RÉALISMES

Jean Fouquet, Autoportrait (détail), 1452/1455, Musée du Louvre

Deux expositions de première importance connaissent leurs derniers jours. L’une, sise au musée de Cluny récemment rouvert, s’intéresse aux arts sous Charles VII, et déploie sa richesse artistique et son acuité historique dans un espace parfois indocile ; l’autre nous ramène au duché rival de Bourgogne, et félon lors de la guerre de cent ans. Son objet n’est autre que La Vierge du chancelier Rolin, née sous les doigts d’or du brugeois Jan van Eyck entre le sacre du roi de Bourges (dimanche 17 juillet 1429) et l’infâme bucher de Jeanne d’Arc (30 mai 1431). Révisant et même récusant la vision courante d’un Charles VII qui n’aurait montré que peu d’intérêt pour les lettres et les arts, l’équipe de Cluny rend à son règne turbulent et à la France d’alors, avant et après que les Anglais en soient boutés, un faste insoupçonnable et une gouvernance qui prépare Louis XI. A dire vrai, le propos des commissaires se tourne davantage vers une problématique chère à l’histoire de l’art française depuis les années 1900 : où situer, entre Flandres et Italie, l’originalité de notre Renaissance ? En matière de peinture et de sculpture, le patriotisme, soit le nationalisme éclairé, très décrié aujourd’hui, n’est pas mauvais en soi. Encore faut-il l’invoquer quand la conscience d’une tradition vernaculaire agit collectivement sur le travail de création. La Couronne, de 1422 à 1461, privé de l’unité nationale à construire, peut au mieux se prévaloir de légitimité royale, qu’elle dispute à Londres. En moins de 40 ans, le territoire est libéré, le trône affermi, Paris repris dès 1436, Bourges oublié. Le célèbre portrait de Fouquet désigne les deux prestiges d’où Charles VII tient son pouvoir, l’inscription guerrière du cadre (elle le dit, dès 1450, « très victorieux ») et la sacralité qu’implique le jeu des rideaux, comme s’ouvrant à nos yeux. Autre preuve de surhumanité, la visage, peu amène, est traité sans ménagement. Ailleurs, l’artiste génial que fut le tourangeau Fouquet, familier de l’art du Nord et et romain par la grâce d’un séjour transalpin, reconduit cette double iconographie en dotant le monarque de ses éperons et de son épée. Si présentes soient-elle, la personne et la cour du roi n’occupent qu’une partie de l’exposition, laquelle s’ouvre à l’ensemble des foyers d’art du moment : ils dessinent une carte du pays qui relègue finalement l’Anglais à Calais.

De même que Jacques Cœur possédait une Annonciation d’un disciple de Filippo Lippi (Fra Carnevale, actif à Urbino), le roi René d’Anjou (et de Naples), figure considérable, comptait parmi ses trésors un Strabon illustré par Giovanni Bellini. La Provence, celle du picard Enguerrand Quarton, fit son miel des particularismes européens qu’il serait sot d’évaluer au degré de réalisme ou d’idéalisme dont l’histoire de l’art a longtemps fait ses critères d’élection ou d’éviction principaux. L’un des clous de cet accrochage inouï reste L’Annonciation (1443-45) de Barthélemy d’Eyck, commandé par un riche drapier d’Aix qui souhaitait en orner sa sépulture et la cathédrale Saint-Sauveur qui la contenait. C’est l’ange Gabriel, l’un des plus beaux de toute la peinture occidentale, qui exprime ici l’inquiétude généralement attribuée à Marie, permutation aussi significative que la présence, à l’arrière-plan, d’hommes en costumes modernes. Ils sont fort discrets au regard de l’arrogance qu’affiche le sévère chancelier Rolin (notre détail), de prime abord, dans le tableau baptisé de son nom. Le commanditaire d’une œuvre en est-il le co-auteur quand il en va de son statut social ou de son salut personnel ? De la fonction primitive du panneau du Louvre dépend ce qu’on peut en dire. Mais la connaît-on? L’exposition de Sophie Caron émet plusieurs hypothèses dont la meilleure est la plus inclusive, ou la plus évolutive. Obéissant à la vision proche, le panneau conjugue précisionnisme et dévotion privée. Jan van Eyck, peintre de Philippe Le Bon depuis 1425, a modifié le Christ de façon à ce qu’il bénisse Rolin, et lui seul. Mais ce que nous apprennent les analyses scientifiques documente des modifications plus profondes. La peinture que le monde entier révère a été coupée sur les quatre bords et appartenait à un dispositif menuisé conforme aux autels portatifs. Les années passant, cette Vierge à l’Enfant, qui se souvient du Salvator Mundi des Italiens (Fra Angelico), a-t-elle changé de vocation en rejoignant la chapelle funéraire que notre puissant mécène fait édifier à Autun, dans l’église Notre-Dame-du-Châtel ? La piété glisserait au mémoriel, évolution dont l’œuvre était riche par la présence superlative du donateur. Le dossier du Louvre, qui s’offre deux autres Van Eyck insignes parmi une soixantaine de numéros, confronte ainsi l’image pieuse à ses possibles emplois profanes.

A la toute fin du XVIIe siècle, un érudit florentin, Filippo Baldinucci rassemblait la matière d’une première biographie du lucquois Pietro Paolini (1603-1681), au terme d’une véritable et vertueuse enquête de terrain, peu de temps après la mort d’un peintre dont la renommée allait souffrir de n’être pas né ailleurs. Les hiérarchies du goût sont largement soumises à une géographie implicite et au régime mémoriel qu’elle implique. Toutes choses étant égales, Paolini a connu le sort de Piero della Francesca et de Vermeer. Enfant gâté d’un centre secondaire, sa mémoire en a pâti. Et la redécouverte de ce « peintre de grande bizarrerie et de noble invention » (Baldinucci), « bizzarria » caravagesque des sujets modernes ou vénéto-bolonaise de la peinture d’église, demeura incomplète avant le XXe siècle. Roberto Longhi s’intéresse à ses solides portraits, dérangeants ou mutiques, annonciateurs de Mario Sironi, dans les années 1920 ; Michel Laclotte lui restitue, 40 ans plus tard, la somptueuse toile du musée Fesch d’Ajaccio, Mère et sa fille. Après 1970, les Etats-Unis s’en mêlent et propulsent Paolini au firmament des expositions et des enchères. Rome avait attiré le jeune provincial en 1619 ; le cavaragisme, en deuil du maître, formait alors la « lingua comune » d’un essaim d’artistes venus de toutes parts. De la savante et éloquente monographie que lui consacre Nikita de Vernejoul, on retire l’image d’un peintre heureux de se frotter à l’internationale « del vero ». Le « vrai » que postulent ou dénoncent les théoriciens de l’époque n’a d’existence que relative, il ne tranche sur la peinture de l’idéal qu’au prix d’une objectivité au savoir et aux finalités poétiques comparables. Une des toiles les mieux venues de notre oublié montre un adolescent lauré se rompant au dessin par l’étude de l’antique. Le caravagisme de Paolini ne se sera imposé aucune limite de sujet et d’écriture. Ses méditations allégoriques sur la mort touchent à Georges de La Tour, ses scènes de tricherie ou de bonne aventure distillent l’inquiétude de Valentin, ses parias sont frères de ceux de Ribera et ses adolescents un peu voyous, mais très musiciens, feraient croire que Paolini partageait les mœurs et les allusions peu cryptées d’un Cecco del Caravaggio. Rentré à Lucques, acculé de plus en plus aux commandes religieuses, il étendra son émulation de franc-tireur à Dominiquin et Guerchin. Les réparations de l’histoire de l’art ne se trompent pas toujours de cible, en voilà la preuve, d’une rare franchise et d’une belle fraîcheur.

Dès que la peinture française a voulu briser avec l’institution académique, à la fin du XVIIIe siècle, elle s’est donnée d’autres pères, afin d’associer sa nouveauté à des précédents prestigieux, et d’affirmer une filiation sous la révolution des formes. L’attitude des avant-gardes du XIXe siècle ressemble en cela au sécessionnisme davidien d’avant 1789, fier d’opposer Valentin à Boucher et de reprendre à son compte le rubénisme que l’Académie de Le Brun et des Coypel n’avait, du reste, en rien ignoré. On observe donc une démarche semblable, vers 1850, lorsque les réalistes s’attribuèrent un Arbre de Jessé aussi flatteur, ramifié à Rembrandt et Hals comme aux grands Espagnols, et avalant au passage Gros, Géricault, le Delacroix de La liberté et les caricatures de Daumier. Champfleury rattache L’Enterrement à Ornans de Courbet au sillage du Marat de David, et chante le génie des Le Nain, ces supposés réfracteurs du XVIIe siècle, tandis que Thoré reconstruit Vermeer sous le Second Empire. Bertrand Tillier, à leur exemple, aborde son sujet par l’étude des antécédents et des conditions historiques du « mouvement » qu’il examine pour les besoins d’une collection qui a déjà donné un Orientalisme et un Fauvisme. En fait d’unité, il n’en est guère, et mieux vaudrait suivre l’exemple de Jean Clair et aborder « les réalismes » en pleine conscience de leurs différences et de leurs divergences. Mais Tillier s’avoue l’héritier d’une lignée de commentateurs idéologiquement marqués, du socialiste Léon Rosenthal au communiste Aragon. Le portrait de ce dernier, par Boris Taslitzky, à la veille de l’écrasement de la Hongrie, clôt l’épilogue du livre sur le sourire béat, cynique, presque obscène, de Louis et Elsa en amants de l’an II. C’est un choix respectable que de valoriser la dimension sociale du réalisme, mais c’est un choix au passif certain : s’il éclaire le lecteur qui ignorerait le contexte du second XIXe siècle, il oblige l’auteur à passer sous silence tout un pan de l’art de Courbet, L’Origine du monde (manifeste pourtant d’un défi à l’invu que visent aujourd’hui toutes les intolérances) et les tableaux tardifs, où le maître d’Ornans tente de contrer la nouvelle vague. Cette préférence occasionne d’autres déséquilibres : Manet (privé d’Olympia !) et Degas, voire Pissarro, qui fut le Millet de l’impressionnisme, tiennent ici moins de place que le naturalisme ambigu de la IIIe République (Bastien-Lepage) et que toute une phalange de peintres européens ou américains, plus ou moins tributaires de Courbet. On aura compris que ce dernier, mythifié par Aragon en 1952, sert à la fois de socle et de critérium. La synthèse de Tillier, répétons-le, en tire une cohérence indéniable et utile. Rappelons cependant que George Sand, comme Nadar, ne se comptait pas parmi les admirateurs du Franc-Comtois. Le réalisme ne fut pas une famille unie à maints égards. En outre, canoniser ainsi l’esthétique de Courbet hypothèque l’analyse, ébauchée par Baudelaire en 1855, de ses modes d’énonciation et de la faiblesse métaphysique d’une partie de l’œuvre.

Suppléer à l’absence, tromper la mort ou recomposer un tout à partir des débris du passé, fonde la nécessité de l’image et de l’inscription depuis la nuit des temps : la légende de Dibutade rapportée par Pline l’illustre très tôt en lui conférant sa dimension affective et même consolatrice, note Peter Geimer. Son essai, très original, jamais bavard, inventorie et radiographie les techniques que les XIXe et XXe siècles ont appliquées à ce besoin immémorial de ramener ce qui n’est plus à la vie, et à cette ivresse de rendre l’illusion mimétique la plus confondante possible. Réalisme pictural, panorama, photographie et cinéma, autant d’avatars d’une folie duplicative qu’explore au début du livre la brillante lecture de quelques toiles insignes de Meissonier, notamment sa 1814, la Campagne de France (Orsay, 1864). On y voit Napoléon Ier, serrée dans sa redingote et l’amertume d’une chute probable, traverser une plaine couverte de boue sale, et cheminer vers sa première abdication. A gauche, presque invisible, un casque renversé complète le spectacle hors de tout lien narratif direct avec le groupe central. La peinture d’histoire change de format et de finalité, elle troque l’événement, l’action, contre sa suspension lugubre et, taisant tout héroïsme, toute déclamation, prétend d’autant mieux épouser les affres de la débâcle ou l’incertitude du réel. L’empathie n’exige plus la surenchère émotionnelle, elle se loge dans l’indifférence apparente du peintre à son motif et dans son intempérance documentaire (ce n’est pas une vaine formule s’agissant de Meissonier, de sa collection d’uniformes et d’accessoires). A l’inverse, les panoramas, comme le mauvais cinéma d’aujourd’hui à gros effets, combinent le drame et le détail apparemment immotivé. Geimer pousse très loin son enquête, de sorte que le livre s’attarde sur l’iconographie des conflits du XXe siècle et ses crimes de toute nature. Si la Shoah ne se lit qu’à travers l’absence ou presque des photographies qui témoigneraient de son processus actif, aporie qui rend les rares clichés d’autant plus poignants, certaines dérives de la Wehrmacht ou de la SS nous ont été transmises à la faveur de prises de vue d’amateurs, « œuvres » des soldats eux-mêmes, fixant l’inhumanité avec désinvolture, comme pour se persuader que le mal n’y entrait pas. Leur froideur terrible fait involontairement écho aux codes de la peinture réaliste. Notre époque de voyeurisme acharné et de lâcheté hédoniste aura ajouté une extension inattendue à cette obsession de « la mise au présent », les abominables images colorisées et, pire, « l’histoire virtuelle », cette fiction maquillée en vestiges d’un temps « perdu ». Comment peut survivre un monde où les traces du réel et les artefacts de la technique cessent d’être dissociées ou dissociables ? Geimer s’en alarme à juste raison.

Stéphane Guégan

*Les Arts en France sous Charles VII (1422-1461), Musée de Cluny, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Mathieu Deldicque, Maxence Hermant, Sophie Lagabrielle et Séverine Lepape, RMN Grand Palais / Musée de Cluny, 45€ // Jan Van Eyck. La Vierge du chancelier Rolin, Musée du Louvre, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Sophie Caron, Louvre Editions / LIENART, 39€ // Nikita de Vernejoul, Pietro Paolini (1603-1681). Peintre caravagesque de l’étrange, préface d’Elena Fumagalli, ARTHENA, 125€ // Bertrand Tillier, Le Réalisme, Citadelles § Mazenod, 199€ // Peter Geimer, Les Couleurs du passé, Editions Macula, 32€.

VOICI QUE JE VIS

Le XVIIIe siècle fut un désert, pas la plus petite goutte de poésie, pas le plus mince filet de lyrisme et, hors du théâtre et de Chénier, pas le moindre vers, cette musique du sens… Et puis soudain jaillit ce que la France aura apporté de plus sublime au chant silencieux des mots, ceux qui soumettent la pensée à l’image. De Hugo à Baudelaire, de Lamartine à Vigny, de Musset à Nerval, il y a de quoi croire au miracle, au signe évident d’une Providence des lettres, comme le Baudelaire de 1857 en fait le pari pascalien. Il manque un nom à cette pléiade et Mallarmé, son héritier direct, l’eût prononcé sans se faire prier : ce n’est pas celui de Sainte-Beuve ou celui de Banville, admirables à leurs heures, c’est celui de Théophile Gautier (1811-1872), dont l’institution scolaire, jadis capable d’écoute poétique et d’éthique chrétienne, a éloigné les récentes générations. Déjà Gide ne comprenait plus la dédicace des Fleurs du Mal ! Le peu d’attention que notre époque réserve à Gautier se concentre sur ses écrits de voyage et ses nouvelles fantastiques, ces bijoux d’observation, d’esprit, d’altérité, la géographie du touriste et l’expérience du surnaturel ayant en commun l’ambition de dire, ensemble, ce que la vie peut avoir de plus exaltant, divers, insondable. La poésie ne rime pas davantage avec quelque déni du réel, pas celle de Gautier en tout cas. D’elle, que lit-on encore ? La Comédie de la mort (1838), parce que Baudelaire y trouva une partie de son inspiration, le merveilleux cycle d’España (1845), ce concentré d’exotisme vrai qui prélude à Manet et au Barrès du Secret de Tolède, Émaux et camées (1852), où Sainte-Beuve voyait le départ de l’ère post-hugolienne… Le reste s’est recouvert d’oubli ou de l’ennui supposé des premiers recueils. Les éditions Champion, qui ont entrepris de rééditer tout Gautier, y compris l’immense journaliste qu’il fut jusqu’à son dernier souffle de fumeur incurable, ne se sont pas laissé intimider par l’amnésie générale et, disons-le, le nivellement effroyable du goût. Au lieu de ramasser l’œuvre poétique en un seul volume, elles lui en accordent deux, nous assurant l’impératif confort de lecture et une annotation substantielle. Depuis une cinquantaine d’années, certes, Gautier est redevenu un objet d’étude, d’exégèse, de plaisir, nous en cueillons quelques fruits ici. Les apports de Peter Whyte et François Brunet sont considérables. Quant au texte, style et métrique ; quant à l’analyse du fond, au-delà des thèmes souvent glosés, hantise de la mort, fusion panthéiste, Éros compensatoire, humour consolateur. Nous avons beaucoup sous-évalué ce que cette magnifique publication nomme « la crise spirituelle » dont souffrit très tôt l’auteur de La Mort dans la vie. Songeons à l’hypothèque qui pesa longtemps sur le romantisme, il fallait que la génération de 1830 fût déprise de Dieu et volontiers anticléricale. Or, relisant les premières poésies de Gautier, ces enfants de son enfance, cette sortie définitive du théologique ne me semble plus aussi évidente. Bien des formules désignant le vide du Ciel ou « l’âge qui n’est plus » trahissent moins l’ironie de l’impassible jouisseur que le constat inquiet d’un monde où la modernité laïque prétend régler aussi les consciences.

Gautier est resté très attaché à ses premiers pas en poésie, nets, vifs, tendres ou élégiaques, toujours concrets, contemporains aussi d’autres éveils, entre 15 et 19 ans, quand paraît le volume qui ouvre sa carrière. Enrichi d’Albertus, de La Comédie de la mort et d’España, il reparaît, amendé et réorganisé, en 1845, puis en 1866, édition adoubée par les Parnassiens, Coppée, Heredia et le jeune Verlaine dont Parallèlement, plus tard, se frottera aux mantilles affolantes et danseuses délirantes. Au-delà des Alpes, c’est aussi une civilisation profondément catholique que Théophile a maintes fois arpentée et secondée de sa ferveur. On comprend qu’il ait aussi demandé à la corrida d’être autre chose qu’une parade. Si le toréador ne met pas sa vie en péril, c’est toute la liturgie du sacrifice qui s’effondre. Au détour de l’une de ses splendides chroniques théâtrales, dont l’édition savante et scrupuleuse se poursuit, nous le surprenons, en mai 1863, théoriser cette nécessité du danger : le risque, l’imprévu, est vital au duel de l’homme et de l’animal. A défaut, le rituel sacré tourne à la boucherie inutile. Le plus beau est que Gautier se saisisse de cet exemple pour faire l’éloge de ceux et celles qui, fiers de leur jeunesse, s’élancent sur les planches en tirant Molière et Corneille vers ce qu’ils conservaient d’éternellement juvénile. Des grands classiques, de la façon dont il faut les jouer et les monter, avec le plus grand respect de leur esthétique originelle, tragique ou fantasque, voire loufoque, il est souvent question dans les articles qu’a réunis Patrick Berthier, son nouveau volume couvre la période 1861-1863, que rythmèrent les feuilletons du Capitaine Fracasse. Cette simultanéité, dont il est désormais loisible de comprendre toutes les interférences, appelle bien des commentaires. Je me contenterai de noter que Gautier, moins sensible à Racine, tient la revalorisation de Corneille pour l’une des causes essentielles de 1830, et Molière pour le Shakespeare français, avant que Musset n’égale l’esprit des comédies du génial Anglais. Du reste, estime-il, Corneille eût lui aussi atteint aux rudes audaces de l’auteur d’Hamlet s’il avait écrit en pleine liberté, loin du carcan des trois unités, comme ses maîtres espagnols. Pauvres en créations, malgré Victorien Sardou ou l’hyper-romantique Dolorès de Louis Bouilhet, les années 1861-1863 abondent en reprises marquantes. Et Gautier n’a pas de mots assez flatteurs, mais justes, à l’endroit de ceux qui rendent possibles résurrections et exhumations en cascade. Édouard Thierry, dont Couture a laissé un portrait où respire l’intelligence du modèle, se voit ainsi chaleureusement loué chaque fois que le Théâtre-Français, sous sa direction, redonne vie aux pièces oubliées des plus illustres, telles les comédies de Corneille, encore lui, d’une allure inouïe. Son bonheur culmine aussi quand sont rejoués les drames de sa jeunesse, Antony ou l’Othello de Vigny. Ce dernier peut mourir en 1863, sa capacité à faire vibrer le public ne s’est pas éteinte. De même, le jeu de Rouvière n’est-il jamais plus éloquent, comme son portrait par Manet l’atteste (ill.), que lorsque « l’acteur plastique », chantre de Shakespeare, se tait et fait parler son corps, son costume, sa fièvre interne.

L’actualité théâtrale du début des années 1860, départ d’une lente libéralisation du régime, nous permet de passer de Gautier à Marie d’Agoult, dont un nouveau volume de correspondance nous apporte son lot d’informations inédites. Bien qu’elle y soit moins assidue, la scène parisienne, en sa présence ou pas, la rapproche d’un écrivain qu’elle ne lit pas. Il en va des concerts de Liszt, que Gautier a acclamés, des représentations du Tannhäuser de Wagner, en mars 1861, cause des troubles que l’on sait. En revoyant Liszt, la comtesse d’Agoult comprend que son cœur ne l’a jamais quitté. Pourtant, leurs deux filles sont si différentes qu’elles pourraient n’être pas du même père. Et Wagner accuse ce défaut de gémellité, Blandine abominant cette musique à « grosse caisse », quand Cosima y perçoit la « révélation de Dieu dans l’Humanité ». Qui possède la meilleure oreille ? Marie enregistre sans trancher ; en décembre 1862, lors du scandale soulevé par Le Fils de Giboyer d’Augier, sorte de Tartuffe moderne ridiculisant le parti clérical, elle n’a pas même besoin de commenter la chose. Protestante et socialiste modérée, celle que Cuvillier-Fleury avait qualifié de « patricienne travestie en démagogue » lors de la publication de sa belle Histoire de la Révolution de 1848, se range du côté de la pièce amendée par la censure impériale. La recension de Gautier le fut aussi. Napoléon III, malgré le danger, a autorisé la pièce contre son administration, de même qu’il autorisera bientôt le Salon des refusés… Puisque les arts visuels passionnent Marie d’Agoult, notons ses petites infidélités à la chapelle ingresque : durant l’été 1861, avec l’appui de Théophile Thoré, elle eut la primeur de la chapelle des Saints-Anges. Dans la couleur de Delacroix, croisa-t-elle Baudelaire ? Gautier ? Ce dernier, elle n’a pu l’éviter à l’inauguration des décors de l’hôtel particulier du richissime Say, Cabanel n’ayant pas eu à forcer son talent pour complaire à l’industriel du sucre. Il lui arrive aussi de disserter sur la photographie, technique qui ne se hisse à l’art qu’entre d’habiles mains, comme celles du cher Adam-Salomon (ill.). Si les années 1861-1862 sont celles du plus grand déchirement qu’une mère puisse éprouver, à la mort tragique de Blandine, elles s’assombrissent d’autres tourments, l’éloignement de Claire, issue du premier lit, et la fin progressive de sa propre vie sentimentale malgré d’illusoires reprises de flamme. Marie s’étourdit en écrivant sans cesse, articles et lettres donc, ou en rééditant ses livres les plus politiques. C’est que la France bouge. A partir de décembre 1861, la comtesse rouge a fait alliance avec Plon-Plon, le cousin remuant de l’Empereur et son double de centre gauche… En outre, le gendre de Victor-Emmanuel II multiplie les discours brutaux sur la nécessité d’unifier l’Italie et d’y joindre les états de la Papauté. Pas assez chevalier pour relever le gant du duc d’Aumale, Plon-Plon cherche à se gagner les têtes pensantes de l’opposition raisonnable, Émile de Girardin et Marie d’Agoult, cavouriste endiablée, comme le lui reproche, mais avec le tact des seigneurs, son idole de toujours, Alphonse de Lamartine. Stéphane Guégan

*Théophile Gautier, Poésies, Œuvres complètes, Poésies, Tome I, édition de Peter Whyte et François Brunet, avec la collaboration d’Alain Montandon, Honoré Champion, 125€ / Théophile Gautier, Poésies, Œuvres complètes, Critiques théâtrales, tome XVI juin 1861-septembre 1863, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 95€ / Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome XII, 1861-1862, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 120€.

Jeanne avant Jules et Marie

Il y eut bien quelques grands anciens pour chanter Jeanne, la guerrière qui rétablit le roi et le royaume sur le sol des Valois, il y eut Christine de Pizan dès avant la mort inique de la Pucelle, il y eut François Villon et son « Jeanne, la bonne Lorraine ». Mais, comme l’écrit Claude Gauvard dans un livre aussi concis que précis, l’élue de Dieu « a fait la France de son vivant et plus encore pendant les siècles qui suivirent son martyre. [Car] Il fallut attendre longtemps, la fin du XIXe siècle, pour que la nation s’empare de Jeanne d’Arc et croie qu’elle avait fait la France. » On imagine que l’auteure, médiéviste de grande renommée, voit en Péguy cette voix qui ramena les Français à l’héroïne du XVe siècle, véritable héroïne et héroïne vraie, ce qui est mieux. Or le grand Charles fut précédé d’autres plumes réparatrices. La Jeanne d’Arc de Michelet, détachée de son Histoire de France en 1853, fut une de ces bibles du patriotisme éclairé. Derain la lut dans les tranchées et ne lui fit qu’un reproche, de ne pas avoir fait assez place au merveilleux, à l’appel, à la mystique de sa chevauchée sublime. Quatre ans plus tard, chez Michel Lévy, Marie d’Agoult publie sa Jeanne, jouée en Italie, trois ans plus tard, en pleine conquête de l’unité italienne. Le sens de la pièce avait été compris : il suffit de quelques individus, mais « hardis », pour inverser l’Histoire. Ce moment où la monarchie française était menacée en son roi naturel et son être multiséculaire, ce moment critique, Claude Gauvard en connaît tout ce qu’on peut en savoir, les faits comme la psychologie du temps, l’époque et les façons dont elle s’est vue. L’acharnement des Anglais à brûler Jeanne, que les tribunaux ecclésiastiques auraient pu condamner à la seule prison, domine son beau récit. Il faut traiter en hérétique, en putain, en sorcière, cette petite bergère et démonétiser ainsi le rival qu’est toujours, en 1431, Charles VII, sacré à Reims deux ans plus tôt, quand Henri VI, le Lancastre, n’est oint que de son imposture. Et puis une femme en armure, c’est le monde à l’envers, la sortie de l’ordre naturel. Sous couvert de justice, son procès fut une sinistre farce dont Dreyer a tiré l’un des plus beaux films du monde. A Domrémy, on vivait du bon côté de la Meuse. Merci à ce livre fervent, intelligent, de nous le rappeler. L’opinion fut loin de méconnaître les exploits de Jeanne d’Arc, sa fin glorieuse… Puis son nom se fit discret, avant que le XIXe siècle, en mal de saintes, ne la relève. SG / Claude Gauvard, Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre, Gallimard, 18€.

Une saison Proust qui commence bien…

Qu’on aimerait visiter l’exposition Proust du musée Carnavalet en compagnie d’Elisabeth de Gramont, cette proche de Marcel et du comte de Montesquiou, qui les portraitura si bien, elle que les meilleurs peintres ont croquée ! Mais son chef-d’œuvre, en dehors de ses Mémoires, c’est le livre qu’elle consacre au seul Proust en 1948. Son habileté à coudre ensemble la vie et l’œuvre de son auteur de prédilection défie les banales lectures biographiques et ne s’essouffle jamais. Au contraire, Elisabeth pétille et étincelle de bout en bout, elle égratigne aussi ceux qui parlent de ce qui les dépasse. C’est qu’elle a les clefs de la haute aristocratie dont elle fixe mieux que Proust même les attraits et les limites, le beau souci de la continuité, de la France éternelle, de la conversation tranchée et parfois tranchante, vertus qui n’excusent pas tout. Son mari, qui la fit duchesse de Clermont-Tonnerre en 1896, ne fut pas un ardent Dreyfusard et se conduisit en fieffé goujat.  Proust, c’était tout le contraire. Juif par sa mère, catholique par son père, il est vu comme un composé d’âme biblique et de saveur terrienne. D’où son amour des cathédrales et les articles qu’il écrivit en leur défense, croisade que Maurice Barrès n’aurait pu égaler, selon Elisabeth. Elle n’aimait pas moins ce qui dure, mais ne voyait aucune raison de s’y laisser enfermer. La Recherche lui offre ensemble la grandeur de l’art total et la liberté d’observation d’un romancier que rien ne rebutait. Préférant vite les femmes à son mufle de duc, elle devait partager la vie de Natalie Barney et signer toutes sortes de livres, que Proust cite à l’occasion.

Sa prédilection allait à L’Almanach des bonnes choses de France, un trésor culinaire apte à éclairer les autres domaines du plaisir. Un aphorisme, en particulier, avait tout pour enchanter le très frugal Proust : « il est vrai qu’en s’attablant, sans jeu de l’imagination, l’homme est réduit à une animalité qui scandalise ». Il aurait pu servir de slogan à l’exposition de Carnavalet qui s’intéresse à l’empreinte parisienne de La Recherche et à sa cartographie interne, aussi précise qu’inventive. Du jardin d’enfants aux bordels pour hommes, du confort haussmannien au Ritz, des salons littéraires aux cercles du faubourg huppé, qui « glisse solitaire sur le fleuve du temps », le Paris de Proust dévoile tous ses secrets, même ceux que les musées préfèrent garder pour eux. Un nombre fascinant de peintures, photographies, dessins, affiches, objets forment le contrepoint, connu ou pas, d’une traversée, en tous sens, de cette ville supérieure à tout, Venise comprise. Ne laissez pas se perdre cette occasion de saisir l’écrivain dans ses meubles, au-delà de la chambre, son écritoire à fumigations, qui occupe le centre du parcours. « C’est une immense œuvre de Français génial », écrivait Elisabeth de Proust. Paris, ses merveilles et ses bouges, en dressa la scène capitale. SG

*Anne-Laure Sol (dir.), Marcel Proust. Un roman parisien, Paris Musées, 2021, 39,90€ / Elisabeth de Gramont, Marcel Proust, Bartillat, 2021, 22€.