La plupart des grandes plumes de notre XVIIIe siècle manquent aux étals des librairies. Dans cette désertification, qui dit le recul de toute une culture, Nicolas Rétif de La Bretonne constitue une heureuse exception. La plupart des titres de cet écrivain infatigable, dont Baudelaire vantait les « saloperies » à Poulet-Malassis en 1865, sont aujourd’hui disponibles. Le poète des Fleurs, l’ami de Manet n’ignorait rien des raffinements et des accents de vérité d’une littérature qu’on rééditait alors sous le manteau. Depuis une vingtaine d’années, l’essentiel des romans et nouvelles de Rétif ont été remis en circulation, ce qui reste la meilleure manière de dissiper les malentendus que soulève leur sain libertinage. Chez les bons auteurs, en effet, le désir et ses délires, activant la libido comme l’art du récit, débouchent sur d’incessantes trouvailles narratives et le souci de parler vrai. Entre d’autres mains, La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans aurait tourné, c’est sûr, à la condamnation des ridicules d’un vieux beau se laissant abuser par les appâts d’une jeune beauté, moins innocente que prévu.
Rétif, aussi âgé que son barbon en 1783, avait eu son lot d’aventures et de déconvenues, comme y insiste Michel Delon en tête de cette nouvelle édition, qui a conservé les illustrations voulues par l’auteur. Des illusions de la passion amoureuse, aggravées ici par les cheveux argentés de Monsieur d’Aigremont et les quinze printemps de l’ardente Sara, l’écrivain insatiable avait éprouvé chaque nuance, chaque morsure plutôt. S’il montre à première vue combien « l’Amour est dangereux lorsqu’on a passé l’âge de plaire », s’il cite les Anciens par bienséance et démasque le vice, son roman à tiroirs éconduit les fins édifiantes que laissait craindre la citation liminaire de Properce. Il y a là un évident mépris des limites dans lesquelles une partie de la critique contemporaine, sous Louis XVI, entend resserrer le génie du siècle. Laclos en avait fait les frais l’année précédente, lors de la publication des Liaisons dangereuses. On lira à ce sujet l’excellente présentation de Catriona Seth au récent volume de La Pléiade. Rétif entre donc en résistance, se joue des catéchismes, qu’ils exhortent au bien ou au mal, et pratique le livre ouvert. Comme Delon, Blanchot l’a compris, qui définissait ainsi, en 1949, la pureté de l’acte littéraire : « Avec Rétif, bien plus qu’avec Rousseau, la littérature décide de mettre le savoir dans l’ignorance, la vérité dans l’absence d’art et la dignité du style dans la recherche d’une forme naturelle et, s’il le faut, inculte et même barbare. » Tartuffes de l’après-guerre s’abstenir…
Au cours de sa longue carrière de dix-huitièmiste, qui en a fait l’un des plus fins observateurs de la diffusion du livre et des modes de lecture à l’époque des Lumières, Robert Darnton a croisé Rétif, qui débuta dans une imprimerie et savait que le livre était matière doublement vivante, articulée à son auteur et son public par mille liens obscurs. Mais voilà l’ère Gutenberg toucherait à sa fin ! Les prophètes sont catégoriques. Dans Apologie du livre, Darnton tente d’y voir plus clair malgré la pression du numérique et les utopies qu’il réveille. Au XVIIIe siècle déjà, l’homme des Lumières rêvait d’une « République des lettres » fondée sur la diffusion accrue du savoir et la capitalisation des lectures. S’appuyant sur la leçon du passé, des premières éditions de Shakespeare aux circuits du livre imprimé, Darnton ouvre d’intéressantes pistes de réflexion, scrute l’hypothèse renaissante d’un savoir universel à portée de clic, par la grâce d’une numérisation généralisée du fonds des grandes bibliothèques et le développement du livre numérique, avant de pointer les écueils d’une numérisation à outrance qui ouvre, entre autres risques, celui de notre submersion dans un océan d’informations, la possible destruction des sources imprimées sur papier et la menace d’une captation des données numériques par des opérateurs privés, aussi bien intentionnés soient-ils. « Je suis un livre vivant, ô mon lecteur », s’écriait Rétif en 1783. À nous de le maintenir tel sans priver les auteurs, ceux d’hier et d’aujourd’hui, de leur dû. Stéphane Guégan
*Rétif de La Bretonne, La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, édition de Michel Delon, Gallimard, Folio Classique, 7,50€.
*Robert Darnton, Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, traduit de l’anglais par Jean-François Sené, Gallimard, Folio Essais, 8,60€.
*Maurice Blanchot / Pierre Madaule, Correspondance 1953-2002, édition établie, présentée et annoté par Pierre Madaule, Gallimard, 25€.
Blanchot était-il si rétif qu’on le dit à répondre à ses lecteurs, dès qu’il en avait éprouvé la singularité ? C’est en décembre 1953 que Pierre Madaule, fasciné par L’Arrêt de mort, – on le comprend –, écrit une première fois à son auteur. Depuis janvier, la NRF a repris son cours après un silence de dix ans. Et depuis l’été, fidèle à Paulhan et à sa volonté pugnace de réconcilier les écrivains au-dessus des partis, Blanchot y collabore. La livraison de décembre comportait un article de Cioran où l’œuvre narrative de Blanchot, « heureusement écrite pour personne », servait d’appui à la démonstration du philosophe roumain. Entre Noël et le jour de l’an, surprise, Blanchot répond sur le ton le plus cordial. Débute entre eux ce qu’il faut bien appeler leur correspondance, qui était restée inédite à ce jour. En un mince volume est rassemblé un demi-siècle d’échanges étonnants, touchants même, pleins d’éclipses et de longs silences, inaptes toutefois à détruire leur dialogue. Vingt ans plus tard, le 1er mai 1973, Blanchot se demandait encore si une vraie rencontre était possible, souhaitable, si elle n’abîmerait pas cet espace de l’écrit « où nous séjournons sans vivre ». Quelque chose les liait, pour le dire comme lui, à distance. Ils ne se virent, ni ne se parlèrent jamais. Seule compta la littérature comme incarnation, existence dans l’absence au monde, rencontre de l’impossible et du nécessaire, selon la définition que Georges Bataille donnait des livres de Blanchot. C’est leur nécessité, qui nous frappe le plus désormais. De l’œuvre de Chateaubriand, Blanchot, et pour cause, ne sauvait que La Vie de Rancé.
Que Stendhal n’ait rien entendu à la peinture, on l’a pensé à la suite de Mérimée. Tout occupé des passions que le tableau était censé figurer, mettre en mouvement et donc réveiller chez le spectateur, ce grand amoureux des images aurait ignoré leur spécificité et ravalé la couleur, le dessin, le clair-obscur et la composition au rang d’accessoires, simples leviers d’une dramaturgie électrisante où s’épuisait la fonction des arts visuels. Du reste sa science et son œil étaient si infaillibles que cela ? Pouvait-on faire confiance à un homme qui, à l’occasion, confondait Dominiquin et le cavalier d’Arpin, mentor du
Malgré notre édition des Salons de Stendhal (Le Promeneur, 2002), ce corpus demeure un vivier possible de renseignements sur les débats esthétiques et politiques qui font de la France des années 1820 un moment décisif de notre modernité. La façon dont l’écrivain y participe sous les Bourbons restaurés, beau sujet de livre, affleure dans les pages lumineuses que Stephen Bann consacre à son cher
L’électricité chère à Beyle ne saurait passer dans ces conditions… L’ennui du public, du reste, sanctionne l’échec de ces tableaux d’histoire aux formules épuisées. Or, l’accès aux œuvres se démocratisant au XIXe siècle, l’art et son discours ne peuvent ignorer ces nouvelles attentes. Il y a même urgence, selon la formule de Pascal Griener, à développer une « pédagogie des émotions » exempte de la sécheresse des cuistres et des catalographes, chez lesquels l’attribution devient une fin en soi et le jargon technique une autre entrave à la communication élargie dont Stendhal a compris la nécessité. Tous ses écrits sur l’art en découlent. Ils montrent un souci du lecteur et du temps présent où s’abolit la frontière entre le sublime des maîtres anciens et l’actualité la plus chaude. Son Histoire de la peinture en Italie s’est peut-être mal vendue en 1817, elle aura toutefois visé un auditoire en prise sur l’époque. À l’échec commercial succédera, on le sait, une très longue postérité. Ce bréviaire d’énergie, exaltant le beau moderne sous la célébration de Michel-Ange et Léonard, sera lu par tout le romantisme, de
Curiosité : ce volume reprend la matière d’un livre paru en 1942 chez Gallimard. Où l’on croit deviner un réflexe commémoratif, le centenaire de la mort de Stendhal tombant en pleine Occupation, le lecteur d’aujourd’hui découvre un tout autre numéro de charme. La lettre pour l’auteur d’Armance offre le meilleur des laboratoires à la cristallisation amoureuse et intellectuelle. Au roman moderne, genre qu’il va fonder avec
C’est un bien joli cadeau de Noël que nous font les éditions Claire Paulhan, si actives dans l’exhumation des journaux intimes et des inédits de la mémoire littéraire, à partir desquels petit à petit il devient possible de faire revivre autrement l’activité créatrice des années d’
Préférerait-on qu’il eût réagi favorablement à l’antisémitisme d’État, à l’étoile jaune, aux excès de la discrimination et aux ultras de la collaboration et de l’Europe allemande, Chateaubriant, 
Centrée sur le peintre, cette biographie cursive, lucide mais un peu contrainte, nous prive notamment d’un vrai bilan des années américaines. Or elles furent fastes à bien des titres, au-delà de l’esthétique très ouverte, espace et couleur, des deux ballets mentionnés plus haut. Cette double expérience scénique, en un sens, ramenait Chagall au merveilleux de son cher Bakst et lui donnait l’occasion d’en dépasser l’esthétique. Quand la pente dionysiaque s’ouvrait sous ses pieds et ses pinceaux, il ne se faisait jamais prier… Il faut savoir gré, du reste, à Jackie Wullschläger de ne pas sentimentaliser au sujet des amours du peintre, « l’inconsolable » amant de Bella, et des relations qu’il entretint avec les femmes en général. Voilà qui fait du bien et voilà qui éclaire les dérives du prétendu mystique. Les peintres américains, à l’évidence, ne retinrent que le meilleur de l’artiste. Il fut bien un de ceux qui les poussèrent à sortir de leur coquille formaliste autant que Picasso,
De tous les hommes pressés de la Libération, Jean-Paul Sartre ne fut pas le dernier à prendre la parole et à se situer. Il le fit vite, il le fit bien. J’entends par là qu’il refusa de se dérober aux responsabilités que lui assignait son parcours sous l’Occupation, un parcours dont il dira lui-même – si on le lit bien au lieu de l’agonir bêtement – qu’il avait été aussi
Un mois plus tard, « Paris sous l’occupation » parut dans La France libre, mensuel né à Londres dès novembre 1940. Raymond Aron en était à la fois la tête pensante et la cheville ouvrière. De ce texte majeur, qui se rattache à la tradition des Choses vues d’Hugo et des
Sartre notait enfin que le « mur », non content de couper le pays en deux, l’avait isolé de l’Angleterre et de l’Amérique. Ce fut une souffrance pour cet amateur de littérature et de cinéma anglo-saxons. Il put s’en gaver à nouveau lors du séjour rappelé plus haut. L’Office américain d’information sur la guerre lui permit ainsi de passer quelques mois entre New York et Los Angeles. Il lui était donné tout loisir d’observer la nation américaine dans ses ultimes efforts de guerre et les premiers moments de la Reconstruction. Sans négliger sa feuille de route, quitte à l’étendre aux sujets qui fâchent comme le « problème noir », Sartre glisse très vite du bilan impersonnel à la collecte d’impressions aussi vivantes que variées. Les bars, la rue, le cinoche, les filles… Il croise en chemin l’amour de Dolorès Vanetti et quelques artistes exilés, qui se préparent à rentrer…
À sa mort, en 1924, il n’était déjà plus que l’homme d’un seul tableau, qui datait des années glorieuses. Jean Geoffroy avait choisi son heure pour exposer Le Jour de visite à l’hôpital, le Salon de 1889 coïncidant avec le centenaire de la grande révolution. Son tableau, qui pinçait la corde sensible avec une retenue dont le peintre n’était pas coutumier, montre un prolétaire endimanché au chevet de son fils dont l’immense lassitude est merveilleusement rendue. Un léger sourire flotte sur ce beau visage fiévreux aux yeux clos. La pâleur de l’enfant, d’abord inquiétante, s’accorde en fait à la blancheur dominante, heureuse, du tableau. C’est qu’il s’agit de montrer avec éclat combien la santé et l’hygiène publiques sont désormais une des priorités de la République radicale. Paul Mantz, vieux romantique converti au réalisme et ancien directeur des Beaux-Arts (1881-1882), pouvait y aller d’un commentaire très favorable : « Il y a du sentiment dans cette peinture, mais une sorte de sentiment silencieux et sans gestes. Le tableau est très moderne, et c’est un des meilleurs que M. Geoffroy nous ait encore montrés. » Mantz ne se trompait pas puisque Vuillard et
On savait que le courant était très bien passé entre Ezra Pound et
L’Italie, Venise notamment, devait s’offrir bientôt comme l’autre trait d’union qui mène de Gautier à Pound ? C’est à Rapallo que l’Américain devait rédiger son précis ironique de littérature, How to read, en 1927-1928. Les éditions 
Ils n’en ont pas parlé, ou si peu… Ils ? La presse française, pardi ! Et pourtant la rétrospective Guardi du musée Correr valait mieux que les récentes expositions « parisiennes » sur la peinture « vénitienne ». Le New York Times ne s’y est pas trompé, qui lui a donné une pleine page. Roderick Conway Morris, le 6 novembre dernier, titrait
S’il ne se dressait pas derrière la sagesse de l’humaniste, aux prises avec le show business dominant les espaces traditionnels du savoir sur les images, on lui appliquerait le mot de
*Alessandra Boccato, Églises de Venise, traduit de l’italien par Yseult Pelloso, Imprimerie nationale, 98€. Le livre n’est pas très beau, vues extérieures sur fond bleu carte postale, maquette banale, typographie vieillottes, etc. Sa lecture n’en est pas moins indispensable à ceux qui croient connaître le sujet pour être entré aux Frari, à San Marco et San Rocco. Alors que l’Accademia peine lamentablement à sortir de sa gangue de vétusté, indigne de ses collections de peintures, les églises de Venise font leur toilette l’une après l’autre. Des circuits sont proposés aux visiteurs intelligents, rare fraction de la transhumance touristique, auxquels ce livre sera particulièrement précieux. Son auteur étant une spécialiste de l’architecture, elle n’oublie pas de nous faire lever le nez des seuls tableaux. On découvre notamment sous sa conduite les églises qui ont échappé aux « reconstructions » de l’âge baroque ou rocaille. À l’opposé de San Moisè, qui fascina Gautier et abrita ses amours, un certain nombre d’entre elles ont donc « résisté ». Elles se cachent à la jonction des quartiers de San Polo et de Santa Croce. Plus proche de San Marco, San Stefano charme les lecteurs de Ruskin par son gothique fleuri, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les amateurs de viande plus saignante, les fous du Tintoret et du dernier Titien ne seront pas déçus non plus. Quant aux plus raffinés, ceux pour qui le premier XVIIIe vénitien tient lieu d’ultime bréviaire, les bonnes adresses sont là, qui n’attendent qu’à être testées. L’âge de Tiepolo, loin de se retrancher aux Gesuati, est partout à Venise, ou presque, quand on sait s’y promener. Poussez la porte de San Stae ou celle de Sant’Alvise, le Paradis de la peinture s’y est installé. Sebastiano Ricci, Piazzetta, Pellegrini… Un livre, on vous le disait, utile et même dédié aux « pèlerins passionnés » dont Morand parlait en connaissance de cause. Celle de la beauté pure.