
Accusés d’abriter pléthore d’images licencieuses ou de relayer les discriminations visant les minorités ethniques ou sexuelles, les musées sont entrés dans une zone de turbulence qui risque de durer, et probablement de se durcir. Autant admettre que nous ne sommes pas prêts de détacher nos ceintures de sécurité, voire de chasteté. Fatalement, à proportion de la pente du wokisme aux lectures binaires, les images étaient condamnées à souffrir de l’épuration en cours. Parlons d’images, et non d’œuvres d’art puisque, première victime du réductionnisme vertueux, la dimension esthétique propre aux créations de l’esprit, – la part d’elles qui échappe à toute détermination extérieure -, se voit aujourd’hui nier. Nos ligueurs, inaptes ou volontiers indifférents à la complexité de l’art, en ramènent les fruits à de simplistes messages, le plus souvent malodorants. « Les héros ne sentent pas bon ! », écrivait Flaubert des insurgés de 1848. Nous sommes aujourd’hui moins sectaires : c’est l’ensemble du passé occidental qu’on suspecte de couvrir de son silence les souffrances et les cadavres de l’Histoire. Bref, celle-ci mérite sa criminalisation galopante, comme les musées, en passe eux aussi de symboliser notre détestable soif de domination, sous toutes ses formes. Le procès n’est pas nouveau, nous dit Philippe Forest, au seuil d’un essai très utile sur « la querelle du woke » (Gallimard, 2023, 20€) : peinture et littérature jusqu’à une date récente eurent à répondre de leur conformité aux attentes du politique, du social et du religieux. Cela dit, pour s’en tenir à l’exemple de la France, le règne de cette censure « perpétuelle » n’a jamais entravé l’éclosion des œuvres les moins assignables aux critères communs, avant et depuis 1789. […] Cette tolérance nous paraît aujourd’hui d’autant plus précieuse qu’elle est davantage menacée et censurée. Car la liste des infractions s’est singulièrement allongée et le temps de l’instruction dramatiquement réduit. On déboulonne les héros démonétisés, on rebaptise les tableaux, et on réfléchit après coup au possible déni de mémoire, malgré les cartels explicatifs, pas nécessairement lus, sans parler des socles vides et orphelins de toute explication ; on appelle, ailleurs, au décrochage des toiles délictueuses sans se demander si, en farce, ne se rejoue pas le drame des expositions d’art dégénéré. Plus nombreux donc, les chefs d’accusation s’étendent du racisme au colonialisme, du machisme à la pédophilie, etc. Tout y passe, voire se croise en bouquets aggravants, selon la logique de l’intersectionnalité […] . Le cas Picasso, sur lequel on revient plus loin, offrirait l’exemple d’un multirécidiviste coupable d’à peu près toute la litanie woke : l’ogre des féministes et des réseaux assassins se dédouble, selon l’humeur ou l’humour des juges, en exploiteur des dominés, s’appropriant ici l’art africain, s’enrichissant là sur le dos des gogos. Resurgissent, rafraichis, les dadas de la critique marxiste et la théorie de l’art comme reflet direct, hier de l’économie, aujourd’hui de l’ordre européen. (Lire la suite de mon article, « L’art en procès », dans la livraison de juillet-août 2023 de la Revue des deux mondes).
Stéphane Guégan

Pour le Paul Valéry de Degas Danse Dessin, toute société humaine se règle sur le degré de visibilité qu’elle accorde aux représentations sexuées dans l’espace public. Leur impureté ne s’est jamais étalée au grand jour. Les anciens Grecs n’érigèrent pas la sensualité directe, et encore moins la pornographie (dont le mot se forge alors) en loi unique de l’image des corps et de leur fonction sociale. Au nombre des poncifs que balaient Alexis Merle du Bourg et son ambitieuse histoire du nu occidental, débarrassons-nous aussi de l’idée que le Moyen Âge fut plus chaste que le temps de la Renaissance, ou que le puritanisme des terres protestantes épargna le monde catholique. Plus de 300 nus sont réunis et commentés de main de maître, en vertu de ce qu’ils révèlent des prescriptions et proscriptions que le genre eut toujours à essuyer. Joignant Praxitèle à la peinture d’aujourd’hui, notamment celle dont nul ne se soucie, cette longue traversée ne suit pas l’itinéraire usuel, de l’idéalisme au réalisme, de Botticelli à Rembrandt et Courbet, ou de l’Éros contenu à l’Éros dé(ver)gondé des XX et XXIe siècles. Il importait de rebattre les cartes de la réincarnation et de saisir un invariant de la psyché humaine en son contexte. Le mythe spermatique de Vénus et le sens profond de l’Imago Christi nous y éveillent mieux que les nouveaux licteurs. SG / Alexis Merle du Bourg, Le Nu, Citadelles & Mazenod, 179€. Sur Valéry, le catalogue Manet / Degas, Orsay/Gallimard, 2023.

Alexis Merle du Bourg est aussi le co-commissaire d’une exposition à vocation sidérante, et qui justifie son titre participatif, mesmériste, Sous le regard de Méduse. Le principe reste celui de l’encyclopédisme bien compris : plus de deux mille ans de culture figurative s’illustrent à Caen et empruntent aux époques et aux esthétiques les plus diverses. Peu de mythes grecs ont eu la vie aussi longue et se sont régulièrement adaptés aux contingences historiques, comme aux inversions militantes : le succès récent de Luciano Garbati et de sa Méduse tenant la tête de Persée ont rempli la toile de leur néo-classicisme banal et bienpensant. Ultime œuvre d’un parcours qui fait de la beauté la première cause de l’effroi exercé par l’antique Gorgô, elle annule, au vrai, la dualité fondatrice du thème, bien faite pour orner boucliers, heurtoirs de porte ou Éros baudelairien. Car double, écrivait Jean Clair en 1989, se veut cette figure immémoriale de vie et de mort, humaine et animale, qui sait aussi pétrifier ou détourner le malin. Freud, lecteur des Grecs et iconophile insatiable, y retrouva ses petits. Nous sommes tous en proie au saisissement ou à la cécité volontaire. Et le réel, cette Méduse que l’artiste doit défier, rappelait Clair, nous tient « sous le regard » de la plus captivante et dangereuse des Gorgones. SG / Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques, musée des Beaux-Arts de Caen, jusqu’au 17 septembre 2023. Très riche catalogue, Infine, 39€, sous la direction d’Emmanuelle Delapierre et d’Alexis Merle du Bourg. Sur les survivances apotropaïques dans la production céramique de Picasso, voir Stéphane Guégan, « Feu Picasso », Geste/s, été 2023, 20€.

C’est la ville des superlatifs et donc des malentendus. Naples ne pouvait pas plus échapper au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert qu’aux stéréotypes véhiculés par la littérature de voyage ou le cinéma de grande consommation. Qu’aurait dit le marquis de Sade, l’homme des Lumières bien connu, le voyageur de la péninsule, des tableaux insignes du Capodimonte qu’accueille la grande galerie du Louvre depuis quelques semaines ? Trop de bondieuseries ! Il avait trouvé les Napolitains d’une monstrueuse piété. Trop de violence ? Elle lui déplaisait moins que le commerce du Ciel. La Crucifixion de Masaccio ouvre le bal, la Pietà de Carrache et La Flagellation de Caravage se défient ensuite, la Judith d’Artemisia Gentileschi et le stupéfiant Caïn et Abel de Spada (sorte de Viol de Lucrèce biblique) rivalisent de ferveur sanguinaire plus loin, puis viennent le sadisme de Ribera et de Luca Giordano, la sublime Sainte Agathe de Guarino, les troubles extases de Matia Preti… Naples a également déplacé, outre son exubérante céramique rocaille, de spectaculaires cartons de Raphaël et de Michel-Ange, ou de leurs collaborateurs. Quel musée autre que le Louvre pouvait contenir telle vague sans faire pâlir ses propres collections ? Ni New York, ni Londres, ne l’eût pu. Et je n’ai pas parlé du Bellini, des Parmesan, du Paul III de Titien (préfigure du Bertin d’Ingres) ou de sa Danaé aux pieds de laquelle Stendhal et Manet eussent défailli. Parthénope n’en fait jamais trop. SG / Naples à Paris. Le Louvre invite le musée du Capodimonte, jusqu’au 8 janvier 2024, catalogue riche en contributions littéraires (Erri De Luca, Dominique Fernandez…), Gallimard/musée du Louvre, 42€, sous la direction de Sébastien Allard, Sylvain Bellenger et Charlotte Chastel-Rousseau, 179€.

Le collectionnisme héréditaire des fils de Louis-Philippe habite Chantilly à deux titres, les tableaux du duc d’Aumale comptant parmi eux des œuvres qui ont appartenu à son frère aîné, Ferdinand, notamment la Stratonice d’Ingres ; elle « eût étonné Poussin », écrivait le jeune Baudelaire. En dépit de cet écart dont le poète a parlé mieux que tout le monde, le XIXe siècle finissant préfère aduler le dernier des classiques, et le marché s’emballe avant et surtout après la mort du peintre, turc en cela, des langoureuses odalisques. Si l’achat de Paolo et Francesca, ex-propriété de Caroline Murat, n’écorne pas les finances princières d’Aumale en 1854, l’achat de la Stratonice, autre image candide du désir amoureux, fait bondir la cote de l’artiste l’année du Salon des refusés. Mais le coup d’éclat de l’amateur argenté, revenu d’exil après la chute du Second empire, c’est l’achat du « cabinet Reiset » en 1879. Les icônes d’Ingres pleuvent alors sur Chantilly, l’Autoportrait très remanié du Salon de 1806, le Portrait de Mme Devauçay qui fascina Gautier et Picasso, et la Vénus anadyomène, Aphrodite initialement pudica, vite tournée en son contraire, avec l’aide de l’imagerie licencieuse de la Renaissance (voir notre Ingres érotique, Flammarion, 2006, en hommage à José Cabanis). L’exposition pointue de Mathieu Deldicque ajoute à ces perles les prêts exceptionnels du Louvre, de Bruxelles et le Jésus parmi les docteurs de Montauban, commande de la reine Marie-Amélie et terrible exemple de l’inaptitude d’Ingres au drame, c’est-à-dire au dualisme chrétien. Ce tableau, dont Baudelaire aurait dénoncé le pédantisme risible, frappe par son outrance déplacée, aussi dénuée de réelle passion sacrée que le corps ingresque l’est de blessure intime et, le plus souvent, de diabolique appel (avec jeu de mots). Libertinage sérieux, accorde le Baudelaire de 1846 ; en 1855, son jugement se faire plus sévère, l’extranéité des corps qu’Ingres caresse inlassablement, pareil aux putti sucrés de la Vénus, ne saurait livrer de l’amour qu’un simulacre somnambulique, auto-érotique. Au fond, Louis-Antoine Prat a raison, Ingres n’aura été génial que dans le portrait et le dessin, seuls rivages où le réel rétablissait l’espace de l’entre-deux. SG / Ingres. L’artiste et ses princes, château de Chantilly jusqu’au 1er octobre 2023, catalogue très documenté, Infine, 34€.

Un peu de blanc, beaucoup de noir, c’est la recette de Degas dès que la fureur de graver le reprend. Maladie de jeunesse, quand Rembrandt et Goya le remuaient, péché de vieillesse : il n’a jamais arrêté de réinventer l’estampe, glissant d’une technique à l’autre, versant une technique dans l’autre, comme l’exposition de la BNF l’éclaire voluptueusement : la photographie – cette gravure, à sa manière – s’y incorpore avant les variations picassiennes de la coda scabreuse. Le noir, nous disent les commissaires, désigne aussi ce que Degas ne pouvait dire de lui qu’à travers les aveux les plus sombres de sa palette et de son imaginaire. Sa libido de l’ombre, par exemple. On pourrait aussi, en étendant le propos, examiner les interrogations pressantes sur sa possible créolité que la découverte de la Louisiane, et de sa famille maternelle, lui inspire en 1872-73. La bonhomie solaire de l’impressionnisme, prête à éclore, ne les effacerait pas. Voir, à ce sujet, la superbe figure du carnet 1 (1859-1864), visible en salle 1, cet aventurier aux allures d’Othello, mêlé à d’autres dessins qui laisseraient penser que Degas, moderne rentré encore, a croisé les dessins de Constantin Guys autant que le thème de la négritude en pleine guerre de sécession. Un peu de blanc, beaucoup de noir. SG / Degas en noir et blanc, BNF, site Richelieu, jusqu’au 3 septembre 2023, catalogue sous la direction d’Henri Loyrette, Sylvie Aubenas, Valérie Sueur et Flora Triebel, BNF éditions, 42€.

La passion que Laurent Fabius voue à la peinture n’est pas une formule de convenance. Ce familier de l’Hôtel Drouot pratique l’art du pinceau et, régulièrement, met des mots sur les artistes et les choix de son musée imaginaire. Son dernier livre, aussi informé et personnel que le précédent, mais moins centré sur l’art français, dévoile un goût très affirmé des polyptyques, que la mémorable exposition de Michel Laclotte, en 1990, a dû stimuler. La permanence d’une pratique, reliant les primitifs au bel aujourd’hui, faisait enfin l’objet d’une démonstration définitive, et exhumait, au passage, bien des œuvres éloignées de nos yeux. L’espace de la peinture une fois unifiée par la perspective, la peinture à panneaux multiples aurait pu se périmer, cesser d’être moderne. Du reste, Laurent Fabius montre bien que la survie des « tableaux pluriels » a souvent procédé de l’archaïsme, voire du primitivisme, des siècles postérieurs à la Renaissance. Explicitement religieuse ou non, la réutilisation du polyptyque, quand elle ne sacralise pas le seul artiste et son ego démultiplié, doit être ramenée, en définitive, à la conscience d’une double perte. Comment et pourquoi continuer à peindre en l’absence du divin des anciens, et en présence de tant de médiums alternatifs ? Laurent Fabius, on l’aura compris, ne se borne pas à déplier un pan entier de sa culture picturale, il en tire une réflexion qui le ramène à l’essentiel, et une force qui l’engage à ne pas raccrocher sa palette. SG / Laurent Fabius, Tableaux pluriels. Voyage parmi les polyptyques d’hier et d’aujourd’hui, Gallimard, collection Art et Artistes, 28€.

A réécouter : Répliques, France Culture, samedi 17 juin, 9:00 / 10:00 : Manet et Degas, face à face avec Alain Finkielkraut, Stéphane Guégan et Philippe Lançon
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/manet-et-degas-face-a-face-3360137



