LE GRAND ART DE VOYAGER

L’âge venu, Chateaubriand cessa d’avaler les kilomètres et déroula ses souvenirs du haut de la plus belle prose française qui ait jamais été. Il est vrai que la nostalgie de ses anciens périples, du nouveau monde aux terres bibliques, apporte une chaleur particulière, celle de la piste ou de « l’histoire ancienne », aux Mémoires d’outre-tombe. Du reste, il n’y avait pas lieu d’aller toujours très loin pour éprouver ces différences d’aspect, de langage et de mœurs qui font le sel des voyages. En juillet 1830, sous un soleil d’Orient, le temps de quelques jours d’effervescence, Paris devint un terrain d’observations comparable aux contrées lointaines. La jungle américaine, l’islam andalou, le spectacle ou l’appel en soi de l’Autre, Chateaubriand les retrouve alors dans la rue parisienne. Du moins, nous l’a-t-il fait croire… Rentré trop tard de Dieppe où Juliette Récamier villégiaturait, il s’est replié, à partir du 28 juillet, rue d’Enfer, avec son épouse, qui y donna refuge à des prêtres en difficulté. Des Trois Glorieuses, en fait, Chateaubriand a ramassé quelques miettes, un peu d’éphémère brûlant, de rares choses vues, une bonne pincée d’effroi, beaucoup d’exaspération envers les derniers ministres de Charles X. Cet événement qui lui aura échappé occupe pourtant l’ensemble du Livre 32 des Mémoires. Comment expliquer un tel écart ? Thomas Bouchet s’y emploie dans un livre bref et vif où, après l’avoir annoté, il commente le récit d’une insurrection que René a surtout vécue à travers les mots des autres et qu’il a fixée à travers les siens, au lendemain des faits. Peu prolétaire, peu sanglante (700 morts), la révolution de 1830 n’avait rien pour fasciner Marx, qui lui préféra juin 1848. Le peuple, que Chateaubriand ne méprisait pas, réagit moins aux ordonnances liberticides qu’au commandement militaire de Marmont, le traître d’avril 1814, traître à Napoléon. Le mémorialiste contient moins sa rage concernant l’incompétence des proches du roi déchu, et se montre très occupé, on le comprend, par les chances dynastiques de plus en plus minces de l’héritier de la couronne, le tout jeune Henri V. Le pair de France est bien décidé, en conséquence, à ne pas se rallier à Louis-Philippe, l’usurpateur de la branche cadette. Quand il parle de « victoire populaire », Chateaubriand désigne ainsi les adversaires du monarchisme libéral, le « parti démocrate », aux contours flous, mais habile à mettre en scène « sa misère et ses lambeaux ». On le sent près de ramener 1830, pour le dire comme Louis Blanc qu’il a pillé, à une « querelle toute bourgeoise », à peine dénaturée par la « racaille » et la « populace » qu’on reprochera à Delacroix d’avoir logées au premier plan de sa Liberté. Quoi qu’on pense des vitupérations du vieil écrivain, l’écriture rétrospective des Glorieuses ajoute à sa propre gloire. Son lyrisme sec, son reportage s’ouvre au contingent et à la confusion du réel, dès que l’espace et le temps, les hommes et les femmes, semblent devenir étrangers à eux-mêmes.

Aux yeux d’André Suarès (1868-1948), – et surtout à son oreille rétive à la moindre emphase, il était deux Chateaubriand. Le seul bon avait écrit Les Mémoires d’outre-tombe, l’autre ployait sous le fardeau d’un triple crime, conservatisme politique, rhétorique incontrôlée, vanité incorrigible. Suarès ne prétendait pas juger en toute indépendance le fautif vicomte, que d’autres maltraitent au début du XXe siècle, de Gide à Thibaudet. Au-delà d’eux, c’est tout le stendhalisme qui réordonne notre patrimoine littéraire et vise les autorités qui le régissent après 1900, les trois B notamment, Brunetière, Barrès et Bourget. Les deux derniers présentaient cette singularité de lire et élire aussi bien le grand Beyle et l’admirable René. Je me souviens encore d’un colloque de la Fondation Singer-Polignac, voilà trente ans, au seuil duquel Marc Fumaroli félicita Philippe Berthier d’avoir su réaliser le même exploit, je comprends mieux aujourd’hui le sens de ses paroles. Elles résonnaient d’une brouille qui resta vive jusqu’aux années 1960-1980. Quant à séparer la graine de l’ivraie, Suarès a probablement salué la plume voyageuse de Chateaubriand à la faveur de ses plusieurs centaines d’articles et d’essais. Une même appétence sensuelle au divers les soude, un même attachement à la mare nostrum, bien que l’appellation trop possessive ait déplu à Suarès. D’ancienne souche portugaise, Juif marseillais comme mon cher Gozlan, styliste merveilleux, il se disait, telle Vénus, né de l’eau. Une bonne partie de son immense corpus en provient. La passionnante anthologie d’Antoine de Rosny nous y replonge, car l’essentiel des pérégrinations de Suarès, en plus de l’Italie qui obséda ce condottiere de la beauté, suivit une boussole hexagonale, la Méditerranée, Marseille la phocéenne, port et porte du monde, mais aussi, – les Bretons le savent -, le pays où la terre finit et baigne dans le vert salé. Partagé entre la Provence et la Bretagne, Gauguin et Cézanne, ce Celte d’adoption, Lord Spleen à ses heures, refait escale parmi nous, il était temps. On avait un peu froid sans lui, et l’ardeur nietzschéenne ou baudelairienne qu’il met dans le moindre de ses textes. A Jean Paulhan, qui le repêcha après sa rupture (1914) avec Gide et la NRF, Suarès écrivait ceci, nous étions le 9 septembre 1933 : « Un pays sans la mer est un visage sans yeux. » C’était paraphraser Stendhal… 1933 : Suarès avait été dreyfusard, il ne serait pas hitlérien, le fascisme originel, du reste, lui rappelait la tyrannie des foules, fléau du tourisme moderne. Tout est clair, en 1902, dès le merveilleux Livre de l’Émeraude : « Je vais au bord le plus lointain de la terre, là où la Bretagne s’enfonce dans la mer, maintenant que tous les hommes et ses propres fils se précipitent vers les lieux de la foule ; je leur tourne, comme elle, un dos de granit. » Il y a mur et mur.

Usera-t-on de la même pirouette au sujet d’Henri Béraud (1885-1958) qui traine encore de lourdes et sonores chaînes ?  S’il échappa à la mort en janvier 1945, Mauriac ayant obtenu qu’on la lui épargnât, il reste frappé d’une mort plus certaine, la mort littéraire. Ses choix politiques, après février 1934, le poursuivent, lui qui fut aussi hostile au Front populaire qu’enthousiaste des accords de Munich et de Pétain. Très actif sous l’Occupation, oubliant de réduire la voilure fin 1943, débarqué alors de Gringoire par un Horace de Carbuccia plus prudent, il expia derrière les barreaux un parcours politique qui ne penchait pas à droite au départ. On dira que c’est banal, on se procurera surtout le volume de Séguier éditions afin de revenir à sa prose prophétique d’avant 1934. Comme le soulignait le récent album Joseph Kessel de La Pléiade, Béraud fut, très jeune, un as du journalisme à grand horizon, très admiré de ses contemporains (Kessel, donc), une plume au vent, mais plus lestée que le jazz de Paul Morand. Rabelais, Michelet et Flaubert sont certains de ses mentors intimes. Loin d’être un « antisémite de toujours », – Simon Epstein a corrigé ce point crucial -, Béraud ne cède à la xénophobie qu’au lendemain de l’affaire Stavisky. Encore ne s’attaque-t-il qu’aux « métèques » jusqu’au Front populaire… Cet ancien dreyfusard, ce lieutenant d’artillerie en 14, appelait encore à la guerre contre Hitler en 1933… L’antisémitisme qu’il a longtemps vilipendé et qu’il rejoint à l’heure de Léon Blum se justifie, selon lui, par la trop grande présence des Juifs dans l’appareil d’État. On connaît la suite, on connaît moins les textes qu’il signa entre 1919 et 1932 dans la presse, souvent radical-socialiste. Cédric Meletta nous dit que « Stendhal et Chateaubriand auraient pu reconnaître » l’Europe de Béraud, malgré les modifications apportées à sa carte et les tensions afférentes. De l’Irlande à l’Albanie, de l’Alsace-Lorraine repassée sous pavillon français à l’Autriche rabotée, Béraud est partout, et il ouvre les yeux. Il tire sur les poncifs de l’arrière : une Allemagne rendue insolvable et pacifiste par les traités de paix, l’euphorie sociale de la Russie soviétique, etc. Ce sont Rome et Vienne, où il séjourne à plusieurs reprises, qui mobilisent son attention. Plus clément envers l’autoritarisme mussolinien, il ne l’exonère pas de son muselage des Italiens et de ses violences instituées, il note aussi avec humour, en 1929, le virage du régime : « La révolution de 1922, qui se proclamait futuriste et crachait avec dégoût sur les vieux plâtras, se réclame à présent de la Rome d’Auguste, des victoires de Scipion. » Mais sa grande peur en 1932-33, c’est la menace de l’Anschluss généralisé. Le feu couve à Prague, Vienne, Budapest, écrit-il alors : « Que cherchez-vous, camarades, dans les dernières lueurs de ces beaux jours ? Une menace ? Un grand signe d’espoir ? N’avez-vous pas assez souffert ? Oubliez-vous ? » Faut-il oublier ce Béraud-là ?

Venu de la gauche anti-capitaliste et anti-communiste, George Orwell (1903-1950) n’en varia pas. Comme Drieu, il perçut vite en Hitler un socialisme dénaturé, et dans l’hitlérisme un authentique mouvement populaire trompé sur ses fins. Comment l’étiqueter lui-même ? Socialiste et tory à la fois, bourgeois fier et contempteur de ses origines, bourlingueur épisodique des bas-fonds, il fut tout cela et, sans contradiction, un écrivain du genre « sharp », abominant l’angélisme orné d’un William Morris, crucifiant l’héroïsation chère aux séides de Moscou et leur façon indécente de chanter le productivisme ou le sacrifice de l’ouvrier à la grande cause… Son journalisme d’investigation, disait le grand Simon Leys, est aussi vécu que littérairement tendu. Dire qu’il n’a pas pris une ride, ce n’est pas en confirmer la valeur artistique (elle n’a plus besoin de nous), c’est répéter, après le dernier préfacier du Quai de Wigan, la persistante pertinence de sa description des classes laborieuses, peu enclines au socialisme, pas toujours très propres, quand le minimum vital interdit le superflu, et l’espace domestique condamne les familles nombreuses à son insalubre exiguïté. En 1936, avant la guerre d’Espagne, le POUM anti-stalinien et la balle qui faillit l’emporter, Orwell se frotte aux mineurs du Nord de l’Angleterre, entre Liverpool et Manchester. Y a mieux comme Paradis. Les gueules noires, veinées de bleu indélébile sous la suie, menacées de partir tôt par les bronches ou de voir leurs yeux s’éteindre avant l’âge, lui font une place parmi eux. Mais il n’est pas des leurs. D’où la question qu’Orwell se pose à lui-même : peut-on être un transfuge de classe, nier la sienne afin de faire tomber les barrières et de réinventer le socialisme ? Peut-on abdiquer ses goûts, son habitus, diraient les cuistres ? Et est-ce la condition suffisante d’une nouvelle organisation sociale ? L’incipit traduit un éloignement qui demande, en vain, à disparaître : « Le premier bruit, le matin, c’étaient les galoches des ouvrières martelant les pavés. Plus tôt encore, il y avait sûrement des sirènes d’usine, mais n’étant pas réveillé je ne les entendais pas. » Au cœur du réacteur, car le charbon mène le monde, Orwell en vient à citer son confrère D. H. Lawrence, enfant des terrils, et la réaction de l’amant de Lady Chatterley qui, après avoir échappé à sa classe, refuse d’y retourner… Le simplisme n’a pas cours chez Orwell. Même les villes industrielles, reconnait Le Quai de Wigan, possèdent leur beauté, les parias leur dignité. Leçon qui ramène le futur auteur de 1984 à Baudelaire, qu’il cite fort à propos : la beauté moderne ne s’abreuve pas seulement à nos laideurs morales.

Rien n’autorise désormais à séparer l’anthropologue du XXe siècle, objectif et relativiste dans sa quête de diversité, des voyageurs qui l’ont précédé sur les routes du monde et même hors d’elles. Cela reviendrait à opposer le scientifique froid au promeneur subjectif, se payant de sensations dépaysantes avant d’y faire rêver ses lecteurs, mais refusant la réalité dès qu’elle contrevient aux attentes du départ. Claude Lévi-Strauss (1908-2009), sur lequel paraît un dictionnaire attentif à ses innombrables centres d’intérêt, s’était préparé, par ses lectures, à subir et surmonter l’« amer savoir qu’on tire du voyage ». Son cher Baudelaire, objet d’une notice qui aurait pu dépasser la linguistique, l’avait averti : l’altérité absolue est un leurre, mais un leurre utile. Les premiers mots de Tristes tropiques parlent le langage d’un romantisme conscient des limites propres à tout dialogue interculturel : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Lévi-Strauss le savait. A défaut de Théophile Gautier, sans doute peu pratiqué, Chateaubriand, en plus des explorateurs des XVI et XVIIe siècles, marqua son approche de ceux qu’on appelait encore les sauvages dans les années 1930. Le terme, du reste, ne relevait pas d’une pure négativité avant que l’ethnologie ne s’en débarrasse. Chateaubriand et Baudelaire, qui avait bien compris Atala, sont précisément là pour en témoigner. Bref, Tristes tropiques, en 1955, peut changer de continent américain, il reste arrimé au meilleur romantisme, celui qui se sait aller au-devant de la désillusion, celui qui surtout n’y sacrifie pas les autres « savoirs » qu’on tire du voyage. L’amertume, voire la crainte de précipiter le nivellement des cultures ou, pire, la souillure généralisée de la planète, ne le fait pas reculer d’horreur. Et si Lévi-Strauss nous est si utile aujourd’hui, il ne le doit pas au prêt-à-penser contemporain et à sa détestation criminalisante de l’homme blanc, voire de la vieille Europe en son entier. Dans ce qui semble être son premier article, la recension de Voyage au bout de la nuit en 1933, le jeune professeur de lycée n’ignore pas les pages très acides de Céline sur l’Afrique coloniale et la lèpre moderne. Plus tard, la neutralité axiologique de l’approche structurale mettra en évidence des invariants au sein de groupes humains, de mythologies et de formes artistiques que tout, par ailleurs, sépare. Mais il y a aussi une conscience des différences chez Lévi-Strauss, une reconnaissance du droit des cultures et des sociétés à préserver dans leur être, une pensée des frontières, un souci de ne pas torturer la langue commune et un refus raisonné de l’écriture inclusive, au temps de l’Académie (objet d’une notice inutilement sarcastique). De même que l’art, dont il était friand et expert, n’avait pas à renoncer à sa « visée objective », qu’il soit réaliste ou pas, l’intellectuel ne devait pas abdiquer l’hygiène du franc-parler aux convenances du jour. Le dernier Lévi-Strauss n’aura pas hésité à durcir le ton au sujet des idéologies identitaires, il n’a pas moins déploré, rappelle Jean-Claude Monod, l’apologie croissante « d’un brassage qui conduirait à condamner tout souci de préserver une culture ou une tradition propres. »

Stéphane Guégan

*Chateaubriand et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, La Fabrique éditions, 15€ / André Suarès, Ports et rivages. Anthologie, édition d’Antoine de Rosny, Collection Les Cahiers de a NRF, Gallimard, 21 € / Henri Béraud version reporter, préface et choix de textes par Cédric Meletta, Séguier Editions, 22€ / George Orwell, Le Quai de Wigan, préface de Jean-Laurent Cassely, nouvelle traduction de Clotilde Meyer et Isabelle D. Taudière, Climats / Flammarion, 21€ / Jean-Claude Monod (sous la direction de), Dictionnaire Lévi-Strauss, Bouquins, 33€. / Les préventions de Stendhal à l’égard de « l’emphase » de Chateaubriand ne l’ont pas empêché de le lire et de le citer sans cesse, en bien plus qu’on ne le pense ; elles ne sauraient non plus nous écarter du dernier et bel essai de Philippe Berthier, entièrement dédié aux passions viatiques de son héros.  Mérimée, premier beyliste, a parlé du « besoin de locomotion » de Stendhal comme d’un trait qui peignait autant l’homme que son style allègre, alerte, accordé à l’électricité de l’existence et de ses heureux court-circuit : incurable vivant, Stendhal fut, de fait, un touriste impénitent, mais conséquent, l’opposé du vagabond, malgré la foi qu’il vouait aux miracles de l’imprévu ou, à défaut, aux charmes de la rencontre. « Le grand art de voyager », comme il le dit à sa sœur Pauline, exige du sérieux, conseil que Flaubert et Gobineau feront leur. Savoir voyager, au XIXe siècle de la bougeotte standardisée, n’est plus l’affaire de tout le monde. Remède contre la déprime, la promenade, mot stendhalien, varie dans les distances parcourues, non dans sa recherche du plaisir. Femmes, cuisine, musées ou simples béatitudes de l’attente, « le métier de touriste » consiste à butiner ici et là ; par essence, il résiste au curieux patenté, répertorié, « incontournable ». Un must : fuir évidemment les fâcheux qui chantent leurs trésors locaux. N’étant pas à une contradiction près, Stendhal a écrit quelques-uns des meilleurs guides de son temps, il semble même avoir cru au progrès, à la démocratie illimitée en tout. Ce qu’il dit du voyage et des devoirs du flâneur montre les limites de cette utopie politique. SG / Philippe Berthier, Stendhal et le « grand art de voyager », Honoré Champion, 38€.

COLLOQUE // Gaëtan Picon et la pensée de l’art

Vendredi 3 et samedi 4 juin 2022 // École Normale Supérieure, Salle Dussane, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris, programme en ligne.

C’est dans la proximité d’André Malraux, rencontré lorsqu’il est très jeune, que Gaëtan Picon (1915-1976), philosophe de formation, précise son adhésion à la pensée de Nietzsche et qu’il élabore, peu à peu, une esthétique de la création fondée sur la triade : connaissance, culture, création. Construit sur le principe « une communication/un livre », le colloque Gaëtan Picon et la pensée de l’art s’attache au questionnement qui a conduit Picon jusqu’aux « Sentiers de la création », la collection qu’il dirige chez Skira à partir de 1969.

PROFONDES JOIES DU VIN

Bacchanales_1On savait Bordeaux attaché à son prestige de capitale viticole, aura que l’ouverture prochaine de la Cité des vins va hisser d’un cran ; mais on la pensait incapable de porter l’ivresse jusqu’au délire de Bacchus et de ses prêtresses. Il faut croire que Sophie Barthélémy et Sandra Buratti-Hasan entendaient nous prouver le contraire et ramener une certaine frénésie dionysiaque sur les bords de la Garonne. Alain Juppé peut être fier de sa ville. Voilà bien longtemps – l’exposition Fragonard du Luxembourg – que je n’avais vu une démonstration aussi recommandable, savante, vivifiante et hétérodoxe, sur un sujet scabreux, et donc dangereux. Ça rassure, évidemment. Car ce n’est pas le tout de s’atteler à une thématique fertile en visions roboratives, lascives ou érectiles, et d’en rappeler l’immense popularité au XIXe siècle, encore doit-on quelques mots d’explications au visiteur abasourdi par tant de chair fraîche, exhibée de façon à faire valoir ses parties les plus saillantes, féminines comme masculines. Si la bacchanale fait alors fureur, si elle entraîne dans sa ronde allumée des artistes aussi différents que Géricault et Pradier (notre photo), Gustave Moreau et Bouguereau, Gleyre et Rops, c’est d’abord que ces dévotes lubriques libèrent la société dite bourgeoise du carcan de ses propres fers.

GEROME-FEMME-CORNES-NANTES-MBA-RMN-GP-PHOTO-Gerard-BLOT-01-007050Il serait trop banal d’invoquer une fois de plus l’hypocrisie des classes dominantes. Mieux vaudrait parler, comme dans les années 1960-1970 d’une nouvelle économie libidinale. La société post-révolutionnaire ne saurait déroger au principe d’égalité qui la règle, elle fait donc du libertinage, affranchi du pacte qui le liait à l’aristocratie en troublant l’ordre public, l’apanage de tous et l’objet d’une gestion privée. Aussi la force des fantasmes, si prégnante dans l’art du XIXe siècle, concerne aussi bien les phares de l’art moderne que les parents (devenus) pauvres du mal nommé académisme. Cette vérité, l’exposition l’établit en réconciliant les faux ennemis de l’histoire de l’art sur la foi d’une culture visuelle et d’un imaginaire sexué qu’ils partageaient. Les sources, des Grecs à Titien et Poussin, nous y plongeons d’emblée. Il s’en passait des choses à l’abri des exercices scolaires et des ateliers les mieux contrôlés. Dira-t-on justement que les rejetons de l’école des Beaux-Arts, «les pointus» que n’aimait pas ce cher Baudelaire, étouffaient leurs rares éclairs d’inspiration sous un déballage d’accessoires et de références asséchant? Gérôme (notre photo), par amour pour les garçons, et Bouguereau, par passion pour les Italiennes de sa jeunesse romaine, savent pourtant travailler la frontière labile entre la correction de l’habillage mythologique et le mordant de l’étude réaliste.

TRUTAT-BACCHANTE-DIJON-MBA-PHOTO-FRANCOIS-JAY-0391PEÉtrange palimpseste qui rappelle que l’antique reste la langue vivante des passions et le révélateur des tréfonds dès avant Freud et les surréalistes. On doit, du reste, à ces derniers la réévaluation de tout une «imagerie» déclassée par le modernisme bon teint du XXe siècle… Que dire, par exemple, de la regrettable relégation qui continue à frapper la Bacchante mutine de Félix Trutat, un tableau de 1844 (notre photo) digne du Louvre, où le modèle d’atelier, une troublante adolescente, fait disparaître ses attributs, la peau de fauve et le thyrse, dans le feu de sa présence unique et sous le regard de quelque Polyphème rongé de désirs inavouables  ? Anticipant Böcklin et Corinth, quelques Français surent relever la fable antique d’une ironie méditative ou corrosive. L’un des autres must de l’exposition, à cet égard, est le grand Gervex du Salon de 1874, théâtre débridé d’un double viol, les ébats qu’il met sous nos yeux et l’outrage qu’il commet sur le fameux marbre de Pradier. Le premier amant de Juliette Drouet avait bousculé le Salon de 1834, au moment de leur rupture, avec son Satyre et bacchante tout en invites appuyées. Son souvenir, sous toutes les formes, traversera le siècle jusqu’à Rodin, Bourdelle (sa géniale Vieille Bacchante, de 1902, annonce De Kooning) et le volcanique Rik Wouters, sur qui le parcours lève son ultime voile d’impudeur. La mort ou l’exil des dieux définit moins le moderne XIXe siècle que leur éternel retour. Stéphane Guégan

220px-1874_Gervex_Satyre_MenadeBacchanales modernes !, jusqu’au 23 mai 2016, Galerie des Beaux-Arts de Bordeaux. L’exposition ira ensuite au Palais Fesch d’Ajaccio. Remarquable catalogue sous la direction de Sandra Buratti-Hasan et de Sara Vitacca, SilvanaEditoriale, 29€. Il faudra donner une suite à cette exploration du thème qui appelle Masson, Matisse, Picasso, Max Ernst et beaucoup d’amoureux d’Ovide.

D’AUTRES FEMMES
imageLes longues absences font souffrir, mais elles font écrire, souvent de belle façon, c’est-à-dire de vraie façon. Si les Mémoires de Madame de Rémusat (Mercure de France, 2013) peignent la cour de Napoléon Ier avec la réserve souvent sévère d’une femme née sous Louis XVI, et le scepticisme de la petite-nièce du grand Vergennes qu’emporta la Terreur, sa correspondance donne une idée différente du régime des abeilles et du rôle que certaines femmes eurent à y tenir. Son dévouement envers Joséphine, en tant que Dame du Palais, égale l’attachement indéfectible dont elle assure son mari dans leur correspondance sensible… Le Premier chambellan de l’Empereur est aussi surintendant de ses spectacles, c’est dire qu’il n’a pas de vie, et que son existence nomade, jetée sur les routes d’une Europe française, l’a privé de son épouse durant presque dix années. Cette longue séparation aurait pu ouvrir la porte à d’interminables épanchements ou de répétitifs reproches. Madame de Rémusat les contient par éducation et souci de ne pas trop laisser le cœur mordre sur les devoirs conjugaux.

Femme d’équilibre, mère d’une des plus hautes figures du libéralisme à la française, elle nous dit préférer Racine, Pascal, Sévigné, La Bruyère, Voltaire à Rousseau, objet d’une admiration sélective. L’horreur du lacrymal et du pathos mise à part, la critique du philosophe vise sa conception patriarcale du couple, qui exclut la femme de la sphère publique et réserve ses vertus à l’espace domestique dont elle forme la garantie morale. Comment le sage (et sensuel) Rousseau avait-il pu exalter l’amour dans le mariage, idée nouvelle, et refuser au beau sexe les profits d’une éducation qui le mît en état de participer activement à la vie de la nation. Proche en cela de Madame de Staël et de sa réfutation de Rousseau, Madame de Rémusat entend partager avec son mari plus que des banalités sur le temps qui passe et l’ennui d’une solitude interminable. Aussi ses Lettres dessinent-elles un portrait de la société impériale, aussi frappée des «merveilles» de Napoléon qu’effrayée par ses revers et l’impôt du sang, que tous payaient alors. Au milieu de ce moment épique sans égal, les années 1804-1807 marquent un âge d’or dont Madame de Rémusat prend vite conscience et tente de retenir. La politique, la littérature, le théâtre, l’opéra et les arts remplissent sa correspondance de nettes formules et de passionnantes digressions. SG
Antoine-Jean_Gros_-_Bonaparte_visitant_les_pestiférés_de_Jaffa

Extrait (lettre du 23 septembre 1804)
«J’ai été ce matin au Salon, où j’ai vu d’assez belles choses. Le plus beau tableau qui y soit, sans aucune contradiction, est celui qui représente la visite de l’empereur aux pestiférés d’Egypte [sic], par Gros. […] Il y a encore un autre tableau d’Hennequin qui fait mal à voir, et qui est d’ailleurs assez mal composé. C’est celui qui représente ce malheureux événement de Quiberon. Le cœur se serre à l’aspect de ces Français s’égorgeant entre eux. […] Enfin, un joli petit  tableau de ce Richard qui a fait la Valentine de Milan, qui représente François Ier, et que les connaisseurs mettent à côté des Gérard Dow. Vous devriez engager l’impératrice à l’acheter.»