Caprices, caprices

9782754107723-GLa liberté d’expression ne connaissant plus de limites, je m’autorise donc aujourd’hui à livrer l’entretien suivant à qui voudra bien le lire… Préparé par Bérénice Levet, il était destiné à la presse écrite, mais le grand art et ses mésaventures ne font plus partie des priorités du jour.

Bérénice Levet – Votre livre s’intitule Les Caprices du goût en peinture, en écho et hommage aux travaux du grand historien d’art Francis Haskell. Vous entraînez le lecteur français sur une voie passionnante en l’invitant à suivre l’alternance d’éclipse et d’exhumation qui scande la vie des formes. Tel peintre, tel tableau, un temps célébré, adulé se voit soudainement remisé, sombre dans l’oubli pour finalement réapparaître et capter de nouveau l’attention. Bref, vous démontrez que le destin des œuvres est fragile. Nulle beauté, nulle grandeur ne prémunit contre l’oubli ou le mépris. Vous parlez de caprices, mais en réalité vous nous dites en quoi ces redécouvertes ont leur logique.

Stéphane Guégan – Le titre relève de l’antiphrase, même si je crois à l’imprévisible. À un moment, contre toute attente, un tableau ou un artiste resurgit. C’est le déclic, la vague ou la vogue suit… On peut également parler de caprice dans la mesure où il y a toujours chez les acteurs de ces redécouvertes, une part de subjectivité, une part de plaisir, quelque chose qui se dérobe à la logique rétrospective. Mais ces redécouvertes, en effet, ont leur logique. Toute époque déclasse et reclasse du même élan. J’ai tenté d’en comprendre les mobiles. Pourquoi, à tel moment, telle œuvre refait surface et, dévaluée hier, retrouve une actualité pour l’amateur et une fécondité pour le créateur? Si l’on en vient immédiatement à un cas d’école, Vermeer fut longtemps absent de l’histoire de l’art. On connaissait ses tableaux mais sans les lui attribuer. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour le voir réintégrer l’histoire de la peinture. C’est le mari de Vigée Le Brun, un marchand de tableaux, qui est le grand artisan de cette redécouverte. Tout l’art moderne s’engouffre dans la brèche, de Manet à Balthus. L’âge des Lumières, et sa fascination pour l’originel, fut beaucoup moins normatif qu’on le croit. Le retour aux Primitifs et la folie hispanique débutent aussi alors.

BL – Vous comparez le mouvement du goût, filant la métaphore, au mouvement de la terre autour du soleil…

SG – Nous sommes enclins à nous figurer l’histoire de l’art comme écrite une fois pour toutes, or elle ne cesse de se reconfigurer. Je crois plus à cette révolution permanente qu’à l’évolutionnisme des modernes, qui est une farce éculée (sauf pour ceux qui en tirent profit). Chaque époque se fabrique son histoire de l’art en fonction de ses propres intérêts. Et l’historien d’art est tributaire de ce mouvement de la sensibilité, il ne surplombe pas son temps, il est lui-même pris dans l’histoire qu’il retrace.

BL – Je voulais vous interroger sur ce point. Le XXe siècle a favorisé de nombreuses redécouvertes, nous allons y revenir, mais on vous devine impatienté par une certaine arrogance contemporaine, notre propension à nous penser comme de Grands Justiciers, libérés de tous les tabous. Votre livre nous confronte à nos préjugés et vient nous rappeler que nos exhumations obéissent aussi en partie à des motifs politiques, idéologiques et moraux.

SG – Cette arrogance tient en grande partie à ce que nous sommes prisonniers d’une vision trop homogène de l’histoire de l’art. Ce livre essaie de penser l’hétérogène. Hétérogénéité verticale, d’un côté, en cela que chaque époque se donne de nouveaux pères spirituels. Et hétérogénéité horizontale, de l’autre, les esthétiques les plus contraires ont toujours coexisté et dialogué plus que ne veut le dire la vulgate moderniste.

1280px-Alexandre_Cabanel_-_The_Birth_of_Venus_-_Google_Art_Project_2BL – C’est un des aspects très stimulants de votre livre que de nous rendre accessibles à ces parentés, ces affinités entre des esthétiques tenues pour contraires. Plutôt que de les opposer, dites-vous, il convient de les articuler. Ainsi suggérez-vous de ne plus voir dans la «très sucrée» Naissance de Vénus de Cabanel le marchepied d’Olympia mais sa complice involontaire. Regard dont un Max Ernst s’est révélé capable, ainsi que vous le montrez plus loin, puisqu’il s’inspire de la même Vénus pour Le Jardin de la France (Mnam) de 1962.

Ernst_cgpSG – Avec le recul, nous pouvons enfin penser ce qui rapproche les artistes qu’on dit antagonistes. Ils partagent souvent un même rapport au passé et au présent, à défaut d’en tirer la même chose plastiquement. C’est là où l’histoire de la sensibilité corrige les ukases de l’histoire de l’art. Dis-moi qui tu vénères, je te dirai qui tu es… À cet égard, je m’intéresse évidemment au retour des Pompiers après 1950, c’est-à-dire au moment où la doxa moderniste commence à donner des signes de faiblesse et va bientôt voir se dresser une autre approche des XIXe et XXe siècles. Max Ernst n’est pas le seul alors à avouer le plaisir et l’intérêt, j’y insiste, qu’il prend à fréquenter les maudits de la peinture officielle.

Eclipses_fridaBL – Au fond, ces redécouvertes nous parlent presque plus des sociétés qui les rendent possibles que des œuvres elles-mêmes. Votre livre couvre l’ensemble des siècles mais arrêtons-nous sur le XXe siècle. Essayons de dresser un rapide panorama de ses «retours en grâce». Ils sont tout à fait révélateurs des obsessions qui nous agitent. Il y a, bien sûr, le cas des peintres femmes.

SG – En effet, le XXe siècle les voit se multiplier tandis que l’histoire de l’art, d’inspiration féministe, a consacré leur triomphe. Or, en regardant le passé, on s’aperçoit que cette situation n’est pas complètement nouvelle. Elle a connu des signes avant-coureurs, dans ces périodes que l’on croit soumises aux pires préjugés, spécialement sous l’Ancien Régime. On trouve alors des peintres femmes au plus haut niveau de la société et du monde de l’art malgré le numerus clausus qui règne à l’Académie. Dès avant la Révolution, certaines connaissent la célébrité et sont admises au Salon: c’est le cas de Vigée Le Brun, portraitiste attitrée de la reine. On tendait sans doute à reléguer les femmes dans l’exercice de la nature morte et du portrait, au motif que les bonnes mœurs leur interdisaient d’accéder aux académies viriles. Mais, dès la fin du XVIIIe siècle, elles trouvèrent le moyen de lever cet obstacle. Dans l’entourage de David, des femmes peignent des hommes aussi dénudés que ceux du maître de la virilité triomphante. Les féministes qui prétendent redécouvrir cette peinture dans les années 1970 ont mis en lumière cette situation remarquable mais pour mieux ensuite en réduire la portée, se plaisant à camper les artistes du beau sexe en éternelles victimes d’une société qui les dominerait ou les réduirait aux genres ancillaires. Les femmes ont imposé une peinture de femme avant Frida Kahlo et Georgia O’Keeffe dont je réexamine le culte actuel.

BL – Autre redécouverte inséparable du contexte politique, celle de l’orientalisme… On ne compte plus les expositions témoignant de l’intérêt des Occidentaux pour les «figures de la diversité». Un art capable de célébrer l’Autre. Ce qui renvoie à une conception identitaire du visiteur, comme si la peinture occidentale n’avait de légitimité qu’à ce titre.

Dinet_orsaySG – Je serai moins tranché que vous. Il faut se souvenir d’une époque où, à Orsay, avant que Guy Cogeval n’en prenne les rênes, la salle orientaliste avait disparu. On regardait cette peinture avec condescendance ou un fort sentiment de culpabilité. C’est dans les années 1960-1970 que l’on commença à accuser l’orientalisme européen d’avoir été le fourrier du colonialisme, porteur qu’il serait en son entier, et par essence, d’une vision réductrice, raciste et sexiste de son objet. Très récente est la reconquête du regard sur ces poncifs véhiculés par Edward Saïd et ses émules. Car cette peinture longtemps dévaluée a su très souvent témoigner d’une expérience concrète et compréhensive de la polyphonie ethnique et culturelle du monde arabe. Et il a fallu que le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme consacre une exposition aux Juifs dans l’orientalisme pour que l’on redécouvre l’intérêt qu’un Chassériau a porté à la communauté juive en Algérie et la puissance de vérité de ses toiles. Le tableau de Dinet, Esclave d’amour et Lumière des yeux (musée d’Orsay), glosé dans le livre, est aussi d’exhumation récente alors que sa célébrité, au début du XXe siècle, était encore énorme. En outre, il offre de l’Afrique du Nord une vision étrangère à bien des stéréotypes.

BL – Ressort enfin de votre livre le lien entre les réhabilitations du XXe siècle et la résistance à une approche formaliste des œuvres. Les Réalismes, l’exposition organisée par Jean Clair en 1980, marquait un tournant, rendait caduque une certaine vision pantouflarde, univoque du XXe siècle, non sans susciter de vives polémiques: la peinture figurative retrouvait ses droits.

André Masson, Autoportrait, 1947 H/t. Coll. part.
André Masson, Autoportrait, 1947
H/t. Coll. part.

SG – À l’évidence, nous nous sommes libérés dans le dernier quart du XXe siècle des tabous modernistes et de l’idée que la figuration appartenait au magasin des formules périmées. L’idée d’un progrès nécessaire, contre quoi Picasso pestait dès 1910, nous est devenue odieuse. Il n’y a plus de honte à aimer et défendre le dernier Bonnard, le dernier Giacometti, le De Chirico non métaphysique, le Masson des années 1940-50 ou le Picasso du Palais des Papes, pour parler comme Malraux. Loin de moi, cela dit, le désir de plaider pour un révisionnisme irréfléchi. Du reste, une œuvre n’est pleinement redécouverte qu’à la condition de recouvrer sa vérité première et sa puissance de significations nouvelles. Et les possibilités démultipliées qu’offrent l’Internet ou le marché de l’art resteront lettre morte si elles ne répondent aux besoins profonds du bel aujourd’hui.

– Stéphane Guégan, avec la collaboration de Delphine Storelli, Les Caprices du goût en peinture. Cent tableaux à éclipse, Hazan, 39€.

Présidé par Jean-Pierre Le Goff, le club de réflexion « Politique autrement » organise un séminaire en 2015, animé par Robert Kopp, sur le thème: La querelle de l’art contemporain, quel état de la modernité ? Je participerai à la séance du samedi 24 janvier 2015, à 14h30 : Questions d’histoire et de définition.

Heureux qui comme…

Chateaubriand ne fut pas le premier Occidental à aller chercher en Amérique et en Orient des «tableaux» pour en colorer sa prose poétique et la décentrer. Mais son prestige aux yeux des jeunes romantiques n’avait pas d’égal. Il incarnait avec panache l’homo viator, tendu entre l’expérience existentielle, l’invention d’une écriture et les attentes d’un public de plus en plus sujet au «tourisme». Les très nombreux récits de voyage de Gautier, que François Brunet réexamine dans un livre précis et sympathique à son objet, ont été longtemps tenus pour un des sommets de l’œuvre. Baudelaire, en 1859, leur attribuait une double vertu, la beauté du texte donnant accès à une sorte d’intelligence cosmopolite des cultures étrangères. Puis vint la nette désaffection du premier XXe siècle: Gautier et ses vagabondages ne semblent plus alors assez «investis», enchanteurs ou caustiques, au regard de Lamartine, Nerval ou Flaubert. Depuis les années 1970, heureux coup de balancier, notre époque les redécouvre, au sens plein, et leur reconnaît à nouveau une valeur de vérité intacte sous la flamboyance et l’humour. Peut-être le charme et l’unité de ce corpus hétérogène, dont Brunet éclaire les composantes et les constantes sans niveler leur vitale inspiration, viennent-ils de la répugnance de l’écrivain à céder aux clichés du genre et au conformisme de ses contemporains, aussi soucieux de flatter l’Européen que d’embellir déjà les saintes altérités.

Parce qu’il estimait que la vie ou l’art n’avaient pas à se justifier, Gautier partait pour partir et voyagea pour voyager. Peu porté à la prédication, se fiant au hasard plus qu’au Baedeker, il n’emportait avec lui que ses lecteurs et un ou deux compagnons. La pérégrination solitaire heurtait son hédonisme et ses convictions. Impossible de s’exposer seul aux surprises du monde et aux aléas de l’ailleurs. La polyphonie lui apparaît conséquemment comme une nécessité de l’écriture viatique, l’objectivité du reportage ne pouvant s’entendre qu’à travers une subjectivité assumée. La diversité du réel, objet premier du récit, surgit de la diversité des perceptions. Si Gautier pratique la rupture de ton et de mode en émule de Sterne et de Heine, il ne dissocie pas l’exploration de l’expression, fût-elle tributaire de son goût de l’intertextuel et de l’auto-textuel. Lui qui intimait aux peintres d’aller parcourir la planète afin d’en fixer une image la plus exacte possible, et se comparait à un «daguerréotypeur littéraire», n’a jamais prétendu à quelque virginité optique ou plastique que se soit. Comme le souligne Brunet après d’autres, la langue inimitable de Gautier est riche d’allusions et de moqueries envers le flux d’imprimés et d’images que suscite et nourrit le nomadisme des modernes. Nul hasard, Chateaubriand le dispute à Hugo, celui des Orientales et du Rhin, dans ce jeu référentiel incessant, qui n’efface jamais toutefois la volonté de dire le divers. En 1837, faisant part à Mme Hanska de son regret de ne pas avoir franchi les Alpes avec le cher Gautier, Balzac pouvait écrire: « L’Italie y a perdu, car c’est le seul homme capable d’en dire quelque chose de neuf et de la comprendre. »

Dire pour comprendre donc, au point que Brunet, après avoir retracé les différents itinéraires de Gautier, s’intéresse à la complexité des motivations et des enjeux qui déterminent le texte par-delà son apparente désinvolture. Dès les Poésies de 1830, on le sait, l’image hugolienne de Mazeppa agit sur son tempérament casanier comme un memento vivere, et donc comme un memento movere. L’envie de voir des «sites nouveaux», de suivre l’hirondelle, prît-elle la forme d’une femme, et de «faire confiance à l’imprévu» ne le lâchera plus. S’agissant de voyages que Gautier eût été en peine de financer lui-même, Brunet fait la part des pulsions et des contraintes avant de souligner comment cette prose obligée déjoue sans cesse les attentes de ceux auxquels elle était destinée. Mais, on le sait, le lecteur n’aime rien tant que de pas être pris pour un abonné facile à combler. Gautier le savait, qui n’a jamais ménagé son auditoire. En plus de chahuter les registres, il se plait à déhiérarchiser ses descriptions, changer de focale, congédier toute fausse neutralité en se mettant en scène ou en jetant quelques notes discordantes. Cela vaut pour les pauvres de Londres, les couacs de l’Algérie coloniale ou l’irritante claustration où la Turquie tient ses femmes. Et cela vaut pour l’intrusion fréquente du monde moderne, dont Gautier très vite ne fait plus le repoussoir du paradis d’avant.

Cette attention positive au présent s’oppose à la valorisation émue du passé, objectif déclaré des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, l’un des étendards de la «nouvelle sensibilité» sous la Restauration et l’une des matrices de la nouvelle littérature. L’entreprise éditoriale était sans précédent, bien qu’on songe au souffle chaud de la Description de l’Égypte de Denon face aux 22 forts volumes dûment rangés dans le meuble austère de la fondation Taylor. S’y regroupent presque militairement trois mille lithographies, produites entre 1820 et 1878, par une armée d’artistes lancée sur les routes de la vieille France. Si l’image devance le texte et fait de chaque livraison une pierre du grand édifice final, les mots rivalisent avec la gravure qu’ils accompagnent et «illustrent», comme l’aurait dit l’Éluard des Mains libres. Là réside, comme la belle exposition du musée de la vie romantique permet de le saisir, l’une des singularités de cette aventure où le baron Taylor, futur introducteur d’Hernani à la Comédie française et de l’Espagne au Louvre, joua un rôle central. Meneur d’hommes exceptionnel, mais lucide quant à son génie propre, il abandonne d’abord la plume à son ami Nodier. Aussi les deux premiers volumes sont-ils les plus accomplis, poétiquement, de l’ensemble: « Ce n’est pas en savants que nous parcourons la France, mais en voyageurs curieux des aspects intéressants, et avides des nobles souvenirs. […] Ce voyage n’est donc pas un voyage de découvertes; c’est un voyage d’impressions.» Pour avoir fréquenté le cénacle de Nodier, que l’exposition fait revivre avec esprit, Gautier n’eut pas trop de mal à défier le lyrisme sentimental des Voyages au profit d’une approche moins nostalgique et plus sensuellement hétérogène de ses longues promenades. Stéphane Guégan

*François Brunet, Théophile Gautier, écrivain voyageur, Honoré Champion, 90€.

*La Fabrique du romantisme. Charles Nodier et les Voyages pittoresques, Musée de la vie romantique, 18 janvier 2015. Excellent catalogue sous la direction de Jérôme Farigoule, Paris-Musée, 30€.

D’autres voyages, d’autres voyageurs…

La très active société des Amis de Chassériau nous avait alléché avec l’annonce d’une «correspondance oubliée», laquelle devait contenir des lettres de Gautier et d’Alice Ozy, qui fut la maîtresse «tarifée» des deux hommes. On vient, en effet, d’exhumer des cartons familiaux plusieurs centaines de documents. Un grand nombre d’entre eux, confiés par le baron Chassériau à Léonce Bénédite, avaient déjà été exploités et cités dans la monographie de ce dernier. Connues sont aussi les lettres adressées à Gautier et celles d’Alice, toutes postérieures, comme on sait, à la mort précoce du peintre, et dictées par le désir de contrer les révélations désobligeantes des Choses vues de Hugo. De l’inédit, ce volume en propose beaucoup néanmoins; il touche souvent aux liens essentiels que l’art et la carrière de Chassériau nouèrent avec l’ancienne administration impériale et certaines des personnalités les plus impliquées dans la colonisation de l’Algérie. Pour ne citer qu’un exemple éloquent, on voit Henry Guillaume, qui avait été de l’expédition de Saint-Domingue en 1802, s’enquérir plusieurs fois des travaux du jeune prodige. En mai 1837, il demande ainsi à Frédéric Chassériau si son frère a enfin mis à exécution l’«envie de faire un tableau du débarquement à Marseille des Kabaïles [sic] envoyés d’Afrique par le maréchal Bugeaud». Bien avant de débarquer lui-même en Algérie, bien avant ses premiers chefs-d’œuvre inspirés par les populations arabe et juive d’Alger et de Constantine, Chassériau cède à son attrait pour les ressortissants de la seconde France. La fronde vibre déjà du jeune romantique envers Ingres, qu’on comprend mieux à la lecture du volume. De lettre en lettre, c’est aussi le réseau social, très utile et plutôt flatteur, de l’artiste qui reprend forme et s’offre à nous hors du manichéisme des historiens. L’annotation des lettres, partant,  pourrait être plus nourrie, il faudra aussi la nettoyer de quelques coquilles. L’une d’entre elles porte sur Louis de Cormenin, non pas le père comme indiqué, mais le fils, qui écrit à Chassériau peu de temps avant le décès du pourvoyeur de belles orientales: «Je désirerais de vous une tête de femme arabe sur un panneau de bois.» Gautier avait croisé Cormenin, à Oran, en août 1845 et traversé l’Italie à ses côtés, cinq ans plus tard. Il devait lui écrire en 1862: «J’ai passé avec toi les jours les plus heureux de ma vie.» Le génial Chassériau tenait aussi une place dans cette amitié inaltérable. SG // Théodore Chassériau, Correspondance oubliée, édition présentée et annotée par Jean-Baptiste Nouvion, Les Amis de Théodore Chassériau, 2014, 19€.

C’est la grandeur de Stendhal de pouvoir être lu en tous sens. Écrits «à bâtons rompus», à la manière d’une conversation de malle-poste, ses faux guides de voyage, ses «promenades», qui ont le caprice pour loi, conservent entière leur première fraîcheur, preuve de leur désobéissance à tout prêt-à-penser. Le lecteur serait mal inspiré de procéder autrement. Et Dominique Fernandez, aussi gautiériste que beyliste, en fait presque un impératif catégorique, nous encourageant à «pêcher ça et là ce qui nous amuse, sauter par-dessus ce qui nous amuse moins». Fernandez a raison aussi de désigner en Chateaubriand ce modèle admiré et haï d’une langue trop sublime à laquelle il faut tordre le cou. Dès son titre plein de dandymse anglais, Mémoires d’un touriste croise le fer avec l’Itinéraire de son aîné. La référence ne saurait être qu’une simple récusation camouflée en hommage. Sur la France où il nous entraîne, et où se rejoignent celle de Nodier, de son ami Mérimée et celle plus calculatrice de Balzac, auquel est rendu un superbe hommage, Stendhal pose le regard d’un aristocrate de cœur et de tête. S’il raille par convention la France boutiquière de Louis-Philippe, il accorde aussi à ces provinciaux obscurs, de temps à autre, l’énergie qui pousse l’Italien aux grandes choses. Les exilés de Paris, la crème d’entre eux du moins,  n’ont-ils pas des musées, n’aiment-ils pas la bonne peinture? Et notre cicerone, notre rude causeur de faire l’inventaire des bijoux à enfiler ici et là au collier de souvenirs. Les historiens de l’art ne devraient pas se contenter de ses Salons et de ses considérations italiennes de Stendhal. Ces Mémoires superbement spontanés, et qu’Albert Thibaudet comptait parmi les «quatre Stendhal à relire annuellement», déroulent une véritable galerie de tableaux. Delacroix trône au-dessus de la médiocrité ambiante. Mais on savourera aussi ce qu’il dit de La Mort de Féraud de Court ou de tel ami de Chassériau et de Gautier : « Poussin […] devrait bien enseigner à nos paysagistes à être moins pincés. Un seul que j’admire, fait reconnaître les arbres qu’il dessine; mais aussi M. Marilhat est allé étudier les palmiers en Arabie. » Bref, avec Stendhal en poche, la France n’a jamais été aussi exotique, aussi belle et étrangère à l’auto-dénigration romantique. SG // Stendhal, Mémoires d’un touriste, Folio Classique, Gallimard, avec une préface de Dominique Fernandez, de l’Académie française, 10€. Un index ne serait pas inutile… SG

 

 

 

 

 

Un lion de la collection

Dans la France des années 1850, qu’on s’imagine à tort étanche aux novateurs, Adolphe Moreau était connu comme le loup blanc. Cet agent de change riche à millions avait un cœur d’or et des murs chargés de trésors. Et Honoré de Balzac, dont il rappelle les personnages à double vie, lui aurait bien chipé le Delacroix ou le Chassériau qu’il regrettait de ne pouvoir s’offrir. La collection Moreau, si abondante, si belle, eût été de taille à le supporter. Elle comptait, nous dit Ernest Feydeau, « plus de trois cents toiles modernes signées des noms les plus illustres », qui formaient le plus éclatant ensemble « de tableaux modernes qui existe, à l’heure présente, à Paris ». Feydeau, grand ami de Théophile Gautier et père du roi de la comédie de boulevard, ne parlait jamais à la légère. Il a laissé une description scrupuleuse de la caverne d’Ali Baba où ce Sardanapale de Moreau avait entassé ses secrètes extases et son goût du kief oriental. À l’évidence, ses cures aux Eaux-Bonnes, où il semble avoir croisé Delacroix en 1845, étaient loin de calmer ses désirs rentrés d’ailleurs. Feydeau s’est plu à décrire la « furie de lumière et de tons ardents » qui régnait chez lui. Les cimaises croulaient sous les Marilhat, les Decamps et les Diaz.

E. Delacroix, Musiciens Juifs de Mogador,
Salon de 1847.
Huile sur toile 40 x 55 cm. Paris, Musée du Louvre.
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/
Jean-Gilles Berizzi.

Quant aux tableaux moins chauds, ceux de Delaroche ou de Gérôme, ces pâles fantômes «produisent, là, l’effet de glaçons achevant de dégeler sous l’âpre soleil de l’Afrique. M. Adolphe Moreau est donc […] le Mécène des coloristes. Nous ne lui en ferons pas un crime.» L’exposition du musée Delacroix, en se concentrant sur le grand homme de la maison, nous laisse cependant imaginer la folie d’un collectionneur très mêlé à la vie et au commerce des arts de son temps. Seuls les idiots et les rabat-joie ont pu croire le XIXe siècle «stupide»! Il est, au contraire, plein de personnages fantasques, de passionnés incorrigibles, incapables de mettre un frein à leur appétit de voir et de faire voir. Mais sommes-nous capables de les comprendre, d’admettre leur fantaisie pour ce qu’elle fut? Vers 1900, le goût très ouvert et très sûr d’Adolphe Moreau passait déjà pour affreusement éclectique. Et c’est le petit-fils du collectionneur qui parle, le célèbre Étienne Moreau-Nélaton, expert de Delacroix et de Corot, possesseur surtout du Déjeuner sur l’herbe. On surestime peut-être sa capacité d’analyse en raison du prestige que lui confère l’aura de Manet. Or il n’est pas tendre, ni juste, envers son grand-père qui se serait «attaché à l’attrait du sujet plutôt qu’aux mérites de la peinture». De ce coup de griffe rétrospectif, la signification saute aux yeux: le véritable amateur, c’est moi, celui qui se délecte de la touche et de la couleur et abandonne aux «bourgeois» le pittoresque et l’anecdote qui affligeaient l’art d’avant Manet… Il eût été plus judicieux de rapprocher ce dernier de la collection de l’aïeul et de ses ouvertures multiples au réalisme des nouvelles générations. Les vingt-cinq Delacroix, offrant une image complète du peintre, y prenaient un relief particulier à proximité des Courbet et des Couture, voire des Meissonier et des Gérôme plus photographiques. Mariage contre-nature? Manet en est pourtant le fils inattendu.

Stéphane Guégan

– Delacroix en héritage. Autour de la collection Étienne Moreau-Nélaton, Musée Delacroix, jusqu’au 17 mars 2014. Catalogue sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Le Passage / Editions du Louvre éditions, 28€.

Conférence
Delacroix en couleurs, entre rage et langage
par Stéphane Guégan
Atelier de Delacroix, jeudi 9 janvier, 18h30 – 6, rue de Furstenberg Paris

Alors qu’Adolphe Moreau (1800-1859) achetait ses premiers Delacroix, Hugo faisait fortune sur les scènes de l’Est parisien, contre vents et marées. De Marie Tudor, donné à La Porte Saint-Martin en novembre 1833, et qui vient d’entrer en Folio Théâtre (5€), on se souvient plus de la première chahutée et de l’échec relatif que du texte admirable. En trois journées, qui ne s’embarrassent d’aucune fidélité à l’histoire anglaise, Hugo ramasse son drame, celui de l’amour et du pouvoir, bien entendu. Les destins et les amants se plient au caprice du poète, rival déclaré du grand Shakespeare et de l’encombrant Dumas. Hugo entend régner seul et l’esprit de 1830, vaguement démocratique, sert d’abord ses ambitions. Ce XVIe siècle fougueux et coloré, c’est lui. Le Peuple, qu’il est censé avoir glorifié, lui ressemble moins. C’est qu’il brille sombrement de l’ambivalence d’un Shylock, comme Clélia Anfray le montre bien. Hugo ne s’identifie en totalité qu’à son astre central, «Bloody Mary», «grande comme reine, vraie comme femme», qu’il rêve plus follement amoureuse et sanglante qu’elle ne le fut jamais. On aimerait tant que Moreau, propriétaire de La Chanson des Pirates, superbe huile de Delacroix tirée d’Hugo, eût applaudi à ce drame sans âge. Rien n’empêche d’y croire. SG