MACULA, QUEL CULOT !

Les modes sont faites pour être suivies et l’histoire de l’art, vieille coquette, n’y coupe pas. Pareilles à ces vêtements qui semblent inusables, certaines tendances durent plus que d’autres. Comme la théorie du genre ou la flagellation postcoloniale, le thème du spectateur s’incruste. Il est, du reste, d’une utilité flagrante dès qu’il permet de rétablir le dialogue que tout œuvre, fût-ce à contrecœur, noue avec son public.

Banc_1-1421939579-miniLes deux dernières publications de Macula s’intéressent à des formes d’art où le relationnel et le spectaculaire sont plus décisifs qu’ailleurs, je veux parler des feux d’artifice et, pour commencer, de la scénographie des jardins anglais. Le banc, nous dit Michael Jakob, est plus que l’accessoire de la magie verte, il en est le signe majeur, en ce qu’il indique le point de vue, à tous égards, du propriétaire. À Ermenonville, à la fin des années 1770, le marquis de Girardin, était moins fier de ses fabriques et du temple de la philosophie que de son île des peupliers, au centre de laquelle les restes de Rousseau attiraient le meilleur monde pour un bain élyséen de méditation et de mélancolie. Les gravures du temps hésitent entre le culte de Rousseau et le culte du culte, c’est-à-dire le culte de l’émotion pour elle-même. On le vérifie après que ses restes eurent quitté le parc enchanteur pour les froidures du Panthéon. Or cette translation, votée sous la Terreur, ne mit pas fin au pèlerinage d’Ermenonville, une fois le calme revenu. Précédé par Marie-Antoinette et Robespierre, le premier Consul Bonaparte vint s’y recueillir devant une urne vide, mais pleine du grand absent. C’est, en somme, avec les cimetières 1800, le prototype du jardin romantique, ce désert aux désaltérations intérieures. Michael Jakob s’attarde sur le cas Girardin avant de suivre les avatars du banc solitaire jusqu’à l’imagerie politique du XXe siècle. Ses pages délicieuses sur le vieux Lénine et Dziga Vertov montrent que la propagande stalinienne reposait sur de bonnes ficelles sentimentales. Au passage, la peinture de Manet est sollicitée de façon subtile, le sublime Dans la serre de 1879 et le Jardin de Versailles de 1881, où le peintre se peint absent depuis l’autre monde. La révérence de son chapeau de paille y est d’une netteté toute élégiaque.

Art_inc_1-1421939403-miniÀ l’inverse, le feu d’artifice respire la santé, la vie débordante et la conquête militaire. Avant même que les théoriciens du sublime ne l’adoptent vers 1750, il mobilise les émotions fortes, le désordre des passions et les récits à surprises dont les âges dits classiques ont autant raffolé que l’époque dite moderne. Dans la France de Louis XIV, «l’artificié» symbolisait une profession dangereuse, enviée et suffisamment gratifiante pour être valorisée par l’imagerie du temps, les gravures l’attestent. Le pouvoir pyrotechnique fascine d’autant plus les contemporains qu’il est mal défini et joue des contraires. L’artifice et l’art, sans se confondre, ne s’excluent pas, et l’agrément conserve quelque chose de ses origines guerrières. Marte et Arte, dit une estampe du XVIIe siècle, ne se contredisent pas nécessairement. En somme, comme Kevin Salatino nous y invite, l’étude de cette pratique royale dévoile une autre face des XVIIe et XVIIIe siècles. Napoléon, encore lui, lors des cérémonies du Sacre en 1804, sera peut-être le dernier monarque à autant faire parler l’hubris des uniformes au cœur des canonnades de couleurs. Quel tintamarre, disait déjà le grand La Fontaine à propos des fêtes de son temps. Les documents qu’étudie Salatino lui donnent raison. Les anciens pratiquaient la synesthésie sans le savoir, et l’œuvre d’art total sans en faire des plats. Versailles annonce Bayreuth, la folie française en plus. À quoi d’autre comparer les trois grands divertissements royaux de 1664, 1668 et 1674 ? Le génie des artificiers, poussé aux pires audaces, fait du château réel une composante de la fantasmagorie qui l’enveloppe. Homo ludens, homo pugnans… Louis XIV, mort il y a 300 ans, n’avait pas son pareil aux jeux de la vie et de la guerre. Et le feu d’artifice, signe du pouvoir jupitérien, inscrit l’enchantement dans son apanage. La logique de cour voulait qu’il en fût ainsi, car ce «chaos contrôlé» (Salatino), pour être délectable et martial à la fois, se pare aussi de métaphores érotiques, annonce des Affinités électives de Goethe et de La Main au collet d’Hitchcock. Tel est le bonheur de ce livre qui nous conduit des Bourbons à l’explosive Grace Kelly. Stéphane Guégan

*Michael Jakob, Poétique du banc, Macula, 26€

*Kevin Salatino, Art incendiaire La représentation des feux d’artifice en Europe au début des Temps modernes, Macula, 24€

Guerre(s) froide(s) ?

Le propre des tyrannies modernes, celles qu’on dit libératrices, ou purificatrices, est d’avancer masquées. Que leur fonds de commerce soit la religion, le sexe ou la politique, le machiavélisme y a pris des proportions dantesques. Des masques, on en trouve justement sur la couverture du dernier essai de Bérénice Levet. Empruntés à Magritte, ils illustrent la duplicité ou le piège des apparences chers au froid ironiste. Si cette image trop lisse trahit le bouillonnement et la colère du livre, elle est fidèle à son propos: la «théorie du genre» en son versant extrême, celle de la «queer theory», confine au tour de passe-passe et au trompe-l’œil. Utiles tant qu’elles identifient les stéréotypes du culturel et du sexuel dans les comportements de société ou les productions de l’art, les «gender studies» dérapent dès qu’elles passent de la revendication féministe ou de la déculpabilisation de l’homosexualité à la diabolisation de l’hétérosexualité, mère de tous les maux, comme on sait, et levier de toutes les oppressions, bien sûr. En vingt-cinq ans, surfant sur les chantres les plus obtus de la «société policière et normative» (Foucauld, Derrida et Cie), le débat sur l’identité sexuelle a changé d’objet et de ton. Cette mutation a d’abord frappé les États-Unis, où tous les prétextes sont bons pour accuser la France, terre des libertés infidèle à son destin éclairé, de s’être rangée du côté des forces du mal(e). En rappelant que notre sexualité est déterminée en nature, quelle que soit sa forme, et que l’éducation ne saurait faire taire la force biologique qui pèse sur nos désirs, Bérénice Levet dévoile ce que masque le souverainisme du choix. Freud et Merleau-Ponty à l’appui, la philosophe dénonce autant les négateurs du donné que le mépris du don. Croire que tout est culturel, ou que toute sexualité est aléatoire, c’est ignorer ce qui nous est offert en naissant, et rejoindre le pire obscurantisme au nom de son refus.

Restons sur le terrain des illusions, si fertile aux idéologies révolutionnaires, et venons-en au nouveau livre d’Anne Applebaum, experte du domaine soviétique. Après avoir étudié les camps du goulag, elle s’intéresse à la période où ils connurent un pic de fréquentation, le début des années 1950… Son franc-parler et son humour noir n’ont pas faibli s’agissant de ce qu’elle appelle le haut-stalinisme et l’assujettissement communiste de l’Europe orientale après Yalta. À la suite de Timothy Snyder et de ses indispensables Terres de sang, Applebaum décrit la reconstruction, sous pavillon russe, du champ de ruines laissé derrière elle par une guerre qui ne fut jamais aussi destructrice qu’en Pologne, Hongrie et Allemagne. On le sait, l’invasion allemande de la Russie, en juin 1941, fut une malédiction pour les Russes et une bénédiction pour Staline. Ce que l’Ukraine affamée, la Grande Terreur des années 1930 et le pacte Molotov-Ribbentrop avaient ôté à son prestige et son crédit, la Wehrmacht le lui rendit au centuple. On commençait à douter des bienfaits du communisme sur ceux qui devaient en être les bénéficiaires, les libertés publiques et le niveau de vie des prolétaires, la guerre «donna un nouveau bail au mouvement communiste international». Staline sort du conflit presque divinisé. Les alliés ne lui refuseront rien et fermeront les yeux sur ce qui allait advenir de l’Europe de l’Est. À relire son implacable discours de Fulton, prononcé le 5 mars 1946, et où il parle déjà de «contrôle totalitaire», on mesure la déception de Churchill face aux positions américaines. Certes, les États-Unis n’étaient guère disposés à se retourner contre les Russes après les sacrifices humains qui venaient d’être consentis de part et d’autre. Une guerre, moins froide que son nom, fut pourtant le fruit empoisonné de cette politique de l’autruche. Sous couvert d’apporter aux pays satellites la perfection du modèle soviétique, Moscou étendit à ses voisins les méthodes opaques d’un totalitarisme redoré par la défaite d’Hitler. Là où le Komintern avait échoué, les conditions politiques de l’après-guerre rendirent possible la soviétisation des «terres de sang». Mais à quel prix? C’est tout le propos et le grand mérite de Rideau de fer que d’en éclairer à la fois le processus et la façon dont il fut vécu. L’Europe de l’Est, Allemagne comprise, fut d’abord mise en coupe réglée, au titre des réparations de guerre, avant d’être intégrée au stakhanovisme de la maison mère. Police, bourrage de crâne, système mafieux, tout est rendu en détails, jusqu’à l’usage cynique que l’appareil stalinien fit de la rancœur des Juifs envers les Allemands et les Polonais. On eût aimé qu’Applebaum s’attachât davantage au rôle des intellectuels de l’ouest dans le sinistre «guignol» dénoncé par Koestler dès 1941. Certains se réveillèrent, Sartre plus que Picasso, en novembre 1956. Il est pourtant dur le bruit des chars sur le macadam.

Stéphane Guégan

Regrets…

Ceux de ne pas avoir parlé plus tôt du dernier roman de Marc Pautrel, dont l’ouverture, d’une rare fulgurance, est l’une des meilleures belles choses que la littérature française nous ait offerte en 2014. Orpheline ne déroge pas aux choix d’écriture qui font la musique si particulière de ses précédents livres, soumis à l’immédiateté du présent de l’indicatif et au tranchant des émotions qu’une autre grammaire embellirait. Tous les livres primés ici et là me sont tombés des mains, le miel d’un sentimentalisme que je croyais mort depuis 1850 y coule à flots. Inflation des mots, fausseté des péripéties, ridicule des scènes d’étreinte, mensonge romanesque dans le pire sens de cette expression fameuse. À l’inverse, Pautrel regarde son héroïne respirer, aimer, voyager, s’enflammer ou s’éclipser, il la laisse aller sans nous asséner en permanence qu’elle est une femme libre de ses sentiments et de ses mouvements, folle d’elle-même, une femme moderne qui n’appartiendrait qu’à la minute présente et sur qui tout glisserait, les blancs de son enfance volée comme les faux pas de la passion amoureuse. Se libère-t-on jamais de tout? Cette séduisante Bordelaise de quarante ans, très espagnole de corps et de crinière, a ses secrets et ne les partage pas avec les hommes qui rejoignent son existence solitaire, peuplée de brèves lumières et de rêves insistants. Et si le dernier était le bon? SG

*Bérénice Levet, La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges, Grasset, 18€

*Anne Applebaum, Rideau de fer. L’Europe de l’Est écrasée 1944-1956, Grasset, 28€

*Marc Pautrel, Orpheline, L’Infini, Gallimard, 12€