L’INCONTOURNABLE

Baudelaire aurait jugé puérile la tentative des surréalistes visant à faire de l’art le moyen d’éradiquer les contradictions du réel et de l’expérience que nous en faisons. Passer du poète des Fleurs du Mal à ces cadets qui ne l’aimaient guère, c’est passer d’un « cerveau catholique », fort de ses conflits, fier de sa morale propre, à un unanimisme de rêve, c’est-à-dire aux chimères délivrées des imperfections de l’ici-bas. Théodore de Banville ne dit rien d’autre lorsqu’il parla, le 2 septembre 1867, sur les restes de son ami, avec sa justesse coutumière. A Baudelaire qu’il pleure, il attribue une « œuvre essentiellement française », le contraire donc des phraseurs creux et des rhéteurs trop lisses. Comme Balzac, Daumier et Delacroix, précise Banville en oubliant Manet, il « accepta tout l’homme moderne ». Cette modernité-là, si elle désignait le siècle qui s’était fermé les cieux, englobait un moment plus large de notre culture, puisque ce discours d’adieu fait « remonter » la poétique chrétienne de Baudelaire aux guerres de religion. Agrippa d’Aubigné avait été son frère d’armes, plus que Hugo et Lamartine, lus plus qu’élus. Ces mots, ces rapprochements si perspicaces de Banville n’ont pas été écartés de ses Œuvres complètes, ils sont dignes de la préface que Gautier donna à la troisième édition des Fleurs du Mal afin d’innocenter leur auteur du satanisme athée qui lui fut reproché avant et après sa mort. Banville et Gautier ont largement mérité de figurer parmi les voix dont Baudelaire et ses autres a fait son miel. L’idée de ce collectif revient à Patrick Labarthe, grand baudelairien s’il en est, et profond connaisseur des langages qui se télescopent sous l’apparente harmonie de l’œuvre. Qui d’autre que Baudelaire, pour paraphraser Claudel, se plut autant à la cohabitation des classiques (Bossuet ou Racine) et de ce qui en semblait l’antithèse, de Pétrus Borel au journalisme boulevardier, d’Edgar Poe à l’idiome des peintres ou des chiffonniers ? Les alliages hétérogènes et les alliances dissonantes eurent sa bénédiction, il fallait frapper les esprits au lieu de les conforter et les endormir, réveiller les consciences plutôt que de les dédouaner de leur part de responsabilité dans la léthargie générale. Pour mieux saisir de quoi était faite cette éthique de la discordance, pour la suivre de ses sources aux traces qu’elle a laissées chez des écrivains de tout bord, Labarthe a réuni une vingtaine de contributeurs aux spécialités, perspectives et horizons aussi divers que leur objet. Sur le versant des lectures baudelairiennes, Villon et Pascal font l’objet de réexamens, quand Barbey, Huysmans, Valéry ou Drieu, sur le versant des lecteurs, nous aident à serrer notre Dante, qu’on a décrété, et Georges Blin le premier, un peu vite indocile à la rédemption. Ces autres qui l’éclairent à leur tour, ce peut être encore telle ou telle pratique du monde des lettres, comme l’éreintage forcé, et des arts, comme les joutes du Salon. La pensée, en bonne littérature, doit naître de la sensation pour conserver son étincelle de vie et sa marge d’ambivalence, ce volume, pour s’y tenir, ne trahit jamais le poète.

Le Spleen de Paris confirme son hégémonie actuelle, un peu surfaite, auprès des baudelariens en occupant presque entièrement la troisième partie du volume Labarthe. La dépendance des poèmes en prose envers la presse de grand tirage, notamment celle du fait divers,  leur dette envers Sainte-Beuve (celui de Joseph Delorme) ou Hoffmann, sont discutés autant que l’obsession jouissive et douloureuse du transitoire. A cet égard, certains commentateurs du Spleen me semblent un peu oublieux du programme annoncé par le poète lui-même, notamment de « la morale désagréable » qui doit s’en dégager au gré des observations du flâneur. La raillerie, dit Baudelaire à Jules Troubat en 1866, autant que le détail réaliste et grinçant, se veut la vertu première de cette tentative de poésie nouvelle, débarrassée du vers et de sa pureté, vouée aux misères et aux rares bonheurs que réserve la vie moderne. Adepte de la sociocritique et de la sociologie littéraire, Jean-Michel Gouvard s’est proposé de revaloriser le contexte des années 1857-1867 dans son analyse de ce corpus inachevé, et de ses thèmes permanents. Si certains relèvent bien du sociétal (pauvreté, vieillesse, veuvage, prostitution), d’autres sont de nature existentielle (ennui, résignation, aspiration à un autre monde), et aussi familiers aux lecteurs des Fleurs du Mal dont le Spleen fut le pendant rieur et railleur. Les illusions du politique en dressent l’arrière-plan, bien que Gouvard stigmatise les apories du Second Empire, décrit comme impérialiste en tout, plus que ce Baudelaire nomme les « élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public ». Assommons les pauvres !, est-ce un pamphlet nourri de Proudhon, selon Gouvard, ou le contraire ? Que Baudelaire peigne et critique le monde moderne d’un même mouvement, c’est l’évidence. Que le lyrisme traditionnel de la poésie y vire à la désublimation, on ne saurait le contester. Mais Gouvard ne réduit pas le Spleen à une esthétique du constat, fût-elle acide, dans le sillage avoué de Goya et Poe, il lit en Baudelaire la volonté persistante de contester l’ordre établi et la loi d’airain de l’économie, position que 1848 et le référendum de 1851 n’auraient pas douchée. Ne se payant pas de mots, le présent ouvrage collecte un flot d’informations, voire d’images et de caricatures, relatives au temps du « dictateur » Napoléon III, autant d’indices supposés de la portée subversive des instantanés baudelairiens. Il faut admettre que le lecteur est parfois ébranlé par cet apport documentaire passionnant, mais qui ne suffit pas toujours à le désarmer, ainsi quand L’Etranger, cette figure du déclassement idéologique et de la résistance chrétienne, est rapproché des travailleurs immigrés que le Paris d’Haussmann aspire alors. Gouvard décèle partout des allégories de la condition du poète indocile, devenu indésirable en régime autoritaire. Mais Le Vieux saltimbanque, comme Baudelaire l’énonce nettement, personnifie « l’homme de lettres qui a survécu à sa génération dont il fut le brillant amuseur », symbolise donc cette mort qui double l’autre et effraie le poète, non moins que la liesse d’un public impitoyable. Les avertissements de Baudelaire, du reste, émaillent le Spleen ; et les multiples occurrences de l’enfant, dont la perversité native transcende les classes sociales, sont porteuses de métaphysique, cette morale désagréable, qui donne leur grandeur à ces petits poèmes.

De toutes les trouvailles dont fourmille ou fait état le livre d’Amaury Chardeau sur Caillebotte, son lointain parent, la plus éminente, à mes yeux, concerne Baudelaire. Nous savons maintenant que le jeune Gustave, alors que le Second Empire connaissait son dernier éclat, eut entre les mains quelques-uns des sept volumes formant les Œuvres complètes (posthumes) de l’écrivain mort en 1867, deux volumes des traductions de Poe et le volume de L’Art romantique. Ce dernier abritait, comme on sait, deux textes décisifs sur Delacroix et, non moins crucial, Le Peintre de la vie moderne. J’aurais tant aimé disposer de cette information quand s’écrivait ma monographie (Hazan, 2021), laquelle s’ouvre par un double parallélisme. L’un touche justement à Baudelaire dont je proposais de rapprocher les grandes compositions urbaines du peintre, construites comme autant de théâtres improvisés, propices à l’aléatoire des rencontres et l’imprévisibilité des perceptions. L’un des poèmes en prose les mieux venus, Les Foules, leur fournit peut-être la meilleure exégèse : « Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. […] Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. » L’autre parallélisme concerne Flaubert, dont Caillebotte parle à Monet avec enthousiasme et réserve. D’un côté, l’auteur de Bovary incarne le réalisme comme le peintre l’entend, pur de toute sentimentalité et trompeusement impersonnel, afin de donner à l’effet de réel une force imprescriptible, et irréductible au regard des récits transparents. La réserve, révélatrice de la philosophie que le peintre a toujours pratiquée, vise la surenchère flaubertienne dans le désenchantement, le dégoût de tout. Car, comme le souligne Chardeau, après avoir utilement sondé les résultats scolaires (« esprit fin, juste, plein d’émulation ») et les états de service de Gustave en 1870-1871, nous avons bien à faire à une âme vaillante. Cette nature d’entrepreneur (les expositions impressionnistes lui doivent tant), de collectionneur (Orsay lui doit tout), ce chantre du geste sûr, de l’effort sportif, de l’hygiène corporelle, accorde très tôt sa ferveur positive à une imagerie unique, qui ne sépare jamais, quoi qu’en en dise, le privé du collectif. On ajoutera que le livre de Chardeau, d’une verve souvent drôle, croule sous les photographies inédites, les renseignements de toute nature et les fines analyses de l’œuvre. Je ne le suivrais pas en tout, mais cela ne diminue en rien la valeur de son ouvrage serré, qui dote d’un relief neuf certains membres de la famille : Martial, le père hyperactif, dont il a retrouvé le portrait par Béraud, et étudié la bibliothèque (Racine, Rabelais, Voltaire, la Revue des deux mondes, Walter Scott, Fenimore Cooper) ; ou René, le plus beau des trois frères, le plus coureur de jupons, le plus dispendieux, le plus tête-brûlée, avant de nous tourner le dos dans le tableau du Getty, car privé d’un destin d’artiste. Le soin d’enquêteur que Chardeau met à rétablir l’identité et la personnalité de Charlotte Berthier, la dernière maîtresse de Gustave, invisibilisée par sa belle-soeur mais chantée par Jean Renoir, mérite enfin d’être salué, d’autant plus que les féministes anglo-saxonnes se préoccupent moins d’elle, que de la libido clivée, dit-on, du peintre. Stéphane Guégan

Amaury Chardeau, Caillebotte. La peinture est un jeu sérieux, Norma Editions, 32€ / Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Droz, 36,90€ / Jean-Michel Gouvard, L’Apocalypse Baudelaire, Classiques Garnier, 45€ / Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition de Jacques Dupont et préface de Fabrice Luchini, GF, 9€. Diseur de Baudelaire, lecteur de Baudelaire, ce dernier en a fait, dit-il, son recueillement. Et comme la mémoire ne lui manque pas, ni la touche du peintre, il nous livre le souvenir de Michel Houellebecq susurrant : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. /Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : »

Gustave Caillebotte mis à nu, de Raboteurs à Homme au bain / France Culture / Répliques d’Alain Finkielkraut / Peindre les hommes / avec Dominique Bona et Stéphane Guégan, samedi 16 novembre 2024

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/peindre-les-hommes-4184286

DEUX LECTURES

Il n’est pas un jour où l’actualité, du recul général de la civilisation au recul du français chez nos collégiens, ne vérifie la justesse d’Hannah Arendt, nous dit Bérénice Levet, experte de sa pensée et de la place qu’y trouve la réflexion esthétique, tellement éclairante quant à ce monde menacé par les progrès de toutes sortes. En lisant Arendt, le souvenir du Baudelaire de 1855, accablant de son ironie l’Exposition universelle, nous vient souvent à l’esprit. Pourquoi ne pas imaginer que Walter Benjamin, l’un de ses frères en philosophie, l’ait conduite au plus conséquent, car au plus chrétien, des antimodernes ? « Le christianisme a bien connu l’homme », résumait Pascal ; Bérénice Levet nous le refait entendre à l’appui d’un des arguments majeurs de son essai. Le sacré, quelque explication qu’on lui donne, ne saurait être congédié sans contribuer à la déshumanisation galopante de nos sociétés et de nos existences. Arendt décida d’étudier très tôt la théologie. Pour une Juive allemande, d’autres choix, et d’autres sujets de thèse que Saint Augustin, auraient pu ou dû s’imposer. Mais penser la religion, penser l’enseignement du Christ, en dehors même de la possibilité de la foi, c’était s’armer, avant Hitler, avant la Bombe, avant les bébés éprouvettes, avant la déresponsabilisation du Mal, contre les fléaux d’une modernité déjà grisée de soi. Nous payons chaque jour le prix fort de l’atomisation et de l’instabilité des démocraties en proie aux maux que l’on sait. La souveraineté du moi, le triomphe de l’individu sans attaches ni devoirs, de l’humain délié du monde et du passé, n’en est pas le moindre. Or, Arendt, nourrie des Grecs et de la Bible, entraînée par la phénoménologie de sa jeunesse, refuse d’entériner les logiques séparatistes, soit le divorce des hommes et du monde, des hommes et du politique, ou, mieux, du conservatisme et du progressisme. La terre, la langue, la culture, l’histoire, les croyances éprouvées par le temps, ce sont les véhicules, prêts à se réveiller, d’une transcendance aussi utile que l’air que nous respirons ou que l’art que nous défendons. SG / Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Éditions de L’Observatoire, 2024, 21€.

Imprévisibles sont les détours du miracle. Un inédit du grand Giono, mentionné par son Journal, mais perdu de vue, nous revient. On comprend pourquoi aujourd’hui ; il croupissait aux Archives nationales avec le reste des cartons de la Section spéciale de la cour d’appel. Sous Vichy, elle s’occupait des communistes que la rupture du pacte Molotov-Ribbentrop et les attentats contre l’Occupant soumettaient à une traque incessante de la part du nouveau régime. Sans avoir jamais été stalinien à la mode 1932-36, Giono s’était laissé embobiner au temps de l’AEAR et des entourloupettes d’Aragon. L’idéologie est donc étrangère à son ralliement prudent ; les charniers de 14-18 qu’il a vus de plus près que d’autres lui étaient restés sur l’estomac. Plus jamais ça, c’est sa ligne de conduite, voire d’inconduite. En mars-avril 1941, soupçonné d’action clandestine de « nature à nuire à l’intérêt national », Giono est interrogé à plusieurs reprises. Lente instruction, jusqu’au non-lieu prononcé le 20 novembre. Le 13, en effet, ses arguments avaient convaincu ; Giono rappela son rejet de toute accointance avec le PCF entre la guerre d’Espagne et la drôle de guerre (son pacifisme lui avait d’ailleurs valu d’être emprisonné en septembre 1939). Lors de l’interrogatoire du 13, il réitère son soutien à la Révolution nationale, synonyme, à ses yeux, d’une politique de la Terre en réaction au technicisme et à l’internationalisation du capitalisme. Enjoint à justifier de son emploi du temps au cours de l’été 1939, il confie à ses juges le journal de la semaine qu’il avait passée sur les routes secondaires de la Haute-Drôme, du 20 au 27 juillet, en ces mois de veille d’armes. Ces pages magnifiques, pour employer un mot que Giono réservait aux révélations de la route ou de la table,  possèdent la fraîcheur de croquis oubliés près de 90 ans à l’abri du jour. La solitude du marcheur lui fait éprouver la « vie de tout », et opter pour la note, concentré d’odeurs ici, de couleurs là. Les Grands chemins sont en marche. / Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme, édition présentée et annotée par Antoine Crovella (disciple d’Alya Aglan), Éditions des Busclats, 2024, 15€).

DÉCRÉPITUDE

Notre pauvre monde croule sous les contradictions les plus néfastes au maintien de la grande culture européenne et de ce qu’elle implique de discipline intérieure. Au moment où la poésie devrait quitter l’épreuve de français du baccalauréat, déjà très dégradé, et la quitter parce que la langue des vers est jugée désormais élitiste, clivante et donc périmée, le programme de l’agrégation se saisira des Salons de Baudelaire. Le chassé-croisé amuserait s’il ne soulignait le fléchissement spirituel dont l’écrivain catholique fut le premier à établir les causes et pressentir la vitesse de propagation. Au cours où vont les choses, remercions le Ciel du répit accordé à ses textes sur l’art, porteurs de la même éthique que Les Fleurs du mal. Lire les premiers en milieu scolaire, à défaut des secondes, vaudra toujours mieux que le catéchisme woke, ignorant des dualités de la condition humaine par angélisme de pensée ou stratégie de conquête. Car la critique d’art de Baudelaire contient une philosophie, une sagesse poreuse, mais non bornée, au contemptus mundi des anciens. Le brillant Julien Zanetta nous propose d’aborder le massif des Salons par le versant de ses détestations, hésitations et doutes, excellente propédeutique à une lecture renouvelée de ses préférences, déclarées ou obliques, Delacroix, Ingres, Daumier, Courbet, Constantin GuysLes Phares de 1857 et de 1861 s’étaient arrêtés en chemin. La Renaissance et le baroque y règnent, le peintre de La Barque de Dante en fixe la limite haute, Goya y dévore Raphaël, Poussin et David, que Baudelaire tenaient pour éminents. Méfions-nous aussi des silences du salonnier, cela vaut pour la muse classique, cela vaut pour Manet, point de mire du présent essai, qui inscrit le « tempérament », sa fermeté ou ses faillites, au centre du lexique baudelairien. A quoi reconnaît-on un artiste qui en est dépourvu ? Baudelaire cible ainsi les oscillations habiles de Gérôme entre Ingres et Delaroche, tire prétexte de la sentimentalité pieuse d’Ary Scheffer afin de rappeler que l’émotion est moins à singer qu’à éveiller, fustige ceux qui tentent de masquer leur absence d’âme et d’audace sous leurs barbouillages, les coloristes pyromanes, ou leurs griffonnages, les aquafortistes intempestifs. Baudelaire n’a pas lu Buffon pour rien, le style, c’est le tempérament, c’est aussi ce qu’il nomme d’un mot plus dangereux, « l’idéal ». L’acception du terme qu’il fait sienne et clame à tout propos trouve en Delacroix, la poésie faite peinture et faite homme, l’étalon, non le canon. Son idéal, comme il l’écrit du magnétisme amoureux, se tient à égale distance du beau général et des excès du prosaïsme, de l’intemporel abstrait et du trop empirique. Pour que l’œuvre accomplisse son office, comme l’hostie lors de la Messe, elle doit être expression et réceptacle d’un imaginaire, union verticale, « charme irrésistible », selon la formule appliquée à Manet, et qui vaut absolution. Quoique frappé de « lacunes », le « tempérament » du peintre d’Olympia forçait l’admiration et le hissait au premier rang de ce temps disgracié. Baudelaire, au risque de le blesser, aura armé Manet contre les imbéciles et le désespoir. Lui et Degas, au lendemain de la mort du poète, s’échangeaient ses livres.   

La fameuse lettre que Baudelaire adressait à Manet, le 11 mai 1865, sert d’incipit au nouvel essai de Sylvie Thorel. Le peintre lui avait fait part du fiasco d’Olympia et des « injures qui pleuvent sur moi comme grêle ». A quoi il lui fut répondu avec un brin d’irritation : « Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant. Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. » Irrité, Baudelaire pouvait l’être à deux titres, il croyait Manet de « caractère faible » et supportait mal l’apitoiement sur soi (ce que la lettre du peintre suggérait à tort) ; il lui reprochait ensuite, vieux praticien du pétard, d’ignorer que les injustices confortaient la « situation » de celui qu’elles accablent… La glose s’est souvent attaquée à la sentence assénée à Manet, qu’on la dise assassine ou réconfortante. On la dira, avec Sylvie Thorel, réflexive. C’est Baudelaire lui-même, le Baudelaire du Salon de 1859, des Tableaux parisiens et, plus encore, du Spleen de Paris, qui, dans le miroir de son ami, se peint, se mêle au courant du siècle, à moindre distance du réalisme (dont il comprend la part subjective) et à l’unisson de toutes les expériences poétiques qui avaient écorné le lyrisme traditionnel. A-t-on jamais mieux identifié la dimension fictionnelle et paradoxale de la peinture de Manet que le Baudelaire de La Corde, l’un de ses plus beaux poèmes en prose ? Et les articles constituant Le Peintre de la vie moderne, par-delà leur horizon programmatique, n’auraient-ils pas mérité de rejoindre Le Spleen ? Georges Blin le pensait. Sylvie Thorel ne se trompe pas en s’attardant sur la bifurcation argumentative qu’observe Baudelaire au milieu de l’article qu’il consacre à Théodore de Banville en août 1861. Ce dernier, si neuf soit-il, reste fidèle, non à la lettre, mais à l’esprit de l’art antique le plus solaire, le moins « dissonant » ; à l’inverse, l’art moderne est « de tendance essentiellement démoniaque » et fouille surtout les souffrances morales propres à l’ère moderne. La décrépitude qui la caractérise a peu de chance d’être réversible ; il faut, en vérité, la pleine adhésion baudelairienne au travail du salut pour le croire. Une même nécessité aura poussé l’auteur des Fleurs à oublier le sonnet, qui magnifie les effets du mal, pour le poème en prose, ce mixte de haut et de bas. Cela dit, comme y insiste Sylvie Thorel, les premières pièces des Tableaux parisiens (nouveauté de l’édition de 1861) confrontent le lecteur à la difficulté, voire déjà au refus, d’ennoblir le « sort des choses les plus viles ». Son exégèse d’A une mendiante rousse, à la double lumière du Banville des Stalactites (1846) et de La Belle gueuse (1662) de l’admirable Tristan L’Hermite, prépare les pages de l’auteure sur le Spleen et le principe de désublimation consubstantielle à l’abandon de la versification usuelle. Le surnaturel baudelairien et le superlatif propre à la rhétorique classique divorçaient à jamais.

Au fond, Baudelaire écrit à Manet comme il se confierait à un journal intime, le « sans-façon » a réglé leur correspondance, rare, essentielle. Fin octobre 1865, après avoir reçu les merveilleuses Chansons des rues et des bois, assorties d’une dédicace de Hugo (jungamus dextras) qu’il suspecte de duplicité, le poète expédie au peintre une fusée de sa manière : « Cela, je crois, ne veut pas dire seulement : donnons-nous une mutuelle poignée de main. Je connais les sous-entendus du latin de Victor Hugo. Cela veut dire aussi : unissons nos mains, POUR SAUVER LE GENRE HUMAIN. Mais je me fous du genre humain, et il ne s’en est pas aperçu. » Manet, le seul peintre du XIXe siècle à avoir peint sérieusement le Christ avec Delacroix, a-t-il perçu que son ami jouait avec les mots ? La fraternité qu’a prêchée Baudelaire, fût-ce à l’époque de février 1848 où il s’en est rapproché le plus, n’a pas pactisé avec la philanthropie humanitaire et le salut collectif qu’elle promettait, légèrement, par la disparition des différences de classe et le progrès unificateur. La rédemption n’avait pas à être déléguée à quelque pacte social, et « la parenté mystique », chère aux premiers chrétiens, sécularisée, à rebours de ce que les révolutionnaires s’entêtaient à imposer par la force. Quelques mois auparavant, le 14 avril 1864, Baudelaire s’en ouvrit publiquement au Figaro, à l’occasion de l’anniversaire de Shakespeare que les opposants du régime instrumentalisaient ; il conspua la démocratie mal entendue, c’est-à-dire tyrannique par réversibilité maligne, dénonça « l’alliance adultère » de l’art et des nouvelles religions laïques, revendiqua le « droit naturel de choisir ses frères ».  Le nouveau livre d’Alexandre de Vitry lui emprunte son titre et accorde aux positions et aux évolutions du poète une attention particulière. D’une érudition et d’une plume très agiles, maniant l’ironie de son modèle, cette « histoire de la fraternité » montre que le mot était fatalement destiné au flou conceptuel et aux usages politiques les plus inoffensifs, les plus sanglants, et aujourd’hui les plus ridicules. Les premiers chapitres recueillent les différentes significations de la fraternitas primitive, qu’elle préconise une unité de sang, de rang ou d’origine divine. On sait quel usage la Révolution en fit, l’accrochant à sa fameuse triade sans lui donner valeur constitutionnelle, en dehors des fêtes nationales. Féminine depuis le crime parricide de 1793, la patrie fait de nous ses enfants. Mais Romus et Romulus se déchirent très vite. Derrière le festif, la violence du pouvoir reprend ses droits jusqu’à Thermidor. Le discrédit où tombe la notion va durer. Elle n’en sort pas avant les années 1830 et connaît un bref triomphe en 1848, la naissance du prolétaire moderne, la question sociale pressante et l’essor des idéologies magiques en ont creusé le lit, et la tombe après la boucherie de juin. Ce demi-siècle de piété civique, vite dénaturée, et d’échecs politiques condamnait Baudelaire au retrait. Sa fraternité post-républicaine, conclut Vitry, ne peut plus s’étendre qu’aux artistes de son cœur, aux frères en génie, mais ce livre souvent augustinien, d’une rare éloquence, ramène malgré lui à l’esprit de charité qui irrigue Les Fleurs du mal, Le Spleen de Paris et certains passages des Salons. Stéphane Guégan

*Julien Zanetta, L’Hôpital de la peinture. Baudelaire, la critique d’art et son lexique, RUED’ULM, 25€ /

Sylvie Thorel, Le Thyrse de la prose. La fiction d’après Poe, Baudelaire et Mallarmé, Honoré Champion, 68€ /

Alexandre de Vitry, Le Droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Bibliothèque des idées, Editions Gallimard, 24€ /

Sur les Salons et la pensée esthétique de Baudelaire, voir aussi mon Baudelaire. L’Art contre l’Ennui, Flammarion, 2021 /

A voir, à lire :

*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023

*Du théâtre : Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Manet, Degas. Une femme peut en cacher une autre, Editions SAMSA, 8€.

https://www.samsa.be/livre/manet-degas

CHARLES Ier

Les connaisseurs croient unanimement à l’existence d’un « dernier Baudelaire » et situent son moment d’apparition vers 1859-1861, mais le consensus est loin de prévaloir quant à sa nature profonde. Très neufs de forme et de sujet, souvent géniaux, les poèmes en prose, que la presse commence à diffuser alors, marqueraient un seuil absolu ; à lire certains spécialistes, leur écriture rhapsodique, aussi heurtée que les soubresauts d’une conscience sous l’emprise de la rue moderne, concentre l’ultime accomplissement esthétique du poète flétri par la justice du Second empire. Un autre argument joue en faveur de ces textes qu’on dit hybrides, car libres de l’homogénéité de la belle langue, affranchis de la métrique des vers, et perchés sur le fil ténu du trivial et de l’idéal, du prosaïque et de ce qui en sublime la pauvreté de condition. Et cet argument très contestable découle de l’héritage de Walter Benjamin. Comme il est impensable que le plus grand poète du XIXe siècle soit resté l’éternel « dépolitiqué » du coup d’Etat de décembre 1851 et du plébiscite favorable à Louis-Napoléon Bonaparte, la théorie de « l’agent secret » ou de « l’agent double » est née au XXe siècle, et a connu de nombreux partisans. Elle reste très portée, en France, depuis les années 1980 : Le Spleen de Paris, où le spectacle de la misère sociale et morale impressionne, garantirait l’hypothèse d’un Baudelaire revenu à ses éphémères idéaux quarante-huitards. Pour Walter Benjamin et ses émules, le miraculé de la cause du peuple, traître à la classe dominante, livra par bribes, à partir de la fin 1861 et des premiers « poèmes en prose » désignés ainsi, un réquisitoire hostile au régime. La correspondance de Baudelaire et l’ironie terrible du Miroir, où la fable de La Fontaine presque éponyme se retourne contre « les immortels principes de 89 », montrent, au contraire, un scepticisme accru quant aux marchands de bonheur, aux idéologues, voire aux apories et aux effets secondaires de la destruction de l’Ancien régime (1). Juin 48 et son solde meurtrier, en outre, avaient préparé l’illumination de décembre 51. Dans Les Yeux des pauvres, publié en juillet 1864, le poète ému ne veut pas seulement faire briller l’horreur d’être sans le sou ; toute l’imposture démagogique du siècle, que symbolisent les ors d’un café tentant et inaccessible aux gueux, s’y ramasse jusqu’à l’insolente chute, insolente en ce qu’elle corrobore moins la détresse de cet instantané qu’elle ne confirme la divergence des amants face à elle. Les poèmes en prose obéissent souvent à cette acrobatie réflexive, multiplient les associations baroques et antithétiques, prisent l’entrechoc cher à la presse du haut et du bas, de la grande éloquence et du boulevard. Ce que Paul Claudel a pu dire de son aîné n’en est que plus vrai : « C’est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journalistique de son temps » (2). Le titre même du Spleen de Paris, que Baudelaire donne en janvier 1863 au futur recueil des poèmes en prose, se ressent de sa double et sombre modernité : « J’ai essayé d’enfermer là-dedans toute l’amertume et toute la mauvaise humeur dont je suis plein », écrit-il à l’exilé Victor Hugo. 

Deux autres projets tardifs, contemporains du Spleen, qualifient aussi habituellement le « dernier Baudelaire », sa recension du Salon de 1859, promise à rejoindre le volume des Curiosités esthétiques, et la difficile maturation du Peintre de la vie moderne, deux textes éminents que La Passion des images, le vaste florilège d’Œuvres choisies du poète proposé par Henri Scepi, nous invite à lire et relire dans leur continuité, c’est-à-dire leur complémentarité (3). Les temps ont changé depuis 1845-1846 et la priorité que les Salons inauguraux de Baudelaire accordaient à la nécessité historique d’un nouveau romantisme, capable enfin de faire entrer dans son champ d’application les spécificités de la vie présente et ce qu’elle contient d’héroïsme neuf. Comment sublimer le présent sans l’idéaliser à la manière trop froide des peintres davidiens, à qui l’habit noir n’avait pas fait peur toutefois durant la grande Révolution ? Mais, comme l’écrit Scepi, « le millésime 1859 constitue un tournant : travaillant à la recomposition des Fleurs du mal, en vue de la seconde édition du recueil, dans un climat culturel qui favorise l’essor du réalisme et prophétise le triomphe de méthodes et de techniques nouvelles d’enregistrement de la réalité (comme la photographie), Baudelaire se convainc de la nécessité de maintenir à l’horizon de ses propres recherches poétiques et théoriques la ligne inentamée d’un idéal. » Pour être entré en résistance et répéter que nul n’avait délogé Delacroix de sa souveraineté, le poète ne se borne pas à réfuter Courbet au nom de l’imagination que sa peinture humilierait. Le Salon de 1859 n’avait pas été aussi dépourvu d’attraits ou de promesses. De même qu’il est un bon régime de la photographie, son ami Nadar le prouve, il est des formes de réalisme acceptables, c’est-à-dire conciliables avec une poétique de l’image, à la fois plus duelle, concise et urbaine. Ce n’est pas une simple vue de l’esprit : Legros et Méryon, avant Manet, lui en offrent un avant-goût, de même que les expériences d’un Eugène Boudin, découvertes à Honfleur même, ont déterminé l’éloge du fugitif que contient, en 1863, Le Peintre de la vie moderne. Quelle est la part de la provocation dans ce manifeste sans objet clairement nommé, Baudelaire désignant Constantin Guys par ses initiales, et le peintre providentiel par un dessinateur de presse ? Car la modernité ne se confond pas avec l’éphémère accidentel du quotidien, il en est la réalisation esthétique. Dans ce processus à deux temps, le croquis ne saurait être une fin en soi, « mais une façon de prendre possession de ce qui fuit et échappe, afin de faire éclore, au lieu même de son apparition, un empreinte durable, une vision, une idée (Henri Scepi) ». Toute définition de la modernité qui nierait sa double composante trahit la pensée baudelairienne : « l’élément éternel » est aussi indispensable à « l’élément relatif » que l’imagination à l’expérience vécue. 

« L’éternel » voué à s’extraire du « circonstanciel » n’a rien à voir avec quelque concession banale au « classicisme », comme on le suggère encore (4). Quel que soit son anti-réalisme, Baudelaire n’attend pas des peintres qu’ils singent la grande tradition, il leur suffira d’en conserver le principe constitutif, multiséculaire, qui sépare l’art de la simple représentation des choses, et le dote d’une portée métaphysique. Aussi importe-t-il de protéger le Beau des souillures auxquelles l’époque l’expose, la conversion de l’image en simple simulacre et la conversion de la morale de l’art en simple catéchisme. Plaidait-il, seul, en ce sens ? De manière générale, on sous-estime que le « dernier Baudelaire » fut largement déterminé par la réévaluation et même la réécriture de Théophile Gautier (5). L’éminent Georges Blin reste l’un des rares à avoir fait exception, il est vrai que les cours qu’il dispensa au Collège de France, notamment celui de 1968-1969, sont proprement exceptionnels (6). Pas plus que Le Peintre de la vie moderne, très marqué par Caprices et Zigzags, Les Paradis artificiels n’échappent au précédent de Gautier. Mieux que Thomas De Quincey, il est l’interlocuteur, à plusieurs niveaux, de ce livre magnifique sur les plaisirs illusoires, et doublement dégradants, du haschisch et de l’opium. Dans l’édition qu’ils viennent d’en donner, Aurélia Cervoni et Andrea Schellino, très conscients de la dette envers Gautier, ne craignent pas de réévaluer les multiples emprunts de Baudelaire aux auteurs que l’usage accru des drogues fit se multiplier après 1830 (7). Le milieu artistique, peintres et écrivains, donna un élan particulier à cette vogue des narcotiques et des expériences hallucinogènes, redoublant l’intérêt que lui porta le corps médical. Aliénistes et explorateurs pré-freudiens des phénomènes oniriques se saisirent de l’occasion d’étudier l’effet des psychotropes à partir de cas favorables, pensait-on, à l’examen approfondi du rêve ou de la folie. Baudelaire n’ignorait rien de ce qui liait Gautier et Moreau de Tours, clubiste des haschischins à l’Hôtel Pimodan, et très désireux de comprendre le fonctionnement de l’esprit créateur. La première partie des Paradis artificiels, la plus belle, se réclame du constat scientifique, détaille avec soin et l’origine et les pratiques de la drogue, en approuve la consommation restreinte, mais dénonce les addictions et ce qu’elles dissimulent à ceux qui s’en rendent coupables, non devant la justice des hommes, mais devant Dieu. L’ivresse ne se voit pas criminalisée, Baudelaire en a chanté si souvent le réconfort nécessaire. Mais la drogue, lorsqu’elle exige des prises de plus en plus fréquentes et fortes, et devient le seul remède à la douleur d’exister ou le substitut à la vraie création, trompe le consommateur. Quant à l’espèce de royauté et de dilution de la volonté qu’elle lui procure, c’est la preuve de son satanisme au rire rentré. Flaubert et d’autres manifestèrent une gêne devant l’économie spirituelle, catholique, très insistante du texte ; elle est pourtant capitale, autant que le jeu référentiel, qui s’étend d’Homère à Gautier, à ses articles comme à ses nouvelles (8). 

Il est remarquable, pour ne pas dire symptomatique, de retrouver Gautier aux deux extrémités du dernier livre d’Andrea Schellino, qui soumet la notion de décadence au double regard de Baudelaire et Nietzsche, le second ayant beaucoup lu les deux Français. Preuve de son génie du raccourci, il les associait favorablement à une « certaine modernité hyper-érotique qui a l’odeur de Paris ». Les dîners Magny, dont les frères Goncourt sont les meilleurs témoins, faisaient rêver au-delà de nos frontières. Tout y était dicible dans léger délire du pessimisme et de la gaité confondus : « pour ma part je figurerais assez bien dans ce cercle », écrit Nietzsche à Heinrich Köselitz, en novembre 1887. Sans tout à fait comprendre ce que recouvrait l’art pour l’art (il ne fut et n’est pas le seul), le philosophe antimoderne en avait au moins perçu la dimension désespérément religieuse. Il n’était rien au-dessus de l’Art pour Gautier et Baudelaire, ce qui ne consistait pas à idolâtrer une enveloppe vide, soit la forme aux dépens du fond, la sensation au lieu de l’idée. Cela signifiait, comme l’énonce Les Fleurs du mal, qu’un poème ou un tableau pouvait surpasser tous les autres témoignages de « la dignité humaine ». La chute des Phares oppose implicitement l’éternité d’un sanglot créateur aux faux dieux du monde moderne. Dans l’essai que Baudelaire publie sur Gautier en 1859, la « folie du progrès » appartient aux articles de foi des compères. La même année, à l’éditeur de ce texte précisément, Charles écrit : « Je deviens tellement l’ennemi de mon siècle ». La modernité de la technique, du confort, de l’infantilisation et du cant alourdit le poids de la Chute, tout en niant la possibilité du péché originel. Au détour du fameux rêve qu’il narrait à son ami Charles Asselineau, le 13 mars 1856, « rêve du bordel-musée » (Roberto Calasso), Baudelaire étrilla ces journaux bon teint (on voit lesquels aujourd’hui) et leur « manie de progrès, de science, de diffusion des lumières ».  Le contraire de ce sommeil de la raison par négation du Mal, c’est la décadence. Andrea Schellino, en ramenant Baudelaire dans la lumière de Montesquieu, Chateaubriand et Sainte-Beuve, rend sa complexité et son historicité à cette notion aussi vieille que le monde qu’elle semble dévaluer. Autour de 1830-1840, est décadent quiconque écrit de manière jugée trop obscure, leste, descriptive, lâchée. À cette aune, Baudelaire ressuscitait Lucain, Émaux et Camées sentaient l’opium. Car Gautier fut logé à la même enseigne que son cadet. Il pourra, en tête de l’édition posthume des Fleurs du mal (1868), célébrer en Baudelaire « ce style de décadence » et le « verbe sommé de tout exprimer à l’extrême outrance » : c’était le sien, à maints égards. Nietzsche a dévoré cette préface que Paul Bourget devait aussi tenir pour le manifeste d’une contre-modernité qui n’avait pas cru bon se cultiver jusqu’à la névrose. L’Allemand, ce fou de Baudelaire, hésitait davantage à lui reconnaître la capacité d’avoir tourné sa pensée de la décadence en puissance de vie. En lisant Schellino, il aurait compris que Dieu, pour être absent, lui avait épargné cette hérésie, si moderne aussi. Stéphane Guégan

(1) Quant au tournant sociologique des années 1980 et aux écrits de Walter Benjamin qui le déterminèrent, voir les pages précieuses d’Antoine Compagnon, Baudelaire. L’irréductible, Flammarion, 2014. Cet essai sur la modernité antimoderne du poète et du critique d’art, ramené à ses contradictions vis-à-vis du présent et de ses contemporains, comme du journalisme, de la photographie et de Manet, a rejoint heureusement la collection de Champ Essais (Flammarion, 2021, 11€). Compagnon, ce faisant, décentre l’approche du « dernier Baudelaire » et en réveille l’arrière-plan, aussi ambivalent que métaphysique, et donc profondément chrétien.  

(2) Voir, dernière en date, l’excellente édition du Spleen de Paris conçue et présentée par Aurélia Cervoni et Andrea Schellino (GF, Flammarion, 2017).

(3) Charles Baudelaire, La Passion des images. Œuvres choisies, Quarto Gallimard, 2021, 33€, édition présentée et annotée par Henri Scepi. Outre le principe clairvoyant de ne donner que des textes in extenso, le volume même de ce florilège, 1800 pages, fait comprendre que la presque totalité de l’œuvre de Baudelaire, traductions mises à part, s’y regroupe, la plaquette du Théophile Gautier de 1859 comprise. Les textes qui le composent, en raison de leur genre et de leur support initial, n’entretiennent pas le même rapport générique à « la sphère d’attraction de l’image et de ses relais ». Henri Scepi en vérifie toutefois la prééminence continue parmi les préoccupations de Baudelaire. Charles aura accompagné de ses multiples écrits, au-delà du collectionnisme qui le saisit très tôt, la dynamique du siècle, plus iconophile et iconophage que tous les précédents. Le règne de la vidéosphère a débuté aux dépens du verbe : la gravure et la photographie, que Baudelaire tient pour essentielles à des degrés divers, en sont les agents démultiplicateurs. N’oublions pas que ce triomphe de l’image a autant grisé qu’inquiété Baudelaire, très soucieux de préserver l’antique richesse des arts visuels, menacée par leur hégémonie même.

(4) Pour un avis contraire, voir Mathieu Vernet, « Les écrits sur l’art, parents pauvres de la première fortune de Baudelaire (1867-1921), L’Année Baudelaire, n°24, 2020, Honoré Champion, 28€. La dernière livraison de cet indispensable carrefour de la recherche baudelairienne vaut surtout par la contribution de Claire Chagniot, auteure d’un livre décisif sur Baudelaire et l’estampe, et celle de Raphaël Belaïche sur l’Eros baudelairien, aussi tributaire d’une culture très ancienne qu’interférant avec les pratiques les plus douteuses de son temps, du moulage au théâtre de boulevard.  

(5) Voir, quant à cette filiation sous-évaluée, notre Baudelaire. L’Art contre l’Ennui (Flammarion, à paraître en septembre 2021).

(6) Voir Georges Blin, Baudelaire suivi de Résumés des cours au Collège de France 1965-1977, Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 2011, p. 232-252.

(7) Baudelaire, Les Paradis artificiels, présentation, notes, dossier, chronologie et bibliographie d’Aurélia Cervoni et Andrea Schellino, GF, Flammarion, 2021, 6€.

(8) Outre les articles de Gautier (« Le Haschisch », La Presse, 10 juillet 1843, « Le Club des haschischins », Revue des deux mondes, 1er février 1846), il importe de citer, comme le font Aurélia Cervoni et Andrea Schellino (voir note 7), la nouvelle autobiographique La Pipe d’opium (La Presse, 27 septembre 1838). Il faut aller plus moins, ce me semble, et entendre le souvenir de La Cafetière (Le Cabinet de lecture, mai 1831) dans l’un des moments les plus beaux des Paradis artificiels, le récit presque sadien du délire érotique d’une femme sous l’emprise des drogues, dans un cadre rocaille caractérisé. La logique du Mundus muliebris y règne sans frein. Voir aussi, de Lucien d’Azay, l’excellent Théophile Gautier halluciné. Le club des haschischins ou comment écrire sous l’emprise du cannabis, Collection Revue des deux mondes, 6€.

(8)Andrea Schellino, La Pensée de la décadence de Baudelaire à Nietzsche, Classiques Garnier, 2020, 59€.