
En 1845, retour d’Algérie, Théophile Gautier fit paraître Zigzags. Une manière d’autoportrait brouillé s’y dessine sous le masque du globe-trotter désinvolte. La ligne droite n’avait jamais été son fort. Et sa façon de voyager, en multipliant les détours et les digressions pour ainsi dire, collait avec la vie nomade et les amours baladeuses d’une jeunesse qui s’éloignait déjà. Moins d’un siècle plus tard, pour son entrée en littérature, Marc Bernard reprend le titre et l’esprit de Gautier, abandonne le pluriel final pour faire moderne et colore de surréalisme ce premier récit autobiographique. Le génie des liaisons lui manquant déjà, il se raconte en désordre. S’il sacrifie à la vogue du surréalisme, il s’en dépouillera vite, comme on se débarrasse d’un veston qui singerait le bon chic parisien. Combien d’obscurs provinciaux brûlent alors de plaire à André Breton et de rejoindre son cénacle vindicatif? Or le manuscrit de Zig-Zag, en juin 1928, est soumis, timidement, discrètement, à une tout autre autorité littéraire que le mage de la rue Fontaine. C’est Paulhan qui sera le découvreur de Bernard, auquel il ouvre aussitôt les colonnes de la NRF. La jonction se fait à un moment particulier de l’histoire de la revue. Elle reste en effet marquée par la violente passe d’armes qui opposa Aragon et Drieu au cours de l’été 1925. Paulhan, en l’abritant et en soufflant dessus, fournit à cette mauvaise querelle l’éclat d’une rupture esthétique et idéologique majeure. La mise sous tutelle du surréalisme, parangon des avant-gardes séduites par une force qui les dépasse, libère, en réalité, une lame de fond incontrôlable! Aujourd’hui Moscou, demain Berlin, la lumière aveuglante des nouvelles tyrannies entraîne la République des lettres vers les illusions de l’embrigadement, les lâchetés et les ivresses de la Terreur politique.
Sans qu’ils le sachent encore, Bernard et Paulhan vont vivre ensemble cette histoire-là et remettre en jeu, plus d’une fois, une amitié qui les liait comme des frères. Leur correspondance, quarante ans d’échanges directs entre deux solides Nîmois, démontre que de vrais amis peuvent tout affronter, la différence d’âge et d’opinion, les hauts et les bas de l’inspiration, la misère et la guerre, le succès et ses mirages, les complications sentimentales, s’ils s’entendent sur les mots. Ce n’est pas un hasard si Les Fleurs de Tarbes, où Bernard déchiffre très tôt le secret de Paulhan et sa vision du monde, fixent un idéal commun, celui d’un langage qui aspire à la vérité, et pas seulement à la vérité de soi, dans le libre épanchement de sa fantaisie. Autant l’homme est responsable de ses actes, autant la littérature et la peinture doivent assurer pleinement leur irresponsabilité native. En somme, les idées de Gautier pouvaient servir encore d’antidote aux oukases de gauche et de droite. Bernard, que sa pauvreté et sa nature ardente exposaient aux extrêmes, allait les connaître en politique. Tour d’abord tenté par le communisme, puis par l’idéal d’une nouvelle Europe après la débâcle de juin 40, il poursuit un même dessein révolutionnaire, qu’on ne veut plus comprendre désormais, et qu’on ne comprend plus en raison notamment du finalisme qui continue à peser sur l’histoire des années noires. Au risque de réduire la portée de ce livre magnifique, sans doute l’une des composantes les plus fortes de l’immense production épistolaire de Paulhan, on dira que le moment de l’Occupation en constitue le cœur.
La vie de Bernard bascule dès sa démobilisation. Le 25 juillet 1940, il épouse Else Reichman, une superbe Juive autrichienne qu’il a abordée au Louvre alors qu’elle tournait autour de la Vénus de Milo (il s’était mis lui-même à tourner autour des deux beautés avant d’aborder la seule qui pût partager son existence précaire). Le 26, il expédie à Paulhan sa profession de foi collaborationniste. Cette concomitance surprend moins quand on réalise que Bernard ne confond pas la révolution nationale, l’Europe de demain, issue des ruines du traité de Versailles, avec l’hitlérisme qu’il a en horreur. Le maréchalisme des premiers mois aura donc rallié toutes sortes de déçus et d’humiliés de la IIIe République. Nul besoin de rappeler que Paulhan choisira, lui, la résistance intellectuelle sans ce couper du monde artistique, de la jungle éditoriale aux galeries prospères. La désillusion saisira Bernard dès avant 1943, année où il voit partir en déportation Crémieux et Snoes, un de ses grands amours et la mère de sa fille. Entre-temps, Pareils à des enfants (Gallimard), où ses souvenirs de petit pauvre jettent un cri net, a décroché le Prix Goncourt. La guerre lui apporte la gloire mais creuse les distances ou le silence. Paulhan et Bernard se retrouveront, après la victoire, dans le combat qu’ils mènent ensemble contre les épurateurs en talons rouges. Bernard, qui avait un faible pour Gide et Chardonne faible réciproque, foudroie ce «salaud d’Aragon» et fournit à la contre-attaque de Paulhan des arguments de choc. Les surréalistes n’avaient pas brillé par leur patriotisme dans les années vingt et la presse communiste, durant la drôle de guerre, s’était souvent montrée très tolérante, Pacte oblige, envers la politique hitlérienne. Plaidant une littérature au-dessus des partis, Bernard et Paulhan récoltèrent à pleines brassées la haine des intégristes du lendemain. Nous les aimons aussi pour cela. Stéphane Guégan
– Marc Bernard et Jean Paulhan, Correspondance 1928-1968, éditions Claire Paulhan, 45€. L’édition du regretté Christian Liger, complétée et achevée par Guillaume Louet, est au-dessus de tout éloge.
Puisque Ulysse revient en Folio Classique (Gallimard, 12,80€) dans l’édition que Jacques Aubert avait dirigée pour La Pléiade, rappelons l’impact de cette grandiose satire homérique sur la génération de Marc Bernard. La traduction de Valery Larbaud en 1937 frappa d’autant plus les Français que la question du monologue intérieur et de son inventeur (Dujardin ?) restait un sujet de débat parmi eux. Ce détail de technique narrative mis à part, le roman de Joyce ébranlait les romanciers du cru, déjà passablement secoués par le Voyage de Céline et les nouvelles de Morand. Dans ce contexte, on appréciera ce que Marc Bernard confiait à Paulhan en avril 1939: «Quant à Joyce, il est bien évident qu’on ne peut plus écrire d’une certaine façon après lui. Il a tué le patati et patata, les généalogies et autres histoires de Saint-Esprit. Il nous a donné le goût de l’essentiel, l’horreur du remplissage, de la fausse, blême pureté. (…) En vérité, je vous le dis, sa descendance sera innombrable et vivace.» SG
L’encre des souvenirs ne convient pas toujours au portrait des grands écrivains. Soit elle idéalise, soit elle noircit, plus que nécessaire. Le livre de Baptiste-Marrey, essai biographique au désordre sympathique, évite globalement le double écueil des hommages posthumes. Concernant
À l’instar de Sartre, qui gère au mieux coup d’éclats et écriture clandestine, Camus pratique alors la double parole. Il entame ses collaborations à Combat en mars 1944 avec un incipit digne de celui de L’Étranger: «On ne ment jamais inutilement.» Le philosophe hétérodoxe y affronte la question de la vérité ou plus exactement du mensonge d’État, que distille alors à haute dose la propagande délirante du moment. Si la vérité échappe par essence à toute saisie humaine, mentir, abuser et s’abuser par croyance ou idéologie est le propre des hommes. Camus est un sage à l’ancienne. Contre Onfray et son Camus mâtiné de nietzschéisme new look, on donnera raison à Baptiste-Marrey et à Raphaël Enthoven, préfacier d’un Quarto qui préfère rapprocher notre philosophe de Spinoza que de Rousseau. Il y a en tout athée un peu conséquent, surtout s’il est de culture européenne, voire méditerranéenne, un chrétien qui sommeille. Chez les hommes nés au soleil de l’Afrique du Nord et à l’ombre des Anciens, Sophocle,
On le comprend mieux au fil des éditoriaux et articles qu’il donna à Combat jusqu’en 1947. Folio essais en a repris la matière, précédemment publiée dans les Cahiers Albert Camus et La Pléiade. Tirant son titre du Mein Kampf de
Aux appétits sanglants des Fouquier-Thinville du jour,
Baptiste-Marrey rencontre Camus peu avant Pâques 1953, au sortir de la polémique qui a opposé l’auteur de L’Homme révolté à tous ceux qui s’y sentaient insultés. André Breton ne pouvait digérer la remise en cause du surréalisme comme sortie du réel, Sartre l’appel à la mesure des Grecs en politique. Le pestiféré, c’est toujours l’autre. Baptiste-Marrey a vingt-cinq ans, Camus quarante. La maladie sérieuse de l’aîné et l’admiration béate du cadet les font se rencontrer à Cabris, au-dessus de Grasse, où leurs poumons de tubars sont supposés se regonfler. Drôles de convalescents. Ils s’enflamment à la moindre belle qui passe, suivent l’actualité du foot, fument comme des pompiers. Paris et ses coups bas blessent moins à cette hauteur, d’autant plus que le magnétique
*Albert Camus, Le Premier homme, illustrations de
Claude Arnaud a fait d’un livre deux coups. Ça tombe bien, on fête cette année le centenaire du Swann de Proust et le cinquantenaire de la mort de Cocteau, qu’il connaît mieux que personne. Entre ces deux immortels, qui furent si proches jusqu’à la rupture sanglante, son cœur ne balance pas. Il est tout acquis à Cocteau, aux éclairs brefs de son écriture, à son choix de vivre par tous les bouts, à ses allures de caméléon essoufflé, voire à l’incomplétude de son génie, si préférable, nous dit
«Cocteau manœuvre durant toute l’année 1913 pour trouver à Proust un éditeur acceptant de publier intégralement l’ouvrage», rappelle Claude Arnaud. Au terme de multiples démarches infructueuses, Bernard Grasset publie, mais à compte d’auteur, Du côté de chez Swann. Le terrible manuscrit avait été notamment repoussé par Gide. Ne pouvant encore adhérer au long processus de dévoilement qu’inaugurait le premier volume de La Recherche, éditeurs et
Pour Robert Kopp, auteur d’une synthèse récente sur le Prix, l’année 1919 marque un tournant : «la fin de la littérature de guerre et le passage de la littérature engagée à la littérature dégagée, telle que la définissait Rivière dans La NRF qui venait de reparaître en juin.» Proust était bien du bâtiment… Depuis leur heureuse réunion, la maison Gallimard n’a cessé de travailler au monument national qu’est devenu Proust. Elle le prouve à nouveau en cette année de centenaire : deux éditions de poche de Swann en Folio, l’une pédagogique, l’autre luxueuse, remarquables l’une et l’autre, ont paru depuis l’été. Elles posent différemment la question de l’illustration possible de La Recherche. De tous ceux qui s’y sont essayés, Pierre Alechinsky, le dernier en date, est sans doute le plus convaincu et assurément le plus convaincant. La matière narrative d’Un amour de Swann, partie centrale du volume de 1913, concentre les affres de l’envie, de l’amour jaloux aux assassinats mondains. Sachant être allusive sans être élusive, l’intervention d’
Des bruts, Chaissac et Dubuffet? Des naïfs, des sauvages… Et puis quoi encore? Évidemment, ça arrange l’histoire de l’art de nous le faire croire et d’héroïser leur contre-culture, pour parler l’idiome de la secte. Eux n’ont jamais opposé une vérité à l’autre. Leur démarche, mois uniforme que commune, aura plutôt consisté à élargir le domaine de l’art à d’autres pratiques, d’autres savoirs, en les tirant d’autres territoires de la création. S’ils en privilégient les marges en apparence, c’est pour mieux en libérer le cœur et les acteurs. L’art des enfants, l’art des simples ou l’art des fous, dont les surréalistes s’étaient déjà réclamés, les poussent plus loin dans l’exploration d’une poésie débridée, déridée, hautement loufoque, où n’auraient plus cours les derniers blocages intellectuels, moraux et presque sociaux de leurs aînés. Le freudisme de salon avait fait son temps, une cocasserie moins convenable, moins soucieuse des formes, à tous égards, ne demandait qu’à faire contrepoids à la sinistrose de l’après-guerre, compassionnelle ou existentialiste. Toute révolution culturelle s’opère à l’intérieur de ses anciennes limites: Chaissac et Dubuffet ne sont pas des autodidactes, des innocents sortis de nulle part et n’aspirant qu’à rester d’anonymes inventeurs. La brutalité ne saurait être qu’une pose, l’inculte une provocation, le rejet du milieu une stratégie provisoire… Et quand Dubuffet, le plus Parisien, le plus versé dans les usages avant-gardistes, lance «l’art brut» en novembre 1947, dans les sous-sols de la galerie René Drouin, Chaissac grogne un peu: «Et vinci. le titien Michel ange et compagnie ne pourrait-on pas appelér ça l’art barbare?»
On respecte ici son écriture et sa ponctuation volontiers fautives, espiègles, conformément aux choix éditoriaux de Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle. Ils viennent de rassembler, en deux volumes aussi indispensables l’un que l’autre, la correspondance que Chaissac échangea avec Dubuffet et
C’est fin 1943 que Paulhan, œil alerte, commence à s’intéresser à Chaissac et Dubuffet. C’est lui encore qui les pousse à s’écrire et s’épauler. C’est lui enfin qui intègre les deux complices à ses entreprises propres à partir de 1946, la collection Métamorphoses, les Cahiers de la Pléiade, ouverts à
La semaine dernière, coup de fil de Claire Sarti, très mécontente de ma
Or Éluard apparaît bien au sommaire de la NRF en février 1941 avec «Blason des fleurs et des fruits», dont seul l’ultime distique, en forçant un peu, était susceptible d’une lecture circonstancielle. Le long poème, d’inspiration verte, était dédié à Paulhan et devait rejoindre en octobre le Choix de poèmes publié par Gallimard. La revue de
L’ancien élève d’
Il y eut bien un autre Jean Clair que le Jean Clair que nous connaissons et qu’il est d’usage, aujourd’hui, de peindre en réac incurable. La polémique qu’il attise à toute occasion s’est vengée de ses coups de gueule en l’iconisant. Une fois pour toutes,
*André Malraux, Lettres choisies 1920-1976, édition établie et annotée par François de Saint-Chéron, préface de
C’est un bien joli cadeau de Noël que nous font les éditions Claire Paulhan, si actives dans l’exhumation des journaux intimes et des inédits de la mémoire littéraire, à partir desquels petit à petit il devient possible de faire revivre autrement l’activité créatrice des années d’
Préférerait-on qu’il eût réagi favorablement à l’antisémitisme d’État, à l’étoile jaune, aux excès de la discrimination et aux ultras de la collaboration et de l’Europe allemande, Chateaubriant, 
Centrée sur le peintre, cette biographie cursive, lucide mais un peu contrainte, nous prive notamment d’un vrai bilan des années américaines. Or elles furent fastes à bien des titres, au-delà de l’esthétique très ouverte, espace et couleur, des deux ballets mentionnés plus haut. Cette double expérience scénique, en un sens, ramenait Chagall au merveilleux de son cher Bakst et lui donnait l’occasion d’en dépasser l’esthétique. Quand la pente dionysiaque s’ouvrait sous ses pieds et ses pinceaux, il ne se faisait jamais prier… Il faut savoir gré, du reste, à Jackie Wullschläger de ne pas sentimentaliser au sujet des amours du peintre, « l’inconsolable » amant de Bella, et des relations qu’il entretint avec les femmes en général. Voilà qui fait du bien et voilà qui éclaire les dérives du prétendu mystique. Les peintres américains, à l’évidence, ne retinrent que le meilleur de l’artiste. Il fut bien un de ceux qui les poussèrent à sortir de leur coquille formaliste autant que Picasso, 
