VIVE LES DICOS !

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Soutine, Maternité, 1942. Coll. part.

Notre vision de l’art du premier XXe est encore lestée de lourds aprioris et de terribles oublis. Michel Charzat, dont la biographie de Derain est très attendue, le vérifiait, il y a peu,  dans son excellent Jeune peinture française 1910-1940 (Hazan, 2010). Même constat si l’on se tourne vers le dictionnaire que consacre Nadine Nieszawer aux artistes juifs de l’école de Paris, actifs donc entre la révolution fauve de 1905 et les débuts de la si mal nommée drôle de guerre… Nous les avons oubliés, pour beaucoup, ces hommes et ces femmes que recense son précieux volume. L’une des raisons de l’amnésie, Claude Lanzmann la rappelle en préface, ce fut la disparition de près de 40% d’entre eux, entre 1941 et 1944, à la suite de leur déportation. La mort va vite, disaient les romantiques, et la mémoire n’est pas moins prompte à se déliter. En dehors de Modigliani, Chagall, Lipchitz, Zadkine, Pascin, Kisling ou Marcoussis, un amateur respectable peine aujourd’hui à citer d’autres noms. Sait-on qui étaient ce Kikoïne et ce Kremègne, restés en France sous l’Occupation et épargnés par la shoah, sans lesquels pourtant le génie de Soutine, leur ami, se comprend moins?

url-1Il est des figures plus effacées encore parmi les 178 que retient ce dictionnaire du réveil. On pourrait même y ajouter quelques ombres perdues tant les limites de l’École de Paris sont floues. Si les notices varient en longueur et en acuité, sujettes qu’elles sont à l’état de la recherche, l’introduction aurait pu être plus nourrie. Les travaux de Jean-Louis Andral, Sophie Krebs, Romy Golan, Dominique Jarrassé et Yves Chevrefils Desbiolles nous ont rendus plus exigeants qu’à l’époque où le sujet restait prisonnier d’une détestable nostalgie, comme tout ce qui touchait aux «Montparnos» de l’entre-deux-guerres. Baptisée par Roger Allard, et non par André Warnod, à rebours de ce que laisse entendre Nadide Nieszawer, l’école de Paris se trouve rattrapée, dès 1923-1925, par les tensions dont elle n’est qu’en partie responsable. Critiques et artistes se déchirent alors sur l’existence d’un art proprement juif, idée défendue alors par les milieux israélites les plus réceptifs à la cause sioniste. Ils ne craignent pas d’invoquer la vérité de la race contre ceux qui en doutent. Kisling, refusant leur définition ethnique de l’art, partageait également les grandes réserves d’Adolphe Basler, Vauxcelles (né Louis Mayer) et Waldemar George, juifs comme lui, à l’égard des excès de cette Ecole de Paris et de ses prétentions à incarner à soi seule l’art français.

1415009760La ligne de partage passe donc à l’intérieur de la communauté israélite et donne du grain à moudre à ceux qui dénoncent déjà «l’art juif», tel Fritz René Vanderpyl, cette école «envahissante» qui ne serait que laideur, saleté, obscénité et «matière anti-française». Le futur auteur de L’Art sans patrie (Mercure de France, 1942) laisse déjà entendre combien les secousses de 1923-1925 vont peser sur les clivages de l’Occupation et les rendre beaucoup plus complexes qu’on ne le dit généralement par manichéisme. Le Dictionnaire de la critique d’art à Paris 1890-1969, né de la patience scrupuleuse de Claude Schvalberg et d’une cinquantaine de spécialistes, évoque quelques-uns des acteurs du débat. Alors que le judaïsme combatif de Gustave Kahn est bien analysé, il n’est pas fait mention des sarcasmes de Basler au sujet de «l’esprit exalté des nationalistes juifs». La notice relative à l’étonnant Waldemar George, au contraire, souligne avec justesse le paradoxe apparent de ce juif polonais qui chanta à la fois la judéité tragique de «l’instinctif» Soutine et (un temps) les vertus du fascisme italien. Au sujet de la presse de la collaboration, qui n’a pas été occultée ou caricaturée, on peut regretter que Rebatet n’ait pas sa place là où Jean-Marc Campagne et  Camille Mauclair (parfaite notice de Pierre Vaisse) ont la leur. Ce ne sont évidemment que d’infimes réserves, cet admirable instrument de travail est appelé à durer et nourrir plusieurs générations d’étudiants en histoire de l’art et en littérature. Longtemps la profession de critique, en effet, a été servie par nos meilleures plumes et l’ambition de faire coller les mots à l’image. La période couverte ici, entre le symbolisme et la fin du ministère Malraux, de Féneon et Apollinaire à  Georges Limbour  et  Jean Paulhan, ne déroge pas à cet ancien mariage de la plume et du pinceau. Ces années, par ailleurs, ont vu les meilleurs peintres, Matisse et Picabia comme Masson et Dubuffet, défendre directement leurs positions et leurs passions. Rien de cela n’échappe au dictionnaire de Schvalberg qui abonde en données bibliographiques et en annexes plus utiles les unes que les autres. Sa richesse inépuisable va jusqu’à introduire une information très poussée sur les galeries, l’édition d’art et même les principales collections à travers lesquelles se diffusa bien plus que les éternelles interrogations sur la modernité et ses disputes. Stéphane Guégan

*Nadine Nieszawer (dir.), Artistes juifs de l’école de Paris 1905-1939, Somogy-Editions d’art, 49€

*Claude Schvalberg, Dictionnaire de la critique d’art à Paris 1890-1969, préface de Jean-Paul Bouillon, Presses Universitaires de Rennes, 39€

*Sabrina Dubbeld (dir.), Juana Muller (1911-1952). Destin d’une femme sculpteur, Somogy, 29€

url-2Très dynamique sous l’Occupation, à Lyon comme à Paris, le groupe Témoignage plaidait l’alliance de l’art moderne et d’une spiritualité renouvelée, reconquise sur le matérialisme moderne, et appelait à la revalorisation des vertus de l’artisanat traditionnel, seul rempart au quotidien déshumanisé. S’il n’était né en 1936, nos censeurs actuels y dénonceraient illico la main agissante de Vichy… On sait, ou plutôt on admet mieux aujourd’hui les liens qui unissent le Front populaire à certains aspects du programme de la révolution nationale. Aucune raison, du reste, ne permet de dire que les artistes de ce collectif encore peu connu partageaient les mêmes options politiques : Jean Bertholle, auquel le musée de Dijon a rendu un bel hommage récemment, Gleizes, les sculpteurs Etienne-Martin et Stahly exposaient donc aux côtés de Jean Le Moal, personnalité intéressante, homme de gauche, resté fidèle à lui-même après avoir rejoint La Jeune France au lendemain de la débâcle. Son épouse, Juana Muller, n’était qu’un nom, elle redevient une artiste à part entière grâce à la présente publication. Cette jolie Chilienne, débarquée en France peu de temps avant l’Exposition de 1937, fut tour à tour la disciple de Zadkine et de Brancusi qui la chérirent tous deux. Mais il serait peu courtois et malvenu de la réduire à cette double tutelle. Son rare corpus respire le goût des matières douces à la main, pierre et bois, et des formes massives, élémentaires, investies, drôles parfois, mais toujours « fermes sur leurs bases », disait Henri-Pierre Roché. Une belle redécouverte. SG

Manet avait l’oreille

La musique fut l’une des reines les plus fêtées et discutées du XIXe siècle. Chez soi, au concert, dans la rue, on la joue partout et pour tous. Véritables caisses de résonance, les journaux sont alors pleins des polémiques qui la traversent depuis l’ouragan rossinien. La place que lui accorde Manet déborde donc ses propres inclinations et rejoint les marqueurs d’une modernité englobant la société entière. Traduire les sons en peinture n’en est pas moins une histoire ancienne. Manet ne l’ignorait pas, lui qui a fait du Concert champêtre de Titien, parmi d’autres annonces de cette musique des yeux, la référence constante de son imaginaire. J’ai essayé de le montrer dans Manet ritorno a Venezia. Mais qu’en est-il des œuvres qui résonnent de l’absence de tout musicien? Qui frondent doublement, donc, le silence de cette «poésie muette» dont se réclamait la théorie horacienne de la peinture au XVe siècle. Indéniablement, La Musique aux Tuileries se construit sur une ellipse aussi intentionnelle que le train invisible de Chemin de fer, voire le client élidé d’Olympia (tableau à partir duquel Catherine Meurisse vient d’imaginer une désopilante traversée des fantasmes que charrient les collections d’Orsay). Manet est de ces peintres qui disent plus qu’ils ne montrent. Comment l’entendre dans le cas du tableau de Londres?

Persuadée que La Musique aux Tuileries fait largement écho aux passions soulevées par Wagner sous le Second Empire, Dolan étaie sa lecture d’une information nourrie sur ceux qui adoubèrent ou dénoncèrent le «musicien du futur», avant et surtout après les représentations de Tannhäuser imposées par Napoléon III en mars 1861. Le fait est que nombreux sont les partisans du musicien à parader sous les futaies de Manet. On y reconnaît Gautier, wagnérien modéré, et Baudelaire, nettement plus idolâtre, Astruc et Fantin-Latour. Manet lui-même a baigné, sans s’y noyer, dans un milieu acquis à la cause. Sur ses préférences musicales, la fameuse lettre de Mme Paul Meurice est sans appel: Haydn est son grand homme. Du reste, on ne saurait trouver univers plus opposés que ceux de Manet et Wagner. Cherchant ailleurs ces convergences improbables, Therese Dolan les tire de la matière et de la manière, également tranchantes, du peintre et du musicien. Ne passèrent-ils pas tous deux pour des corrupteurs de la ligne, contours brisés de l’un, mélodies déstructurées de l’autre? Manet, à l’extrême-gauche de sa toile, canne en main, s’y serait représenté en chef d’orchestre, libérant une pâte sonore où le non-fini des formes rejoindrait la nature non assertive de la musique. Certes, il a aimé ces transferts d’un medium à l’autre. Mais peut-on aller si loin dans l’analogie entre l’œil et l’oreille? J’en doute un peu.

Pour fertiles qu’elles puissent être, comme l’est celle de Dolan, les interprétations trop exclusives conviennent mal à Manet, l’artiste le moins démonstratif qui soit. Il préfère jouir de ses pensées sans les fixer… Peut-on écarter, par exemple, l’hypothèse très plausible que le tableau de Londres soit postérieur à la mort du père de Manet, décédé en septembre 1862, et qu’il se construise autour de la présence endeuillée de la mère du peintre (préparée par un dessin célèbre, coll. part.). Excellente musicienne, mais fidèle au bel canto de sa jeunesse, elle jette une note de noir au milieu de cette réunion mondaine, qui peut se lire comme l’extension de l’artiste, devenu chef de famille, d’une famille élargie, avec ses critiques influents, son réseau d’amitiés, son militaire, ses femmes en crinoline et peut-être son musicien… L’homme à bésicles, en effet, à droite, pourrait bien être Offenbach, autre virtuose en cour et peu wagnérien. Il faut donc beaucoup se forcer pour voir s’égayer ici une sorte de meeting radical, aux pieds du palais impérial. Les Tuileries sont loin de brûler encore. Il y a peu de chance que Manet, auréolé du succès de son Guitariste espagnol, y fasse résonner le cor d’Hernani. Si heurtées que parurent l’écriture du tableau et la palette de Manet en 1863, La Musique aux Tuileries répond à L’Atelier de Courbet, narcissique et binaire, par une leçon de savoir-vivre et de dandysme pictural. S’en est-il jamais départi par la suite, fût-ce dans ses œuvres les plus hostiles au régime? Le dernier livre de James Rubin, qui prône et prouve les vertus d’une lecture rapprochée et thématique des impressionnistes, rend justice à la subtilité constante de Manet, à l’alliance qu’il rend possible entre la saisie de l’instant et le «questionnement des enjeux associés à la peinture narrative traditionnelle». En plus de La Musique aux Tuileries, deux cents tableaux canoniques sont ainsi ramenés à leurs «pensées», à leurs significations diverses, qu’on a trop longtemps niées par cécité formaliste. Stéphane Guégan

*Therese Dolan, Manet, Wagner and the Musical Culture of Their Time, Ashgate, 58,50£.
*James Rubin, Voir [de près] les tableaux impressionnistes, Hazan, 29,95€.
*Catherine Meurisse, Moderne Olympia, M’O/Futuropolis, 17€.

Manet encore…

Le legs Caillebotte empoisonne l’histoire de l’art depuis un bon siècle. On l’invoque, à tort, comme la preuve irréfutable de l’incompétence crasse de l’État en matière d’art moderne. Nul n’ignore combien cette litanie pèse, mais de façon inverse, sur la situation présente. Notre perception des clivages du XIXe siècle s’étant polarisée autour du prétendu rejet institutionnel des impressionnistes, elle n’a cessé de biaiser la mémoire du dit martyrologue. Si le Salon des Refusés, tremplin pourtant de Manet en 1863, a valeur inaugurale dans cette mythologie, les péripéties mal comprises du legs Caillebotte en constituent le chapitre le plus éclatant. L’ostracisme «officiel» ne vaut-il pas reconnaissance aux yeux de la postérité? Or, comme le livre imparable de Pierre Vaisse le démontre, la collection Caillebotte, en 1894, allait au devant des attentes d’une administration qui avait pris conscience des lacunes du musée d’Art moderne, le fameux Luxembourg où, il est vrai, les novateurs tardèrent de plus en plus à entrer après 1850.

Le «décrochage» date bien du Second Empire, et s’aggrave sous Mac Mahon. Raison pour laquelle la République radicale, à travers l’action du ministère de l’Instruction publique et de sa direction des Beaux-Arts, enrôle des hommes d’esprit plus libre et d’initiative plus ferme. Le souvenir du gambettiste Antonin Proust, l’ami de Manet qui fit entrer Courbet au Louvre en 1882, a éclipsé la figure controversée d’Henry Roujon. Ses états de services, que Vaisse détaille utilement, devraient faire rougir les auteurs expéditifs. Car Roujon, familier de Mallarmé et des Parnassiens, futur académicien, ne ressemble guère à sa caricature, celle du fonctionnaire bouché, et qui aurait fait capoter le bon déroulement du legs Caillebotte. On oublie que, nommé en octobre 1891, il  entra en fonction peu de temps avant l’acquisition du Portrait de la mère de Whistler (poussée par Clemenceau) et celle des Jeunes filles au piano de Renoir (poussée par Mallarmé). Sous son prédécesseur, plus timoré, l’État avait tout de même accepté le don d’Olympia par un groupe de souscripteurs menés par Claude Monet. Bien que l’arrivée de l’impure soulevât une ou deux protestations, et qu’il fallut attendre 1907 pour que le Tigre ne l’impose aux cimaises du Louvre, la toile de Manet se fit une place au Luxembourg. Caillebotte avait été l’un des acteurs de la souscription historique. En 1894, il meurt, laissant à l’État une soixantaine de tableaux impressionnistes et quelques Manet, dont Le Balcon, toile phare du futur legs. Accepté en bloc dès le 20 mars 1894, sa réalisation va achopper sur une série de difficultés. Contrairement à la légende dorée, elles tiennent moins aux divergences d’opinion propres au Comité des musées nationaux, ou à la tiédeur de Roujon, qu’à la volte-face de Martial Caillebotte, l’un des deux exécuteurs testamentaires avec Renoir… D’un commun accord, il avait été auparavant conclu qu’une partie du legs serait montrée au Luxembourg, le reste rejoignant Fontainebleau et Compiègne. Il apparaît que certains artistes, Monet, Pissarro et Sisley en particulier, étaient heureux de pouvoir dégraisser la donation des toiles médiocres, et elles étaient nombreuses. En mai-juin 1895, coup de théâtre, Martial imposa son choix de conserver en pleine propriété les tableaux que le musée du Luxembourg, déjà à l’étroit dans ses murs avant le legs, ne pouvait montrer. Le 9 février 1897, dans une salle dédiée de la nouvelle extension, le public était admis à découvrir la quarantaine de tableaux retenus, dont quelques-uns des chefs-d’œuvre de Manet, Degas, Cézanne et Monet de l’actuel Orsay. Sourd aux réserves de certains membres de l’académie des Beaux-Arts, certains seulement, Léonce Bénédite, le patron du Luxembourg, n’en oubliait pas le reste de la collection. Promis aux musées nationaux, il lui échappa pour des raisons mal élucidées, auxquelles la maison Durand-Ruel n’est peut-être pas étrangère. La valorisation de la «nouvelle peinture» se serait retournée contre son agent officiel. SG

*Pierre Vaisse, Deux façons d’écrire l’histoire. Le legs Caillebotte, Éditions Orphrys/INHA, 19€.