Que les «happy few» se réjouissent, leur bonheur est désormais total. Avec son troisième tome vient de se clore l’édition Pléiade des Œuvres romanesques complètes de Stendhal, dont Philippe Berthier, impeccable et spirituel beyliste, est le principal artisan. Obéissant à une stricte chronologie, principe qui aurait enchanté ce romancier si attentif au mouvement des mœurs et du goût, l’ultime volume regroupe les écrits postérieurs aux Mémoires d’un touriste. Publié en juin 1838, sous un titre étrange alors, le livre tentait de populariser le voyage pour soi, et lui appliquait un mot anglais, très chic, mais traditionnellement réservé à l’exploration des terres et beautés italiennes. L’exotisme, rappelait-il à ses lecteurs de plus en plus nombreux, était moins affaire d’ailleurs que d’allure, de distance que d’absence. Six mois plus tard, après une nouvelle virée, Stendhal bouclait en cinquante jours la rédaction de son plus beau roman, La Chartreuse de Parme, dont l’intitulé avait lui aussi les charmes de l’incongru. Parme, la ville du sensuel Corrège, semblait si peu appropriée aux rigueurs solitaires du cloître ! Pourtant la précision géographique, au-delà du contraste suggestif, convenait très bien à cette grande histoire de passions entrechoquées, sanglantes le cas échéant, et jetées sous le ciel d’une Italie qui ne se voulait plus conventionnelle ou éternelle. Emporté lui-même par son fameux incipit, – le plus beau de toute notre littérature, disaient Nimier et Déon en 1950, Stendhal attelle son récit impatient à un autre décor, celui d’Arcole et de Milan, celui d’une péninsule arrachée à la domination autrichienne par les armées du Directoire, porteuses des «idées nouvelles», écrit-il en ancien fonctionnaire du Consulat et de l’Empire.
Il n’en tirait aucune nostalgie, pas plus qu’il ne condamnait ouvertement, à travers les folles aventures de Fabrice del Dongo, les temps déshérités où il était condamné à survivre (Louis-Philippe et Molé l’ont bien traité). À la suite de Balzac, auteur d’un article d’anthologie en septembre 1840, que Berthier réédite et corrige surtout, l’habitude est de privilégier une lecture politique, univoque, de La Chartreuse. Or, la petite cour de Parme, lieu amusant et sordide des intrigues d’un autre âge, n’offre pas à Stendhal le théâtre ou l’exutoire d’un légitimisme déçu, d’essence bourbonienne ou bonapartiste. Ultras et libéraux n’en sortent pas grandis, certains critiques l’ont noté en 1840. Mais Beyle, si «progressiste» à vingt ans, avait trop vu agir les courtisans de toutes espèces et s’exalter l’hystérie du pouvoir personnel. Le scepticisme voltairien, mâtiné de catholicisme romain, reste sa bonne étoile. Comme Chateaubriand, qu’il aimait détester, Stendhal a toujours rêvé d’une République idéale, où le respect de l’ordre commun ne ferait pas barrage aux débordements privés, où la démocratie n’aboutirait pas au rétrécissement des individus. Fabrice, nul à Waterloo, prouvera sa grandeur sur d’autres champs de bataille, au risque de l’inceste ou du blasphème. L’amour des femmes, flamme interdite de la comtesse, pureté conquise de Clélia, c’est son rendez-vous avec lui-même. Balzac, autre bévue, n’a pas vu la part volcanique de la Chartreuse, cette perle éruptive désormais sur papier Bible.
Philippe Berthier partage la détestation de Stendhal pour les phraseurs et les raseurs. Et quarante ans de vie universitaire, assombrie par la montée grandissante du politiquement correct et de la terreur communautariste, ont plutôt aiguisé ses systèmes de défense. Alors qu’une active retraite le tient désormais éloigné des amphis et du snobisme parisien, il donne des gages réguliers à son beylisme, véritable gai savoir, appliqué aux genres les plus divers, de la biographie dûment annotée aux pensées détachées, qui courent la page hors des ornières de la bienpensance dont Stendhal n’est pas le saint patron. Des connivences profondes, on le vérifie à chaque publication, le lient à Bernard de Fallois, autre «électron libre», pour user d’une formule qui a poursuivi Berthier avec la ténacité d’une malédiction napolitaine. Quand on aime autant l’Italie et les Italiens plus que les hochets dérisoires de la carrière, il faut s’attendre à ce genre de vendetta. Son dernier voyage en Stendhalie, plus ouvertement égotiste, affiche la verdeur rassurante des lutteurs sereins, pour qui il n’est pas d’affaire plus sérieuse sur terre qu’«être heureux», selon le destin attribué à Fabrice del Dongo. Avec Stendhal peut se lire comme le journal d’un voyage à deux, l’écume subtile d’une conversation jamais interrompue. Dévorer La Chartreuse à seize ans, comme Berthier le fit, aurait pu le détacher de cette littérature pour dilletanti. Balzac, entre deux éloges, parle d’un livre décousu, souvent brusqué, pauvre en métaphores et descriptions imageantes. Au lieu de s’en détourner avec horreur pour de plus sérieux breuvages, Berthier s’y est plongé et n’en est jamais remonté. Beyle, comme l’aurait dit ce compagnon toujours présent, car toujours absent, est sa «passion dominante». La formule mozartienne rayonne au cœur de La Chartreuse, elle a l’éclat des vérités révélées et des énergies renouvelables. Fabrice, dit Stendhal, avait «trop de feu» pour être prosaïque. Du feu et de l’énergie, Berthier en a revendre. De l’humour aussi, qu’il saupoudre sur les sujets les plus graves, du vin de Bourgogne au vin de messe. Car, pareil à Beyle en tout, il n’idéalise par l’Italie des plaisirs ou le XVIIIe siècle des libres-penseurs par affectation. Ce ne sont pas là religions stériles, neurasthénies célibataires. Si Berthier tire de ses lectures stendhaliennes un art de vivre, et la conviction que l’art n’est pas le contraire de la vie, mais son Éros central, c’est que Beyle est le penseur fondamental de la France postrévolutionnaire, de la fatalité du politique et des dangers de l’égalitarisme, l’observateur de l’équilibre précaire, et peu souhaitable, entre le civisme moderne et l’exigence du bonheur le plus conforme à soi. Les faux «amis du genre humain» ont droit à son ironie ou son mépris… Venu à Stendhal par La Chartreuse et la peinture, Berthier a fini par faire le tour de la maison et de ses biens les plus précieux. Une morale? Il faut mourir en pleine jeunesse, comme Octave, Fabrice, Julien et Lucien, ou se moquer des années tant qu’on peut jouir des autres. Stéphane Guégan
*Stendhal, Œuvres romanesques complètes, t. III, édition établie par Yves Ansel, Philippe Berthier, Xavier Bourdenet et Serge Linkès, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 60€.
*Philippe Berthier, Avec Stendhal, éditions de Fallois, 18€. Chez le même éditeur, du même auteur : Stendhal ; Vivre, écrire, aimer (2010) et Petit catéchisme stendhalien (2012).
*Pour être tout à fait complet, signalons la parution de la 12e livraison de L’Année stendhalienne (Honoré Champion, 2013), revue dont Philippe Berthier est le fondateur.
Le destin de Barbusse laisse songeur, ou fait rêver, c’est selon. Comment imaginer que le même homme soit mort, en 1935, dans les bras de Moscou la rouge, en train d’écrire une biographie de Staline, et qu’il ait fait ses premiers pas en littérature sous
Rédemption profane, révolution laïque, 14 ne peut que nous libérer de ce monstre de douleurs et d’absurdité qu’est la guerre. Sans y mettre autant de fatum hégélien,
*Henri Barbusse, Le Feu, Gallimard, Folio, 6,20€
La vie exceptionnelle de Joséphine, vrai sujet de roman et donc d’exposition, n’est pas moins fascinante que la trajectoire de son second et impérial époux. Car la rose n’était pas sans épines… Le nez manque d’élégance, la bouche d’ampleur, le menton de largeur, la poitrine d’esprit. Certains peintres,
Puis viendra l’achat de Malmaison quelques mois avant l’Égypte. On ne perd pas de temps, le nouveau siècle sera moins convulsif que compulsif… Où est passé le sublime dessin d’Isabey croquant de profil l’épouse du Premier Consul, les cheveux à peine retenus par le bandeau de rigueur, et comme animée d’une ferveur secrète? À l’approche de la quarantaine, elle est prête à tout aux côtés de cet homme pétri d’invraisemblable. Après avoir résumé de belle façon la deuxième existence de Joséphine, que clôt le divorce de 1810 et que symbolise le portrait de Prud’hon, si sensuellement royal et vespéral, l’exposition déploie le décor de ce règne. Les amateurs de bijoux, de meubles et de mode ne seront pas déçus. On circule entre les objets et les accessoires du
Si l’on plaisantait comme lui, on dirait que le père d’Ubu périt trop tôt pour humer la gloire posthume que lui assura le premier XXe siècle. Dans son Anthologie de l’humour noir,
Pas sûr ! Derrière la farce surgit une double vérité, métaphysique, on l’a dit, esthétique et presque stratégique, on le voit avec le livre de Julien Schuh, véritable tourbillon de savoir et d’intelligence. Son mérite est si grand qu’on lui pardonne ses multiples références, dictées par l’impératif universitaire, à Bourdieu et ses émules. Les fanatiques du champ littéraire, à l’opposé des tenants de la lecture interne, nous ont appris qu’aucun écrivain, promût-il l’obscurité et la polysémie comme l’expression d’un moi unique, n’échappait à l’espace de production et de réception où il s’engage. Fort de sa connaissance exemplaire des années 1890, littérature et peinture, Julien Schuh renvoie Jarry au milieu où il voulut se faire un nom avant d’y perdre pied. Cette configuration, faite de mentors et de revues, induit un type d’écriture, thèmes et rhétorique, dont nous comprenons enfin le fonctionnement. Jarry obéit moins au délire potache des fils de famille qu’au désir d’une prompte reconnaissance auprès de
Les Gérôme d’aujourd’hui ne sont pas ceux que l’on croit. Ils ne forment plus la bande des pompiers indécrottables en butte aux attaques d’une presse éclairée, ils illustrent souvent, au contraire, la phalange extrême du goût actuel ou ce qui en tient lieu. Entre l’art officiel et le conservatisme esthétique, inutile d’y insister, la rupture est consommée. Depuis les années 1980, sous l’impulsion notable de Jack Lang, les pouvoirs publics ont définitivement expié le vieux divorce qui les avait, dit-on, opposés à l’innovation «plastique» à partir des impressionnistes. Fin d’une ère, début d’une autre, l’époque qui s’ouvrait, effervescente et optimiste, ne pouvait évidemment prévoir ce à quoi, trente ans après, elle ferait place. C’est que l’art «contemporain» le plus radical, quelle que soit la nature de cette radicalité, en devenant la norme, a pulvérisé l’ensemble des critères d’appréciation qui fondaient l’art dit «moderne». Pour le meilleur et surtout le pire, la surenchère visuelle et l’opacité sémantique constituent désormais l’alpha et l’oméga de la création, peu désireuse généralement de se faire comprendre du grand public. Elle a le sien et il lui suffit. Mais quel est-il ce nouveau «monde de l’art», dont les initiés passent si facilement de l’espace de la galerie à celui de la finance, du musée au marché, de la presse aux rouages de la commande publique? Comment fonctionne-t-elle cette nébuleuse aussi peu transparente, de l’extérieur, que les œuvres dont elle assure la visibilité, la valeur et la reconnaissance? Le nouveau livre de
«C’est en 1985, lorsque Christo emballa le Pont-Neuf, que j’ai voulu comprendre ce qui était en train de changer dans la pratique et les médiations de l’art. Deux ans plus tard,
Quand elle annonçait «en finir avec la querelle de l’art contemporain», à la faveur d’un article du Débat qui suscita autant de bruit que de méprise, Nathalie Heinich enregistrait déjà, en 1999, un changement de régime ou de paradigme. L’art «moderne», celui du premier XXe siècle en gros, s’était donné pour l’expression directe d’une subjectivité ou d’un idéal collectif, à travers un langage formel en tension ou en rupture avec les conventions précédentes ; l’art «contemporain», à l’inverse, se construit chaque jour sur le rejet de ce modèle transitif et se veut «un jeu sur les frontières ontologiques de l’art, une mise à l’épreuve de la notion même d’œuvre d’art telle que l’entend le sens commun». N’aspirant plus à être compris, ni même parfois à produire une forme stable, refusant souvent de «faire œuvre» et d’établir ainsi un lien psychologique et physique entre l’artiste et ce qu’il signe par délégation, la création actuelle cherche moins l’adhésion d’un public que la complicité d’un milieu. Sans doute y aurait-il danger à trop vouloir généraliser ou noircir l’espèce d’emballement qui pousse les artistes à raffiner dans la «transgression» et leur commentateurs attitrés à gloser le vide communicationnel qu’ils ont à combler. Danger, il y a pourtant, que couvre le bruit des mots. On n’a jamais autant devisé de l’art qu’en ce moment, bavardé qu’à raison de son obscurité. La logorrhée se plaît aux circonvolutions du sens où elle trouve une preuve de sa puissance et de sa nécessité. L’humour de Nathalie Heinich fait mouche en parlant d’«acharnement herméneutique».

Les plus courts, en la matière, sont les meilleurs. Je veux parler de ces récits qui, lus tôt et relus souvent, ensoleillent votre existence à jamais. Avec son mélange vivifiant d’amertume racée et de jeunesse incurable, La Ligne de force en fait partie, de même que Thomas l’imposteur,