
Domination, possession, violation, viol, ce sont les mots par lesquels notre époque entend redéfinir son commerce avec Picasso, l’homme et l’œuvre, également suspects des actes et des pensées les plus répréhensibles. Notre propos n’est pas de contester ici les chefs d’accusation qui s’accumulent sur son nom et agitent la nouvelle histoire de l’art, heureuse d’avoir retrouvé le manichéisme des stigmatisations marxistes. On se bornera à interroger le protocole imaginaire du jeu amoureux et sa part de violence fictive, tels qu’ils s’exposent eux-mêmes au centre des innombrables variations que l’artiste a vouées au Déjeuner sur l’herbe de Manet. Car il serait malséant de dissocier, quant au chef-d’œuvre à actualiser, deux types de désirs, le désir mimétique sous l’émulation du dépassement, le désir érotique sous le masque d’une pastorale éloignée, en apparence, de ses folles étreintes. Picasso aura confié à Sabartès sa volonté de rendre « miennes » Les Ménines de Velázquez, premier incunable à avoir fait l’objet, après Les Femmes d’Alger de Delacroix, d’un déshabillage poussé, condition de ses métamorphoses en série. La logique d’appropriation ne fait aucun doute. Copier, c’est créer, c’est même dévorer, c’est surtout révéler ce que les anciens maîtres, si libres aient-ils été, ont dû taire ou ramener à un nuage d’impressions. La ferveur avec laquelle Picasso, des mois durant, et à maintes reprises, se sera colleté au tableau de Manet est inversement proportionnelle, on le sait, au choix de différer, plusieurs fois aussi, le dialogue inévitable. Ce ne fut pas procrastination de sa part, mais aveu que le moment n’était pas venu, que le chef-d’œuvre à réinventer résistait encore à une seconde naissance. Faut-il rappeler que Picasso fut le contemporain, pour ne pas dire le témoin, d’un double coup de force en 1907 : le transfert d’Olympia du musée du Luxembourg au Louvre (ce qui ne fait pas l’unanimité parmi les conservateurs), et l’accrochage du Déjeuner sur l’herbe sur les cimaises du musée des Arts décoratifs. Il n’a peut-être pas ignoré que ce dernier tableau, issu de la collection Moreau-Nélaton, aurait dû lui aussi rejoindre le Louvre, vœu qui ne sera pourtant exaucé qu’en 1934 ! Loin d’égaler encore Cézanne ou Gauguin aux yeux des avant-gardes européennes du XXe siècle, aveuglées par la vogue du primitivisme, le divin, le subtil Manet ne bénéficie d’une pleine reconnaissance officielle qu’en 1932 avec l’exposition du Centenaire et la mise au point géniale de Paul Valéry. Modernistes et ennemis du réalisme, même alors, se plaisent à noter les insuffisances ou les outrances de mauvais aloi du « refusé de 1863 ». On néglige trop ce point. Or, si Manet n’avait pas cessé d’être contesté soixante ans après sa mort, le livre de Georges Bataille (Skira, 1955) et les deux vagues de variations picassiennes de 1960-1962 n’eussent pas affiché une telle furia réparatrice […].
Stéphane Guégan

*Lire la suite dans le catalogue de l’exposition Picasso. Dessiner à l’infini (Centre Pompidou, 49€), sous la direction d’Anne Lemonnier et Johan Popelard. « Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude », écrivait Baudelaire au temps de Manet. L’exposition du Centre Pompidou, indéniablement l’une des plus marquantes de cette année anniversaire (elle n’eut pas toujours aussi belle allure et envergure), prend au mot l’innombrable picassien, non pas seulement son goût de la métamorphose ou de l’anamorphose, ou sa faconde insatiable, mais les secrets télescopages de temps et de thèmes constitutifs de l’unité arachnéenne de l’œuvre. Il y a donc foule sur les cimaises, la plupart élégamment suspendues, de cet accrochage de près de mille numéros, efflorescence à laquelle s’ajoute donc la moisson des échos suggérés. Le gain qui découle d’une chronologie flexible, et d’un cheminement inattendu ou aléatoire, est de plusieurs ordres. Que le visiteur s’enrichisse à flotter un peu plus qu’à l’ordinaire ne tient pas du paradoxe : l’œil et l’esprit s’ouvrent, notamment lorsqu’ils sont aux prises avec des feuilles célèbres. « Secouées », selon le mot d’un des commissaires, nos habitudes de lecture se libèrent effectivement du convenu, à commencer par la périodisation du corpus en vertu des supposées ruptures formelles ou des ressacs de sa vie amoureuse. Une femme, un style : rien de plus indigent… A sortir des clous, l’approche de Lemonnier et Popelard fait surtout apparaître le combat que Picasso mena, de bout en bout, avec sa propre pente à la défiguration, distincte évidemment de la misogynie que nos sophistes, femmes et hommes, y diagnostiquent aujourd’hui. J’y vois plutôt la confirmation du profond ancrage catholique de Picasso, peintre christocentré, sensuel et déchiré, comme Manet ou Poussin, deux de ses obsessions. A ce sujet, voir mon Picasso. Les chefs-d’oeuvre, Éditions El Viso, 42€, versions française et espagnole.
Iconophilie, iconophobie, iconoclastie médiévales

Deux livres également savants, quoique fort dissemblables, nous rappellent la nécessité de penser toute image, fût-elle récente, dans sa dépendance aux origines religieuses de la représentation. Consacrés à la période médiévale, à sa culture figurative et ses spécificités mimétiques, à la manière enfin dont l’iconographie du temps rend compte aussi bien de son iconophilie que de sa guerre à l’idolâtrie ou aux faux dieux, ils se donnent les moyens de s’attacher d’autres lecteurs que les passionnés du Moyen Âge. D’emblée, Jean-Claude Schmitt pose la bonne question et y répond d’une manière qui eût enchanté Picasso, héritier de l’art roman de Catalogne, de la devotio moderna, voire du baroque post-tridentin dans sa jeunesse : « Comment rendre compte du fait que les trois religions abrahamiques, qui ont toutes trois, à des degrés divers, hérité du Décalogue révélé à Moïse [et de l’interdit figuratif], aient à l’égard des images des attitudes si différentes, voire antagonistes? » Or, si le christianisme a renoncé à cet aniconisme (il connaît, bien sûr, des exceptions dans les autres religions du Livre), la raison en est simple, liée qu’elle est « à l’avènement majeur que mentionnent les Évangiles : l’Incarnation du Fils de Dieu. » J’ajouterai que l’imitatio Christi et la fonction médiatrice qu’elle assigne aux images sont présentes chez les plus éminents peintres occidentaux, jusqu’à Francis Bacon (pour ne parler que des morts). Le recours au symbole et à l’abstraction ne dura que le temps des persécutions, les images anthropomorphes font école à partir de Constantin. Mais l’iconoclasme, dès le VIIIe siècle à Byzance, brise vite le premier élan et arme notre futur de destructions déplorables de toutes sortes. Dans un livre qui fit débat à sa parution en langue anglaise (1989), car très inféodé à la French Theory, Michael Camille s’intéressait aux puissances de destruction ou de diabolisation internes aux images médiévales. A vouloir démonétiser l’unité « mythique » de l’âge gothique, consolidant sa cohérence et sa foi à travers les sacrements et les images partagés, comme le pensait Émile Mâle, Michael Camille en vient à peindre une Église essentiellement répressive et une production artistique non moins tyrannique. L’Autre, en qui les hérésies éternelles ou circonstancielles se résument selon l’auteur, tient un rôle central ici, comme porteur du monde qui vient. Stéphane Guégan / Jean-Claude Schmitt, Les Images médiévales. La figure et le corps, Bibliothèque des histoires, Gallimard, 29,50€ / Michael Camille, Idoles gothiques. Idéologie et fabrication des images dans l’art médiéval, Éditions Macula, 45€.










