barbey d’Aurevilly !) et la sale guerre de 1870, expérience décisive qui le plonge parmi les pauvres diables de l’armée de la Loire. D’autres que lui, sous la IIIe République si hésitante et bientôt si anticléricale, auraient rejoint de mauvais combats en conservateur déçu, l’antiwagnérisme, l’agitation brouillonne à la Déroulède, l’antisémitisme… Patrick de Bonnières fait preuve de courage et de clairvoyance en dédouanant Robert de cette lèpre. Son analyse des Monach, roman qui observe les alliances multipliées entre la vieille aristocratie et les élites juives, confirme celle des Archives israélites, elle prélude aux pages très fines consacrées à l’Affaire Dreyfus, qui met le patriotisme de Bonnières et son respect de l’armée au supplice. Il était de ces hommes qui ne craignent pas de croiser le fer avec leur entourage, de Maurice Barrès à l’anti-baudelairien Brunetière. Au côté de son épouse Henriette, « beauté botticellienne » que James Tissot, Jacques-Emile Blanche et Albert Besnard ont mieux servie que Renoir, Robert fut aussi le Sainte-Beuve (parent éloigné) ou l’oncle de la vague de 1890, se frottant au monde de La Revue blanche, à Gide et Valéry, à Jean de Tinan, plus qu’au très haineux Jean Lorrain.

Vrai viveur 1900, se gardant bien de sacrifier à sa noblesse d’âme ce que lui dictaient ses désirs, Bonnières scandalisa, à l’occasion, la très effrontée Rachilde. Faste millésime que 1884 ! Ce fut l’année des Monach, d’A rebours et de Monsieur Vénus, peut-être ce que la future Madame Valette a écrit de plus cru, de plus drôle, de plus beau, de plus parfait. Les bonheurs allant par deux, ce bref roman des contorsions hermaphrodites de la libido reparaît en Folio classique flanqué de Madame Adonis. Née en 1860, précoce de plume et du reste, Marguerite Eymery sort de l’adolescence et de l’obscurité des débutantes à coup de petites audaces, un poème envoyé à Hugo en 1875, des publications de contes ici et là, avant de plus certaines témérités. Rachilde, contraction de Rachel et Mathilde, propose Martine Reid, sent l’Orient rococo. Ce sera le surnom, étiré jusqu’en 1953, d’une des grandes dames des lettres françaises, qui n’a pas défendu le beau sexe, semblable en cela à Colette, en pratiquant un féminisme qui l’eût coupée des hommes et de la porosité des genres. Monsieur Vénus, on l’a deviné, joue du transfert et du travestissement, et surtout du fantasme assumé jusqu’aux limites de la vraie cruauté. Rachilde n’a pas écrit pour rien un remarquable Marquise de Sade. Revenons à Monsieur Vénus où l’autre Sade a un petit rôle… Raoule de Vénérande, orpheline moins janséniste que son chaperon de tante, tisse d’imprévisibles liens avec un jeune homme désargenté sur lequel son dévolu prendra toutes les formes, sauf celles dont la nature la ou le prive. Car la chère enfant ne sait plus très bien, et le lecteur avec elle, si elle n’a pas changé d’instrument intime en changeant de masque ou de veston. Bref, c’est délicieusement décadent, déroutant, « abominable », ainsi que l’écrivit le malicieux Barrès, au lendemain d’une brève aventure avec Rachilde. Se succédèrent deux éditions bruxelloises en 1884 et 1885 (le roman sent le soufre), la seconde assortie d’une préface du vieil Arsène Houssaye, que donne le présent volume et que son incipit honore : « Le cœur est une cage où l’on tient enfermé l’Amour avec défense de chanter trop haut. » Il savait sa jeune amie de la race des oiseaux furieux. Du reste, Barrès, préfacier de la 3e édition en 1889, salue « Mademoiselle Baudelaire » en lui faisant gloire, sous l’apparent grief de lui reprocher son insolente impudeur, d’être une « fleur du Mal ». Les échos de Mademoiselle de Maupin ne pouvaient échapper à l’auteur de Sous l’œil des barbares. Mais je m’étonne que ni Barrès, ni Martine Reid, n’aient senti la parenté ironique qui fait de l’intrépide Raoule l’âme sœur ou damnée de certaines héroïnes de George Sand et d’Edmond de Goncourt. Rachilde s’offre même un autre larcin puisque sa Raoule possède un portrait d’elle par Bonnat. Ce dernier n’a pas toujours peint de sages petites filles. Mais le Bonnat de Monsieur Vénus est déjà un Balthus, l’amazone « portait un costume de chasse du temps de Louis XV et un lévrier roux léchait le manche du fouet que tenait sa main magnifiquement reproduite. » Roux comme sa victime à deux sexes, peintre médiocre, lui. « Soyons Régence » : Raoule et Rachilde s’y entendaient. Stéphane Guégan

*Patrick de Bonnières, Vie et tourments d’un homme de lettres fin de siècle, Honoré Champion, 48€ // Rachilde, Monsieur Vénus suivi de Madame Adonis, Gallimard, Folio classique, 9,90€. Signalons aussi la parution de La Tour d’amour (1899), un autre huis clos de Rachilde, moins érotique, mais plus nautique, qui ne retiendra pas que nos frères et fiers bretons (Gallimard, L’Imaginaire, préfaces de Camille Islert et de Julien Mignot, 8,90€). Un peu moins de vingt ans après Henriette de Bonnières de Wierre, Camille Barrère pose en 1906, à Rome, au palais Farnèse dont il est le maître depuis la fin des années 1890, devant Albert Besnard. Au sujet d’Enrico Serra, De la discorde à l’entente : Camille Barrère et l’Italie (1897-1924), Direction des Archives (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) / Ecole nationale des chartes (CTHS), 2023, postface de Maurizio Serra, voir mon compte-rendu dans Commentaire, hiver 2023, p. 919-920.

BONNARD BONNES ONDES

Au sujet de Bonnard (Hazan, 2023), la chronique de Laurent Delmas :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-culture/l-edito-culture-du-mardi-09-janvier-2024-2912563

Stéphane Bern, Historiquement vôtre, Europe 1, 10 janvier 2024, La véritable histoire de Marthe et Pierre Bonnard, une histoire d’amour et de secrets :

https://www.europe1.fr/emissions/historiquement-votre/la-veritable-histoire-de-marthe-et-pierre-bonnard-une-histoire-damour-et-de-secrets-4224380

A venir : Alain Finkielkraut, La Postérité de Bonnard, Répliques, France Culture, 3 février 2024, 9h00, avec Stéphane Guégan et Benjamin Olivennes. J’emprunte le titre de ce blog au dernier livre d’Alain Finkielkraut. Pas plus qu’une apologie de l’opéra de Bizet, malgré ses références à Nietzsche qui faisait grand cas du musicien solaire, Pêcheur de perles (Gallimard, 19,50€) ne défend le fatalisme de l’huître, forgeant son or loin de la boue du réel. Alain Finkielkraut n’a pas déserté la cité et ses maux, le monde et ses fractures, à commencer par l’Europe de son cher Kundera, peut-être le premier à avoir pensé la survie d’une certaine « occidentalité » (verbatim) en dehors de toute intolérance identitaire. Ce n’est pas parce que le peuplement du vieux continent évolue à grande vitesse qu’il faudrait montrer moins d’ardeur à préserver notre culture que les nouveaux arrivants la leur. Il est vrai qu’à la théorie des seuils de coexistence, chère à Lévi-Strauss, l’intelligentsia dominante substitue désormais le miracle diversitaire.  La dégradation de plus en plus rapide de la planète ne laisse pas d’autre place, sans doute, à l’eschatologie de l’avenir radieux. De ce dernier avatar du rousseauisme moderne, Alain Finkielkraut a de bonnes raisons de se méfier, soucieux qu’il est davantage du présent et de ses faillites, le fléchissement des humanités, le naufrage scolaire, la criminalisation de l’art, l’abaissement continu de la civilité, l’atomisation sociale, les progrès de la peur et le recul du courage politique. En quinze citations, qui ouvrent chaque chapitre et guident de très actuelles divagations, au sens de Mallarmé, ce livre tire sa morale de la règle qu’il se donne : nos mots et nos idées ont des racines, nous sommes fondamentalement des héritiers, comme Mona Ozouf le disait de Jules Ferry, père d’une école qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, et d’une Nation qui ne croit plus en elle. Au même moment, L’Après littérature (Stock, 2021) entre en Folio (Gallimard, 8,90€), cet essai ferme sur une autre forme de déliaison, et bientôt de double divorce : celui des lecteurs avec la littérature d’avant, et de l’écrivain avec son magistère ou sa tendre aura. SG

PROUST, L’AUTRE CÔTÉ

Proust du côté juif est un de ces livres, rares, marquants, qui renouvellent leur objet, a priori connu, et dissipe bien des malentendus. Nous savions que Jeanne Weil, la mère de l’écrivain, était juive et qu’elle s’était mariée hors de sa communauté, sans rompre avec elle. Nous savions aussi que Proust lui-même, catholique par son père, baptisé, futur défenseur des cathédrales, a été un ardent dreyfusard et ne renia jamais sa judéité. Nous savions enfin que la Recherche en témoignait d’une manière que d’aucuns, hâtifs lecteurs ou polémistes mal intentionnés, jugent aujourd’hui contestable. Pire, condamnable. Mais nous ne mesurions pas à sa juste échelle, loin s’en faut, le sentiment d’appartenance de Proust et son intérêt, au lendemain de la guerre de 1914, pour la cause sioniste. Fruit d’une enquête à multiples rebondissements, Antoine Compagnon jette d’imprévisibles lumières sur un sujet redevenu sensible. On ne retiendra ici qu’un des points les plus forts du livre, celui où s’élucide, à la faveur d’échanges électroniques que le confinement a favorisés, le mystère d’une citation qu’André Spire fut le premier à reproduire en 1923, fragment d’une lettre de Proust dont la date et le destinataire restaient à trouver. C’est chose faite, et c’est donc à Daniel Halévy que son ancien condisciple du lycée Condorcet expédia, le 10 mai 1908, le texte suivant, symptomatique de sa fidélité familiale et rituelle : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » SG / Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 32€.

Stéphane Guégan : A quand remonte l’intérêt que vous portez à ces intellectuels et écrivains juifs qui s’enflammèrent pour Proust dans l’entre-deux-guerres, peu après sa mort, et affirmèrent fièrement son génie autant que sa judéité ?

Antoine Compagnon : Cela remonte à une invitation de l’université de Tel-Aviv et au colloque qu’elle a organisé en 2007, Israël avant Israël. Je m’étais alors penché sur quelques figures du sionisme français des années 1920, très favorables à Proust et aucunement hostiles à l’image que donne des juifs A la recherche du temps perdu. Ma communication portait aussi sur les allusions au sionisme dans le roman proustien même. Cela dit, je m’étais précédemment intéressé à l’une des expressions de l’antisémitisme qui s’amplifia au temps de l’affaire Dreyfus, celle du « profil assyrien » comme marqueur des israélites français. Par ailleurs, mon livre sur Ferdinand Brunetière, qui fut antidreyfusard sans être antisémite, m’avait éclairé sur les énormes anachronismes que nous commettons en appliquant à l’affaire Dreyfus nos perspectives d’aujourd’hui. N’oublions pas, et j’y insiste dans Proust du côté juif, que certains des intellectuels juifs les plus proustophiles d’alors sont des lecteurs admiratifs de Péguy, Barrès, voire Maurras, et qu’ils n’éprouvent aucune gêne à parler de race, et de race juive notamment. Il en est même, plus rares, qui revendiquent un déterminisme ethnique et en font un critère d’évaluation de la littérature juive.

SG : Tous ces travaux, et votre dernier livre même, ne sont pas donc liés à l’émergence, voire à la radicalisation, d’analyses qui tendent à imposer l’idée d’un Proust antisémite par négation de son être, ou par précaution ?

Antoine Compagnon : Il est vrai que cette tendance s’est accusée ces vingt dernières années et qu’elle ne brille guère par sa subtilité d’analyse, qu’il s’agisse du contexte historique propre à Proust, ou des voix narratives qui se croisent dans La Recherche. Le Narrateur n’y est pas un simple alter ego de Proust et lui-même, juif par sa mère, n’a pas fait de tous les juifs de son roman des figures aussi exemplaires que Swann. Mon dernier livre résulte surtout d’une enquête que personne n’avait conduite aussi loin sur la famille maternelle de Proust. Au départ, il y a cette citation qui m’a longtemps intrigué et que tous les biographes de l’écrivain mentionnent sans avoir jamais dissipé ses zones d’ombre. C’est Proust qui parle, mais on ne savait à qui et quand. Voici ce qu’il écrit à ce destinataire inconnu : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » Le texte, pensait-on, datait des dernières années de la vie de Proust, au temps où la maladie le cloue souvent au lit et lui interdit d’accomplir ce qui semble bien être un devoir de mémoire, un rite devenu presque obscur, mais auquel il s’attache fermement.

SG : On reviendra plus loin à ce texte sans collier et à sa signification. Mais il importe au préalable de dire un mot de l’arrière-plan familial des Proust, dont vous renouvelez la connaissance de façon décisive. Jeanne Weil, la mère de Proust, aura lié son fils au destin de ces familles juives qui, souvent issues du monde germanique, font souche dans la France post-révolutionnaire, y prospèrent à travers le commerce et la banque, écrivent aussi, et, fait marquant, obtiennent sous le Ier Empire la pleine liberté de culte.

Antoine Compagnon : Alsacien de naissance, l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil (1780-1828) a passé une partie de son enfance en Allemagne, dont il ramena une grande maîtrise de la porcelaine. L’affaire familiale se déplace en France sous le Directoire et culmine sous l’Empire et la Restauration. Baruch est fait chevalier de la Légion d’honneur à l’occasion du sacre de Charles X. Ce notable de la Restauration n’en est pas moins très impliqué dans la vie de ses coreligionnaires, puisqu’il est le circonciseur attitré de la communauté ashkénaze parisienne et qu’il opéra tous ses fils, premier et second lits… Son fils aîné, Godechaux (1806-1878) mérite une attention particulière. Très lié au Consistoire, très opposé à l’idée d’une réforme radicale des coutumes religieuses, il fut aussi le premier écrivain du clan.

SG :  Baruch, en effet, agit en véritable chef de dynastie, puisque, deux fois mariés, il fut le père de treize enfants, y compris ceux qui moururent en bas âge. Le père de Jeanne Weil, Nathé Weil, compte parmi les enfants du second lit.

Antoine Compagnon : Aux archives de Paris, qui n’avaient pas été sollicitées par les proustiens, j’ai pu constater que Baruch signa un grand nombre d’actes concernant les cousins et cousines de Jeanne, Marcel n’a pas pu ignorer cet arrière-plan familial, où l’on croisait toutes sortes d’individus, de destins et de rangs sociaux divers, entre Paris et Alger, du monde des affaires à un Prix de Rome de musique. L’ensemble est assez fascinant, et il est symptomatique des processus d’assimilation variés dans le respect des rites d’origine.

[…]

Lire la suite de cet entretien dans La Revue des deux Mondes, mai-juin 2022, qui propose un riche dossier sur Proust et les juifs (Nathalie Mauriac Dyer, Mathilde Brézet, Sébastien Lapaque, Serge Zagdanski, Nicolas Ragonneau, Lucien d’Azay, Eryck de Rubercy, Stéphane Barsacq).

Verbatim / Sylvain Tesson au sujet de la guerre russo-ukrainienne : « L’émotion a saisi l’Europe occidentale. C’est une bonne nouvelle. Car, après le massacre des Arméniens chrétiens par les forces turco-azéries pendant quarante-quatre jours, en 2020, dans l’indifférence de l’Union européenne, on pouvait croire les cœurs fermés ! »

PROUST ENCORE

La refonte des écrits critiques de Proust, qui empruntèrent tous les modes et tous les genres, était attendue, elle n’a pas déçu. Et le Contre Sainte-Beuve, charge inaboutie mais prélude involontaire à La Recherche, n’en constitue peut-être pas la part la plus délectable. Un constat, d’abord : l’admirable persistance d’un goût qui, affirmé à 15/16 ans, ne variera plus. Son panthéon brillera toujours de quelques élus, ils sont les nôtres : Baudelaire et Mallarmé plutôt qu’Henri de Régnier, Balzac, Stendhal et Flaubert plutôt que Zola, Manet plutôt que Monet et même Degas. Encore lycéen, Marcel voue déjà aux gémonies la critique des tièdes, épingle Brunetière et Faguet, sourds au Fracasse de Théophile Gautier et à la littérature voyante, vivante, de façon générale. On devine une tendance qui ne demandera qu’à s’approfondir, du côté de la sensation comme saisie du réel, au mépris des apôtres de l’intellect et de l’œuvre pure. Comme la plupart de nos grands écrivains, Proust fut un grand journaliste, un tribun. Il a, du reste, voulu le volume des Pastiches et mélanges (NRF, 1919), dont La Mort des cathédrales (Le Figaro, 16 août 1904, au lendemain de l’Assomption !) tient du brûlot. A le relire, il est clair que la défense émue, car inquiète, du patrimoine religieux ne procède pas seulement d’une indignation d’esthète. Proust se savait, se sentait aussi catholique que juif, et la beauté de la liturgie était proportionnelle à « la vie » et à l’esprit qui s’y concentraient et rayonnaient. Après les cathédrales, ce seraient les églises qui auraient à souffrir de la « séparation », soit le lieu du culte avant son cœur de principes et de sagesse : le demi-siècle écoulé en fut le théâtre. L’admiration que Proust a toujours témoignée à Alfred de Vigny et à un certain Hugo exige d’être comprise dans le même sens. Et, pareillement, le choix de Manet. Laisser se dissoudre ce qui avait été l’âme de la grande peinture, sa portée métaphysique à travers la figure humaine et son ambition de toucher au grand mystère, lui inspire ici et là des réflexions de premier ordre. A ce titre, le chef-d’œuvre très sous-estimé est sa préface à Propos de peintre de Jacques-Emile Blanche (l’un des précoces et plus pertinents soutiens du Swann). Proust y privilégie ce que son ami, qui en fut l’émule, dit de Manet. Sans toujours comprendre le témoignage de Blanche, sans même le citer textuellement, il en retient la leçon inépuisable, et que tout une partie de l’historiographie du peintre n’a pas assez méditée : « Il [Blanche] montre l’absurdité de certaines formules qui ont fait admirer les grands peintres pour les qualités contraires de celles qu’ils avaient. (Opposez le Manet de Blanche à l’irréel Manet de Zola « fenêtre ouverte sur la nature »)». Entre l’auteur et son préfacier, la connivence allait loin, une même méthode les unissait, garante d’une écriture qui mêlait l’analyse, une manière de conversation avec le lecteur et des incursions romanesques. Cette « hésitation » générique, qui donnait le tournis au dernier Barthes, Antoine Compagnon la commente parfaitement au cours de la longue préface, essai parmi les Essais, qu’il a donnée à cette Pléiade, aussi gourmande de textes que d’éclaircissements savants. Oui, le flux proustien plie les catégories à son mépris des normes narratives ou journalistiques. La fiction a tous les droits, même de ressembler aux chiens écrasés de la presse à grand tirage, aux potins mondains qui ont leur beauté, ou aux diatribes religieuses qui ont leur grandeur. SG

*Marcel Proust, Essais, sous la direction d’Antoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et Mathieu Vernet, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 69€. // Au point de clore sa préface au Journal de Kafka, désormais lisible sous la forme d’un fort volume de Folio classique (Gallimard, 8,60€) et qu’il a lui-même intégralement traduit de l’allemand, Dominique Tassel cite ce passage du Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » On sait ce qu’il en est des textes qui ne seraient écrits que pour être connus de soi et de ses rares proches… Le Journal de Kafka, par une inversion de visée, nous aide aussi à nous comprendre. Pour revenir aux parallélismes qui rapprochent le Praguois de Proust (son aîné de 12 ans), l’Album Kafka de la Pléiade s’en révèle riche. Songeons seulement à l’incipit de La Métamorphose, scène de lit inaugurale qui fait du réveil le début du cauchemar, songeons surtout à la façon dont la judéité travaille, pensée, remémoration, forme et thèmes, l’œuvre de celui que la tuberculose allait achever de consumer à moins de 41 ans. Pour nous Français, Kafka est un auteur posthume, lu, lui mort. Le livre de Stéphane Pesnel, écrit net, nous le restitue dans le mouvement de sa vie, de ses amours et de ses publications, une vraie résurrection. SG

Parmi les amitiés proustiennes qui se forgèrent au lycée Condorcet, et se renforcèrent des premières tentatives littéraires collectives, celle d’Horace Finaly (1871-1945) n’avait pas le prestige des liens que Marcel noua avec Fernand Gregh, Robert Dreyfus et Daniel Halévy. Or, ce jeune homme, issu de la communauté juive d’Ukraine, va vite retrouver la place qu’il occupa au sein de la galaxie qui nous importe. Une quinzaine de lettres, tardives, mais significatives à maints égards, sont enfin portées à la connaissance des amoureux de Proust. Du Banquet, feuille éphémère, à la Banque de Paris et des Pays-Bas, l’itinéraire de Finaly échappe à la banalité que ce raccourci suggère, celle du sacrifice des choses de l’esprit aux affaires. Du reste, Proust a vécu, sa vie entière, au milieu des soucis d’argent, des titres à garder ou vendre, des hauts et surtout des bas de son portefeuille de rentier. En 1919-20, pariant sur le succès durable des Jeunes filles en fleurs, Marcel en vient à imaginer, avec la complicité de Gaston Gallimard, une édition de luxe de son Prix Goncourt : les exemplaires doivent aller aux amis et aux cercleux, garants d’une certaine discrétion. Sur l’exemplaire de Finaly, d’une encre qui n’écarte pas la répétition et fait d’elle le gage d’une amitié ancienne et indéfectible : « A mon cher ami d’autrefois et de toujours, Monsieur Horace Finaly, avec le souvenir ému des jours d’autrefois. » Cet envoi autographe ouvre le présent volume, remarquablement préfacé et annoté par Thierry Laget, 19 autres lettres suivent, la plupart de Marcel. Certaines demandent au destinataire d’être détruites après lecture. Par chance, Finaly, qui n’a peut-être pas conservé les lettres de leurs vingt ans, s’est détourné du conseil. Du reste, c’est lui le conseiller écouté, voire sollicité pour des affaires qui sortent du cadre des fluctuations financières. Après s’être amouraché d’un serveur du Ritz, Proust demande à Horace de trouver au favori déchu une situation dans l’une de ses succursales, le plus loin de Paris… Ce fut chose faite, avec tact. Finaly n’en manquait pas. Aux parents d’Horace, avec lesquels il correspondit, Proust disait, en 1913, qu’il « possédait une intelligence complète ». Un an plus tard, il lui adressait son Swann avant de lui confier d’autres cygnes. SG / Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly, éditions établie, présentée et annotée par Thierry Laget, bel avant-propos de Jacques Letertre, président de la Société des hôtels littéraires, important cahier photographique, 16€.

Une perfection, mais un chef-d’œuvre « sans action » désormais sur le présent de la littérature : c’est ainsi, à peu près, que Gaëtan Picon fixe la situation historique de La Recherche, en 1949, au seuil de son irremplacé Panorama de la nouvelle littérature française. Cette sortie de l’histoire ne relève d’aucune saute d’humeur : Picon, qui l’admire, ne rejette pas Proust en son nom. C’est le mouvement du siècle, des surréalistes à Malraux et Sartre, qui l’en a chassé. Trop symboliste, trop individualiste, trop coupé de la politique et du social, pas assez ouvert au frisson de l’action directe, à l’incertitude de l’instant vécu, à l’acceptation héroïque d’un futur incertain, à la brutalité d’un langage étranger aux salons, le récit proustien serait frappé d’obsolescence, d’illégitimité, selon ses détracteurs, mauvais lecteurs en tous sens… Comme l’a noté Denis Hollier, Proust avait anticipé sa condamnation, qu’il mit dans la bouche de Bloch : « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez. » Il serait naïf de croire que ce procès, pour nombrilisme raffiné et inutilité criminelle, a perdu aujourd’hui ses procureurs… En 1949, l’espoir de révolutionner le monde et son écriture, voire de le changer par l’écriture, restait entier. Puis les années passèrent et la ferveur, la faveur de « la littérature engagée » s’estompa. Malraux cesse d’écrire des romans, Sartre et Aragon persistent, à tort le plus souvent, le nouveau roman refuse de « servir », certes, mais préfère la froideur des mots à la chaleur du vivant. Proust serait-il redevenu fréquentable au cours des années 1950 ? C’est ce que pensent Nimier en le disant, Céline en le taisant, le Kerouac d’On the road en le proclamant… Même un Drieu, refusant la purge des années 1930, n’avait jamais cessé d’être secrètement proustien, les inédits de l’après-guerre, après Drôle de voyage, le confirment… Picon lui-même, comme Barthes plus tard, se sent libre d’y revenir, et c’est le très beau Lecture de Proust de 1963, auquel Hollier ajoutera une préface incisive en 1995. La double parution spectaculaire de Jean Santeuil (1952) et de Contre Sainte-Beuve (1954) avait confirmé, sinon révélé, un écrivain de combat, combat en faveur de Stendhal et Baudelaire, combat en faveur du capitaine Dreyfus, combat enfin pour une littérature en prise sur un réel en transformation, et non en proie seulement à l’Eros solitaire de la remémoration privée. Dès 1960, nouvelle édition du Panorama oblige, Picon commence à corriger le tir : « La grandeur d’une œuvre ne se mesure pas à son action dans l’actuel. » Autrement dit, la littérature n’a pas besoin de se plier au sartrisme pour justifier de son existence. Car, cette « action », Proust n’a cessé de l’exercer depuis sa mort, et le Proust de Ramon Fernandez (1943) – que Picon cite en 1963 -, l’enregistra à sa manière. Sa Lecture de Proust, malgré son titre, ne suit pas une grille unique. Au contraire, il y avait urgence à déconditionner l’approche de l’écrivain. Très informé des critères modernistes pour les avoir en partie suivis, Picon exagère le parallèle flaubertien du livre sur rien (la Recherche fourmille d’actions), mais cela lui permet de donner du présent, tel que le récit proustien le suspend ou l’étire, une définition moins utilitariste qu’hédoniste ou angoissée. La vertu première du grand roman n’en reste pas moins pour Picon l’alliance unique entre la littérature comme conscience et la sensation comme accès au monde, corps et âme. SG / Gaëtan Picon, Lecture de Proust, présentation de Denis Hollier, Gallimard, Tel, 11€.

D’elle, il avait hérité la douceur du regard, de longs sourcils, l’arrondi de la lèvre inférieure, une lumière. Le physique et la métaphysique, chaque visage en révèle l’unité profonde. A propos de Marcel Proust et de sa mère, Jeanne Weil, on préfère parler ordinairement de fusion, ce que La Recherche, dès ses premières pages, établit dans la ferveur du baiser attendu. Cette filiation ardente, amoureuse pour les freudiens, en devenant un mythe, a caché ce que de très récentes enquêtes ont permis de préciser. L’exposition du Mahj, documentée mais non documentaire au sens sec du terme, orchestre parfaitement l’état de la question. Cela nous ramène au livre d’Antoine Compagnon, conseiller scientifique de Marcel Proust du côté de la mère et co-directeur de son catalogue. Isabelle Cahn, sa commissaire, est parvenue à tresser deux récits sans qu’ils en souffrent, on lui sait gré aussi de ne pas avoir cantonné tableaux, dessins et photographies au rôle ancillaire que leur assignent parfois les manifestations du souvenir. Deux récits, disions-nous, et peut-être trois : la judéité proustienne, ses racines et ses signes forment la principale perspective, le destin proactif des élites juives de la Belle Époque ouvre une deuxième piste, les Juifs de la Recherche, à l’épreuve de La Revue blanche, du procès Dreyfus et des ballets russes, fixent un troisième niveau de lecture. En résulte une très remarquable exploration des cercles hors desquels l’écrivain et son Livre ne s’expliqueraient plus convenablement. Bien que l’idée d’une œuvre où tout était connecté se soit très vite imposée à la glose savante, elle a tardé à prendre la mesure de ce qui constituait « l’autre côté » de l’homme et de l’œuvre. Proust aimait se dire deux, et pas seulement parce qu’il idolâtrait Baudelaire (Gaëtan Picon situait la réussite intégratrice du roman proustien à la croisée du grand Charles et du non moins génial Balzac). Et, très tôt, le parcours nous confronte à l’aveu de cette dualité fondatrice : c’est le fameux brouillon de la lettre, doublement amère, adressée à Daniel Halévy, que nous citions plus haut. Quoique les manuscrits à multiples paperolles et apparence talmudique y tiennent leur place, il serait injuste de laisser penser que l’écrit domine l’exposition. Certains des plus éminents artistes de l’entre-deux siècles, d’Helleu à Blanche et Picasso, de Caillebotte à Vuillard et Bonnard, donnent régulièrement de la voix. Le Cercle de la rue royale de James Tissot apporte au visiteur l’inoubliable instantané d’un Charles Haas plus dandy que jamais dans l’entrebâillement d’une porte-fenêtre qui a beaucoup fait parler d’elle. Autre prêt insigne, outre L’Asperge Ephrussi de Manet, le Mehmet II de Gentile Bellini dont Proust, ou plutôt le Narrateur, disait qu’il était le portrait craché de Bloch. La Recherche est pleine de ces courts-circuits. SG // Marcel Proust, du côté de la mère, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, exposition visible jusqu’au 28 août 2022, beau et intéressant catalogue co-édité par la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 39€.