MOTS ET MAUX DE GAUGUIN

Le génie de Gauguin déborde ses images et leur musique mystérieuse. Il y avait du poète en lui, une plume qui aura tout tenté, ou tout osé, elle aussi, le journalisme de combat et le récit de voyage, le journal intime et, la mort venant, les confessions dans la meilleure tradition catholique. Joints à sa correspondance, les écrits de Gauguin constituent le versant imparfaitement connu de sa courte carrière. Notre triste époque, ivre de son droit à brûler un passé qu’elle ne veut plus comprendre, préfère salir Gauguin que le servir. Les adeptes du feu purificateur devraient commencer par le lire et, à défaut de lapidation publique ou médiatique, combattre leur propre ignorance. A différents moments de son parcours, Gauguin. L’Alchimiste a déposé un des livres qu’il écrivit pour lui, en rêvant que certains fissent un jour leur chemin parmi les hommes. On y arrive doucement. Le Cahier pour Aline, du nom de sa fille, ne parvint jamais à destination. Gauguin le confectionna, en tous sens, lors du premier séjour tahitien, il tient du précis esthétique et de l’éducation sentimentale. Paul, l’innocent, croyait jouer son rôle de père en poussant Aline à s’intéresser aux arts et à ne pas négliger l’appel des sens. Je m’étonne qu’on ne lui ait pas encore fait un procès rétroactif pour y avoir griffonné un ricordo de L’Esprit des morts veille, mixte du Cauchemar de Füssli et de l’Olympia de Manet. Une Olympia à peau noire, doublement douteux donc. Le Cahier pour Aline, que Jacques Doucet eut le bon goût d’acheter en 1927, vous attend au Grand Palais, dès l’entrée, de même que Noa Noa, dont Édouard Deluc aurait pu tirer un film plus vrai, plus cru, plus courageux. Mais tout le monde ne s’appelle pas Maurice Pialat ou Abel Ferrara.

Ces manuscrits enluminés de Gauguin, où traîne le souvenir de Delacroix et de Dürer, où se croisent panthéon maorie et socle chrétien, on les trouve en nombre dans la généreuse somme que June Hargrove vient de consacrer à cet artiste qu’elle connaît si bien. Généreuse per se, généreuse surtout par sa compréhension d’un personnage en froid avec le mélange d’angélisme puritain et de cécité historique qui tient lieu de Bible à nos chers Torquemada. Bien qu’américaine, June Hargrove ne s’abandonne jamais, ou presque jamais, aux facilités rédimantes de la nouvelle doxa feministo-postcoloniale. Son livre, récit d’une vie et explication d’une œuvre, offre la synthèse parfaite d’une vaste connaissance, qu’elle a alimentée par ses publications antérieures. On est en terrain solide, quoique rien du débat houleux dont l’artiste fait l’objet ne soit ignoré. Je parle ici de débat interprétatif, très différent des affligeantes polémiques actuelles. Hargrove signe, en outre, l’ouvrage le plus accueillant au « bricolage » dont procède Gauguin, vie, œuvre et écrits ; elle établit, par le texte et une illustration très ouverte, « l’interdépendance des idées et des médias au long de son parcours. » Comme au Grand Palais, le céramiste génial, le sculpteur d’objets, y reprend toute sa place, de même que celui qui pense la plume à la main.

L’écriture et le journalisme, Gauguin les avait dans le sang, en plus de lointaines racines… D’origine hispano-péruvienne, sa grand-mère, Flora Tristan, polygraphe de haut vol dans les années 1830, avait trempé sa fougue dans l’encre d’un féminisme éclairé, d’un socialisme modéré, et les frustrations d’une enfant née de l’amour… La fille de cette Flora volcanique épousa Clovis Gauguin en 1846. Ce bourgeois d’Orléans était l’un des piliers du National, quotidien fort lu, et fer de lance de l’opposition de gauche sous Louis-Philippe. Héritier de cette tradition progressiste, le futur peintre se dira républicain de raison, mais aristocrate de cœur, et de style… Mort trop tôt pour élever son fils, Clovis eût approuvé le cursus soigné qu’on fera suivre à l’enfant, fruit des humanités classiques et d’une formation religieuse qui aura de durables effets. Les historiens de l’art ont longtemps négligé les quatre années que Paul passa au Petit Séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin, à proximité d’Orléans. Le peintre, à quelques mois de la mort, tint pourtant à témoigner de cette expérience collective précoce, elle l’avait édifié sur les petitesses humaines, les consolations de l’esprit et la part immortelle des Évangiles : « À onze ans j’entrai au petit séminaire où je fis des progrès très rapides […] cette éducation […] je crois […] m’a fait beaucoup de bien. » En somme, par l’inné et l’acquis, Gauguin était destiné à écrire et bien écrire, sous le regard du Christ.

Ses lectures, qui vont de Baudelaire à Loti, de Verlaine et Rimbaud à Mirbeau, firent le reste. Car Gauguin n’est pas seulement un peintre qui écrit, il est aussi et surtout un écrivain qui peint, sculpte, moule, grave et même publie. Le souffle est là, le style aussi, l’image poétique incessante. On sait, par ailleurs, ce que valent ses protestations d’humilité vis-à-vis des poètes et critiques d’art qu’il côtoya, de Charles Morice à Mallarmé… Souvenons-nous des premiers mots de Racontars d’un rapin, article qu’il destine au Mercure de France en 1902, et qu’il conçoit comme une riposte à ceux qui le maltraitent déjà : « Je vais essayer de parler peinture, non en homme de lettres, mais en peintre. » Ouvrons le manuscrit contemporain d’Avant et Après, que réédite La Table ronde : « J’estime […] qu’aujourd’hui on écrit beaucoup trop. Entendons-nous sur ce sujet. Beaucoup, beaucoup savent écrire, c’est incontestable, mais très peu, excessivement peu, se doute de ce que c’est que l’art littéraire qui est un art très difficile. » Gauguin annonce son intention de se raconter sans afféterie, à la manière du Rousseau des Confessions, mais sans prétendre à pareil statut : « Je ne suis pas du métier, je voudrais écrire comme je fais mes tableaux, c’est-à-dire à ma fantaisie, selon la lune, et trouver le titre longtemps après. » Du reste, poursuit-il, cette manière de mémoires tient du collage de choses vues et vécues plus que du récit lissé et policé: « Notes éparses, sans suite comme les rêves, comme la vie, toute faite de morceaux. […] Ceci n’est pas un livre. »

Cette vocation littéraire, qui s’affirme en se niant, nous ramène à la musique, art sans mots, où Gauguin prétendait avoir trouvé le modèle de la nouvelle peinture, moins descriptive et didactique que suggestive. Par ce rapprochement, en effet, il n’entendait pas nier la portée narrative ou poétique de ses tableaux, mais soulignait ce qui les séparait du symbolisme idéiste, transparent de sens et diaphane de forme. Chez lui, le sens s’avance voilé, et la forme chargée de sensations concrètes, il estime même la peinture supérieure à la poésie en ce que l’image est d’effet simultané et traduit la rêverie qui l’a enfantée avant que même nous en déchiffrions le sujet. Même sa correspondance, dont Victor Merlhès devrait reprendre et achever l’édition, s’autorise toutes sortes de divagations mallarméennes, et déroge souvent à la logique de communication. Notre Gauguin. Voyage au bout de la terre l’a fait entendre et signifier à bonne hauteur. Avant d’en venir à ses articles volontairement rageurs et ses récits faussement désinvoltes, il faut en dire un mot. Car ses lettres forment l’un des corpus les plus décisifs qu’ait produits la peinture du XIXème siècle avec celles de Delacroix et Courbet. Gauguin fut un bel épistolier, en tous sens : maîtrise de la langue, admirable calligraphie, inclusion de dessins et rhétorique ou poétique flexible, adaptée à chaque destinataire, qu’il s’agisse de le charmer, de l’enseigner ou de lui tirer services et argent… Lire sa correspondance est un vrai régal et un détour indispensable.

Au-delà des éléments biographiques directs, soucis pécuniaires, problèmes et drames familiaux, prurits scabreux et humeurs noires, elle donne accès à la construction mythologique que le peintre n’a jamais dissociée de son art. En même temps qu’il crée, Gauguin se crée, non sans fasciner, terroriser ou agacer son entourage. La prétention de ressourcer son art, en le coupant des pratiques et des formules qu’il juge stériles, ne le pousse pas seulement à se réclamer de l’authenticité résiduelle des cultures primitives. L’ex-impressionniste, après avoir troqué la vérité de la perception pour la franchise de la vision intérieure, se doit d’incarner l’idéal du sauvage qu’il aspire à (re)devenir. Dans la mesure même où ce rêve de barbarie ne saurait se réaliser hors de la peinture, Gauguin a fait de sa correspondance le journal d’une ascèse trompeuse. Pour ce qui est de sa haine sans cesse réitérée de l’Occident ou du besoin irrépressible de se mettre à l’école des arts extra-européens, nous n’avons que l’embarras du choix. Et aujourd’hui encore la correspondance de Gauguin est souvent prise au pied de la lettre, ou expurgée de ce qui ne colle pas au mythe de l’iconoclaste apatride, comme si Gauguin n’y affirmait pas aussi sa soif de succès et de reconnaissance, son souci de l’argent et des intérêts de la France, son attachement viscéral aux maîtres anciens, Giotto, Raphaël, Rembrandt, Ingres, Delacroix, Degas, Manet…

Gauguin nous fait aujourd’hui l’effet d’un très habile funambule. Nulle raison donc de s’étonner que ce soit l’Exposition Universelle de 1889, aux marges de laquelle il expose et choque, qui ait exacerbé son désir de prendre position, avant de prendre le large. Le choc simultané de la Tour Eiffel et des pavillons exotiques, du triomphe de la peinture académique et de la reconnaissance officielle des « indépendants », allume sa verve. Il donne, en juillet de cette même année, deux articles au Moderniste illustré dont Albert Aurier, poète et critique symboliste, est le rédacteur en chef. De ce critique capital, baudelairien fougueux, les éditions de l’École des Beaux-Arts viennent de rééditer les indispensables Textes critiques dans l’édition qu’avait conçue et (génialement) préfacée Remy de Gourmont dès 1893. Tout en faisant d’Aurier son allié, le chef de file de l’école de Pont-Aven s’offre le plaisir de railler « Bouguereau et consorts » afin de donner plus de poids aux « refusés » d’hier, Delacroix, Millet, Courbet et Manet, que la IIIème République triomphante restaure dans leur grandeur longtemps incomprise. La Tour Eiffel lui semble une réalisation superbe, car fondée sur l’accord de la forme et du fer. Mais la céramique le déçoit, lui qui parle alors de sa céramique inouïe comme des « petits produits de mes hautes folies ». Du néant dont Sèvres est l’usine rabâcheuse, Gauguin n’isola que Chaplet et Delaherche. L’Exposition Universelle a aussi précipité le projet de migrer, pour un temps, en terre primitive. Française, de préférence.

En trois ans, la Bretagne, la Martinique et Arles avaient rendu sa quête de l’originel plus urgente, une quête aussi vieille que le monde, désormais greffé sur le grand désenchantement des modernes. Le retour au « sauvage » appelle à la fois un style et des sujets ad hoc. Il fait le choix de Tahiti en 1891 et prétend vouloir se « retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre de leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art primitifs, les seuls bons, les seul vrais. » En l’éloignant de Paris, les deux séjours océaniens ont fatalement renforcé l’importance du réseau médiatique. Avant de quitter Tahiti pour les Marquises, il reviendra à la polémique. Les Guêpes, feuille catholique, et Le Sourire montrent que son anticolonialisme n’eut rien d’absolu. Reste qu’apprendre notre langue et l’arithmétique aux indigènes, « cela est peut-être fort bien au point de vue de la civilisation, mais si, par l’exemple du mal toujours impuni, l’abâtardissement de notre race blanche, si par l’exemple de l’arbitraire d’en haut, la platitude en bas, vous croyez civiliser les races vaincues, vous vous trompez. » Aux Marquises, il remanie L’Esprit moderne et le catholicisme, « synthèse entre le christianisme épuré de ses scories dogmatiques et la science évolutionniste moderne ainsi que démocratie. » Jésus, Darwin, Flora Tristan, ultime équation avant la mort.

Au préalable, Gauguin fit deux incursions très remarquables dans la fable tahitienne, obsédé qu’il était des racines du présent, et de ce que le temps moderne effaçait ou périmait. A qui voulait se « retremper » dans la Polynésie antérieure aux explorateurs des Lumières, le recours des livres est le seul pis-aller, au-delà des rares objets du quotidien, des tatouages et d’une tradition orale qui lui est d’abord fermée. En mars 1892, il se fit prêter le Voyage aux îles du grand océan, publié en 1837 par le belge Antoine Moerenhout, dont il paraphrase certains passages dans un ses petits cahiers qu’il affectionne. Il réconcilie poème cosmogonique et récit ethnographique, comme l’écrit Bérénice Geoffroy-Schneiter, en tête du fac-similé très soigné d’Ancien culte mahorie. Les dieux de l’Olympe polynésien ne sont guère plus chastes que ceux d’Ovide. Fruits et multiples saillies dotent d’une portée sexuelle continue cette petite épopée des origines à laquelle Gauguin imagine puiser plus tard matière à tableaux ou bois : « Quelle religion que l’ancienne religion océanienne. Quelle merveille ! Mon cerveau en claque et tout ce que cela me suggère va bien effrayer. » Qu’il ait souscrit ou non à l’idée d’un monde traversé de forces spirituelles dont l’artiste était le médiateur, qu’il ait cherché plus simplement à suggérer les analogies entre la nature et les hommes, Gauguin n’ignorait pas l’attrait potentiel de ce mysticisme érotique sur le Paris décadent et symboliste.

Noa Noa, « ce qu’exhale Tahiti », vise le même horizon d’attente. C’est aussi le texte qui assume le mieux les ambivalences de son auteur et l’utopie fusionnelle qui fut l’aiguillon de sa vie et de son art. La rédaction l’occupe dès l’hiver 1893, au lendemain de l’exposition qui avait réuni chez Durand-Ruel la fleur des tableaux du premier séjour tahitien. Le récit débute in media res, à la première personne, seule garantie de l’illusion référentielle nécessaire à l’empathie immédiate du lecteur : «Depuis soixante-trois jours, je suis en route et je brille d’aborder la terre désirée. Le 8 juin nous apercevions des feux bizarres se promenant en zigzag : des pêcheurs. […] Nous tournions Moréa pour découvrir Tahiti. » A l’épiphanie, riche en promesses de toutes natures, ne peut que succéder une suite d’expériences qui ballottent le voyageur entre pâmoisons et regrets. Depuis la découverte d’une Papeete décevante (« C’était l’Europe ») jusqu’à la reconquête des grandeurs de la race vaincue, de la culture et de la spiritualité maories, via la sexualité libre et l’art ressourcé, le texte combine les usages du roman de formation et l’accent de vérité que Gauguin, d’une plume concise, parvient à communiquer à son manuscrit, en ses inflexions alternativement crues, amères ou surnaturelles. On en sort aujourd’hui encore avec la conviction qu’il y eut bien rencontre de deux cultures et que Tehamana, sa vahiné insaisissable de 13 ans, aura incarné, au sens plein et presque heureux, la chance d’un peintre définitivement en transit. Stéphane Guégan

*Gauguin. L’Alchimiste, Grand Palais, jusqu’au 22 janvier 2018. Catalogue sous la direction de Gloria Groom, Claire Bernardi et Ophélie Ferlier-Bouat, RMN – Grand Palais / Musée d’Orsay, 45 €. Album de Stéphane Guégan, mêmes éditeurs, 10€.

*June Hargrove, Gauguin, Citadelles § Mazenod, 380 ill., 189€.

*Paul Gauguin, Avant et après, préface de Jean-Marie Dallet, La Petite Vermillon / La Table Ronde, 8,70€.

*Françoise Cachin, Gauguin, « Ce malgré moi de sauvage », Découvertes Gallimard, 15,90€. Une réédition pouvant en accompagner une autre, Flammarion remet en circulation la monographie du même auteur, un classique écrit en maître, un livre allègre, antérieur au déluge du « politiquement correct », 35€.

*Stéphane Guégan, Gauguin. Voyage au bout de la terre, Le Chêne, 29,90 €

*Paul Gauguin, Oviri. Ecrits d’un sauvage, Folio essais, Gallimard, 9,30€. De loin, la meilleure anthologie du genre. Daniel Guérin, en 1974, y faisait flotter un parfum soixante-huitard, rafraichissant au regard de la lobotomisation actuelle des esprits.

*Paul Gauguin, Ancien culte mahorie, fac-similé, présentation de Bérénice Geoffroy-Schneiter, Gallimard, 25€

*Paul Gauguin, Noa Noa, préface de Victor Segalen, postface de Sylvain-Goudemare, Omnia Poche / Bartillat, 11€. Edition établie sur le manuscrit initial, et non la version remaniée par Charles Morice, celle que Gauguin orna d’images et de collages superbes, dont le fac-similé est attendu.

*Paul Gauguin, Ecrits sur l’art, Editions de Paris, 14€.

*Albert Aurier, Textes critiques 1889-1892. De l’impressionnisme au symbolisme, Beaux-Arts de Paris éditions, 9€.

Sur Gauguin au piloris, on peut lire  aussi

*Stéphane Guégan, « Un sauvage en procès », Revue des deux mondes, octobre 2017

*l’entretien Eric Biétry-Rivierre/Stéphane Guégan :

http://www.lefigaro.fr/culture/2017/10/12/03004-20171012ARTFIG00178-gauguin-ne-sera-jamais-politiquement-correct.php

Ciné-billet //  Ce qui se dérobe à notre regard

Faute d’amour nous plonge dans un monde aux vitres glacées, aux paysages violemment mélancoliques. Comme dans la plupart de ses films, Andreï Zviaguintsev choisit comme intérieurs d’immenses appartements aux larges baies vitrées qui semblent ouvrir de grandes perspectives. Tout cela pour mieux renvoyer à un monde fermé, clos sur sa solitude, larges champs de vision en complet décalage avec celui trop étriqué du couple formé par les parents. C’est un des talents du réalisateur de parvenir à créer tant d’inconfort dans le confort. Opprimé par cet inconfort qui caractérise aussi bien l’aspect de la maison que la situation familiale d’un couple qui se méprise, un couple en passe de divorcer, l’enfant décide d’y mettre un terme, il part, s’évapore. Sa disparition, les parents ne la voient pas. Il s’écoule deux journées sans qu’ils ne s’en rendent compte, aveuglés par leurs personnes et occupés à s’accabler respectivement. L’absence de l’enfant s’impose à leur regard quand ils reçoivent l’appel de la directrice de l’école.

La vision peut apparaître comme le thème matrice du film mais aussi sa matière, car la caméra en joue. S’il y a quelque chose qui est avant tout dépourvu d’amour, c’est le regard. Le regard est fautif car il ne voit pas. Le film s’ouvre sur cette belle et triste déambulation du petit garçon dans la forêt enneigée. Il y accroche un ruban de signalisation, première interpellation du regard, premier SOS lancé à l’œil du spectateur, seul témoin de l’infinie détresse de l’enfant. Vient ensuite le plan en plongée où l’enfant devient une figure d’appel. Le spectateur est invité à le regarder, à le mémoriser comme si sa disparition était imminente et qu’alors commencerait le jeu de piste. C’est la seule scène, à proprement parler, où la caméra consacre une pleine « attention » à la vie de l’enfant, lequel, une fois rentré chez lui, a si peu de place pour exister aux yeux des parents, qu’il s’efface de la caméra. Celle-ci ne revient vers lui qu’au moment de la fugue, dont elle restitue d’avantage l’acte frénétique et la rapidité d’exécution que les motifs et la planification.

L’enfant oscille entre le visible et l’invisible. La reconnaissance est le thème corollaire du regard. Les personnages souffrent finalement d’un trop-plein d’indépendance qui les rend inaptes à reconnaître leur entourage, et de là, à connaître le monde. Les parents vont pourtant être mis en face de leur égoïsme au moment de l’épreuve de l’examen du cadavre, qui pourrait être celui de l’enfant. La mère, dont les yeux ne quittent que très rarement son iPhone, connaît alors ici une sorte d’épiphanie. Convaincue que ce corps massacré n’est pas celui de son fils, elle fonde cette certitude dans la preuve d’un « grain de beauté » qui ne figure pas sur le corps. Un détail donc, qui témoigne pour la première fois d’un savoir maternel sur l’être de son fils. Ce savoir nous étonne, et peut-être même étonne-t-il la mère aussi. Les sentiments demeurent opaques. N’est-ce pas ce que nous dit ce tragique regard-caméra de la mère en pleine gymnastique, dont on ne sait s’il faut y voir de la dureté voire de la cruauté, ou une douleur sans nom ? Devrions-nous prendre pitié d’un personnage incapable d’aimer? L’étanchéité aux sentiments, à la compassion, est une mesure trouble.

L’incapacité à voir trouve différentes formes de manifestation dans le film. Il y a ce ruban, qui ouvre et ferme le film et fait signe vers une présence absente, en tout cas absente du regard. La caméra se fait la voix de cette présence fantomatique et diffuse en filmant le vide, les paysages, les décors dépeuplés, et notre regard est ainsi invité à « scruter » l’image pour déceler ce qui se cache derrière. Zviaguintsev donne véritablement la parole à l’espace. En laissant sa caméra « à la traîne » derrière l’action, il la contredit (alors même que cette action consiste précisément à chercher l’enfant, à fouiller les recoins), il la désavoue pour mener le regard vers un autre chemin. Ainsi, dans un monde abandonné à la solitude, où les relations humaines sont rongées par la médiatisation des réseaux sociaux, coupées par des écrans, où le dialogue est rendu caduc par le sentiment de se sentir toujours agressé, violenté par l’autre, et où le repli sur soi est la seule manière d’exister, le spectateur se trouve pris entre apitoiement et dégoût. Il n’y a pas de réelle culpabilité. Personne n’est véritablement « fautif » mais chacun prisonnier d’une carence fatale, souffre de ne pas savoir comment s’y prendre avec l’amour. Où placer son amour, sa confiance ? Zviaguintsev semble surtout nous dire que l’on ne cherche pas aux bons endroits.

Valentine Guégan

*Faute d’amour, un film d’Andreï Zviaguintsev