SOIS BREF (1)

Accusés d’abriter pléthore d’images licencieuses ou de relayer les discriminations visant les minorités ethniques ou sexuelles, les musées sont entrés dans une zone de turbulence qui risque de durer, et probablement de se durcir. Autant admettre que nous ne sommes pas prêts de détacher nos ceintures de sécurité, voire de chasteté. Fatalement, à proportion de la pente du wokisme aux lectures binaires, les images étaient condamnées à souffrir de l’épuration en cours. Parlons d’images, et non d’œuvres d’art puisque, première victime du réductionnisme vertueux, la dimension esthétique propre aux créations de l’esprit, – la part d’elles qui échappe à toute détermination extérieure -, se voit aujourd’hui nier. Nos ligueurs, inaptes ou volontiers indifférents à la complexité de l’art, en ramènent les fruits à de simplistes messages, le plus souvent malodorants. « Les héros ne sentent pas bon ! », écrivait Flaubert des insurgés de 1848. Nous sommes aujourd’hui moins sectaires : c’est l’ensemble du passé occidental qu’on suspecte de couvrir de son silence les souffrances et les cadavres de l’Histoire. Bref, celle-ci mérite sa criminalisation galopante, comme les musées, en passe eux aussi de symboliser notre détestable soif de domination, sous toutes ses formes. Le procès n’est pas nouveau, nous dit Philippe Forest, au seuil d’un essai très utile sur « la querelle du woke » (Gallimard, 2023, 20€) : peinture et littérature jusqu’à une date récente eurent à répondre de leur conformité aux attentes du politique, du social et du religieux. Cela dit, pour s’en tenir à l’exemple de la France, le règne de cette censure « perpétuelle » n’a jamais entravé l’éclosion des œuvres les moins assignables aux critères communs, avant et depuis 1789. […] Cette tolérance nous paraît aujourd’hui d’autant plus précieuse qu’elle est davantage menacée et censurée. Car la liste des infractions s’est singulièrement allongée et le temps de l’instruction dramatiquement réduit. On déboulonne les héros démonétisés, on rebaptise les tableaux, et on réfléchit après coup au possible déni de mémoire, malgré les cartels explicatifs, pas nécessairement lus, sans parler des socles vides et orphelins de toute explication ; on appelle, ailleurs, au décrochage des toiles délictueuses sans se demander si, en farce, ne se rejoue pas le drame des expositions d’art dégénéré. Plus nombreux donc, les chefs d’accusation s’étendent du racisme au colonialisme, du machisme à la pédophilie, etc. Tout y passe, voire se croise en bouquets aggravants, selon la logique de l’intersectionnalité […] . Le cas Picasso, sur lequel on revient plus loin, offrirait l’exemple d’un multirécidiviste coupable d’à peu près toute la litanie woke : l’ogre des féministes et des réseaux assassins se dédouble, selon l’humeur ou l’humour des juges, en exploiteur des dominés, s’appropriant ici l’art africain, s’enrichissant là sur le dos des gogos. Resurgissent, rafraichis, les dadas de la critique marxiste et la théorie de l’art comme reflet direct, hier de l’économie, aujourd’hui de l’ordre européen. (Lire la suite de mon article, « L’art en procès », dans la livraison de juillet-août 2023 de la Revue des deux mondes).

Stéphane Guégan

Pour le Paul Valéry de Degas Danse Dessin, toute société humaine se règle sur le degré de visibilité qu’elle accorde aux représentations sexuées dans l’espace public. Leur impureté ne s’est jamais étalée au grand jour. Les anciens Grecs n’érigèrent pas la sensualité directe, et encore moins la pornographie (dont le mot se forge alors) en loi unique de l’image des corps et de leur fonction sociale. Au nombre des poncifs que balaient Alexis Merle du Bourg et son ambitieuse histoire du nu occidental, débarrassons-nous aussi de l’idée que le Moyen Âge fut plus chaste que le temps de la Renaissance, ou que le puritanisme des terres protestantes épargna le monde catholique. Plus de 300 nus sont réunis et commentés de main de maître, en vertu de ce qu’ils révèlent des prescriptions et proscriptions que le genre eut toujours à essuyer. Joignant Praxitèle à la peinture d’aujourd’hui, notamment celle dont nul ne se soucie, cette longue traversée ne suit pas l’itinéraire usuel, de l’idéalisme au réalisme, de Botticelli à Rembrandt et Courbet, ou de l’Éros contenu à l’Éros dé(ver)gondé des XX et XXIe siècles. Il importait de rebattre les cartes de la réincarnation et de saisir un invariant de la psyché humaine en son contexte. Le mythe spermatique de Vénus et le sens profond de l’Imago Christi nous y éveillent mieux que les nouveaux licteurs. SG / Alexis Merle du Bourg, Le Nu, Citadelles & Mazenod, 179€. Sur Valéry, le catalogue Manet / Degas, Orsay/Gallimard, 2023.

Alexis Merle du Bourg est aussi le co-commissaire d’une exposition à vocation sidérante, et qui justifie son titre participatif, mesmériste, Sous le regard de Méduse. Le principe reste celui de l’encyclopédisme bien compris : plus de deux mille ans de culture figurative s’illustrent à Caen et empruntent aux époques et aux esthétiques les plus diverses. Peu de mythes grecs ont eu la vie aussi longue et se sont régulièrement adaptés aux contingences historiques, comme aux inversions militantes : le succès récent de Luciano Garbati et de sa Méduse tenant la tête de Persée ont rempli la toile de leur néo-classicisme banal et bienpensant. Ultime œuvre d’un parcours qui fait de la beauté la première cause de l’effroi exercé par l’antique Gorgô, elle annule, au vrai, la dualité fondatrice du thème, bien faite pour orner boucliers, heurtoirs de porte ou Éros baudelairien.  Car double, écrivait Jean Clair en 1989, se veut cette figure immémoriale de vie et de mort, humaine et animale, qui sait aussi pétrifier ou détourner le malin. Freud, lecteur des Grecs et iconophile insatiable, y retrouva ses petits. Nous sommes tous en proie au saisissement ou à la cécité volontaire. Et le réel, cette Méduse que l’artiste doit défier, rappelait Clair, nous tient « sous le regard » de la plus captivante et dangereuse des Gorgones. SG / Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques, musée des Beaux-Arts de Caen, jusqu’au 17 septembre 2023. Très riche catalogue, Infine, 39€, sous la direction d’Emmanuelle Delapierre et d’Alexis Merle du Bourg. Sur les survivances apotropaïques dans la production céramique de Picasso, voir Stéphane Guégan, « Feu Picasso », Geste/s, été 2023, 20€.

C’est la ville des superlatifs et donc des malentendus. Naples ne pouvait pas plus échapper au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert qu’aux stéréotypes véhiculés par la littérature de voyage ou le cinéma de grande consommation. Qu’aurait dit le marquis de Sade, l’homme des Lumières bien connu, le voyageur de la péninsule, des tableaux insignes du Capodimonte qu’accueille la grande galerie du Louvre depuis quelques semaines ? Trop de bondieuseries ! Il avait trouvé les Napolitains d’une monstrueuse piété. Trop de violence ? Elle lui déplaisait moins que le commerce du Ciel. La Crucifixion de Masaccio ouvre le bal, la Pietà de Carrache et La Flagellation de Caravage se défient ensuite, la Judith d’Artemisia Gentileschi et le stupéfiant Caïn et Abel de Spada (sorte de Viol de Lucrèce biblique) rivalisent de ferveur sanguinaire plus loin, puis viennent le sadisme de Ribera et de Luca Giordano, la sublime Sainte Agathe de Guarino, les troubles extases de Matia Preti… Naples a également déplacé, outre son exubérante céramique rocaille, de spectaculaires cartons de Raphaël et de Michel-Ange, ou de leurs collaborateurs. Quel musée autre que le Louvre pouvait contenir telle vague sans faire pâlir ses propres collections ? Ni New York, ni Londres, ne l’eût pu. Et je n’ai pas parlé du Bellini, des Parmesan, du Paul III de Titien (préfigure du Bertin d’Ingres) ou de sa Danaé aux pieds de laquelle Stendhal et Manet eussent défailli. Parthénope n’en fait jamais trop. SG / Naples à Paris. Le Louvre invite le musée du Capodimonte, jusqu’au 8 janvier 2024, catalogue riche en contributions littéraires (Erri De Luca, Dominique Fernandez…), Gallimard/musée du Louvre, 42€, sous la direction de Sébastien Allard, Sylvain Bellenger et Charlotte Chastel-Rousseau, 179€.

Le collectionnisme héréditaire des fils de Louis-Philippe habite Chantilly à deux titres, les tableaux du duc d’Aumale comptant parmi eux des œuvres qui ont appartenu à son frère aîné, Ferdinand, notamment la Stratonice d’Ingres ; elle « eût étonné Poussin », écrivait le jeune Baudelaire. En dépit de cet écart dont le poète a parlé mieux que tout le monde, le XIXe siècle finissant préfère aduler le dernier des classiques, et le marché s’emballe avant et surtout après la mort du peintre, turc en cela, des langoureuses odalisques. Si l’achat de Paolo et Francesca, ex-propriété de Caroline Murat, n’écorne pas les finances princières d’Aumale en 1854, l’achat de la Stratonice, autre image candide du désir amoureux, fait bondir la cote de l’artiste l’année du Salon des refusés. Mais le coup d’éclat de l’amateur argenté, revenu d’exil après la chute du Second empire, c’est l’achat du « cabinet Reiset » en 1879. Les icônes d’Ingres pleuvent alors sur Chantilly, l’Autoportrait très remanié du Salon de 1806, le Portrait de Mme Devauçay qui fascina Gautier et Picasso, et la Vénus anadyomène, Aphrodite initialement pudica, vite tournée en son contraire, avec l’aide de l’imagerie licencieuse de la Renaissance (voir notre Ingres érotique, Flammarion, 2006, en hommage à José Cabanis).  L’exposition pointue de Mathieu Deldicque ajoute à ces perles les prêts exceptionnels du Louvre, de Bruxelles et le Jésus parmi les docteurs de Montauban, commande de la reine Marie-Amélie et terrible exemple de l’inaptitude d’Ingres au drame, c’est-à-dire au dualisme chrétien. Ce tableau, dont Baudelaire aurait dénoncé le pédantisme risible, frappe par son outrance déplacée, aussi dénuée de réelle passion sacrée que le corps ingresque l’est de blessure intime et, le plus souvent, de diabolique appel (avec jeu de mots). Libertinage sérieux, accorde le Baudelaire de 1846 ; en 1855, son jugement se faire plus sévère, l’extranéité des corps qu’Ingres caresse inlassablement, pareil aux putti sucrés de la Vénus, ne saurait livrer de l’amour qu’un simulacre somnambulique, auto-érotique. Au fond, Louis-Antoine Prat a raison, Ingres n’aura été génial que dans le portrait et le dessin, seuls rivages où le réel rétablissait l’espace de l’entre-deux. SG / Ingres. L’artiste et ses princes, château de Chantilly jusqu’au 1er octobre 2023, catalogue très documenté, Infine, 34€.

Un peu de blanc, beaucoup de noir, c’est la recette de Degas dès que la fureur de graver le reprend. Maladie de jeunesse, quand Rembrandt et Goya le remuaient, péché de vieillesse : il n’a jamais arrêté de réinventer l’estampe, glissant d’une technique à l’autre, versant une technique dans l’autre, comme l’exposition de la BNF l’éclaire voluptueusement : la photographie – cette gravure, à sa manière – s’y incorpore avant les variations picassiennes de la coda scabreuse. Le noir, nous disent les commissaires, désigne aussi ce que Degas ne pouvait dire de lui qu’à travers les aveux les plus sombres de sa palette et de son imaginaire. Sa libido de l’ombre, par exemple. On pourrait aussi, en étendant le propos, examiner les interrogations pressantes sur sa possible créolité que la découverte de la Louisiane, et de sa famille maternelle, lui inspire en 1872-73. La bonhomie solaire de l’impressionnisme, prête à éclore, ne les effacerait pas. Voir, à ce sujet, la superbe figure du carnet 1 (1859-1864), visible en salle 1, cet aventurier aux allures d’Othello, mêlé à d’autres dessins qui laisseraient penser que Degas, moderne rentré encore, a croisé les dessins de Constantin Guys autant que le thème de la négritude en pleine guerre de sécession. Un peu de blanc, beaucoup de noir. SG / Degas en noir et blanc, BNF, site Richelieu, jusqu’au 3 septembre 2023, catalogue sous la direction d’Henri Loyrette, Sylvie Aubenas, Valérie Sueur et Flora Triebel, BNF éditions, 42€.

La passion que Laurent Fabius voue à la peinture n’est pas une formule de convenance. Ce familier de l’Hôtel Drouot pratique l’art du pinceau et, régulièrement, met des mots sur les artistes et les choix de son musée imaginaire. Son dernier livre, aussi informé et personnel que le précédent, mais moins centré sur l’art français, dévoile un goût très affirmé des polyptyques, que la mémorable exposition de Michel Laclotte, en 1990, a dû stimuler. La permanence d’une pratique, reliant les primitifs au bel aujourd’hui, faisait enfin l’objet d’une démonstration définitive, et exhumait, au passage, bien des œuvres éloignées de nos yeux. L’espace de la peinture une fois unifiée par la perspective, la peinture à panneaux multiples aurait pu se périmer, cesser d’être moderne. Du reste, Laurent Fabius montre bien que la survie des « tableaux pluriels » a souvent procédé de l’archaïsme, voire du primitivisme, des siècles postérieurs à la Renaissance. Explicitement religieuse ou non, la réutilisation du polyptyque, quand elle ne sacralise pas le seul artiste et son ego démultiplié, doit être ramenée, en définitive, à la conscience d’une double perte. Comment et pourquoi continuer à peindre en l’absence du divin des anciens, et en présence de tant de médiums alternatifs ? Laurent Fabius, on l’aura compris, ne se borne pas à déplier un pan entier de sa culture picturale, il en tire une réflexion qui le ramène à l’essentiel, et une force qui l’engage à ne pas raccrocher sa palette. SG / Laurent Fabius, Tableaux pluriels. Voyage parmi les polyptyques d’hier et d’aujourd’hui, Gallimard, collection Art et Artistes, 28€.

A réécouter : Répliques, France Culture, samedi 17 juin, 9:00 / 10:00 : Manet et Degas, face à face avec Alain Finkielkraut, Stéphane Guégan et Philippe Lançon

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/manet-et-degas-face-a-face-3360137

RÉPARATION

Jamais content, Ferdinand… Si on l’écoutait, il n’y aurait pas d’écrivain français plus persécuté que lui. C’est bien simple, Céline complète la trinité du malheur entre François Villon et Charles Baudelaire, frères en génie, frères en avanies. Aux deux extrémités de son existence, le guignon et la malveillance ne l’auraient pas lâché : Voyage au bout de la nuit est frustré du Goncourt 1932 (au profit de Guy Mazeline !!!), et presque trente ans plus tard, le pestiféré de Meudon s’efface, un jour de canicule, nu comme l’innocence, sans avoir reçu la béatification de La Pléiade, son dernier vœu. Céline eut son lot de misères et de dèche, lui qui était loin de détester l’argent, accumula les blessures, au corps, à la tête, à l’âme, souffrit de remords tenaces ou pires, on ne saurait le nier. Mais qui peut croire encore à la mise en scène du naufrage final, ignorer le dandysme inversé du clochard des années 1950, inverse et analogue aux costumes un peu voyants qui entrent très tôt dans sa panoplie de séducteur ? L’Album Louis-Ferdinand Céline, que signe Frédéric Vitoux, nous offre une brève, mais intense et complice, immersion au cœur d’un des auteurs les plus adulés et disputés de l’heure, il nous ouvre aussi sa riche garde-robe (en tous sens) et fouille ainsi sa maîtrise des apparences autant que son fanatisme du style (1). Pour poser, Céline aura posé, bel enfant, bel adolescent à grandes oreilles, bel homme au regard clair, bel officier sans moustache et bel épouvantail de la France foudroyée par deux guerres et une Occupation dont elle eut tant de mal à se relever. L’Album de la Pléiade en déroule le film, les acteurs, les seconds rôles, les extérieurs, les romances et les haines, les grandeurs et les bassesses, voire les graves erreurs d’aiguillage, avec allant, impartialité et jolies surprises. Cette chienne de vie vaut toujours mieux que ses bilans les plus sombres… Double était la difficulté de l’exercice, un sujet très sensible, un objet dangereux, le premier parce que la biographie de Céline demande à ré-apprivoiser ses recoins multiples, le second parce que l’image dont abonde l’Album doit conserver sa valeur propre, ne pas être ravalée au rang de banal appoint. Quoique conscient comme personne des pièges à éviter, l’apologie béate ou la liquidation bienpensante, Vitoux n’a pas cru utile de sacrifier sa verve aux exigences de la vérité, et l’enthousiasme de servir son écrivain de prédilection à l’inventaire non fardé de ses faits et gestes. Car, quitte à parler du machisme de Céline, de son antisémitisme et de son comportement sous la botte, la rigueur, l’histoire et la part du contradictoire doivent être préférées aux jugements expéditifs et aux anachronismes (2). Les manuscrits retrouvés ne sont pas d’un mince apport à cet égard, et Vitoux l’a bien compris. On verra plus loin ce que Guerre et surtout Londres possèdent de littérairement fertile, retenons d’abord combien ils confirment la valeur de thèmes (la santé du sexe libre) et de figures (celle, positive, du médecin juif), qui devaient nourrir la relance romanesque de Céline à partir du grandiose Guignol’s band, et même hanter les pamphlets dont Lucien Combelle, qui condamna leur surenchère incontrôlée en 1942, aimait à citer un des exergues pascaliens : « Dieu est en réparation » (3).

Il y a peut-être du catholique blessé, et certainement du catholique inaccompli chez l’écrivain Céline : « C’est Bloy moins Dieu », écrivait Drieu en 1941. Entendons : Bloy en quête de Dieu. Bernanos, sous le choc du Voyage, s’interroge dès 1932. Ce christianisme inaccessible (Céline, baptisé, ne fut pas un saint pour lui-même à rebours de son cher Baudelaire) doit-il être mis en relation avec la noirceur de son rapport à la vie et, sur le terrain de la politique raciale, avec l’idée funeste et obsessionnelle d’une extradition des Juifs hors de France, à tout le moins hors de l’appareil politique et économique du pays ? Si monstrueux que cela nous apparaisse aujourd’hui, et si détestables que furent les positions de l’écrivain au sortir du Front populaire, il existait des limites à la xénophobie célinienne, empreinte d’hygiénisme affolé, de haine sociale et surtout du « plus-jamais-ça » des pacifistes (Léon Poliakov l’a bien repéré en 1955, rappelle Vitoux). Faut-il répéter que la violence torrentielle de Bagatelles pour un massacre et des Beaux draps, avant et après juin 40 donc, n’équivalait pas à un appel au pogrom et intégrait la conscience de ses excès verbaux et autres, comme Gide l’écrit en avril 1938, après la parution du premier des trois pamphlets. On y croise, du reste, le docteur René Gutmann, ami de Céline, et l’une des voix de cette polyphonie devenue aujourd’hui inaudible, la voix la plus accusatrice de la dérive des mots : « Tu délires Ferdinand […] Je vais te faire interner ! […] Tu nous fouteras la paix… tu retourneras à tes romans… si t’es sage t’auras un crayon… D’abord c’est des insanités… la race ça n’existe plus… c’est des mythes… ». Il faut prêter la plus grande attention à ces médecins juifs, transférés d’un manuscrit à l’autre, entre le milieu des années 1930 et la fin de la guerre, nous disent avec justesse Régis Tettamanzi et Alain Pagès (4). Une bienveillance inattendue enveloppe ainsi le docteur Yugenbitz, proche des macs de Londres, promis à devenir le Clodovitz de Guignol’s band. Dix ans séparent les deux textes, dix ans qui auraient dû pousser Céline à accorder le roman de 1944 aux préjugés et stéréotypes raciaux des pamphlets. Il n’en fut rien, il n’en fit rien. Jacques de Lesdain, le 2 juin 1944, lui reproche publiquement de ne plus « se brûler les doigts aux sujets actuels. Le grand destructeur des Juifs oublie jusqu’à l’existence d’Israël. Qu’a-t-il fait des promesses implicitement contenues dans ses livres précédents ? » On doit à François Gibault, dont la biographie de Céline fit date et reparaît, d’avoir enregistré d’autres réserves de la presse de la Collaboration à l’égard d’un écrivain qui lui confia pourtant ses « lettres ouvertes » les plus compromettantes (5). Outre ceux qui trouvaient immoral, ordurier, son style, certains s’inquiétaient, notamment les énervés de Je suis partout, du moindre fléchissement de l’ardeur antisémite de l’écrivain. Ainsi Henri Poulain regrettait-il que Les Beaux draps ne donnassent pas « la vedette » aux Juifs, comme si l’écrivain avait tenu compte du leur « statut » déjà dégradé par Vichy. Les mêmes folliculaires s’emportèrent contre Guignol’s band quelques semaines avant la Libération de Paris. « On attendait autre chose », résume l’un d’eux. Clodovitz ne passait pas… Ces mêmes journalistes eussent hurlé à la verdeur érotique de Londres, dont Gibault avait deviné, bien avant sa réapparition, ce qu’il révélerait des liens du Céline de 1915-1916 avec le proxénétisme, et de l’énergie, tantôt priapique, tantôt voyeuriste, de l’ex-cuirassier Destouches, amoché, et privé encore de l’écriture salvatrice.    

Elle se déchaîne à l’état natif, c’est-à-dire au stade du manuscrit : Londres, resté du plus haut scabreux, le manifeste mieux que Guerre et que La Volonté du Roi Krogold, les deux autres miraculés de l’été 2021, deux récits de renaissance, au sens premier. Guerre est à Balzac et Barbusse ce que Krogold est à Shakespeare et Flaubert : le lecteur assiste d’emblée à une agonie, avant de suivre le héros, soit Ferdinand et ses doubles, en leurs pérégrinations picaresques aux couleurs drues. La langue du haut réalisme n’a pas à être pure, incolore et inodore : Céline dit quelque part qu’on ne peut plus peindre après l’impressionnisme, tueur du faux-jour, comme avant. Parmi les trésors qu’il abandonna à Paris en juin 1944, on retrouva deux dessins de Degas, des danseuses, évidemment. La coupure de presse reproduite par l’Album Céline ne dit pas s’il s’agit d’originaux. L’écrivain avait les moyens de se les offrir. Qu’il ait décidé de ne pas les emporter, à l’instar de ces milliers de feuilles manuscrites séquencées par des pinces à linge, ne laisse aucun doute sur sa conviction qu’il reviendrait vite. De mauvaises langues ont préféré parler d’abandon afin de mieux diminuer, voire d’invalider, la valeur de textes qui ne mériteraient que celle de brouillons, plus ou moins lisibles et licites selon les papilles de chacun. Henri Godard et son éditeur ont tranché autrement et, réordonnant les premiers volumes de La Pléiade, ont fait place aux inédits, avec leurs imperfections, certes, avec leur lave brute surtout, leur mélange de scories, sublimités et force entraînante (6). La beauté du premier jet, c’est la beauté de l’esquisse en peinture. Encore Céline se méfie-t-il de l’instinct, de la spontanéité en art et pas plus que Baudelaire ne cède-t-il à l’illusion de l’écriture automatique (erreur d’un critique qui, en 1944, le comparait à André Breton !). Pour ne pas égaler le diamant de Guignol’s band qu’il prépare inconsciemment, Londres n’en constitue pas le « draft » informe et infâme.  D’autres raisons éminentes imposaient la fine réorganisation des tomes I et II de La Pléiade qui vient d’être opérée, la réapparition de scènes distraites de Casse-pipe et celle du « manuscrit de travail » de Mort à Crédit, dont Godard nous rappelle utilement les mésaventures initiales. Jugé obscène à maints endroits, le roman parut tout immaculé des mots gommés ou passages caviardés, et blanchis ironiquement, Céline ayant pris « un malin plaisir » à ne rien masquer des stigmates de la censure (Drieu fera de même, en décembre 1939, lors de la parution mutilée de Gilles). Il existe d’autres témoignages de l’exigence célinienne en matière de musique littéraire, rythme, son, sens. Les familiers de sa correspondance et de ses ratures en sont convaincus depuis fort longtemps. Mais le massif retrouvé, ses perles inattendues, ses ébauches en déshabillé ou plutôt au travail, dépasse les espérances les plus folles. « On n’en finit pas de redécouvrir l’œuvre de Céline », a pu écrire Pascal Fouché, aujourd’hui associé à la refonte de La Pléiade. Sonné par le manuscrit de Voyage, ressurgi en 2001, ce grand connaisseur de l’écrivain ne savait pas si bien dire. Vingt ans plus tard, la féérie crève le plafond de verre, cette épaisse cloison de mystères, de refoulé historique et d’impératif éclaircissement. Alors, Ferdinand, content ?

Stéphane Guégan

(1)Frédéric Vitoux, de l’Académie française, Album Louis-Ferdinand Céline, offert par votre libraire pour tout achat de trois volumes de La Pléiade, Gallimard ; le même auteur et le même éditeur proposent une nouvelle édition, revue et augmentée de La Vie de Céline (Folio, 15,50€), augmentée notamment de l’apport multiple des manuscrits retrouvés. L’exergue emprunté à Ferdinand annonce bien le ton de cette grande biographie, souvent rééditée depuis 1988 : « L’âme n’est chaude que de son mystère » // (2) Voir, au sujet de ses agissements réels ou supposés sous l’Occupation Stéphane Guégan, « Faut-il brûler Céline?« , Revue des deux mondes, mai 2017, p. 13-17 // (3) Sur Lucien Combelle, que François Gibault a souvent interrogé, voir le beau livre de Pierre Assouline (Calmann-Lévy, 1997) et ma notice du Dictionnaire Drieu (Bouquins, 2023) // (4) Voir l’excellente préface de Régis Tettamanzi à son édition de Londres, 2022, Gallimard et Yves Pagès, « Londres : hors champ cosmopolite pour apatrides désenchantés », NRF, printemps 2023, Gallimard, 18€, livraison assortie d’un dossier célinien. Il contient aussi, preuve que Londres va continuer à peser sur l’exégèse, un article d’Alban Cérisier centré sur le personnage de la bien nommée Angèle, incarnation du rut de la vie que Guignol’s band va un peu refroidir. Henri Godard (voir note 6) nous apprend que le manuscrit de Guerre (où la jeune prostituée explose déjà) présentait une allusion biffée : « on aurait dit une juive ». Faut-il rappeler que Céline a eu de nombreuses amantes juives ? Outre le texte désopilant et informé de Philippe Bordas, qui ressuscite le vélo volé de Céline, évaporé même au contraire des manuscrits, mais symbole à riches facettes, le dossier de la NRF exhume une nouvelle inédite (La vieille dégoûtante) ; très antérieure au Voyage, elle frappe par sa prescience de thèmes durables, la police des mœurs et la délation ordinaire // (5) François Gibault, Céline, Bouquins, 32€. D’une information souvent inédite à sa date et de style mordant, ce triptyque (1977-1985), qui attendait de revenir en librairie, contient Le Temps des espérances (1894-1932), Délires et persécutions (1932-1944) et Cavalier de l’Apocalypse (1944-1961). Hautement recommandable. // (6) Céline, Romans 1932-1934 et Romans 1936-1947, édition établie par Henri Godard avec Pascal Fouché et Régis Tettamanzi, Gallimard, La Pléiade, 70,50€ et 78,50€. Notons que La Volonté du roi Krogold a fait l’objet d’une édition séparée, établie par Véronique Chovin, Gallimard, 22 €. // (7) Signalons, sur un sujet plus souvent nommé que glosé, l’essai passionnant de David Labreure, Céline le médecin-écrivain, Bartillat, 25€. « Céline a le sens de la santé», écrivait Drieu en 1941, le fanatisme de l’hygiène, eût-il fallu dire. Cet hygiénisme vient d’un temps, la fin du XIXe siècle, et d’un milieu, la petite bourgeoisie malthusienne et diminuée (une mère boiteuse), qui professent le culte de la santé publique, l’une des préoccupations majeures de la IIIe République. Céline n’a jamais tué en lui le jeune médecin qui précéda l’écrivain et lui survécut marginalement. Sa vocation se situe assez loin de la littérature au départ : les expédients cliniques de 14-18, dont il aurait pu être la victime, et la misère sanitaire et autre des classes populaires le marquèrent à jamais ; les missions de la SDN, la découverte effrayée de l’abrutissement du travail à la chaîne aux USA, et la lecture des mauvais livres agiront sur un terrain favorable aux angoisses de la contamination générale, de la dégénérescence et du péril étranger. Après avoir consacré une thèse vengeresse à Ignace Philippe Semmelweis (1924), avant-courrier occulté de Pasteur, Céline va greffer partout le thème médical, les premiers grands romans, les parias de l’East End londonien et, plus durement, plus obsessionnellement, les pamphlets antisémites. Quand il n’est pas apparenté à un agent de contagion, le juif y est accusé de tirer profit des masses sur-alcoolisées et sur-exploitées. La dénonciation des sanies de toutes natures se fait furieuse, scabreuse et scatologique, écho possible des traumatismes des l’enfance, nous dit David Labreure, dont le savoir et le scalpel font froid dans le dos. Comment concilier le médecin de quartier, le bénédictin de la zone, le samaritain des réprouvés, le propagandiste rageur et l’hygiéniste ou l’artiste aliéné à sa propre cause ? // (8) Voir enfin Stéphane Guégan, « Drieu, politique du roman », Commentaire, n° 182, été 2023. SG