L’A(lle)mant de Duras!

Quatre volumes dans La Pléiade, cela pose, évidemment. Autant que Valéry et André Breton, c’est dire. Quatre tomes d’Œuvres complètes, c’est le barrage idéal contre l’oubli. Les sceptiques, j’en étais, doivent s’incliner : il y a là quelques pépites, une force, une présence, un abandon de plume (souvent très américain) et surtout une sensualité obsédante dont Jacques Brenner reconnaissait en 1978 qu’elle était «contagieuse». Brille et brûle chez Duras une morale de la passion qui plaisait au grand critique. Marguerite, fleur de l’amour, et fleur vénéneuse, ne s’en laissait pas compter, elle agissait et écrivait sur le fil de la tentation permanente, les plus interdites étant les meilleures. Parce qu’elle a beaucoup aimé les hommes, comme le rappelait en clin d’œil le dernier Marie Darrieussecq, on lui pardonnera ses maniérismes agaçants, ses trous de mémoire regrettables et sa façon de glisser sur certains épisodes de sa vie en «mouvement» (mot marin qu’elle affectionnait). Si les deux premiers tomes ont remis sous nos yeux ses premiers livres (en dehors du très colonialiste Empire français, Gallimard, 1940, peu «politiquement correct» au regard de nos experts en jugements rétrospectifs!), les deux volumes ultimes couvrent son époque de production la plus intense, celle des années Giscard et Mitterrand.

L’épicentre en est marqué par l’incontournable Amant et son succès planétaire. On pensait tout savoir de ce court récit, plongé dans l’Indochine des années 1920-1930, et de son écriture éclatée, où le regard et le sexe communiquent et impriment à la langue un sorte d’urgence photographique. Nous savions, du reste, que Duras était partie de là, des photographies, existantes ou absentes, de sa mémoire familiale. Le livre devait s’intituler La Photographie absolue. Superbe titre qui prenait à revers l’évanescence du médium. Son élégie constitutive. Au début des années 1980, souvenons-nous, la photo jouit des faveurs proustiennes de Barthes et Susan Sontag… Mais Duras ne serait pas Duras sans ses coups de volants à la Sagan ou à la Nimier (elle fut, jeune, une conductrice intrépide). Renonçant donc à commenter des images, elle décide d’en forger de toutes pièces, et livre en quatre mois l’autofiction de son éveil (asiatique) aux sens. Urgence, disions-nous. Emballement des corps mais aussi audace dans le volontaire décousu, l’alternance des digressions et des raccourcis qui ne s’expliquent pas d’eux-mêmes, entrelacs des temporalités convoquées par cette descente en soi. Duras se laisse mener au-delà d’elle-même. Outre l’incise torride de la belle Hélène Lagonelle, le plus bel exemple de cette dérive reste le surgissement d’une mémoire autre que celle des colonies. Soudain, quittant l’amant Chinois et ses angoisses (sa maîtresse est blanche et mineure), nous sommes projetés dans le Paris de 1943. Autre surprise et apport décisif, l’édition de La Pléiade regroupe enfin tous les brouillons de cette longue séquence inattendue qui, en 1984, gêna les critiques. Robbe-Grillet, seul, souligna l’importance d’une si brutale anamnèse…

L’avant-texte, c’est un peu l’inconscient du texte, la chambre noire qui joue avec ses non-dits et le futur lecteur. Or que disent ces brouillons? Pourquoi dressent-ils un parallèle entre l’adolescente déchue et les femmes tondues de la Libération (allusion au personnage d’Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour), entre «l’homme de trop» (le Chinois) et l’homme manquant (le Collabo), comme le suspecte Robbe-Grillet? Qui est cette Marie-Claude Carpenter (on pense à Florence Gould, née La Caze, d’où charpentier peut-être…) qui reçoit chez elle André Thérive qui fut, sous Vichy, de la Commission de contrôle du papier d’édition, commission dont Duras était la secrétaire avec son amant Dionys Mascolo? Cette blonde de Boston a pour autres convives Mondor (Duras dit «un mallarméen»), Henri Hell (qui écrira sur le subtil Moderato cantabile) et Robert Kanters, qui publia ses premiers livres sous l’Occupation… Quelle raison pousse L’Amant à remettre en lumière, plus loin, l’amitié qui lia si fortement alors son auteur et les Fernandez, Ramon et Betty, dont le portrait est l’une des plus belles fulgurances féminines de notre littérature? Betty dont rien «n’atteindra jamais la perfection». Et Drieu, lui aussi présent dans L’Amant et les variantes du manuscrit? Duras l’aura donc croisé aussi. Plus disert que l’état final du texte, le brouillon hésite entre le marbre et le fusain, fouille avec tact les ambiguïtés de l’époque et les déchirements de l’homme, qui joue toujours quitte ou double à l’heure du repli général: «Là il y avait un homme blanc et blond, au teint d’albâtre, beau comme un Romain. Drieu la Rochelle. Dans le souvenir on comprend. Cet orgueil opprimé était en instance d’exister – il cherchait sa vie, il appelait un dialogue avec son pareil, il cherchait à se mettre à disposition, à la disposition d’un père un enfant, celui imparable, allemand. Il écrivait comme il parlait. D’une voix décolorée, doublée.  On se demandait s’il n’était pas “étranger”. Parlait peu pour ne pas condescendre.» Ce brouillage des lignes choque plus encore en 1984 par sa conclusion: «Collaborateurs, les Fernandez. Et moi, deux ans  après la guerre, membre du P.C.F. L’équivalence est absolue, définitive.» Chacun sa famille et ses erreurs. On a beaucoup reproché à Duras d’avoir masqué la vérité de ses années Vichy. L’Amant et ses marges échappaient pourtant à la loi du silence. Stéphane Guégan

*Marguerite Duras, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 4 tomes, les deux derniers, parus sous coffret en mai 2014, couvrent la période 1974-1995, 137 €.

*Jean Guéhenno, Journal des années noires 1940-1944, Gallimard, Folio, 8,40€.
Ce classique de l’Occupation, par bonheur, revient en librairie et s’adresse à de nouveaux lecteurs, voire de nouvelles lectures. Paru en 1947, sous la pression amicale de Paulhan, ce livre superbement écrit n’a d’abord connu qu’un succès d’estime. Si le plaidoyer contre la servitude volontaire, en écho à Montaigne, pouvait contribuer à rendre sa fierté au pays, il s’accompagnait d’une chronique plus troublante que manichéenne des années sombres. Guéhenno, qui a touché à la Résistance des intellectuels, n’a rien consigné, par prudence, de ce qu’il en sut et vécut. Il s’est également abstenu, pour les mêmes raisons, de toute référence trop explicite à l’action clandestine de ses élèves (l’un d’entre eux, déporté, a survécu à Buchenwald). L’héroïsation des communistes, composante incontournable de l’après-guerre, manque aussi (les excès de l’épuration l’ont confirmé dans ses réserves d’avant-guerre). De plus, bien que les collaborateurs suscitent son mépris ou son ironie, Guéhenno ne généralise jamais, tient compte des individus, de leur passé et de leurs motivations présentes, il préfère témoigner que juger. Or son témoignage est loin de conclure à une bassesse généralisée des Français, qui auraient accepté de bon cœur l’espèce de prison où ils étaient condamnés désormais à survivre, sans plus agir sur leur destin. Dans la confusion régnante, notamment celle des années 1940-1942, le Journal enregistre le bruit des chaînes comme les signes d’indocilité. L’habitude est d’en retenir uniquement le portrait accablant du milieu littéraire, trop narcissique pour cesser de publier et parader. Guéhenno est plus subtil que ses exégètes, plus subtil et plus honnête. Comme le rappellent Jean-Kely Paulhan et Patrick Bachelier, le professeur de Louis-le-Grand ne s’épargne guère, lui et sa génération, lorsqu’il se penche sur les raisons du naufrage, Munich, la démission militaire, etc. L’intelligentsia pacifiste, antifasciste ou communiste des années 1930 pouvait-elle lui pardonner cet affront? SG

 

*Paul Valéry, Lettres à Jean Voilier. Choix de lettres  1937-1945,  Gallimard, 35€.
Il n’y avait plus d’illusions à se faire quant à l’idylle qu’aurait nouée en 1938 Jeanne Loviton, Jean Voilier en (mauvaise) littérature, et le grand Paul Valéry. Michel Jarrety, dans sa monumentale biographie du poète amoureux (Fayard, 2008), a liquidé cette fausse romance en quelques traits bien sentis, et montré comment le vieil écrivain avait été la dupe de cette dévoreuse bisexuelle, de 32 ans sa cadette… Entre autres amants et maîtresses dont elle fit ses délices et ses créatures, la principale victime fut Robert Denoël, bel homme, riche et célèbre, très affairiste, qui publia Céline et Rebatet sous l’Occupation, mais aussi Aragon et Triolet, qui préférèrent l’oublier. Le 1er avril 1945, alitée, jouant la comédie une fois de plus, pour mieux jouir de la situation, l’élue fit venir Valéry chez elle et lui annonça froidement qu’elle devait se marier sous peu avec l’éditeur aux abois… À dire vrai, Loviton et Denoël étaient passés à l’acte dès le printemps 1943. Plus Hérodiade qu’Olympia, Jean(ne) aime à décapiter les hommes en beauté… Avant ces Pâques sanglantes, Valéry se plut à rêver d’une image d’elle qui reflétât leur intimité, symbiose des âmes et des corps qui passait par une sexualité ouverte sur l’imaginaire: «C’est Manet qu’il te faudrait. Je ne vois pas d’autre peintre possible.» Dès lors, que pouvait nous apprendre cette correspondance, 451 lettres parmi les 650 que le poète transi expédia à celle qui embrasa, jouissances et souffrances, ses dernières années? On y vérifie d’abord le génie épistolaire de Valéry, passant sans cesse du grave au drôle, du céleste au leste, voire au très leste, comme le lui avait enseigné son maître Mallarmé, autre charnel déguisé en ascète de l’esprit et du verbe. Nul doute, jusqu’au bout, l’immortel sut traverser le Rubicon (le lecteur, p. 46, comprendra qu’il ne s’agit pas ici d’une métaphore romaine). Très vite pourtant, face aux absences et aux défections de la dame aux allures de garçon, il prit l’habitude d’aimer pour deux: «N’es-tu pas mon Idée?», lui écrit-il avec cette obsession réfléchie de l’homme qui sait, tel son cher Voltaire, que les cœurs veulent être remués. Cette correspondance aurait donc pu s’enfermer dans les liens trompeurs d’une passion solitaire, si puissante soit-elle littérairement, elle offre néanmoins son lot d’informations et d’impressions uniques sur les années noires, durant lesquelles Valéry voit s’accomplir son destin d’écrivain national. Ce statut lui permet de garder la tête haute sans se couper complètement de Vichy (il avait reçu Pétain sous la Coupole en 1931), du milieu théâtral le plus exposé (Arletty, Sacha Guitry), de la NRF de Drieu (à qui il donne La Cantate de Narcisse mais qu’il n’aime pas) et de la maison Gallimard, qui publiera en mai 1945 son dernier chef-d’œuvre, Mon Faust, où achève de se consumer la sensualité ardente du docteur égaré pour une certaine Lust, sa secrétaire… ça ne s’invente pas. SG

L’Occupation, c’était comment ?

Livre fondamental, et si précieux que ses détenteurs ne s’en dessaisissaient pas, il était devenu introuvable, il revient en librairie dix-sept ans après sa publication, et presque son invention. Car Claire Paulhan en fut, au sens fort, l’éditrice. À l’état de dactylogramme, un peu oublié parmi les archives de son auteur, Sous l’Occupation attendait son heure: il a joué et joue encore un rôle décisif dans notre relecture de la période. Un demi-siècle après les faits et les paroles qu’il rapporte, Jean Grenier, voix d’outre-tombe au charme feutré, toute de retrait et d’exigence, reprenait le cours des conversations que ce livre différé, puis abandonné à un sort incertain, nous restitue avec une vibration tonique. Au départ, le projet de Grenier, photographier l’opinion des Français occupés, et notamment celle des plus grands écrivains, rappelle les enquêtes littéraires du XIXe siècle. Signe de sa récente promotion au rang des instances intellectuelles du pays, le milieu lettré aime à se sonder depuis les années 1890. C’est justement ce magistère dont l’Occupation allemande va redistribuer les cartes, privant les uns de leurs tribunes habituelles, poussant les autres à outrer leur verve, assignant à chacun, jusqu’aux collaborateurs au patriotisme intact, une responsabilité morale accrue. Grenier, qui avait échappé à la guerre de 14, subit l’affront de juin 1940 avec d’autant plus d’amertume que la débâcle militaire accusait la crise d’identité où sa génération s’était débattue dès les années 1930. Elle se confirme dans les contradictions politiques de ce penseur de gauche que le dogmatisme fait fuir et qui aura renouvelé avant Camus, son médiatique disciple, l’hygiène du doute chère à Montaigne.

Ainsi Grenier nous rappelle-t-il qu’il fut à la fois partisan d’une intervention de la France en Espagne, sous le Front populaire, et Munichois, sous Daladier. Ainsi avoue-t-il son incapacité à la résistance active et son admiration «pour l’esprit de sacrifice» de ceux qui allaient s’en montrer aptes. Or, dans la France occupée, où les vociférations d’une presse trompeuse ont remplacé le klaxon des voitures au rencart, il n’est pas le seul à s’interroger sur le sens que peut prendre la chose écrite, et la difficulté à y faire entendre d’autres musiques qu’excessive ou idéologique. Le silence de son ami Guéhenno, option possible, ne sera pas la sienne. À la demande de Drieu et de Marcel Arland, encouragé aussi par Paulhan, autre ennemi de l’emphase, Grenier donnera ainsi quelques articles à la NRF et à Comœdia, en marge de son enseignement, qui le conduit à Montpellier et à Lille. Si l’on y ajoute l’Algérie et quelques peintres, Sous l’Occupation offre un formidable état des lieux de l’époque, et une mosaïque humaine dont chaque avis compte, celle de l’inconnu interrogé dans un train, à égalité avec Gide, Claudel, Léautaud, Giono, Cocteau, Fraigneau, Ramon Fernandez, Marc Bernard, dont Grenier note le renversement des sentiments maréchalistes, et Drieu la Rochelle, figure centrale en raison même des ambiguïtés et des incertitudes du personnage, qui n’ont jamais paru si vives et éclairantes ailleurs.

Stéphane Guégan

*Jean Grenier, Sous l’Occupation, édition établie par Claire Paulhan, annotée par Claire Paulhan et Gisèle Sapiro, Éditions Claire Paulhan, 32€

Nommé à Montpellier après l’armistice, Grenier passe l’été et une partie de l’automne dans le sud de la France. À peine remet-il le pied à Paris, en novembre, qu’il ébauche le grand interrogatoire dont devait naître Sous l’Occupation. Ses dons d’écrivains éclatent dans la saisie hugolienne, déhiérarchisée, des choses vues et senties; il enregistre aussi, en juste, le mensonge colporté par la presse de grande diffusion, sous surveillance étroite, comme on sait. Mais sans doute existait-il des moyens pour dire le sentiment antiallemand que Grenier vérifie parmi tous ces signes qu’émettent une ville et une population réduites aux masques et aux stratégies d’évitement: «Et c’est une des choses les plus surprenantes que de voir à ce sujet la faillite de la presse.» Voilà une réflexion qui devrait combler de joie Pierre Laborie, le meilleur historien de l’opinion des Français durant les années 1940-1944. Le Chagrin et le venin, son maître livre de 2011, qui reparaît enrichi en Folio Histoire (8,90€), devrait être imposé aux lycéens à qui l’on continue à servir la «doxa de la France glauque», une France qui se serait couchée très tôt et se serait réveillée fort tard. Au mépris des comportements réels de la majorité de nos aînés, ou de certains silences qui valaient acte plus que résignation, la mémoire dominante et accablante des années noires semble sans appel. Héritage de l’époque post-1968, largement conditionnée par Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls et une appréciation restrictive de la Résistance, elle entrave la nécessaire révision des certitudes qui la construisent. Laborie a raison de dénoncer ceux qui ont intérêt à prétendre que le débat est clos quant à ce qui fait aujourd’hui consensus, l’antisémitisme viscéral des Français, la signification univoque qu’il faudrait attribuer au maréchalisme et à la logique vichyste, l’indifférence du clergé au sort des persécutés, ou encore le refus d’analyser la Résistance dans ses contradictions et ses liens avec le reste de la population. La nouvelle édition du livre se dote notamment d’un avant-propos plus percutant et d’une postface décapante. Le premier souligne combien «les travaux qui détonnent restent marginalisés quand ils ne sont pas délibérément ignorés». Laborie cite les livres de François Azouvi et de Jacques Semelin dont j’ai déjà parlé ici. La postface revient sur les réactions que son livre a soulevées de la part des tenants d’une France servile et binaire dans l’épreuve et l’indignité. Cette tare bien française, qui consiste à ne «vouloir élire que son néant» (Malraux), nous avons pu encore la vérifier lors de la célébration du D-Day… En oubliant ce que Grenier appelait la «loi du vainqueur», et faute de comprendre la «réalité multiforme du non-consentement», on salit à plaisir la mémoire des «occupés». SG