L’INCONTOURNABLE

Baudelaire aurait jugé puérile la tentative des surréalistes visant à faire de l’art le moyen d’éradiquer les contradictions du réel et de l’expérience que nous en faisons. Passer du poète des Fleurs du Mal à ces cadets qui ne l’aimaient guère, c’est passer d’un « cerveau catholique », fort de ses conflits, fier de sa morale propre, à un unanimisme de rêve, c’est-à-dire aux chimères délivrées des imperfections de l’ici-bas. Théodore de Banville ne dit rien d’autre lorsqu’il parla, le 2 septembre 1867, sur les restes de son ami, avec sa justesse coutumière. A Baudelaire qu’il pleure, il attribue une « œuvre essentiellement française », le contraire donc des phraseurs creux et des rhéteurs trop lisses. Comme Balzac, Daumier et Delacroix, précise Banville en oubliant Manet, il « accepta tout l’homme moderne ». Cette modernité-là, si elle désignait le siècle qui s’était fermé les cieux, englobait un moment plus large de notre culture, puisque ce discours d’adieu fait « remonter » la poétique chrétienne de Baudelaire aux guerres de religion. Agrippa d’Aubigné avait été son frère d’armes, plus que Hugo et Lamartine, lus plus qu’élus. Ces mots, ces rapprochements si perspicaces de Banville n’ont pas été écartés de ses Œuvres complètes, ils sont dignes de la préface que Gautier donna à la troisième édition des Fleurs du Mal afin d’innocenter leur auteur du satanisme athée qui lui fut reproché avant et après sa mort. Banville et Gautier ont largement mérité de figurer parmi les voix dont Baudelaire et ses autres a fait son miel. L’idée de ce collectif revient à Patrick Labarthe, grand baudelairien s’il en est, et profond connaisseur des langages qui se télescopent sous l’apparente harmonie de l’œuvre. Qui d’autre que Baudelaire, pour paraphraser Claudel, se plut autant à la cohabitation des classiques (Bossuet ou Racine) et de ce qui en semblait l’antithèse, de Pétrus Borel au journalisme boulevardier, d’Edgar Poe à l’idiome des peintres ou des chiffonniers ? Les alliages hétérogènes et les alliances dissonantes eurent sa bénédiction, il fallait frapper les esprits au lieu de les conforter et les endormir, réveiller les consciences plutôt que de les dédouaner de leur part de responsabilité dans la léthargie générale. Pour mieux saisir de quoi était faite cette éthique de la discordance, pour la suivre de ses sources aux traces qu’elle a laissées chez des écrivains de tout bord, Labarthe a réuni une vingtaine de contributeurs aux spécialités, perspectives et horizons aussi divers que leur objet. Sur le versant des lectures baudelairiennes, Villon et Pascal font l’objet de réexamens, quand Barbey, Huysmans, Valéry ou Drieu, sur le versant des lecteurs, nous aident à serrer notre Dante, qu’on a décrété, et Georges Blin le premier, un peu vite indocile à la rédemption. Ces autres qui l’éclairent à leur tour, ce peut être encore telle ou telle pratique du monde des lettres, comme l’éreintage forcé, et des arts, comme les joutes du Salon. La pensée, en bonne littérature, doit naître de la sensation pour conserver son étincelle de vie et sa marge d’ambivalence, ce volume, pour s’y tenir, ne trahit jamais le poète.

Le Spleen de Paris confirme son hégémonie actuelle, un peu surfaite, auprès des baudelariens en occupant presque entièrement la troisième partie du volume Labarthe. La dépendance des poèmes en prose envers la presse de grand tirage, notamment celle du fait divers,  leur dette envers Sainte-Beuve (celui de Joseph Delorme) ou Hoffmann, sont discutés autant que l’obsession jouissive et douloureuse du transitoire. A cet égard, certains commentateurs du Spleen me semblent un peu oublieux du programme annoncé par le poète lui-même, notamment de « la morale désagréable » qui doit s’en dégager au gré des observations du flâneur. La raillerie, dit Baudelaire à Jules Troubat en 1866, autant que le détail réaliste et grinçant, se veut la vertu première de cette tentative de poésie nouvelle, débarrassée du vers et de sa pureté, vouée aux misères et aux rares bonheurs que réserve la vie moderne. Adepte de la sociocritique et de la sociologie littéraire, Jean-Michel Gouvard s’est proposé de revaloriser le contexte des années 1857-1867 dans son analyse de ce corpus inachevé, et de ses thèmes permanents. Si certains relèvent bien du sociétal (pauvreté, vieillesse, veuvage, prostitution), d’autres sont de nature existentielle (ennui, résignation, aspiration à un autre monde), et aussi familiers aux lecteurs des Fleurs du Mal dont le Spleen fut le pendant rieur et railleur. Les illusions du politique en dressent l’arrière-plan, bien que Gouvard stigmatise les apories du Second Empire, décrit comme impérialiste en tout, plus que ce Baudelaire nomme les « élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public ». Assommons les pauvres !, est-ce un pamphlet nourri de Proudhon, selon Gouvard, ou le contraire ? Que Baudelaire peigne et critique le monde moderne d’un même mouvement, c’est l’évidence. Que le lyrisme traditionnel de la poésie y vire à la désublimation, on ne saurait le contester. Mais Gouvard ne réduit pas le Spleen à une esthétique du constat, fût-elle acide, dans le sillage avoué de Goya et Poe, il lit en Baudelaire la volonté persistante de contester l’ordre établi et la loi d’airain de l’économie, position que 1848 et le référendum de 1851 n’auraient pas douchée. Ne se payant pas de mots, le présent ouvrage collecte un flot d’informations, voire d’images et de caricatures, relatives au temps du « dictateur » Napoléon III, autant d’indices supposés de la portée subversive des instantanés baudelairiens. Il faut admettre que le lecteur est parfois ébranlé par cet apport documentaire passionnant, mais qui ne suffit pas toujours à le désarmer, ainsi quand L’Etranger, cette figure du déclassement idéologique et de la résistance chrétienne, est rapproché des travailleurs immigrés que le Paris d’Haussmann aspire alors. Gouvard décèle partout des allégories de la condition du poète indocile, devenu indésirable en régime autoritaire. Mais Le Vieux saltimbanque, comme Baudelaire l’énonce nettement, personnifie « l’homme de lettres qui a survécu à sa génération dont il fut le brillant amuseur », symbolise donc cette mort qui double l’autre et effraie le poète, non moins que la liesse d’un public impitoyable. Les avertissements de Baudelaire, du reste, émaillent le Spleen ; et les multiples occurrences de l’enfant, dont la perversité native transcende les classes sociales, sont porteuses de métaphysique, cette morale désagréable, qui donne leur grandeur à ces petits poèmes.

De toutes les trouvailles dont fourmille ou fait état le livre d’Amaury Chardeau sur Caillebotte, son lointain parent, la plus éminente, à mes yeux, concerne Baudelaire. Nous savons maintenant que le jeune Gustave, alors que le Second Empire connaissait son dernier éclat, eut entre les mains quelques-uns des sept volumes formant les Œuvres complètes (posthumes) de l’écrivain mort en 1867, deux volumes des traductions de Poe et le volume de L’Art romantique. Ce dernier abritait, comme on sait, deux textes décisifs sur Delacroix et, non moins crucial, Le Peintre de la vie moderne. J’aurais tant aimé disposer de cette information quand s’écrivait ma monographie (Hazan, 2021), laquelle s’ouvre par un double parallélisme. L’un touche justement à Baudelaire dont je proposais de rapprocher les grandes compositions urbaines du peintre, construites comme autant de théâtres improvisés, propices à l’aléatoire des rencontres et l’imprévisibilité des perceptions. L’un des poèmes en prose les mieux venus, Les Foules, leur fournit peut-être la meilleure exégèse : « Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. […] Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. » L’autre parallélisme concerne Flaubert, dont Caillebotte parle à Monet avec enthousiasme et réserve. D’un côté, l’auteur de Bovary incarne le réalisme comme le peintre l’entend, pur de toute sentimentalité et trompeusement impersonnel, afin de donner à l’effet de réel une force imprescriptible, et irréductible au regard des récits transparents. La réserve, révélatrice de la philosophie que le peintre a toujours pratiquée, vise la surenchère flaubertienne dans le désenchantement, le dégoût de tout. Car, comme le souligne Chardeau, après avoir utilement sondé les résultats scolaires (« esprit fin, juste, plein d’émulation ») et les états de service de Gustave en 1870-1871, nous avons bien à faire à une âme vaillante. Cette nature d’entrepreneur (les expositions impressionnistes lui doivent tant), de collectionneur (Orsay lui doit tout), ce chantre du geste sûr, de l’effort sportif, de l’hygiène corporelle, accorde très tôt sa ferveur positive à une imagerie unique, qui ne sépare jamais, quoi qu’en en dise, le privé du collectif. On ajoutera que le livre de Chardeau, d’une verve souvent drôle, croule sous les photographies inédites, les renseignements de toute nature et les fines analyses de l’œuvre. Je ne le suivrais pas en tout, mais cela ne diminue en rien la valeur de son ouvrage serré, qui dote d’un relief neuf certains membres de la famille : Martial, le père hyperactif, dont il a retrouvé le portrait par Béraud, et étudié la bibliothèque (Racine, Rabelais, Voltaire, la Revue des deux mondes, Walter Scott, Fenimore Cooper) ; ou René, le plus beau des trois frères, le plus coureur de jupons, le plus dispendieux, le plus tête-brûlée, avant de nous tourner le dos dans le tableau du Getty, car privé d’un destin d’artiste. Le soin d’enquêteur que Chardeau met à rétablir l’identité et la personnalité de Charlotte Berthier, la dernière maîtresse de Gustave, invisibilisée par sa belle-soeur mais chantée par Jean Renoir, mérite enfin d’être salué, d’autant plus que les féministes anglo-saxonnes se préoccupent moins d’elle, que de la libido clivée, dit-on, du peintre. Stéphane Guégan

Amaury Chardeau, Caillebotte. La peinture est un jeu sérieux, Norma Editions, 32€ / Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Droz, 36,90€ / Jean-Michel Gouvard, L’Apocalypse Baudelaire, Classiques Garnier, 45€ / Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition de Jacques Dupont et préface de Fabrice Luchini, GF, 9€. Diseur de Baudelaire, lecteur de Baudelaire, ce dernier en a fait, dit-il, son recueillement. Et comme la mémoire ne lui manque pas, ni la touche du peintre, il nous livre le souvenir de Michel Houellebecq susurrant : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. /Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : »

Gustave Caillebotte mis à nu, de Raboteurs à Homme au bain / France Culture / Répliques d’Alain Finkielkraut / Peindre les hommes / avec Dominique Bona et Stéphane Guégan, samedi 16 novembre 2024

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/peindre-les-hommes-4184286

DEUX LECTURES

Il n’est pas un jour où l’actualité, du recul général de la civilisation au recul du français chez nos collégiens, ne vérifie la justesse d’Hannah Arendt, nous dit Bérénice Levet, experte de sa pensée et de la place qu’y trouve la réflexion esthétique, tellement éclairante quant à ce monde menacé par les progrès de toutes sortes. En lisant Arendt, le souvenir du Baudelaire de 1855, accablant de son ironie l’Exposition universelle, nous vient souvent à l’esprit. Pourquoi ne pas imaginer que Walter Benjamin, l’un de ses frères en philosophie, l’ait conduite au plus conséquent, car au plus chrétien, des antimodernes ? « Le christianisme a bien connu l’homme », résumait Pascal ; Bérénice Levet nous le refait entendre à l’appui d’un des arguments majeurs de son essai. Le sacré, quelque explication qu’on lui donne, ne saurait être congédié sans contribuer à la déshumanisation galopante de nos sociétés et de nos existences. Arendt décida d’étudier très tôt la théologie. Pour une Juive allemande, d’autres choix, et d’autres sujets de thèse que Saint Augustin, auraient pu ou dû s’imposer. Mais penser la religion, penser l’enseignement du Christ, en dehors même de la possibilité de la foi, c’était s’armer, avant Hitler, avant la Bombe, avant les bébés éprouvettes, avant la déresponsabilisation du Mal, contre les fléaux d’une modernité déjà grisée de soi. Nous payons chaque jour le prix fort de l’atomisation et de l’instabilité des démocraties en proie aux maux que l’on sait. La souveraineté du moi, le triomphe de l’individu sans attaches ni devoirs, de l’humain délié du monde et du passé, n’en est pas le moindre. Or, Arendt, nourrie des Grecs et de la Bible, entraînée par la phénoménologie de sa jeunesse, refuse d’entériner les logiques séparatistes, soit le divorce des hommes et du monde, des hommes et du politique, ou, mieux, du conservatisme et du progressisme. La terre, la langue, la culture, l’histoire, les croyances éprouvées par le temps, ce sont les véhicules, prêts à se réveiller, d’une transcendance aussi utile que l’air que nous respirons ou que l’art que nous défendons. SG / Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Éditions de L’Observatoire, 2024, 21€.

Imprévisibles sont les détours du miracle. Un inédit du grand Giono, mentionné par son Journal, mais perdu de vue, nous revient. On comprend pourquoi aujourd’hui ; il croupissait aux Archives nationales avec le reste des cartons de la Section spéciale de la cour d’appel. Sous Vichy, elle s’occupait des communistes que la rupture du pacte Molotov-Ribbentrop et les attentats contre l’Occupant soumettaient à une traque incessante de la part du nouveau régime. Sans avoir jamais été stalinien à la mode 1932-36, Giono s’était laissé embobiner au temps de l’AEAR et des entourloupettes d’Aragon. L’idéologie est donc étrangère à son ralliement prudent ; les charniers de 14-18 qu’il a vus de plus près que d’autres lui étaient restés sur l’estomac. Plus jamais ça, c’est sa ligne de conduite, voire d’inconduite. En mars-avril 1941, soupçonné d’action clandestine de « nature à nuire à l’intérêt national », Giono est interrogé à plusieurs reprises. Lente instruction, jusqu’au non-lieu prononcé le 20 novembre. Le 13, en effet, ses arguments avaient convaincu ; Giono rappela son rejet de toute accointance avec le PCF entre la guerre d’Espagne et la drôle de guerre (son pacifisme lui avait d’ailleurs valu d’être emprisonné en septembre 1939). Lors de l’interrogatoire du 13, il réitère son soutien à la Révolution nationale, synonyme, à ses yeux, d’une politique de la Terre en réaction au technicisme et à l’internationalisation du capitalisme. Enjoint à justifier de son emploi du temps au cours de l’été 1939, il confie à ses juges le journal de la semaine qu’il avait passée sur les routes secondaires de la Haute-Drôme, du 20 au 27 juillet, en ces mois de veille d’armes. Ces pages magnifiques, pour employer un mot que Giono réservait aux révélations de la route ou de la table,  possèdent la fraîcheur de croquis oubliés près de 90 ans à l’abri du jour. La solitude du marcheur lui fait éprouver la « vie de tout », et opter pour la note, concentré d’odeurs ici, de couleurs là. Les Grands chemins sont en marche. / Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme, édition présentée et annotée par Antoine Crovella (disciple d’Alya Aglan), Éditions des Busclats, 2024, 15€).

Le Louvre, le divers, le bizarre

Les 14 et 15 décembre derniers, un colloque s’est tenu à l’Université de Lille, en dépit de toutes les difficultés et servitudes du moment. A l’initiative de Barbara Bohac, Aurélia Cervoni et Andrea Schellino, Baudelaire. La beauté du bizarre a rendu à ce concept du poète l’épaisseur historique, sémantique et stratégique que le mésusage lui a fait perdre. Envers du beau banal, comme il le dit en 1855, cette bizarrerie-là échappe aux froids calculs : elle est bien davantage l’expression d’une intimité créatrice touchant à l’étrange à force d’être personnelle. C’est aussi l’un des mots du lexique baudelairien où se laisse entendre ce qu’il faut bien nommer la composante rocaille de sa modernité. Dans le texte qui suit, celui de ma contribution au colloque Lillois, l’héritage du premier XVIIIe siècle retrouve son contexte d’affirmation initial, le Louvre de Louis-Philippe. Il s’y préparait le choc de la diversité esthétique dont le poète ferait la pleine expérience lors de l’Exposition universelle de 1855. Le bizarre, comme estampille d’une vérité enfin dite, ou d’une différence enfin connue, s’énonce alors. Plusieurs des études de la dernière et excellente livraison de L’Année Baudelaire (Honoré Champion, 40€) offrent des rapprochements possibles avec l’idée d’un discord propre à la beauté selon Baudelaire, au-delà des pages qu’Aurelia Cervoni consacre à l’altérité indienne et Claire Chagniot au génie composite de Puget. Paradoxal, de fait, se veut le beau baudelairien, rappelle une conférence inédite de Marcel Raymond, un beau plus oxymorique que duel. Le trouble se glisse entre les options stylistiques, comme entre le vice et la vertu. Essais de théâtre, Spleen de Paris et Fleurs du Mal, ce numéro le montre, croisent Satan et plénitude, Malheur et Rachat. La dimension spirituelle propre à Baudelaire, friand des « Grâces de Dieu », court à travers les pages, qu’il s’agisse de sa réécriture des Confessions de Rousseau, de l’exégèse eucharistique d’Harmonie du soir et de la magistrale extension que Jean-Michel Gouvard donne au sous-texte d’un des derniers poèmes en prose, Le Tir et le cimetière. Se résigner à « la brièveté de la vie » avait tout d’une faute, au sens fort, pour Baudelaire. Charles Monselet, convoqué ici, est celui qui baptisa le Manet du Déjeuner sur l’herbe d' »élève de Goya et de Baudelaire ». De Jacques Dupont enfin, on lira le brillant avant-propos et l’étude qu’il consacre à Colette chez laquelle, comme chez Debussy, filiation baudelairienne et rococo persistant se cousent ensemble. SG

La modernité picturale qui se constitue dans la France postrévolutionnaire, de David à Manet, pour aller à l’essentiel, est le plus souvent corrélée à l’essor d’un réseau marchand et d’une parole critique progressivement affranchis de toute autorité institutionnelle. A l’inverse, les musées et le Salon sont vus comme autant de freins à ce même avènement de l’art dit indépendant. Si nous avions pu interroger Baudelaire sur ce point, nul doute qu’il eût contesté la vulgate moderniste, lui qui prit tôt position en faveur du Louvre et du musée de Versailles, ce musée de l’Histoire de France, voulu par Louis-Philippe, et où lycéen il s’était rendu et avait reçu une leçon de peinture décisive… Le jeune Charles, lecteur alors de Théophile Gautier, y eut la confirmation, en juillet 1838, de la grandeur delacrucienne, devant La Bataille de Taillebourg, au milieu des tableaux de l’époque davidienne, si froids, statiques et inexpressifs en comparaison. On verra que ce ne fut peut-être pas le seul profit de cette visite scolaire. Moins de sept ans plus tard, à vingt-quatre ans, Baudelaire ébauchait sa carrière de critique d’art en recensant le Salon et récusant tout compromis. Les complaisances de la presse lui répugnent. Le Salon de 1845 de Baudelaire s’ouvre par « quelques mots d’introduction », qu’il aurait pu dire « d’explication ». A ses lecteurs, aux critiques, l’inconnu parle sans ménagement, inaccessible, dit-il, aux camaraderies et aux poncifs de la critique. Le mépris du bourgeois en relève, de même que les cris d’indignation contre le jury, fût-il dominé par les artistes de la classe des Beaux-Arts de l’Institut. Au contraire, libérer le Salon de toute sélection officielle, selon Baudelaire, en accuserait la médiocrité. Et les injustices commises annuellement, que le débutant est prêt à reconnaître, ne suffisent pas à invalider son constat : « D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions, que nous devons à l’esprit éclairé et libéralement paternel d’un roi (nous soulignons), à qui le public et les artistes doivent la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie française, le musée espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles et celui de Marine), un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » On ne s’est pas assez intéressé à l’hommage appuyé que Baudelaire adresse, sans ironie, au roi des Français et à l’élargissement muséal dont il le crédite. Il n’est plus utile de souligner aujourd’hui les effets de longue portée du « musée espagnol », cette galerie que Louis-Philippe fit ouvrir derrière la colonnade qui regarde l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Avec plus de 450 tableaux, ce panorama ibérique, du Greco à Goya, imprima le choc désiré, choc durable, de Delacroix à Manet.

Nous voudrions plutôt nous intéresser à ce que Baudelaire nomme le « supplément de la galerie française », mention du Salon de 1845 sur la nature de laquelle, me semble-t-il, la méprise persiste. Ma contribution à ce colloque sera donc plus que modeste, et elle ne rejoint l’analyse du bizarre baudelairien que sur son versant historique. Mais Baudelaire aimait lui-même introduire le temps long de l’histoire dans ses réflexions esthétiques, marquées, en effet, par les récents et rapides changement de leur cadre de référence. Or, comme il le suggère lui-même, le Louvre, plus qu’une simple vitrine, en fut l’un des acteurs. Au premier Baudelaire, l’ex-Museum révolutionnaire, le ci-devant Musée Napoléon, offrit donc le meilleur espace où former son œil, son goût, et évaluer l’art contemporain à l’aune d’une collection qui s’était beaucoup diversifiée depuis la chute du Premier Empire. Malgré le « libéralisme paternel » qu’il associe à l’action de Louis-Philippe en 1845, il convient ainsi de remonter trente ans plus tôt, au moment où le Louvre, après s’être vidé de ce que l’on appelle un peu vite les rapines de l’Empire, dut se donner une politique patrimoniale adaptée à la situation du musée et à la série de drames que le pays venait de traverser.  Bien que Louis XVIII ait restauré la Maison du Roi, principal organe de sa politique artistique, dans certaines prérogatives de l’Ancien Régime, et bien que les classes de l’Institut soient redevenues des académies royales, l’idée de rétablir un art de cour, ou de réserver commandes et achats à ses seuls sujets pleinement monarchistes, ne l’effleura pas. Au contraire, la période de la Restauration, qui voit s’affirmer le romantisme des années 1820 en toutes ses variantes, frappe par son hétérogénéité esthétique et politique. Débarrassé des signes les plus voyants du régime impérial, Le Louvre, sans cesser d’abriter des espaces à vocation symbolique ou administrative, conserva sa fonction muséale, laquelle comprenait la promotion des artistes vivants à travers le Salon et la décoration du palais. Le soutien aux créateurs se dédoubla, dès 1818, lorsque le Musée du Luxembourg, premier musée d’art contemporain, ouvrit ses portes. En 1822, la couronne fit l’acquisition de La Barque de Dante de Delacroix et dirigea la toile vers le nouvel espace du mécénat royal. Nul n’ignore le rôle éminent que le tableau joua dans le musée imaginaire de Baudelaire et sa vision des rapports modernes entre l’art et l’Etat. Bien que Mort de Sardanapale eût divisé le personnel de l’administration royale, le même Delacroix fut associé au programme décoratif du Conseil d’Etat, au Louvre même, sous Charles X. Le coloriste tranchait, bien sûr, sur ses collègues pareillement requis. En somme, l’alliance des contraires, voire la brutalité des contrastes, gagnait le Louvre, on peut même dire que le comte de Forbin, le directeur général des musées royaux et l’ami d’Ingres, les recherchait.

Cette pluralité artistique, poussée jusqu’à l’extrême lors de l’achat du Radeau de la Méduse de Géricault, avait pour contrepartie l’introduction de nouvelles formes d’art au sein du musée lui-même. La double dominante du Louvre originel, celui qui ouvre en 1793 et s’étoffe sous Bonaparte, s’infléchit singulièrement à la fin des années 1820. Le règne exclusif de l’antiquité gréco-romaine et de la grande peinture des XVIe et XVIIe siècles s’achève… A la suite de l’achat de la collection du peintre Révoil et de l’ouverture du musée dit de Charles X, le Louvre fait peau neuve, le regard s’ouvre. La première était constituée d’objets et de meubles du Moyen Âge et de la Renaissance, le second confirme la vogue grandissante de l’art égyptien. Le cercle des curiosités esthétiques fait alors un bond qu’accroissent l’inauguration d’une galerie de sculptures des XVI-XIXe siècles et la création d’un musée de la marine, mentionné par Baudelaire en 1845, où les modèles de vaisseaux voisinaient avec des objets issus d’Océanie et des Amériques. Même l’accrochage sacro-saint de la peinture européenne devait s’inscrire dans la diversification esthétique qui triompherait sous Louis-Philippe et sans laquelle on ne saurait comprendre l’attachement d’un Gautier, et donc d’un Baudelaire, au refus de tout canon esthétique universel et absolu. Certes, l’hégémonie de la peinture italienne et des écoles nordiques reste entière, de même que la primauté accordée, en matière de peinture française, à Poussin, Le Brun et Le Sueur. Cette trinité triomphe, du reste, dans l’allégorie du davidien Abel de Pujol, La Renaissance des arts, intégrée au plafond du grand escalier du Louvre à partir de 1819. Le long de la Grande Galerie, Rubens et Raphaël incarnent toujours le grand art, à proximité de la peinture française du Grand siècle. Les exigences du grand, auxquelles Baudelaire devait se montrer très sensible, expliquent aussi certains achats de Forbin, qui parvint à faire entrer au Louvre la plupart des compositions de David disponibles, Les Sabines et le Léonidas. Le Couronnement et La Distribution des Aigles, propriétés de l’Etat, furent restitués par la famille du régicide, mais leur sujet en interdisait l’accrochage, à la différence du Portrait de Mme Récamier, dont la présence renforça la part féminine de l’esthétique davidienne au milieu des années 1820. Alors que les caricaturistes jouaient de l’inquiétude que certains élèves du peintre des Horaces avaient manifestée de voir revenir dans l’espace public l’art honni du premier XVIIIe siècle, le rocaille ou le rococo, n’avait pas quitté son purgatoire. Les tableaux du temps de Louis XV restaient globalement remisés, au Louvre et à Versailles, à l’exception de la série des Ports de France de Joseph Vernet, déjà présente dans la Grande Galerie sous l’Empire. Nul ne semble alors s’émouvoir de la relégation de Watteau et Boucher, Greuze et Fragonard, tant le goût prévalant, y compris celui des monarques, penchait vers David et ses élèves, tels Gérard, Gros et Girodet, que la Restauration gratifia, tant et plus, de titres.  

Léopold Flameng (d’ap. Caylus), La Font de Saint-Yenne examinant la fontaine des Innocents, 1859, estampe.

Quelques signes ténus de la réhabilitation du premier XVIIIe siècle se dessinaient cependant. Un marqueur intéressant nous est fourni par l’auteur de La Galerie des peintres célèbres en 1821, cette publication illustrée présente Watteau comme « le peintre le plus plaisant et le plus original de l’école française. » C’est sous Louis XV que l’art rocaille avait connu son apogée et sa crise : précédant l’essor du « goût à la grecque », la croisade d’un La Font de Saint-Yenne (1688-1771) frappa les esprits. En 1747, ce proche de Boileau fait paraître ses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, où l’art du siècle de Louis XIV sert à dévaluer la peinture « d’agrément » contemporaine, dominée par les sujets galants et un chromatisme séducteur, signes, selon lui, d’une décadence généralisée. La vocation édifiante du grand art réclamait une réforme sévère des pratiques.  On condamne ainsi et la féminisation des pinceaux et la prééminence de la couleur, ce « fard » indigne, dès qu’il est excessif, d’un art de la pensée et du politique. Il ne manquait que la rupture de 1789-1792 pour voir s’enflammer le débat. Parent de François Boucher et ayant débuté dans la manière de celui-ci, David lui-même voulut incarner l’abolition, avec celle de l’Ancien Régime, d’une esthétique qu’il disait conjointement artificielle et libertine. En novembre 1793, à la Convention, il rappelait la vraie nature des beaux-arts, « l’imitation de la nature dans ce qu’elle a de plus beau, dans ce qu’elle a de plus parfait. » Quant à sa destination, ce ne pouvait être que le bien collectif de la nation régénérée. Les plus fervents partisans du nouvel idéal en appelèrent à la destruction des arts qui s’étaient « prostitués » afin de « décorer les boudoirs ». Les semaines qui précédèrent la chute de Robespierre ont retenti de toutes sortes de projets visant à « immoler » les œuvres jugées indignes de la Révolution. Aucun tribun ne fut alors plus vindicatif que Gabriel Bouquier, ami de David et député à la Convention, lorsqu’il y prit la parole le 24 juin 1794 : représentants d’un art « asservi au caprice du faux goût, de la corruption et de la mode », Boucher et Van Loo devaient être éliminés « de la collection républicaine ». Thermidor aidant, la fin du siècle préféra jeter en réserve les tableaux odieux : mais le Louvre épuré resta tel quelques années. L’intérêt pour Watteau et ses suiveurs ne sort de la clandestinité qu’après 1830. A mesure que la jeune littérature et la jeune peinture s’affranchissent des oukases de la génération davidienne, les proscrits d’hier retrouvent le chemin des cimaises officielles. En 1838, année de l’ouverture de la Galerie espagnole, le Louvre connaît une réorganisation de son accrochage. Quant aux maîtres français, Poussin et Le Sueur l’emportent encore sur la peinture du siècle suivant. Outre L’Embarquement pour Cythère de Watteau (ill.) cependant, cinq tableaux de Greuze et deux d’Hubert Robert rejoignent les salles des bords de Seine. Cette même année, au musée de Versailles, l’adolescent Baudelaire a croisé bien des vestiges du temps de Louis XV.

Chardin, Le Bénédicité, Musée du Louvre

Le raccrochage de 1838 laissa Lancret, Pater, Chardin, Boucher et Fragonard hors de son champ, de sorte qu’un collaborateur de L’Artiste, revue essentielle dans la réhabilitation du rocaille sous Louis-Philippe, regrette, en 1843, qu’« [il] n’y ait pas une histoire plus complète de la peinture française » et réclame qu’on lui attribue une galerie, au Louvre, «comme on a fait une galerie espagnole.» Parmi les avocats du rocaille que le jeune Baudelaire a lus, écoutons Arsène Houssaye en 1844. La direction de L’Artiste vient de lui échoir. Si la peinture du premier dix-huitième siècle n’est pas sans défaut, selon lui, elle contient un antidote au davidisme et un anti-dogmatisme bienvenu : « Le Beau est absolu, mais il est divers. […] C’était là l’esprit des sculpteurs et des peintres du XVIIIe siècle. C’est ce qui donne aux œuvres de ce temps trop décrié je ne sais quelle liberté de touche et quelle gaieté de création qui font pardonner les plus beaux barbarismes. Il n’y a pas un pédant dans les ateliers. Si l’on pêche, c’est par l’exemple et le sans-souci des règles. » Les appels de L’Artiste seront entendus par les conservateurs du Louvre qui, deux ans plus tard, opèrent le changement espéré de toute une génération. C’est à ce point, au terme d’une interminable mais nécessaire digression, que je reviens au texte de Baudelaire et au « supplément de la galerie Française » qu’il signale en 1845. André Ferran, et d’autres à sa suite, a cru que le poète signalait quelque « annexe » du Louvre. Or, il apparaît plutôt que Baudelaire ait porté au crédit de Louis-Philippe la réparation naissante dont bénéficiait définitivement cette année-là le style Louis XV. Dans L’Artiste toujours, le 13 juillet 1845, Champfleury, très proche de Baudelaire, se félicite des « nouveaux tableaux du musée ». Plus encore que les peintures de Vigée Le Brun qui en font partie, ce sont deux tableaux de Chardin, issus des collections de Louis XV et enfin placés au Louvre, qui charment le critique en voie de devenir le porte-parole du réalisme de Courbet. Mais La Mère laborieuse et Le Bénédicité lui semblent accentuer ce que le nouvel accrochage avait d’incongru : « Chardin, placé entre Boucher, peintre immoral maniéré, et Greuze, peintre maniéré vertueux, est fort étouffé. » A rebours de Gautier et Houssaye, pour qui le libertinage constitue l’une des raisons de revaloriser la culture rocaille, un certain puritanisme de gauche se cabre à l’approche de 1848. A l’évidence, Baudelaire en est exempt, lui qui rêvera bientôt d’un musée de l’amour et intégrera l’art Louis XV à la réflexion du Peintre de la vie moderne. Lecteur de Montesquieu et nécessairement des Lettres persanes, voire des Réflexions de l’édition de 1754, il sait parfaitement que son aîné défendait l’art rocaille au nom de la variété, de la surprise et du bizarre, autant de concepts qu’il fit siens. Dès 1842, le Dictionnaire de l’Académie française, avait accueilli le terme de rococo, qui « se dit trivialement du genre d’ornement, de style et de dessin qui appartient à l’école du règne de Louis XV et du commencement de Louis XVI. » De l’exemplarité classique à la diversité du bizarre et à l’attrait du rocaille, le Louvre était lui-même devenu moderne bien avant le Second Empire. Stéphane Guégan