Un bon roman n’est jamais l’effet du hasard, surtout quand il fait des caprices du destin le levier de ses «incroyables» coups de théâtre. La mécanique romanesque tient davantage du complot réussi. C’est pourquoi les conspirations, les sociétés secrètes et les agents doubles ont toujours tenté la littérature la plus ouverte à ses propres jeux. Théophile Gautier, homme de cénacles plus ou moins avouables, en est la confirmation vivante, bien vivante même à considérer son actuel retour en grâce. En moins d’un an, Partie carrée, fleur d’étrangeté surgie des barricades de 1848, est reparue deux fois. Deux rééditions valent mieux qu’une! Martine Lavaud et Françoise Court-Perez y ont mis leur grand savoir de la chose et de l’ironie gautiéristes. Deux rééditions qui confirment l’aura confidentielle, mais certaine, de ce récit délicieusement emmêlé et épargné par la morale commune (la prude Seconde République s’en émouvra). En 2002, dans le cadre des deux volumes de La Pléiade, Claudine Lacoste a consacré une admirable notice au plus «méconnu» des chefs-d’œuvre de Gautier. Désormais le grand public n’aura plus le droit d’ignorer ce roman d’aventures qui se donne la peine de revenir à lui pour l’amuser et le terrifier. Roman anglais à plusieurs titres, par ses accents «gothiques» irrésistibles et son humour «very dry», Partie carrée jette un pont d’avenir entre Shakespeare et le meilleur Oscar Wilde, celui du Crime de Lord Arthur Savile. D’autres ombres, bien françaises celles-là, attendent le lecteur aux détours d’une intrigue fondamentalement noire sous sa trame amoureuse, du Laclos des Liaisons dangereuses au Balzac de L’Histoire des treize. Gautier choisit bien ses modèles, il choisit encore mieux ses ennemis, les maîtres du feuilleton en caoutchouc, qui tirent à la ligne par impuissante poétique et trahissent les libertés du genre par docilité éthique.
Peu disposé aux compromis de la presse, assez rusé pour les déjouer en feignant de les servir, Gautier complique et euphorise à plaisir le récit de la plus rocambolesque des entreprises, libérer Napoléon Ier de Sainte-Hélène en sous-marin. Car son amour de l’Empereur ne l’aveugle pas au point d’adopter les grosses ficelles du roman «populaire» et ses imbroglios trop carrés… Au contraire, l’exil forcé de l’Aigle, «tache d’Hudson Lowe», libère la fiction, elle débute sur les côtes anglaises, visite les bouges de Londres et se projette jusqu’en Inde, terre rêvée d’une nature et de femmes sans corsets, terre des révoltes anticoloniales et des plus anciennes fables du monde. D’autres que lui se seraient égarés à vouloir tant embrasser et entrecroiser. Partie carrée, jusqu’à la scène finale, subtilement sadique, se conforme à sa morale cruelle, baudelairienne, bien résumée par Françoise Court-Perez: «Le monde du roman gautiériste est un anti-univers de la faute sans être celui de l’innocence.» À l’Inde qu’il aura le sentiment de découvrir en 1851, lors de l’Exposition universelle, Gautier emprunte déjà les pouvoirs symétriques de Vishnou et Shiva. Création et destruction font l’amour sous sa plume dévoyée. Stéphane Guégan
*Théophile Gautier, Œuvres complètes. Romans, contes et nouvelles, tome 3 [Partie carrée et Jean et Jeannette], texte établi, présenté et annoté par Françoise Court-Perez, Honoré Champion, 120€. Le même éditeur, qu’on ne saurait trop remercier de nous rendre peu à peu «tout Gautier», publie un volume de raretés: Ménagerie intime et La Nature chez elle (Œuvres complètes. Feuilletons et œuvres diverses, tome 1, 80€), rédigés tous deux alors que le Second empire et sa propre vie se délitent, dévoilent une part d’intimité qui ne s’était jamais dite avec autant de simplicité et de verve désarmante. Parlant de ses rats et de ses chats, qui le désennuient des hommes, ou herborisant à la manière d’un Lucrèce moderne, Gautier contourne les pièges du «repli sur soi», comme l’a bien vu Alain Montandon, l’éditeur de ces textes que Van Gogh a lus et relus: «Gautier voit dans cette vie végétative ou animale une volonté de vivre qui dépasse les individus, instinct obscur qui anime les terribles métamorphoses d’êtres oublieux de ce qu’ils furent, ignorant conscience et métaphysique pour s’élancer dans la lumière du soleil en dansant.» SG
*Théophile Gautier, Fortunio, Partie carrée et Spirite, Gallimard, Folio classique, édition de Martine Lavaud, 11,50€. Le même éditeur et la même collection font revenir en librairie L’Orient, recueil posthume publié par Charpentier en 1877. Inversant les lectures hostiles à cette compilation, qui sentirait le Café Turc du boulevard du Temple, Sophie Basch rétablit le sens du volume et la valeur des textes qui le composent. Leur crime serait d’être moins nés du voyage et de ses impressions vives qu’au contact d’un Orient déjà médiatisé, celui des Expositions universelles (1851 et 1867), celui des albums d’images. Oublierait-on ce que Baudelaire en a dit? Oublierait-on qu’il n’est pas d’Orient pur et vertueux, chimère des campus américains depuis Edward Saïd, à opposer à l’Orient galvaudé des Occidentaux? Autant qu’«une réserve d’images inépuisable», l’autre monde, Asie et Afrique, est matière à penser, voire à repenser la vie. Le XXe siècle n’est déjà plus très loin.
Enfin je me permets de signaler la reprise en poche du Constantinople de Gautier, l’un des plus beaux livres de voyage de tous les temps, dont j’ai signé la préface (Bartillat, Omnia Poche, 8€). SG

Que Stendhal n’ait rien entendu à la peinture, on l’a pensé à la suite de Mérimée. Tout occupé des passions que le tableau était censé figurer, mettre en mouvement et donc réveiller chez le spectateur, ce grand amoureux des images aurait ignoré leur spécificité et ravalé la couleur, le dessin, le clair-obscur et la composition au rang d’accessoires, simples leviers d’une dramaturgie électrisante où s’épuisait la fonction des arts visuels. Du reste sa science et son œil étaient si infaillibles que cela ? Pouvait-on faire confiance à un homme qui, à l’occasion, confondait Dominiquin et le cavalier d’Arpin, mentor du
Malgré notre édition des Salons de Stendhal (Le Promeneur, 2002), ce corpus demeure un vivier possible de renseignements sur les débats esthétiques et politiques qui font de la France des années 1820 un moment décisif de notre modernité. La façon dont l’écrivain y participe sous les Bourbons restaurés, beau sujet de livre, affleure dans les pages lumineuses que Stephen Bann consacre à son cher
L’électricité chère à Beyle ne saurait passer dans ces conditions… L’ennui du public, du reste, sanctionne l’échec de ces tableaux d’histoire aux formules épuisées. Or, l’accès aux œuvres se démocratisant au XIXe siècle, l’art et son discours ne peuvent ignorer ces nouvelles attentes. Il y a même urgence, selon la formule de Pascal Griener, à développer une « pédagogie des émotions » exempte de la sécheresse des cuistres et des catalographes, chez lesquels l’attribution devient une fin en soi et le jargon technique une autre entrave à la communication élargie dont Stendhal a compris la nécessité. Tous ses écrits sur l’art en découlent. Ils montrent un souci du lecteur et du temps présent où s’abolit la frontière entre le sublime des maîtres anciens et l’actualité la plus chaude. Son Histoire de la peinture en Italie s’est peut-être mal vendue en 1817, elle aura toutefois visé un auditoire en prise sur l’époque. À l’échec commercial succédera, on le sait, une très longue postérité. Ce bréviaire d’énergie, exaltant le beau moderne sous la célébration de Michel-Ange et Léonard, sera lu par tout le romantisme, de
Curiosité : ce volume reprend la matière d’un livre paru en 1942 chez Gallimard. Où l’on croit deviner un réflexe commémoratif, le centenaire de la mort de Stendhal tombant en pleine Occupation, le lecteur d’aujourd’hui découvre un tout autre numéro de charme. La lettre pour l’auteur d’Armance offre le meilleur des laboratoires à la cristallisation amoureuse et intellectuelle. Au roman moderne, genre qu’il va fonder avec