La guerre, en somme !

Magie de la photo qui dit tout en un clic. Le cliché, célèbre, montre l’entrée des «boches» dans cette bonne ville d’Amiens, le 31 août 1914. Ils défilent en rangs serrés, le fusil sur l’épaule, la pointe sur le casque, durs à la fatigue et à la chaleur du premier été de la guerre. La poussière n’a pas eu le temps de s’attacher aux uniformes, ils passent, fendent l’air. En saisie latérale, leur détermination n’en paraît que plus fatalement victorieuse. Au premier plan, des Français, des femmes surtout, la main sur la bouche, observent la percée des vainqueurs comme s’il s’agissait d’un meeting sportif. Cette série de dos muets, un siècle après, nous parle pourtant du choc qu’aura éprouvé un pays en pleine déroute. Quelques jours plus tard, miracle, les Allemands sont stoppés net par les soldats de Joffre, sur une ligne qui allait grosso modo de Meaux à Belfort, de l’aigle au lion… Commence, début septembre, la bataille de la Marne qui fera écrire à Jean Dutourd son meilleur livre. Chargée de tout cela par le recul du temps, la photo d’Amiens serait plus émouvante si elle ne jetait le doute sur ses intentions, et nous rappelait la tromperie du médium. On y devine partout le souci d’édifier, d’envoûter le regard, par le jeu maîtrisé du net et du flou, de l’actif et du passif, du frontal pétrifié et de la diagonale futuriste. Un seul détail, le punctum cher à Barthes, semble avoir échappé à la mise en forme du réel, à son information: les lettres dorées qui désignent le luxe d’un commerçant de la ville. Les Allemands glissent sous la devanture d’une boucherie…

Signe intempestif, l’appel de la viande fait mauvais effet. Il rappelle la saignée de la Belgique et la violence nouvelle qui s’était abattue, là-bas, sur les populations civiles. Face à la barbarie teutonne, un des grands thèmes de la propagande des alliés, notre attitude a nécessairement changé. Il n’est plus suffisant de passer en revue la liste des exactions, bien réelles, qui firent d’emblée du conflit naissant une guerre inédite. L’historiographie actuelle se méfie moins de l’émotif ou du ressenti (mot affreux, hélas en expansion) qu’ils ne cherchent à l’expliquer et à en suivre les effets directs ou insinuants. Incriminer la folie meurtrière des jeunes soldats allemands dans les Flandres, sans se soucier de leur peur, de leur mobilité harassante et de leur erreurs d’évaluation, c’est ignorer la réalité de toute guerre et la difficulté de trouver le ton, l’image ou le récit juste pour en rendre compte. Questionnement inlassable, il aura été celui du grand historien Sir John Keegan (1934-2012) dont Perrin réédite The Face of Battle, coup d’éclat de 1976. Nouvelle traduction, superbe par son équilibre d’humeur et d’humour, mais titre inférieur à l’original, qui annonçait aux lecteurs combien cette histoire-là se voulait à hauteur d’homme, s’intéressait moins à la stratégie militaire qu’à ceux qui la transforment en actes, et font face à l’expérience extrême de combats qui hésitent toujours entre l’incertitude et la mort. Anatomie de la bataille analyse trois des plus fameuses campagnes de l’armée britannique: Azincourt, Waterloo, la Somme. Deux victoires, une défaite, des centaines de milliers de cadavres et de blessés. Et, au bout, peut-être, le deuil du patriotisme.

Concernant l’offensive d’août 1916, Keegan se met à la place des soldats, croise les documents et varie les focales. On sent se prolonger chez lui la fraternité des fameux bataillons de Kitchener, ces volontaires issus de l’Angleterre des prolos et des campagnes, arrachés à la terre mère par un mélange de patriotisme victorien et de désespoir social. Ces Pals’Battalions, forts de leur sentiment d’appartenance communautaire, allaient subir les plus lourdes pertes de l’histoire anglaise. Car c’est l’été des Orages d’acier de Jünger. L’été de «la bataille du matériel […] avec son déploiement de moyens titanesques». Cette offensive, Joffre en rêve depuis décembre 1915. Relever l’honneur flétri l’obsède, relancer la guerre enkystée. Et les 200 000 premiers morts de Verdun, entre février et juin 1916, ajoutent à son impatience. Regonflés à bloc, suréquipés, prêts à arroser les Boches de millions d’obus, Français et Anglais reprennent l’initiative le 1er juillet. L’artillerie conquiert, l’infanterie occupe. À l’abri, en somme, du feu roulant des canons, les vagues successives de fantassins s’élanceront sur le no man’s land qui sépare les belligérants. Voilà pour la théorie, la réalité sera tristement différente. Fin septembre, au terme de plusieurs attaques, 400 000 jeunes Anglais auront touché la poussière. Après le premier échec, il faudra plus que du rhum pour enjamber le parapet et affronter les mitrailleuses allemandes… Keegan, sans naïveté, rend hommage à ces soldats de l’impossible, pris au piège de la double mâchoire des tranchées.

A-t-il jamais lu le grand Maurice Genevoix, chez qui continuent à vivre les hommes exposés au «cruel devoir» de tuer ou d’être tué? Lui s’était battu dans l’Est, à 24 ans, brillant normalien, féru de Maupassant et bien décidé, dès août, de ne perdre aucune miette des violences à venir. Trois balles allemandes l’obligent à quitter l’active en avril 1915. Il en a assez vu, il en a assez perdu de copains, ceux du 106e régiment d’infanterie, notre sous-lieutenant, pour coucher sur le papier cette année terrible sous l’uniforme. Il fallut toutefois l’insistance d’un professeur de la rue d’Ulm, un ami de Péguy, pour décider Genevoix à donner une perfection de diamant à ses impressions de campagne. Sous Verdun sort dès 1916, caviardé par la censure, que son vérisme sans esbroufe agace. Quatre autres fins volumes, dans tous les sens du terme, verront le jour jusqu’en 1923. De leur réunion, après la Seconde Guerre mondiale, est née une puissante saga que Flammarion réédite avec un dossier de Florent Deludet, fruit de recherches inédites sur le 106e. On y trouvera la lettre d’un «ancien», faisant part à Genevoix de ses émotions de lecteur: «Vos combattants ne jouent aucun drame patriotique […] Ni bravaches, ni révoltés, mais braves gens pacifiques dont la profonde résignation à l’inévitable se hausse par instants jusqu’au sacrifice volontaire le plus pur.» Parmi les textes oubliés de Genevoix que vient de réunir Laurence Campa pour La Table Ronde, il en est un où il se situe entre l’historien de l’après-coup et «l’impressionnisme stendhalien aventurant Fabrice del Dongo à la frange de Waterloo». Mais sa Chartreuse de Parme a les pieds dans la boue, le visage creusé et le cœur à vif. Stéphane Guégan

*John Keegan, Anatomie de la bataille, Perrin, 23€

*Maurice Genevoix, Ceux de 14, préface de Michel Bernard, dossier établi par Florent Deludet, Flammarion, 25€

*Maurice Genevoix, La Ferveur du souvenir, édition établie et présentée par Laurence Campa, La Table Ronde, 21€

À lire aussi :

– Raphaël Confiant, Le Bataillon créole, Mercure de France, 19,80€
Le verbe truculent de Raphaël Confiant se met au service des Martiniquais partis se battre loin des plantations de cannes à sucre. Un roman contre l’oubli. Ou la guerre comme moyen d’intégration : «“Là-bas” la guerre avait commencé à faire rage et “Ici-bas” tout un concours de jeunes Nègres frétillaient d’aise à l’idée de défendre la mère patrie». Le sang des bataillons noirs a bien abreuvé nos sillons plus que nos mémoires. Raphaël Confiant leur fait une meilleure place au sein de notre nation. SG

– George Desvallières, Correspondance 1914-1918. Une famille d’artistes pendant la guerre, édition établie par Catherine Ambroselli de Bayser, Somogy, 49€

Nous avions dit le bien qu’il fallait penser de la précédente publication de Catherine Ambroselli de Bayser, chez le même éditeur. Elle documentait déjà avec précision les années de guerre de George Desvallières, son grand-père, retrouvant un commandement chez les chasseurs-alpins à 53 ans, comme si l’énergie de ses deux fils l’avait ragaillardi (l’un devait mourir, au front, à 18 ans !). Ce livre s’appuyait sur l’ample correspondance qu’il nous est donné de lire aujourd’hui. Elle confirme la verdeur d’esprit du vieux soldat, sa spiritualité exigeante et son souci de rester présent auprès des siens ou, à un moindre degré, du monde de l’art parisien. Hormis quelques proches, Lucien Simon et Maurice Denis principalement, et les anciens de l’atelier Moreau, la peinture contemporaine, des planqués aux cubisteries de salon, lui semble d’un intérêt assez secondaire au regard de la situation. La carrière de sa fille l’occupe davantage, de même que l’iconophilie des soldats en manque d’élévation. Sa lettre à l’éditeur Eugène Druet, en mars 1915, réclame Botticelli, Rembrandt, Ingres et Manet pour les cagnas des poilus. Ce monde à la dérive exige aussi le réconfort des dieux de l’art. SG

Nous consacrons une entrée au Triptyque de la guerre d’Otto Dix et à Paths of Glory de Nevinson dans nos Cent tableaux qui font débat (Hazan, 2013).

Guillaume le conquérant

Les anniversaires en ce début d’année nous bousculent. Après Le Sacre et ses tempi affolés, Alcools et son ivresse indémodable. Stravinsky, Apollinaire, 1913… Il ne manque que la réouverture du musée Picasso à notre bonheur… En cent ans, Alcools n’a ni déchu, ni déçu. Entre Rimbaud et le premier surréalisme, qui en fit sa sainte patronne, on ne voit guère poésie «si orgueilleusement jeune», pour le dire comme Max Jacob. Depuis Céret, où il villégiature avec Picasso et Eva Gouel, le poète accable son ami et confrère d’éloges : «Voilà du sublime !» Max, dédicataire de Palais («Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée»), le compare à Shakespeare pour la bigarrure de style, le mélange incessant de tons, du sérieux au scabreux, et lui fait gloire d’échapper à «l’intelligence commune». Paru en avril 1913, Alcools s’ouvre sur un frontispice cubiste, le portrait de l’auteur par Picasso, qui a suivi de près le tirage de sa gravure. Picasso veut du noir, pas du bleu, qui siérait mieux au Mercure de France, l’éditeur du livre, vieille maison marquée de vieux symbolisme… Mais le temps n’est plus au bleu. Et Picasso le sait mieux que quiconque. Ce portrait et sa figuration diffractée, ironique, Apollinaire en a reconnu la ressemblance et l’utilité. Derrière ses facettes factieuses se devine une poétique partagée. L’absence de toute ponctuation dans Alcools, qui donne un air de fête au moindre signe, les effets de collage, les sensations et les idées télescopées, l’espace et le temps redéfinis, et cette façon primitive de révéler la vérité humaine des anciens mythes, médiévaux ou tropicaux, établissent un lien direct avec le monde de Picasso et ses modes de penser en image.

On se félicite donc de retrouver le dit portrait au seuil de l’édition Folio du centenaire, qui comporte d’autres surprises et un lexique bien utile à qui veut se donner quelques armes contre «l’obscurité» voulue de certaines tournures. Les poèmes les plus célèbres, du futuriste Zone aux plaintes verlainiennes, ont acquis une telle autorité dans le monde scolaire qu’on glisse sur le reste. Or la richesse d’Alcools, loin de se réduire à l’insolite de quelque «boutique de brocanteur» (Duhamel), découle d’un imaginaire aux ramifications multiples, et d’une mythologie personnelle frottée aux surprises de la vie moderne. Les premiers détracteurs du volume, inaptes à en gouter le mélange, s’acharnèrent sur son «manque d’unité» et sa «cohésion» défaillante. La jeune NRF, via Ghéon, exigeait plus d’un livre si attendu que son «charme composite», cubisme dont elle ne percevait pas la raison. La revue pensait encore que Maurice Denis était un peintre considérable et que la vogue de Picasso passerait ! Gide, qui venait de rater Proust, prit plaisir à l’éreintement d’Apollinaire, où il voyait un épigone farfelu de François Villon. Sa vue courte, en poésie, se vérifiait une fois de plus. Peu de critiques firent mieux. Du moins certains eurent-ils l’esprit de citer d’autres noms à l’appui de la nouveauté d’Alcools, Nerval, Rimbaud, Laforgue, Mallarmé, Jarry ou Nietzsche.

Quitte à simplifier un livre pareil, Emile Sicard eut au moins le courage de prendre son titre au sérieux. Les vers d’Apollinaire arrachaient ! Ça ressemblait aux boissons «américaines», ça sentait l’éther et l’opium, toutes substances chères à la bande à Picasso. Par le faux débraillé des poèmes et l’aveu des frasques de la nouvelle bohème, la presse était fatalement ramenée au portrait liminaire. Dans sa biographie du poète, Laurence Campa vient d’en donner la plus juste analyse : «Investi d’un très haut degré de plasticité grâce aux rapports nouveaux entre les lignes, les plans, les couleurs et les détails réalistes, il libérait l’énergie vibratoire de la vie et livrait une image parfaitement exacte de la poésie d’Alcools : ombre et lumière, discipline et fantaisie, singularité, exemplarité, distillation du réel, prolifération du sens, jeux du cœur, de l’esprit et du langage, alliance d’héritages et d’inventions.» Et moi aussi je suis peintre ! Ce devait le titre d’un recueil de cinq calligrammes dont la guerre de 14 repoussa la publication… Si la vie d’Apollinaire est digne d’être peinte, c’est qu’elle est à la hauteur de ses passions héroïques et du besoin de «se donner une identité par l’écriture» (Michel Décaudin). Brève, mais intense et active, plus volontaire que brouillonne, elle offre son compte de séductions et d’énigmes à ceux qui cherchent à prendre l’exacte mesure et le sens d’un destin pleinement romanesque, où l’échec littéraire et amoureux, moins cruel que ne le veut le mythe du mal-aimé, reste une des sources premières de l’action.

Le livre de Campa, énorme et léger, érudit et vif, maîtrise une information confondante sans y noyer son lecteur. Nombreux et périlleux étaient pourtant les obstacles à surmonter. La Belle époque ne bute-t-elle pas sur la méconnaissance, de plus en en plus répandue, de notre histoire politique? La poésie, elle, n’attire guère les foules, encore moins celle d’une période que l’on présente habituellement comme intermédiaire entre le symbolisme et le surréalisme. Et que dire du milieu pictural, si ouvert et cosmopolite, dont Apollinaire fut l’un des acteurs et des témoins essentiels ! Comment aborder enfin le nationalisme particulier de ce «Russe», né en Italie de père inconnu, et fier de défendre l’art français avant de se jeter dans la guerre de 14 par anti-germanisme ? Or la biographie de Campa ne se laisse jamais déborder par l’ampleur qu’elle s’assigne et la qualité d’écriture qu’elle s’impose. On ne saurait oublier la difficulté majeure de l’entreprise, Apollinaire lui-même et sa méfiance instinctive, nietzschéenne, des catégories auxquelles la librairie française obéissait servilement. Ce n’était pas son moindre charme aux yeux de Picasso. Pour avoir refusé la pensée unique et la tyrannie de l’éphémère, ces dieux du XXe siècle, l’écrivain et le critique d’art restent donc difficiles à saisir. Nos codes s’affolent à sa lecture. Il faut pourtant l’accepter en bloc. On aimerait tant qu’il ait prêché le modernisme sans retenue, au mépris de ce que l’art du jour mettait justement en péril, dans une adhésion totale à chacune des nouveautés dont se réclamaient ses contemporains. Entre 1898 et 1918, de la mort de Mallarmé à la sienne, il fut pourtant tout autre chose que le chantre abusé des avant-gardes européennes.

Fils d’une aventurière, une de ces Polonaises en perpétuel exil qui vivaient de leur charme et de leur intelligence sur la Riviera, Wilhelm de Kostrowitzky a fait de brillantes études avant de convertir son goût des livres en puissance littéraire. D’un lycée à l’autre, au gré des finances aléatoires de sa jolie maman, il s’acoquine à quelques adolescents grandis aussi vite que lui. Certains devaient croiser ses pas plus tard, et se faire un nom à Paris. Sur le moment, on partage déjà tout, les livres interdits, Sade ou Baudelaire, les histoires de fille et les rêves d’écriture. L’ambition est le meilleur des ciments, de même que l’envie de rejoindre, tôt ou tard, la modernité parisienne, symboliste ou décadente. Les cahiers du jeune homme, laboratoire du rare, fourmillent de mots et de citations pris aux ouvrages les plus actuels comme les plus oubliés. Henri de Régnier et les fabliaux du Moyen Âge y cohabitent avec la simplicité, si naturelle en comparaison, d’un Francis Jammes. La famille gagnant Paris en 1899, Wilhelm se cogne aux nécessités de l’existence, accepte mal désormais l’autorité de sa mère et ses habitudes de contrebandière. Si son frère opte pour la banque, lui choisira la littérature après avoir renoncé à la cuisine boursière. Les bibliothèques d’emblée lui ouvrent leurs richesses. Familier de la Mazarine, il se fait vite remarquer du conservateur, Léon Cahun, qui lui présente Marcel Schwob, proche de Jarry et superbe représentant d’un merveilleux fin-de-siècle qu’Apollinaire va rajeunir.

La Revue blanche publie en juin 1902 Le Passant de Prague, précédé de son baptême poétique, trois courtes pièces, d’un ton voilé très verlainien, parues dans La Grande France en septembre 1901. L’innombrable bataillon des débutants parisiens compte un nouveau nom, plus facile à prononcer lorsqu’il se met à signer de son patronyme de plume, autrement solaire et séduisant. Le changement s’est produit en mars 1902 – ce siècle avait deux ans ! – avec la publication de L’Hérésiarque, tout un programme, qu’accueille la moribonde Revue blanche. Mais un nom n’existe que s’il sonne et résonne lors des soirées littéraires qu’affectionne une époque de parole libre et de revues éphémères. Plus encore que la poésie, trop lente à se défaire d’un symbolisme exténué, c’est la peinture qui lui fait alors entrevoir d’autres possibles. En quelques mois, le douanier Rousseau, Vlaminck, Derain, Picasso et Marie Laurencin, dont il s’amourache, entrent dans la vie et les mots du poète. Jusqu’en 1910, et le virage professionnel que constitue l’entrée à L’Intransigeant et la rédaction de chroniques d’art régulières, Apollinaire polit son œil à la plus exigeante des écoles, celle des ateliers ou des Salons de la capitale, et des polémiques que suscite le cubisme et futurisme italien. Les flambées fauves de 1905, au fond, l’ont moins transporté et convaincu que les chimères du douanier Rousseau et la gravité de Picasso, celle des saltimbanques tombés du ciel comme celle du cubisme, sauvage, physique et ludique.

«Ordonner le chaos, voilà la création, écrit-il en décembre 1907 à l’intention de Matisse. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure.» Mais l’ordre qu’il encourage à suivre, et à réinventer, ne concerne que les artistes tentés par un formalisme hasardeux ou vide de sens. Si «l’expression plastique» en peinture équivaut à «l’expression lyrique» en poésie, c’est bien que ces deux langages ont vocation à converger plus qu’à s’exclure. A oublier cette vérité ou à restaurer l’allégorie, comme il le reprochera aux futuristes trop durement, on assèche ou on gèle le langage des formes. Du reste, Apollinaire ne rabat jamais le cubisme qu’il aime, celui de Braque et Picasso, sur la rationalité austère et affichée de leurs supposés coreligionnaires. Cette peinture est moins affaire d’esprit pur que d’énergie vitale, déployée à la pointe de ses arrêtes et de ses volumes tendus vers le spectateur. Quoi de mieux qu’un livre illustré pour redire l’accord repensé de la peinture et de la poésie ? Ce livre, publié par Kahnweiler en novembre 1909, ce sera L’Enchanteur pourrissant, où les bois gravés de Derain accompagnent de leur sensuelle âpreté les délires métamorphiques dont la figure de Merlin est à la fois l’objet et l’enjeu. Boudé par les uns, le livre pose définitivement son auteur aux yeux des autres. Lors du Salon des Indépendants de 1910, Metzinger expose un portrait cubiste de ce champion des modernes.

Avec son ami André Salmon, Apollinaire a gagné ses galons d’arbitre du goût. La publication des Onze Mille Verges, anonyme mais vite démasquée, l’avait précédemment auréolé d’une légende sulfureuse, qu’il s’emploie à entretenir par ses multiples aventures, ses écrits licencieux et sa fréquentation de Picasso, que la vie sexuelle de ses amis a toujours passionné… La presse à gros tirages lui permet d’accéder à une notoriété plus sure! L’Intransigeant, de tendance nationaliste, tire à 50 000 exemplaires. Sa ligne politique ne déplaît pas à l’écrivain, qui n’a jamais caché son agacement devant les rodomontades du Reich allemand et ses provocations depuis 1905. L’Intransigeant, c’est la tribune idéale pour évaluer l’art du présent hors de toute allégeance aux avant-gardes. De cette servitude, Guillaume fait une chance, et une tribune. N’en déplaise à Marinetti, Picabia et Duchamp, l’art du XXe siècle  ne peut s’enfermer dans le culte d’une nouveauté exaltée pour elle-même. Quand bien même il faut donner voix et forme à «l’air du temps», la liberté du créateur lui semble préférable aux coteries et aux chapelles, qu’il fuit avec constance et dont il dénonce l’étroitesse de vue. «J’émerveille», telle est sa devise. Surprendre, son viatique. Et, en 1911, il l’épouse jusqu’à se laisser embarquer dans l’une des affaires qui auront le plus défrayé la presse, les vols du Louvre.

Guillaume Apollinaire et André Rouveyre,
le 1er août 1914

S’il n’a rien à voir avec la disparition de la Joconde, le poète est très lié au trouble Géry Pieret, qui a subtilisé des têtes ibériques de pierre dont l’archaïsme a ravi le Picasso des Demoiselles d’Avignon Les trois larrons décident de les restituer quand le vol du Vinci, auquel ils sont étrangers, plonge le Louvre et la police en un juste émoi. Seul Apollinaire, emprisonné du 7 au 12 septembre, s’acquittera de sa petite dette envers la société. Picasso n’a pas brillé par son courage lors de la confrontation voulue par le juge. Ce ne sera pas la dernière dérobade du peintre, à qui les faux-fuyants du cubisme dit analytique et des papiers collés vont si bien. Du reste, en ouverture des Soirées de Paris, la revue qu’il fonde avec Salmon et André Billy, le critique assène quelques vérités aux thuriféraires de «la peinture pure» : «Du sujet dans la peinture moderne», en février 1912, claironne moins un affranchissement salutaire qu’il n’enregistre ses limites : «Les nouveaux peintres […] n’ont pas encore abandonné la nature qu’ils interrogent patiemment. Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre.» Un mois plus tard, Apollinaire enfonce le clou, à l’occasion de l’exposition des futuristes chez Bernheim-Jeune. Sa recension est d’une violence égale aux vociférations ultranationalistes de Marinetti, le mentor du groupe. Apollinaire lui répond vertement et souligne leur dépendance à l’égard de l’art français, autant que leur conception viciée du sujet, trop dépendante encore de la vielle narration ou lyrisme sentimental que Picasso a répudiés.

Mais le piège des Italiens ne se refermera pas sur Apollinaire, qui reconnaît les vertus roboratives du futurisme. Ainsi son enthousiasme pour Delaunay et la peinture simultanée doit-il s’évaluer à l’aune des tensions du milieu de l’art parisien, gagné par la surchauffe patriotique de l’avant-guerre. En mars 1913, lors du Salon des Indépendants, L’Equipe de Cardiff de Robert Delaunay, tableau à sujet, lui arrache des cris de victoire guerrière, d’autant plus que son  article se lit dans Montjoie ! La revue de Rocciotto Canudo, un Italien de Paris très hostile à Marinetti s’affiche comme l’« Organe de l’impérialisme artistique français », accueille aussi bien Cendrars et Salmon que Léger, Delaunay, Satie et Duchamp-Villon. Plus qu’une officine réactionnaire, tarte à la crème d’une certaine histoire de l’art, Montjoie ! contribue à la recomposition nationaliste de l’Europe artistique dont Apollinaire est partie prenante sans xénophobie. Ses deux livres majeurs de l’année, les Méditations esthétiques et Alcools en portent trace. Mais on peut avoir l’esprit large et le cœur français. Comme Canudo et Cendrars, le poète de Vendémiaire est de ces « étrangers qui s’engagent ». Il fait une première demande dès le 5 août 1914, elle sera repoussée. Rebelote fin novembre. Plus appuyée, la requête aboutit. Sous l’uniforme de 2e canonnier-conducteur, Apollinaire fait ses classes à Nîmes, où il file le parfait amour avec la Lou de ses futurs poèmes de guerre.

De cette guerre, tellement moderne par son alliance de haute technologie et de bas instincts, de mélancolie et d’énergie, de peur et de surpassement de soi, Apollinaire va traduire les tristesses et les beautés. Il en fut l’Ovide et l’Homère. Aux poèmes de l’absence et de l’attente répond l’éclat paradoxal, explosif, de certains calligrammes, qui ont tant fait pour rejeter leur auteur parmi les suppôts d’un «patriotisme niais» ou d’une virilité risible. Il faut croire que notre génération, celle de Laurence Campa, n’a plus de telles préventions à l’égard du poète en uniforme ! Lequel, comme Campa le montre aussi, n’oublie pas le front des arts jusqu’en 1918 (il meurt un jour avant l’armistice !). Ajournés pour cause de conflit, Les Trois Don Juan paraissent en 1915. Là où Apollinaire voyait ou affectait de voir un expédient alimentaire, le lecteur d’aujourd’hui découvre avec bonheur une des plus heureuses divagations, drôles et érotiques à la fois, sur ce grand d’Espagne, obsédé de femmes et repoussant la mort et l’impossible à travers elles. Cette fantaisie admirable, qui absorbe Molière comme Byron sans le moindre scrupule, respire, au plus fort du conflit, l’immoralisme des Onze mille verges… Après son retour du front, le trépané va accumuler les aventures les plus audacieuses, signer des préfaces, seconder les galeries qui se lancent ou se réveillent. Adulé par la nouvelle génération, du Nord/Sud de Reverdy à Breton, Soupault et Aragon, il s’associe à deux des événements cruciaux de 1917, Parade et Les Mamelles de Tirésias. L’argument de ce drame archi-loufoque situe à Zanzibar une étrange permutation des sexes et la relance d’une natalité en souffrance. Les Mamelles remportent un tel succès qu’une poignée de peintres, se sentant outragés, dénoncent publiquement cette supposée charge du cubisme. Gris, Metzinger et Severini signent cette protestation ridicule. Oui, il y a bien cubisme et cubisme en 1917. Le poète soldat, en dépit de son culte de la «raison», avait choisi son camp. Celui de Picasso et du surréalisme à venir. Il est mort, en somme, les armes à la main. Stéphane Guégan

*Guillaume Apollinaire, Alcools, Folio Gallimard, 4,20€

*Laurence Campa, Guillaume Apollinaire, Biographies, Gallimard, 30€

*Guillaume Apollinaire, Les Trois Don Juan, Gallimard, coll. L’imaginaire, 9,50€

Cicatrices

La guerre de 14, Cendrars l’a faite, corps et âme, sans bluff, la peur au ventre, le cœur aux lèvres, dans la boue, la merde, le sang, la barbarie apache et l’humour canaille des tranchées, au contact des «copains» de la Légion étrangère, de vrais durs, tous à la merci des incompétents, des balles perdues et d’un destin plus que jamais indéchiffrable. Mais l’inverse n’est pas moins vrai. La guerre, cette plasticienne vorace, a remodelé le poète vertical de New York et le voyageur horizontal du Transsibérien, en lui mangeant le bras droit et en accomplissant sa propre légende. Les Œuvres autobiographiques, qu’a réunies Claude Leroy et son équipe, sont à la fois pleines de feu, de violence archaïque et d’idéalisation, mot par lequel Cendrars, loin de tricher sur ce qu’il avait vécu, en désignait la perspective mythique et la finalité littéraire. «Réaliser sa vie», pour un écrivain de son calibre, ne peut se concevoir sans les livres qui en portent trace. La littérature n’est pas camouflage, mais passage, passage de l’existence à sa légende. Encore aura-t-il fallu brûler jusqu’à la dernière cartouche avant de se raconter à la première personne. Ses grands livres de «souvenirs» paraissent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, involontaires tributs à l’existentialisme en vogue, mais dont Roger Nimier sentira combien leur langue brûlante lance de fraternels échos à son éthique et son esthétique de l’urgence.

On oublierait facilement tout Sartre pour L’Homme foudroyé et La Main coupée, où la liberté, le courage et le souci du prochain ne se donnent pas sans arrêt bonne conscience et belle figure. Et puis le style est au rendez-vous, simultanément direct et imagé. Pas de mots inutiles, pas de temps à perdre. Force qui va, la vie de Cendrars fut une suite de fugues, de voyages, de coups de têtes, de femmes aimées à la folie. Quand tout explose, dès le 29 juillet 1914, on le trouve en première ligne, évidemment. Cendrars, la clope au bec, signe L’Appel aux étrangers lancé par un Italien de Paris, le poète d’annunzien Canudo : «L’heure est grave. Tout homme digne de ce nom doit aujourd’hui agir […]. Toute hésitation serait un crime. Point de paroles, donc des actes. Des étrangers amis de la France, qui pendant leur séjour en France ont appris à l’aimer et à la chérir comme une seconde patrie, sentent le besoin impérieux de lui offrir leurs bras.» Terrible augure que ce bras offert au pays qui ne naturalisera Cendrars qu’après ce sacrifice… L’usage est désormais de nier le patriotisme du poète, au prétexte que la guerre est une belle «saloperie» et qu’il est plus héroïque d’y échapper… Les dégonflés ont la cote. Personne, et Cendrars le premier, n’a envie de se faire tuer pour quelque idéal illusoire. Mais la guerre est là qui impose à chacun de choisir son camp. Le choix de la France pour ces «étrangers», Cendrars, Canudo, Lipschitz ou Kupka, signifiait l’existence d’un tout charnellement ancré, le pays élu, comme l’a souvent rappelé Péguy, l’une des premières victimes des combats.

La Main coupée, le plus beau livre né de cette guerre, tranche à vif sur le banal héroïsme de la littérature cocardière. Aux disparus de la légion qu’il a côtoyés, écoutés et aimés pour certains, Cendrars rend un hommage qui s’ajuste à la vérité brouillardeuse de chacun. «La mémoire, quel cimetière!» De la légion il a adoré la culture du secret, les hommes sans passé précis, exhibant seulement les stigmates d’un parcours cabossé : «Je m’étais engagé, et comme plusieurs fois déjà dans ma vie, j’étais prêt à aller jusqu’au bout de mon acte. Mais je ne savais pas que la Légion me ferait boire ce calice et que cette lie me soûlerait, et que prenant une joie cynique à me déconsidérer et à m’avilir […] je finirais par m’affranchir de tout pour conquérir ma liberté d’homme. Être. Être un homme. Et découvrir la solitude. Voilà ce que je dois à la Légion et aux vieux lascars d’Afrique […]. Pourtant ils étaient durs et leur discipline était de fer. C’étaient des hommes de métier. Et le métier d’homme de guerre est une chose abominable et pleine de cicatrices, comme la poésie.» Cette guerre fut donc un moment d’horreur et de grâce définitif. La violence la plus bestiale et la beauté la plus paradoxale ont alors fusionné dans l’éclat métallique des canons étourdissants… Dès 1918, J’ai tué, texte du poète et illustrations de Fernand Léger, en recueille la modernité… Syntaxe heurtée, impressions simultanées, griserie cubiste, morale du danger. Texte et images sont suspendus à l’action pure. La guerre a arraché un bras à Cendrars et pris un fils à George Desvallières.

Le peintre a la cinquantaine quand il renfile l’uniforme des chasseurs, où il avait pris du galon dans les années 1890. Ces périodes de formation militaire correspondent aux années où le jeune homme se rapproche de Gustave Moreau et signe ses premières œuvres. Une dualité féconde s’y dessine, qui annonce à la fois le rude expressionniste, proche de Léon Bloy, et le peintre suave au chromatisme ardent. La force et l’animation du Salon d’Automne dès 1903 doivent beaucoup à ce fauve atypique; il a l’âme d’un chef, la piété d’un chrétien récemment converti et l’esprit ouvert. Au moment où la guerre le renvoie sous les drapeaux, à la tête de ses hommes dans la Somme et en Alsace, Desvallières et ses deux fils sont familiers du milieu cubiste. Le vice-président du Salon d’Automne n’a pas reculé devant le danger et la terreur de voir mourir ses deux garçons. Le plus jeune, 18 ans, disparaît dès 1915. Le livre de Catherine Ambroselli de Bayser, conjuguant le journal du soldat et la chronique d’une famille emportée par l’attente et la mort des siens, confronte avec justesse l’expérience collective et sa perception privée. On sera sensible au réconfort que Desvallières, et ses pinceaux en sommeil, demande à la peinture des autres, Chardin ou Manet, et aux lectures roboratives, Claudel ou Péguy. Sa foi ne transforme pas la guerre en épreuve réparatrice, mais trouve dans la violence et la fraternité des combattants une vérité inconnue de lui. Jésus, l’homme de douleurs, il l’aura croisé au milieu des poilus sacrifiés, avant de le(s) faire revivre sur la toile. Stéphane Guégan

*Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, tomes I et II, édition de Claude Leroy, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 52,50€ chacun

*Laurence Campa, Album Cendrars, Gallimard

*Catherine Ambroselli de Bayser, George Desvallières et la Grande Guerre, préface d’Annette Becker, Somogy, 38€