Qu’on se rassure, Jean Clair se porte bien. Les derniers jours qu’annonce son dernier livre ne sont pas les siens. Mais ils sont ceux du monde, très ancien, qu’il a vu disparaître et de la société, très actuelle, dont il scrute la décomposition avancée. D’un côté, la paysannerie dont il vient ; de l’autre, le cloaque où nous versons. À bien y réfléchir, cela n’a rien de rassurant. Dissipons d’emblée le contresens auquel l’ouvrage pourrait conduire de trop rapides lecteurs : s’il s’émeut, avec le recul de l’homme qui sillonne son enfance, de la fin des terroirs, s’il dénonce l’ersatz de ruralité qu’une Europe exsangue tente de maintenir en vie, Jean Clair n’oppose pas le paradis perdu de ses vertes années à l’enfer des villes ensauvagées. Son diagnostic le rapproche plutôt des hommes qui, entre les deux guerres, se sont alarmés de la dislocation progressive de l’ancienne France. Je pense au si lucide Emmanuel Berl, qui regardait déjà «comme un malheur l’exode rural et le dépeuplement des campagnes». Et quand on songe que notre pays les a presque sacrifiées à une industrie qu’il a ensuite laissé se démembrer au profit de ses partenaires européens, il y a de quoi, on l’avouera, être un peu amer. N’y avait-il aucune alternative à la destruction définitive d’une agriculture qui avait su se moderniser au fil des siècles sans briser ce qui l’accordait à son passé et assurait son avenir aujourd’hui compromis? La transmission, dans les deux sens, s’est rompue.
Du côté des sociétés modernes, même recul du sentiment d’appartenance à un tout : «Mais qui croit encore que nous vivons dans un pays comme on habite un corps, puisque nous laissons nos racines à l’abandon, et que nous ne savons plus que nous habitons un être vivant avec ses limites et son organisation, cette autre “biologie”, ce logos vivant qu’est une langue?» L’auteur de ces lignes, à l’inverse, se sent l’héritier d’une autre conception de la culture, d’un rapport aux mots et aux images plus respectueux de leur capacité à nous faire penser qu’à nous divertir, à nous former qu’à nous déformer, à nous libérer et nous élever au-dessus de l’atomisation régressive, du culte identitaire ou de l’angélisme humanitaire, en plein essor, comme autant de signes de l’effacement progressif de cette «communauté d’esprits» qui devrait être notre bien le plus précieux. Ce trésor menacé, Jean Clair le tient de ses parents et de ses maîtres. Il les fait revivre dans Les Derniers Jours avec une émotion sincère et pudique, nous épargnant le déballage sentimental des livres de souvenir. Les très belles pages consacrées au lycée Jacques-Decour, quand l’adolescent y découvre la vraie vie auprès des Juifs du quartier, éclairent la personnalité profonde de l’intellectuel en colère qu’il deviendra. Une cartomancienne lui avait prédit enfant une vie peu commune. Pour faire plaisir au sien et échapper au conformisme, il s’y sera tenu jusqu’à aujourd’hui, en amoureux des beautés du monde et de l’art, capable de fulminer contre nos bassesses et nos démissions, incapable de désespérer de la vie et des femmes, et constamment à «la recherche d’un impossible équilibre». Plus qu’un mélancolique, un spectateur engagé. Un des derniers. Stéphane Guégan
– Jean Clair, Les Derniers jours, Gallimard, 21€.

Quand on lui reprochait sa peinture lubrique, ses extases d’adolescentes trop jeunes, ses irruptions de petites culottes et ses chats inquiétants, Balthus affectait de n’en rien savoir. Les lecteurs de Freud ont toujours été bien armés contre de telles accusations. L’obsession du sexe, c’est toujours l’autre qui dort en soi et fait de l’image son exutoire sublimé… Mais il suffit de lire la correspondance de Balthus pour mesurer qu’il a bien cherché à exploiter l’érotisme outré ou ouaté de ses tableaux, pimenté de l’âge indécis des «jeunes filles» et de la présence des félins dont Manet avait déjà souligné la charge sulfureuse. «Mort aux hypocrites!», s’exclame Balthus en 1937. «Aujourd’hui, près de quatre-vingts ans se sont écoulés, écrit Sabine Rewald. Les enfants et le sexe sont le dernier tabou, et les jeunes filles de Balthus – au seuil de la puberté, avec leur érotisme perceptible – peuvent provoquer des réactions plus véhémentes et plus inquiètes.» Cela vaut mieux, à la rigueur, que d’ignorer le sujet de ses tableaux. Au seuil des années 1980, Jean Clair fut le premier à relever Balthus de son discrédit et des lectures réductrices issues du formalisme d’après-guerre. Dans ce livre, aussi beau que savant et direct, Sabine Rewald procède de même, et analyse avec brio la quarantaine de toiles retenues. La révélation des désirs naissants appelle à la fois une mise en scène, qui touche aux épiphanies profanes de Manet et Bataille, et une iconographie réactivée, prise aux livres d’enfants, avec leur fausse candeur, comme à la peinture des adultes. Pour Balthus, le pouvoir des images ne souffrait aucune frontière d’âge ou de style. Les obscurs l’enchantaient autant que Masaccio, Géricault, Courbet ou les clichés salés de Minotaure. SG
– Sabine Rewald, Balthus. Jeunes filles aux chats, Hazan, 39,95€
Lors de l’exposition qu’organisa la Galerie Pierre en 1934, sa célèbre Leçon de guitare confrontait le public au spectacle équivoque d’une initiation violente aux plaisirs de la chair. Ce grand tableau, comme quatre-vingt dix-neuf autres, est commenté dans notre Cent peintures qui font débat (Hazan, 39,90€, en collaboration avec Delphine Storelli).
Il domine son temps, comme Picasso le sien. Et les récents efforts de l’histoire de l’art, qui a réévalué tant de sculpteurs du XIXe siècle, auront grandi Rodin en pensant le ramener sur terre. Nous savons désormais qu’il n’a pas créé dans ce vide qu’exagérait encore Élie Faure autour de 1920. La supériorité de
De L’Âge d’airain à L’Appel aux armes, en passant pas le viril Saint Jean-Baptiste, tout signale la volonté d’effacer l’humiliation de la défaite et les profondes blessures de la Commune. Antoinette Le Normand-Romain rappelle justement ce que la commande de La Porte de l’Enfer, l’un des laboratoires durables de l’œuvre, doit au tournant républicain de 1879. On pourrait s’étonner que des responsables politiques aussi progressistes que Turquet et Antonin Proust, ce proche de Manet, aient rêvé d’un tel pandémonium dantesque. Il est vrai que rien encore ne laissait prévoir les excès auxquels Rodin allait se livrer en vue de l’Exposition Universelle de 1889, celle du centenaire de la Révolution… Cette remarque en entraîne une autre, plus générale, au sujet de la dualité qui traverserait la production de l’artiste, alternant le solaire et l’ombre. L’historiographie courante aime à lui tailler la carrure et la psyché noire d’un Michel-Ange moderne, en retrait du monde et de ses attentes. L’approche d’Antoinette Le Normand-Romain préfère dégager l’unité d’inspiration, les échos profonds au moins, qui relient ses projets monumentaux, visant l’espace public, et ses recherches les plus intimes, de sa pratique du discontinu, de l’inachèvement et de l’assemblage jusqu’à l’érotisme radical de ses dessins les plus lestes. Si son Iris, l’acéphale messagère aux cuisses béantes, mène à Duchamp et
*Isabelle Leroy-Jay Lemaistre et Véronique Boidard (sous la direction), David d’Angers. Dessins des musées d’Angers, Somogy / Louvre éditions, 28€ / Cette modeste mais passionnante publication nous avait échappé. À différents titres, David d’Angers peut passer pour l’une des figures annonciatrices de Rodin, comme Jacques de Caso l’a suggéré dans ses cours du Collège de France, voilà quelques années déjà. Ils ont tous deux des convictions politiques bien trempées et une pente commune au lyrisme le plus tranchant. Les dessins de David d’Angers, d’une encre virulente, haletante si nécessaire, jettent un pont entre Michel-Ange, pour la force, et Géricault, pour la rage. Mais ces barbares, réalistes par refus des bienséances, sont des raffinés, proches de la littérature de leur temps comme de ses autres combats. Ils partagent enfin le culte des grands hommes, un patriotisme exemplaire et les difficultés qu’impose le monde moderne, sujets et costumes, aux statuaires de la rue. SG
La littérature abonde sur l’érotisme de Bataille. Bien que le sujet ait perdu l’attrait de l’interdit, il continue à susciter réflexions et contorsions plus ou moins inspirées. Le thème n’est-il pas consubstantiel à son auteur, à sa pensée, être et esthétique, des premiers contes licencieux au livre final sur
Ce tournant structure le bel essai de Juliette Feyel, qui ne craint pas de s’aventurer sur un terrain surinvesti. Elle le fait avec un grand calme et une érudition maîtrisée, sans héroïser Bataille, ni le dédouaner de ses concepts les plus faibles, les plus éculés aujourd’hui, la sortie du rationnel, la dépense gratuite et l’animalité retrouvée. Feyel prend même plaisir à explorer ces failles afin d’étayer la thèse du livre : les récits les plus lubriques de Bataille, ceux qu’il ne put faire paraître sous son nom, constituent encore la «part maudite» de l’œuvre. Mais ce serait celle où l’auteur de L’Histoire de l’œil se serait «approché au plus près» de son objet et de sa subversion agissante. Si l’ethnologie a souvent coloré ses textes théoriques d’un primitivisme douteux, arqué sur l’opposition convenue entre le civilisé et le sauvage, les grands mystiques ont révélé Bataille à lui-même autant que
La réflexion sur la peinture restant aux marges de cet essai, rappelons ici que Manet, et notamment Olympia, aura offert à l’ontologie paradoxale de Bataille une manière d’épiphanie. Le chef-d’œuvre de l’art français ouvre ses lourds rideaux sur la pure présence : «C’est la majesté retrouvée dans la suppression de ses atours. C’est la majesté de n’importe qui, et déjà de n’importe quoi… – qui appartient, sans plus de cause, à ce qui est, et que révèle la force de la peinture.» On retrouvera Manet, Picasso, Masson et quelques autres peintres de son musée imaginaire dans mon livre, Cent peintures qui font débat (Hazan, 39€).
Ce fut d’abord une rumeur, alimentée par le premier intéressé : Yann Moix allait accoucher d’un livre de poids. En d’autres temps, on aurait parlé d’un livre de prix… C’est que le bébé avait eu le temps de s’arrondir in utero. Maintenant qu’il respire et fait ses premières nuits, le dernier né de Moix embarrasse autant la gent littéraire que le héros de Naissance consterne papa et maman. S’agit-il, en effet, d’un gros livre ou d’un grand livre ? Difficile à dire tant il alterne le meilleur et de sacrés tunnels, retient et refroidit, fait rire et fait peur. On n’est peut-être pas forcé de le lire en entier, ou d’une traite, comme me le souffle une amie à qui rien ne fait peur. Moix, éternel moderne, aurait-il ajusté au papier les nouvelles pratiques du net, où l’on butine au hasard en ajoutant benoitement au panier ses glanes aléatoires ? Il y a fort à parier pourtant que ce flot ininterrompu de mots, et de bons mots très souvent, et même de vraie littérature, affronte secrètement de plus grandes ombres que la lobotomie mémorielle de la toile. Moix ne répète-t-il ici et là que le roman du siècle dernier s’est joué entre Proust et
Il faut plus que du talent pour réussir le portrait de Diderot. Beaucoup, de son vivant, s’y sont essayés. Très peu ont atteint leur but et comblé le modèle qui connaissait bien la peinture et la sculpture, si bien qu’il s’en méfiait. N’étaient-elles pas trop promptes à embellir et donc affadir la réalité ? Du tableau de Louis Michel Van Loo, où
Il vero Polichinello, selon la formule que Diderot s’appliquait, a autant fait souffrir les pinceaux de l’Académie royale, cible captive de ses fameux Salons, que les spécialistes de la
Elle aura été, en fin de compte, bien moins énervée que la rentrée scolaire ! À croire que la littérature n’intéresse plus grand monde. Il faut dire qu’elle fait un peu la gueule, notre littérature. Quand par miracle elle renonce à l’invertébré et au nombrilisme, elle distille trop souvent une misanthropie de bon aloi. Cette tradition a ses classiques, du Rolla de Musset à La Nausée de qui vous savez. Le filon du cafardeux aboutit logiquement à 
Pas d’Anglais, au musée de la vie romantique, mais un grand nombre de peintres qui passèrent pour tels, vers 1820. Cette remarquable exposition nous ramène en effet à l’heureux temps où la jeunesse opposait vaillamment Lawrence et Bonington au sec davidien. L’esquisse peinte n’a pas attendu les romantiques pour se voir reconnaitre un statut à part, esthétiquement et économiquement valorisé. Tout au long du XVIIIe siècle, on assiste à cette montée en puissance. Critiques et marchands n’ont pas de mots assez colorés pour dire le feu de l’esquisse, sa capacité à garder et communiquer la pensée plastique et poétique de l’artiste en son jaillissement premier. S’il y a changement progressif après 1800, il résulte à la fois d’une évolution marquante des finalités comme des conduites de la pratique picturale. Que ce mouvement n’ait jamais été homogène, l’exposition le souligne très bien. Forte d’une centaine de numéros, elle intègre largement le cursus académique à son panorama. Car l’esquisse romantique ne s’est pas toujours affranchie des conventions. Cela se vérifie, par exemple, en comparant l’approche qu’eurent les différents disciples de l’atelier