RÉALISMES

Jean Fouquet, Autoportrait (détail), 1452/1455, Musée du Louvre

Deux expositions de première importance connaissent leurs derniers jours. L’une, sise au musée de Cluny récemment rouvert, s’intéresse aux arts sous Charles VII, et déploie sa richesse artistique et son acuité historique dans un espace parfois indocile ; l’autre nous ramène au duché rival de Bourgogne, et félon lors de la guerre de cent ans. Son objet n’est autre que La Vierge du chancelier Rolin, née sous les doigts d’or du brugeois Jan van Eyck entre le sacre du roi de Bourges (dimanche 17 juillet 1429) et l’infâme bucher de Jeanne d’Arc (30 mai 1431). Révisant et même récusant la vision courante d’un Charles VII qui n’aurait montré que peu d’intérêt pour les lettres et les arts, l’équipe de Cluny rend à son règne turbulent et à la France d’alors, avant et après que les Anglais en soient boutés, un faste insoupçonnable et une gouvernance qui prépare Louis XI. A dire vrai, le propos des commissaires se tourne davantage vers une problématique chère à l’histoire de l’art française depuis les années 1900 : où situer, entre Flandres et Italie, l’originalité de notre Renaissance ? En matière de peinture et de sculpture, le patriotisme, soit le nationalisme éclairé, très décrié aujourd’hui, n’est pas mauvais en soi. Encore faut-il l’invoquer quand la conscience d’une tradition vernaculaire agit collectivement sur le travail de création. La Couronne, de 1422 à 1461, privé de l’unité nationale à construire, peut au mieux se prévaloir de légitimité royale, qu’elle dispute à Londres. En moins de 40 ans, le territoire est libéré, le trône affermi, Paris repris dès 1436, Bourges oublié. Le célèbre portrait de Fouquet désigne les deux prestiges d’où Charles VII tient son pouvoir, l’inscription guerrière du cadre (elle le dit, dès 1450, « très victorieux ») et la sacralité qu’implique le jeu des rideaux, comme s’ouvrant à nos yeux. Autre preuve de surhumanité, la visage, peu amène, est traité sans ménagement. Ailleurs, l’artiste génial que fut le tourangeau Fouquet, familier de l’art du Nord et et romain par la grâce d’un séjour transalpin, reconduit cette double iconographie en dotant le monarque de ses éperons et de son épée. Si présentes soient-elle, la personne et la cour du roi n’occupent qu’une partie de l’exposition, laquelle s’ouvre à l’ensemble des foyers d’art du moment : ils dessinent une carte du pays qui relègue finalement l’Anglais à Calais.

De même que Jacques Cœur possédait une Annonciation d’un disciple de Filippo Lippi (Fra Carnevale, actif à Urbino), le roi René d’Anjou (et de Naples), figure considérable, comptait parmi ses trésors un Strabon illustré par Giovanni Bellini. La Provence, celle du picard Enguerrand Quarton, fit son miel des particularismes européens qu’il serait sot d’évaluer au degré de réalisme ou d’idéalisme dont l’histoire de l’art a longtemps fait ses critères d’élection ou d’éviction principaux. L’un des clous de cet accrochage inouï reste L’Annonciation (1443-45) de Barthélemy d’Eyck, commandé par un riche drapier d’Aix qui souhaitait en orner sa sépulture et la cathédrale Saint-Sauveur qui la contenait. C’est l’ange Gabriel, l’un des plus beaux de toute la peinture occidentale, qui exprime ici l’inquiétude généralement attribuée à Marie, permutation aussi significative que la présence, à l’arrière-plan, d’hommes en costumes modernes. Ils sont fort discrets au regard de l’arrogance qu’affiche le sévère chancelier Rolin (notre détail), de prime abord, dans le tableau baptisé de son nom. Le commanditaire d’une œuvre en est-il le co-auteur quand il en va de son statut social ou de son salut personnel ? De la fonction primitive du panneau du Louvre dépend ce qu’on peut en dire. Mais la connaît-on? L’exposition de Sophie Caron émet plusieurs hypothèses dont la meilleure est la plus inclusive, ou la plus évolutive. Obéissant à la vision proche, le panneau conjugue précisionnisme et dévotion privée. Jan van Eyck, peintre de Philippe Le Bon depuis 1425, a modifié le Christ de façon à ce qu’il bénisse Rolin, et lui seul. Mais ce que nous apprennent les analyses scientifiques documente des modifications plus profondes. La peinture que le monde entier révère a été coupée sur les quatre bords et appartenait à un dispositif menuisé conforme aux autels portatifs. Les années passant, cette Vierge à l’Enfant, qui se souvient du Salvator Mundi des Italiens (Fra Angelico), a-t-elle changé de vocation en rejoignant la chapelle funéraire que notre puissant mécène fait édifier à Autun, dans l’église Notre-Dame-du-Châtel ? La piété glisserait au mémoriel, évolution dont l’œuvre était riche par la présence superlative du donateur. Le dossier du Louvre, qui s’offre deux autres Van Eyck insignes parmi une soixantaine de numéros, confronte ainsi l’image pieuse à ses possibles emplois profanes.

A la toute fin du XVIIe siècle, un érudit florentin, Filippo Baldinucci rassemblait la matière d’une première biographie du lucquois Pietro Paolini (1603-1681), au terme d’une véritable et vertueuse enquête de terrain, peu de temps après la mort d’un peintre dont la renommée allait souffrir de n’être pas né ailleurs. Les hiérarchies du goût sont largement soumises à une géographie implicite et au régime mémoriel qu’elle implique. Toutes choses étant égales, Paolini a connu le sort de Piero della Francesca et de Vermeer. Enfant gâté d’un centre secondaire, sa mémoire en a pâti. Et la redécouverte de ce « peintre de grande bizarrerie et de noble invention » (Baldinucci), « bizzarria » caravagesque des sujets modernes ou vénéto-bolonaise de la peinture d’église, demeura incomplète avant le XXe siècle. Roberto Longhi s’intéresse à ses solides portraits, dérangeants ou mutiques, annonciateurs de Mario Sironi, dans les années 1920 ; Michel Laclotte lui restitue, 40 ans plus tard, la somptueuse toile du musée Fesch d’Ajaccio, Mère et sa fille. Après 1970, les Etats-Unis s’en mêlent et propulsent Paolini au firmament des expositions et des enchères. Rome avait attiré le jeune provincial en 1619 ; le cavaragisme, en deuil du maître, formait alors la « lingua comune » d’un essaim d’artistes venus de toutes parts. De la savante et éloquente monographie que lui consacre Nikita de Vernejoul, on retire l’image d’un peintre heureux de se frotter à l’internationale « del vero ». Le « vrai » que postulent ou dénoncent les théoriciens de l’époque n’a d’existence que relative, il ne tranche sur la peinture de l’idéal qu’au prix d’une objectivité au savoir et aux finalités poétiques comparables. Une des toiles les mieux venues de notre oublié montre un adolescent lauré se rompant au dessin par l’étude de l’antique. Le caravagisme de Paolini ne se sera imposé aucune limite de sujet et d’écriture. Ses méditations allégoriques sur la mort touchent à Georges de La Tour, ses scènes de tricherie ou de bonne aventure distillent l’inquiétude de Valentin, ses parias sont frères de ceux de Ribera et ses adolescents un peu voyous, mais très musiciens, feraient croire que Paolini partageait les mœurs et les allusions peu cryptées d’un Cecco del Caravaggio. Rentré à Lucques, acculé de plus en plus aux commandes religieuses, il étendra son émulation de franc-tireur à Dominiquin et Guerchin. Les réparations de l’histoire de l’art ne se trompent pas toujours de cible, en voilà la preuve, d’une rare franchise et d’une belle fraîcheur.

Dès que la peinture française a voulu briser avec l’institution académique, à la fin du XVIIIe siècle, elle s’est donnée d’autres pères, afin d’associer sa nouveauté à des précédents prestigieux, et d’affirmer une filiation sous la révolution des formes. L’attitude des avant-gardes du XIXe siècle ressemble en cela au sécessionnisme davidien d’avant 1789, fier d’opposer Valentin à Boucher et de reprendre à son compte le rubénisme que l’Académie de Le Brun et des Coypel n’avait, du reste, en rien ignoré. On observe donc une démarche semblable, vers 1850, lorsque les réalistes s’attribuèrent un Arbre de Jessé aussi flatteur, ramifié à Rembrandt et Hals comme aux grands Espagnols, et avalant au passage Gros, Géricault, le Delacroix de La liberté et les caricatures de Daumier. Champfleury rattache L’Enterrement à Ornans de Courbet au sillage du Marat de David, et chante le génie des Le Nain, ces supposés réfracteurs du XVIIe siècle, tandis que Thoré reconstruit Vermeer sous le Second Empire. Bertrand Tillier, à leur exemple, aborde son sujet par l’étude des antécédents et des conditions historiques du « mouvement » qu’il examine pour les besoins d’une collection qui a déjà donné un Orientalisme et un Fauvisme. En fait d’unité, il n’en est guère, et mieux vaudrait suivre l’exemple de Jean Clair et aborder « les réalismes » en pleine conscience de leurs différences et de leurs divergences. Mais Tillier s’avoue l’héritier d’une lignée de commentateurs idéologiquement marqués, du socialiste Léon Rosenthal au communiste Aragon. Le portrait de ce dernier, par Boris Taslitzky, à la veille de l’écrasement de la Hongrie, clôt l’épilogue du livre sur le sourire béat, cynique, presque obscène, de Louis et Elsa en amants de l’an II. C’est un choix respectable que de valoriser la dimension sociale du réalisme, mais c’est un choix au passif certain : s’il éclaire le lecteur qui ignorerait le contexte du second XIXe siècle, il oblige l’auteur à passer sous silence tout un pan de l’art de Courbet, L’Origine du monde (manifeste pourtant d’un défi à l’invu que visent aujourd’hui toutes les intolérances) et les tableaux tardifs, où le maître d’Ornans tente de contrer la nouvelle vague. Cette préférence occasionne d’autres déséquilibres : Manet (privé d’Olympia !) et Degas, voire Pissarro, qui fut le Millet de l’impressionnisme, tiennent ici moins de place que le naturalisme ambigu de la IIIe République (Bastien-Lepage) et que toute une phalange de peintres européens ou américains, plus ou moins tributaires de Courbet. On aura compris que ce dernier, mythifié par Aragon en 1952, sert à la fois de socle et de critérium. La synthèse de Tillier, répétons-le, en tire une cohérence indéniable et utile. Rappelons cependant que George Sand, comme Nadar, ne se comptait pas parmi les admirateurs du Franc-Comtois. Le réalisme ne fut pas une famille unie à maints égards. En outre, canoniser ainsi l’esthétique de Courbet hypothèque l’analyse, ébauchée par Baudelaire en 1855, de ses modes d’énonciation et de la faiblesse métaphysique d’une partie de l’œuvre.

Suppléer à l’absence, tromper la mort ou recomposer un tout à partir des débris du passé, fonde la nécessité de l’image et de l’inscription depuis la nuit des temps : la légende de Dibutade rapportée par Pline l’illustre très tôt en lui conférant sa dimension affective et même consolatrice, note Peter Geimer. Son essai, très original, jamais bavard, inventorie et radiographie les techniques que les XIXe et XXe siècles ont appliquées à ce besoin immémorial de ramener ce qui n’est plus à la vie, et à cette ivresse de rendre l’illusion mimétique la plus confondante possible. Réalisme pictural, panorama, photographie et cinéma, autant d’avatars d’une folie duplicative qu’explore au début du livre la brillante lecture de quelques toiles insignes de Meissonier, notamment sa 1814, la Campagne de France (Orsay, 1864). On y voit Napoléon Ier, serrée dans sa redingote et l’amertume d’une chute probable, traverser une plaine couverte de boue sale, et cheminer vers sa première abdication. A gauche, presque invisible, un casque renversé complète le spectacle hors de tout lien narratif direct avec le groupe central. La peinture d’histoire change de format et de finalité, elle troque l’événement, l’action, contre sa suspension lugubre et, taisant tout héroïsme, toute déclamation, prétend d’autant mieux épouser les affres de la débâcle ou l’incertitude du réel. L’empathie n’exige plus la surenchère émotionnelle, elle se loge dans l’indifférence apparente du peintre à son motif et dans son intempérance documentaire (ce n’est pas une vaine formule s’agissant de Meissonier, de sa collection d’uniformes et d’accessoires). A l’inverse, les panoramas, comme le mauvais cinéma d’aujourd’hui à gros effets, combinent le drame et le détail apparemment immotivé. Geimer pousse très loin son enquête, de sorte que le livre s’attarde sur l’iconographie des conflits du XXe siècle et ses crimes de toute nature. Si la Shoah ne se lit qu’à travers l’absence ou presque des photographies qui témoigneraient de son processus actif, aporie qui rend les rares clichés d’autant plus poignants, certaines dérives de la Wehrmacht ou de la SS nous ont été transmises à la faveur de prises de vue d’amateurs, « œuvres » des soldats eux-mêmes, fixant l’inhumanité avec désinvolture, comme pour se persuader que le mal n’y entrait pas. Leur froideur terrible fait involontairement écho aux codes de la peinture réaliste. Notre époque de voyeurisme acharné et de lâcheté hédoniste aura ajouté une extension inattendue à cette obsession de « la mise au présent », les abominables images colorisées et, pire, « l’histoire virtuelle », cette fiction maquillée en vestiges d’un temps « perdu ». Comment peut survivre un monde où les traces du réel et les artefacts de la technique cessent d’être dissociées ou dissociables ? Geimer s’en alarme à juste raison.

Stéphane Guégan

*Les Arts en France sous Charles VII (1422-1461), Musée de Cluny, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Mathieu Deldicque, Maxence Hermant, Sophie Lagabrielle et Séverine Lepape, RMN Grand Palais / Musée de Cluny, 45€ // Jan Van Eyck. La Vierge du chancelier Rolin, Musée du Louvre, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Sophie Caron, Louvre Editions / LIENART, 39€ // Nikita de Vernejoul, Pietro Paolini (1603-1681). Peintre caravagesque de l’étrange, préface d’Elena Fumagalli, ARTHENA, 125€ // Bertrand Tillier, Le Réalisme, Citadelles § Mazenod, 199€ // Peter Geimer, Les Couleurs du passé, Editions Macula, 32€.

DE JÉRUSALEM À ROME

Aubaine des médias et des réseaux, mais cause de cécité ou de désespérance, le règne des « mauvaises nouvelles » semble ne plus pouvoir résister à son usage de l’amplification, pareil à l’absurde technicisme qu’alimentent les outils de la communication et du divertissement devenus hégémoniques. Peu importe que le malheur accru des hommes et de la terre qui leur est commune en soit l’une des conséquences, la vulgate victimaire et la tyrannie récréative continuent à perfectionner leurs moyens en épousant la grille de la nouvelle bien-pensance et en pénétrant toutes les sphères de l’existence. Qu’on ait ou non la Foi, qu’on ait reçu ou pas « le coup de la grâce » (Arthur Rimbaud), la question reste secondaire : la Semaine sainte devrait être pour chacun, gagné ou étranger au Christ, le temps d’une secousse, et d’une lecture, à cette occasion au moins, des Evangiles, ces porteurs de la « bonne nouvelle ». La précarité du présent et la permanence du Mal, dès qu’elles s’éclairent à cette lumière, conduisent à une meilleure intelligence du réel et une autre conception de l’action humaine, « dans le cercle assigné du possible », disait un contempteur allemand du progressisme totalitaire et écocidaire. Les plus grandes voix françaises de la vigilance ou de la militance chrétienne, de Pascal à Chateaubriand, de Baudelaire à Bernanos, auraient-il parlé en vain ? Crucifié l’indifférence des modernes par simple narcissisme ? Au risque de voir la violence du monde actuel s’accuser sous l’emprise de ceux-là mêmes qui entendent l’éradiquer ou la détourner, le spirituel doit redevenir une culture, quand il ne résulte pas du don. Une incitation au plaisir d’être, d’agir et de transmettre ce qui nous fonde. L’avenir serait moins disgracié qu’on le lit partout si la pensée chrétienne et la gloire de l’art catholique, sources de sagesse et de jouissance, nous armaient davantage contre les messies de l’inéluctable, les purificateurs en tout genre et les programmateurs, en Europe occidentale, d’une suspension du religieux. Afin de finir sur une note heureuse précisément, donnons un petit conseil à ceux qui ne vivraient pas avec une Bible à leur côté, et chercheraient un acte vertueux à accomplir avant Pâques. Paul-Hubert Poirier, grand connaisseur du christianisme originel, a réuni en un seul volume de La Pléiade l’ensemble des Évangiles canoniques et apocryphes, secondé par une équipe de chercheurs aussi experts que lui en théologie et, point crucial, en littérature. Quoique animés d’une parole, plus que d’un message prescriptif, mais dont il serait injuste d’ignorer la cohérence, ces textes, qui ne sont pas toujours le fait des premiers disciples de Jésus, s’émaillent de difficultés philologiques et exégétiques en grand nombre. Mais n’est-ce pas la première beauté du corpus testamentaire de nous mettre à l’épreuve, comme le Christ aimait à l’être ? Bien que l’habitude soit de dire Luc plus écrivain que Matthieu, ou Jean plus sévère que Marc, leur plume tend à une exigence poétique comparable et délectable, celle que Baudelaire attribuait à Théophile Gautier : « Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. »

Stéphane Guégan

Évangiles canoniques et apocryphes, sous la direction et avec une préface de Paul-Hubert Poirier, La Pléiade, Gallimard, tirage spécial, 69€. Notons la réédition, chez PUF (collection Quadrige, 13€), du beau livre de Michael Edwards, Bible et poésie, glosé ici en son temps. Livre élu des mélancoliques conséquents, moins fatalistes qu’actifs, L’Écclésiaste a été réédité par Arléa (8€), en 2023, dans la superbe traduction et glose de Renan. L’ex-séminariste breton y fixait en deux phrases la polarité vétérotestamentaire : « Dans ce volume, étrange et admirable, que la nation juive a donné à l’humanité et que tous les peuples ont appelé la Bible, la pensée religieuse est tellement dominante qu’on est d’abord surpris d’y trouver quelques pages profanes. Le Cantique des cantiques prouve […] que le vieil Israël fut jeune à son tour. Un second livre plus singulier, L’Écclésiaste, montre que ce peuple, livré en apparence tout entier à la passion de la justice, ce vengeur ardent de l’honneur de Jéhovah, fut sceptique à certaines heures. » De son côté, Sébastien Lapaque, écrivain et fidèle prosélyte de Bernanos, préface la réédition de l’essai que Jacques Ellul consacrait au Livre de Jonas en 1952 (« Les Cahiers bibliques », Foi et vie). Outre l’ombre portée de la Shoah, de l’ère post-atomique naissante et des charniers de Corée, une autre dimension du temps d’alors s’y fait insistante, l’idée d’une liberté imprescriptible des individus. Le chrétien pugnace et augustinien qu’était Ellul lui oppose une limite qui est plus que jamais d’expérience, l’hubris insensé de la toute-puissance de l’homme. Le destin conflictuel de Jonas lui sert de parabole et de prétexte à rapprocher Ancien et Nouveau Testaments, la Loi des uns et les Ecritures des autres ; les trois jours que le prophète passa dans la baleine (un grand poisson, au vrai) annonçait, par ailleurs, la mort et la résurrection du Christ, n’en déplaise à Walt Disney et à l’industrie de l’infantilisation (La Petite Vermillon, 7,30€). SG

AU-DELÀ DES ALPES

Vivre à Rome, mourir à Venise… L’Italie, où catholicisme et hédonisme cessent de se contredire, n’aura jamais relâché son emprise amoureuse sur Chateaubriand, la plus belle prose, disait Sainte-Beuve, qu’ait inventée le génie français. A relire les textes, articles, lettres ou impressions de voyage, aussi fugaces que déchirantes ou troublantes, nés sur le sol italien, on perçoit la force et le sens d’un attrait qui excède son cadre politique (l’Empire, la Restauration) ou sentimental (Pauline de Beaumont). Bien inspiré, Jean-Marie Roulin a largement enrichi le volume que Chateaubriand publia chez Ladvocat en 1827, et qui constituait le tome VII de ses Œuvres complètes. Des extraits des Mémoires d’outre-tombe ou ses fameuses réflexions sur l’art du paysage, qui exige d’étudier la nature et de ne jamais violer le caractère des sites, abondent le regroupement initial du vicomte. Il était dominé par la lettre de 1804 à Louis de Fontanes, une lettre remplie par l’impossibilité d’exprimer la beauté de Rome autrement qu’en annexant les peintres, Claude Lorrain en premier lieu. Au fond, le souvenir des empires déchus accable moins le promeneur qu’il ne le pousse à chanter, après Poussin dont il fait son double, l’éternité de Dieu, et le spectacle de la divine nature. Girodet, auquel il fait signe aussi, a doté le portrait de l’écrivain que l’on sait du parfait arrière-plan, le Colisée, symbole des deux Rome depuis Benoît XIV, et la campagne alentour. Quoique de foi vacillante, Chateaubriand ne craignait pas de se peindre lui-même en rénovateur du christianisme romain. Il arrive pourtant qu’un certain pessimisme, comme en 1803, l’atteigne : « Malheureusement j’entrevois déjà que la seconde Rome tombe à son tour : tout finit. » A cette disparition annoncée (et finalement évitée), Venise, retrouvée par un jeune homme de 77 ans en 1845, donne les allures d’un opéra où l’Occident et l’Orient se mettent à chatoyer et fusionner. Extase majeure un an après Vie de Rancé, et éternelle polarité d’un auteur béni des dieux. SG / Chateaubriand, Voyage en Italie, édition de Jean-Marie Moulin, illustrations de Maxime Dethomas, proche de Toulouse-Lautrec et Vuillard, Folio Classique, 8,90€.

Rome, Venise et Jérusalem avaient leur place attitrée parmi les notices de ce premier tome du Dictionnaire Chateaubriand qui aspire à compléter la belle biographie de Jean-Claude Berchet, que le genre obligeait au sacrifice de donnés utiles à d’autres lecteurs et lectures. Attendons la parution des tomes à venir pour juger convenablement l’entreprise, confiée aux meilleurs spécialistes de l’enchanteur. Cette première publication s’intéresse à celles et ceux auxquels se rattachent, par le cœur ou l’esprit, la vie et l’œuvre de Chateaubriand. Le personnel du Voyage en Italie, ces êtres auxquels il écrit avec une désinvolture calculée ou pense avec tendresse, ne souffre d’aucune absence, de Joubert et Fontanes à Pauline de Beaumont et Juliette Récamier. Le grand érudit Artaud de Montor ne s’est pas laissé oublier, lui qui fut le cicerone de Chateaubriand, toujours « hors de lui d’admiration », et l’initia aux peintres d’avant Raphaël, sans l’y convertir tout à fait. Fallait-il inclure, dès cette salve inaugurale, Guérin, que l’ambassadeur aimait retrouver à la Villa Médicis au coucher du soleil, et Girodet, dont il accompagna la dépouille, marchant seul en tête, jusqu’au cimetière du Père-Lachaise ?  Cela se discute. Patientons, il est impossible que les directeurs d’ouvrage n’accordent pas aux peintres le large espace qui leur revient. Autant que Beyle, Baudelaire et Gautier, Chateaubriand, s’il n’aimait guère les musées, cultiva sans modération sa folie des images. SG / Dictionnaire Chateaubriand, publié sous la direction de Philippe Antoine et Pierino Gallo, tome I, Eléments biographiques, sous la direction d’Arlette Girault-Fruet et Henri Rossi, Honoré Champion, 2023, 55€.

RENAISSANCE DE BONNARD

A propos de mon Bonnard, de la Revue blanche, des Natanson et de la renaissance du peintre à partir des années 1970-1980, voir le bel article de Robert Kopp sur le site de la Revue des deux mondes :

https://www.revuedesdeuxmondes.fr/bonnard-est-il-un-grand-peintre

Notons qu’Aix et Saint-Paul de Vence s’apprêtent à fêter Bonnard : Bonnard et le Japon, Bonnard et Matisse.

SAUVONS LES MAYS

L’émotion qu’a soulevée l’incendie de Notre-Dame de Paris ne pouvait être qu’impure. Elle le fut. Devant les flammes, inséparables pourtant de l’Enfer, peu se sentirent saisis du message qu’elles adressaient à la part chrétienne, subsistante, mais diminuante, de notre identité européenne. On pleura un joyau médiéval, un vestige du vieux Paris, voire un haut lieu du bas tourisme, quand il eût fallu prendre appui sur le désastre pour en relever la vraie signification. Discours, polémiques et arguties ne quittèrent pas le champ des responsabilités et des choix de restauration. Il est vrai que le feu, emportant charpentes, toitures et une partie de la voûte, a épargné ou presque les œuvres qu’elles abritaient. C’eût pu être pire… On pense aux rosaces et à la sublime Pietà de Coustou que les photographies, dès le lendemain du drame, ont montrées en léger retrait des débris qui les auraient, autrement, foudroyées (ill. 1). Les Mays du XVIIe siècle, ces immenses tableaux peints en hommage à la Vierge, « embellissaient » jadis les colonnes du vaisseau central, pour le dire comme leurs commanditaires, les riches maîtres orfèvres de la confrérie Sainte-Anne-et-Saint-Marcel. Depuis la Révolution, qui ne les ménagea guère, leur sort est resté problématique, leur déplacement constant. Ceux qui retrouvèrent le chemin de la cathédrale aux XIXe et XXe siècles ont rejoint les chapelles latérales où ils étaient peu visibles. On peut aujourd’hui s’en féliciter. Mais ce que le feu n’a pas détruit devrait davantage aujourd’hui nous préoccuper. L’heure n’est-elle pas venue de statuer convenablement sur ce qui subsiste, série unique, des 76 tableaux qui furent exécutés entre 1630 et 1707, et que les amateurs du siècle suivant regardaient comme formant le premier musée de l’école française ? En tête du formidable livre que Delphine Bastet leur a consacré, Pierre Rosenberg forme le vœu qu’on agisse enfin et que, pour une fois, on agisse vite : « Notre-Dame est sauvée, sauvons les Mays », écrit-il en suggérant qu’on les réunisse à nouveau et qu’on les expose, en bonne lumière, dans un « grand musée de l’œuvre Notre-Dame ».

Dans la mesure où il est impensable qu’ils retrouvent leur place originelle, le regroupement s’impose, d’autant plus qu’une vingtaine d’entre eux manquent à l’appel et qu’un bon nombre, roulés dans les réserves du Louvre et du musée d’Arras, ne sont pas en état d’être ramenés à la vue du public, on n’ose dire des fidèles que le tout-gothique seul semble émouvoir. Or, si hétérogènes de qualité soient-ils, c’est la vision d’ensemble qu’ils offrent qui importe. Il ne faut surtout pas renouveler le geste des révolutionnaires qui retinrent ce qu’ils tenaient pour les chefs-d’œuvre du groupe, les toiles de Le Sueur et Le Brun notamment, et reléguèrent ou vendirent le reste. Une toile, non des moindres, bien qu’elle dérive d’Annibal Carrache, le Jésus et la Samaritaine de Louis Boullogne le jeune, n’a rien moins qu’atterri en pleine campagne anglaise ! D’autres, par on ne sait quels détours, pendent aux murs d’églises modestes, loin de Paris. Dispersion et dépréciation ont rompu la chaîne. Elle avait pourtant fière allure, se dira tout lecteur de la somme de Delphine Bastet qui fait souffler sur le corpus qu’elle a doctement reconstitué les vents de la spiritualité tridentine, de la rhétorique picturale et de la politique pré ou post-gallicane. Préférant parfois donner leur chance à de jeunes peintres par économie, les orfèvres ont contribué à les lancer, ils ont aussi fait résonner, durant plus de soixante-dix ans, toutes les nouveautés, notamment le souffle romain de Simon Vouet, dont l’absence étonne, ou le style plus viril du jeune Le Brun, porté qu’il était par le mécénat du chancelier Séguier et les discussions théologiques qui prospéraient dans ce cercle, autour du degré de réalisme, entre autres exemples, qu’il était licite d’observer par respect du verbe incarné et souci d’efficience. Dès le second May de Laurent La Hyre, le choc visuel prévaut. Pour un Le Sueur qui peint la force des mots, ses contemporains, le siècle avançant, ne reculent devant aucune audace, aucune violence, lorsque le sujet le commande. Tirées des Actes des Apôtres, puis des Évangiles sous Louis XIV, quand l’anti-protestantisme du roi anime tout un programme christologique, les scènes à peindre, note Delphine Bastet, valorisent l’autorité, le martyre, le sacrifice, la figure paulienne (Pierre, c’est Rome), l’héritage de l’église primitive dans le catholicisme français et, contre le jansénisme cette fois, la vérité de l’eucharistie et des sacrements.  

L’«injonction faite à l’homme de participer à son Salut », excellent principe, s’observe partout, et elle n’est jamais plus nette qu’à travers l’explication et le sonnet qui, chaque année, accompagnaient la présentation d’un nouveau tableau. Il en va ainsi, en 1678, du May de Bon Boullogne, Le Christ guérissant le paralytique au bord de la piscine, dont le sous-texte tranche sur le mode de l’impératif : « La confiance du paralytique doit animer, pêcheur, ta foi ; / Espère ; ton salut ne dépend que de toi, / Et si tu veux guérir, la Grâce est toujours preste. » Nous ne pouvons donner plus qu’un faible aperçu de l’information et des analyses dont Delphine Bastet gratifie son lecteur. Elle s’intéresse aussi à la postérité de ces toiles redevenues visibles, en grand nombre, entre 1802 et 1862. C’est le cas de La Vision de saint Étienne avant la lapidation de Houasse dont Schnetz et Ingres n’ont pas oublié la figure du martyre, marche contrariée et bras ouverts embrassant déjà le ciel… Pour ma part, je verrais volontiers un lien de filiation entre La Décollation de saint Paul à Rome de Louis Boullogne le père, gravé vers 1750, et L’Exécution sans jugement chez les rois maures de Henri Regnault (1870, Orsay, ill. 3). Le tableau de 1657 fait partie des six Mays que Nicolas Milovanovic reproduit et commente dans son Catalogue des peintures françaises du XVIIe siècle du musée du Louvre, dont la plupart des notices apportent leur lot d’informations et de suggestions précieuses, voire de réattribution plausible. Une seule toile en provenance de Notre-Dame garnit les vastes salles du deuxième étage depuis leur ouverture en 1993, La Prédication de saint Paul à Ephèse dont nous avons déjà parlé. Les autres sont roulées et appellent des restaurations profondes. Pierre Rosenberg a bien raison de s’inquiéter de leur avenir. On aimerait voir bientôt entre des mains réparatrices la lugubre Décollation de saint Jean Baptiste de Claude II Audran, dont le climat carcéral n’est pas sans faire penser au chef-d’œuvre du Caravage peint pour la cathédrale Saint Jean de La Valette. Le musée du Louvre, en plus de deux cents ans, s’est progressivement ouvert à d’autres peintres du Grand Siècle que le club des cinq déjà fêté par le musée révolutionnaire, Poussin, Le Sueur, Champaigne, Le Brun et Claude Gellée…

En introduction, Milovanovic éclaire le destin de ces plus de cinq cents tableaux, leur accrochage ayant aussi varié que leur place dans le cœur des conservateurs et des directeurs du Louvre. On rappellera ici que Pierre Rosenberg a magistralement catalogué les 40 Poussin du Louvre, dont le sensuel Mars et Vénus Mazarin qu’il a réhabilité. Tous les régimes politiques de la France postrévolutionnaire ont tenu à exalter la richesse et l’excellence du « siècle de Louis XIV », et la IIe République, centralisatrice et patriote, plus que tout autre. Villot, l’ami de Delacroix, et Jeanron, peintre réaliste, sont aux commandes, comme on dit, ils poussent alors Le Brun, Jouvenet et Valentin parmi les dieux de la peinture du Salon carré, vraie tribune de la peinture européenne où Vinci, Raphaël et Véronèse ont leur fauteuil, en plus de Poussin, Le Sueur, Lorrain et du Christ mort de Champaigne comme du Bossuet de Rigaud (préféré à Louis XIV, évidemment). Étrangement, les grands chefs-d’œuvre de Louis le Nain sont acquis plus tard, Le Repas de paysans entre sous Napoléon III, Famille de paysans (le sommet de l’œuvre) en 1915 et La Tabagie, quoique plébiscité par Paul de Saint-Victor en 1850 et par Champfleury en 1860, en 1969. À cette époque, Michel Laclotte, disparu cet été, dirige le département des peintures et vient d’inaugurer un nouvel accrochage, aux antipodes de celui de Germain Bazin, dont Milovanovic nous apprend qu’il s’était attiré les foudres de L’Humanité en 1953. La réaction très violente des communistes devant la moindre visibilité des peintres du Grand siècle reconduisait, de fait, la philosophie du Louvre de 1848. Sachant dominer son amour de la peinture italienne, Laclotte mit en œuvre un vaste redéploiement de l’école française, prélude au bouleversement du Grand Louvre en 1993. Les espaces d’accrochage, dilatés et remodelés, furent soudain compatibles avec la grandeur, comme Baudelaire le disait de Le Brun, que cette peinture mettait surtout dans tous les esprits. On vit revenir les immenses cartons de tapisserie de Le Sueur et de Champaigne, Les Batailles d’Alexandre redéroulèrent leur fièvre épique et les Jouvenet purent s’étirer à volonté… En dehors du Saint Paul de Le Sueur, décidément iconique, les Mays ne participèrent pas à cette fête nationale. Leur résurrection n’avait pas sonné alors que la présentation du musée d’Arras montrait ses limites… Notre-Dame est sauvée, sauvons les Mays. La France actuelle a plus que besoin de ces signes-là. Stéphane Guégan

*Delphine Bastet, Les Mays de Notre-Dame de Paris, avant-propos de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, et préface de Stéphane Loire, Arthena, 125€ // Nicolas Milovanovic, Peintures françaises du XVIIe siècle du Musée du Louvre, Gallimard / Musée du Louvre, 65 €.

Peinture (dite) ancienne, toujours !

« Un livre toujours à lire ou à relire », disait Philippe Lançon du Vermeer de Daniel Arasse en 2017. C’est, sans doute, en effet, son meilleur ouvrage, moins célèbre que Le Détail et On n’y voit rien, mais de méthode plus serrée et de portée plus large. La raison en est, d’abord, l’esthétique propre au XVIIe siècle néerlandais dont le réalisme semble légitimer la sociologie banale ou le formalisme aveugle. Après avoir cité les célèbres et beaux articles de Jean-Louis Vaudoyer qui émurent tant Marcel Proust en mai 1921, mais dont le lyrisme ignore l’importance du sujet chez ce peintre dont l’univers domestique lui semblait dénué d’au-delà symbolique, politique, religieux et théorique, Arasse annonce son propos, qui est contraire en tout à la vision fin-de-siècle de son prédécesseur. Plus encore que l’iconographie de Vermeer, commune à la plupart de ses contemporains, il vise « l’ambition » du peintre, sa façon d’être singulier à l’intérieur d’une culture visuelle qui le déborde et qu’il détourne. D’étranger à toute glose, le « mystère de Vermeer », – ce sphinx, disait déjà Théophile Thoré en 1866 -, regagne le cœur de l’analyse, à partir des conditions historiques de sa possibilité même. Le chapitre qu’il consacre à L’Art de la peinture, l’un des plus grands formats de l’artiste, constitue le moment le plus décisif du livre. Elle n’a cure évidemment des oppositions scolaires entre les pôles Nord et Sud de la peinture moderne : Vermeer, pour Arasse, n’identifie pas moins sa pratique à la « cosa mentale » qu’un Léonard. Ce que son réalisme a de construit, de fictif, de latent, L’Art de la peinture le proclame avec une pointe d’humour. On y voit une jeune femme déguisée en Clio dont la tête ornée se perd dans une immense carte des Pays-Bas ; un peintre de dos y ébauche la tête de la Muse dans un style du tableau qui les englobe. Familier du tableau dans le tableau, Vermeer réitère le geste en s’incorporant à la scène par l’artiste qu’il y montre aussi solidement assis qu’actif.  Or, L’Histoire que figure Clio et la cartographie sont des sciences connexes : les apparenter à la peinture elle-même équivaut à rattacher celle-ci au domaine de « la connaissance démontrée ». Cette peinture pourtant ne conduit pas à l’idée en toute transparence ; au contraire, comme Manet plus tard, Vermeer voile le contenu de ses toiles sous l’effet d’une présence vivante, qui semble à première vue sans arrière-plan d’aucune sorte. Citant Vasari, qui prêtait à Léonard l’art de balancer entre « le vu et le non-vu », Arasse en réattribue la stratégie à son héritier de Delft. Cette capacité de l’image à faire sourdre une signification en partie occultée (et non occulte) pousse finalement l’auteur à examiner ce qu’elle doit au catholicisme de ce papiste de Vermeer. Poétique et religion sont inséparables. SG / Daniel Arasse, L’Ambition de Vermeer, Flammarion, Champs, 12€.

De tous les martyrs hérités de l’agonie de l’Empire romain, il est le plus représenté et peut-être le plus cher aux peintres, l’Italie de la Renaissance voyant en lui, tout à la fois, le signe électif d’une reconquête de l’idéal grec et le dualisme même de la vision chrétienne de l’homme. Saint Sébastien et son ambivalence principielle ne pouvaient espérer meilleur exégète que Patrick Wald Lasowski, cet éminent expert de la littérature et de l’imagerie libertines connaît aussi bien les cheminements du désir que leurs accointances avec la spiritualité la plus efficace, voire la plus haute. Ce petit livre, aussi érudit et bien écrit que du Marcel Schwob, nous procure un ravissement assez similaire à celui que les représentations de Sébastien étaient censées éveiller ou réveiller chez le fidèle. Cet enfant de Narbonne, centurion à Milan et favori de Dioclétien, meurt dans les plus atroces douleurs, par ordre de son ancien protecteur, après avoir subi l’outrage des flèches et été soigné par Irène (inoubliables tableaux de La Tour et de Delacroix). La littérature de l’Église apparente ces flèches aux traits de la parole qui convertit. Du reste, l’imagerie immense de Sébastien, plus ou moins habile à dire la douleur qui ne doit plaire qu’à Dieu, a vocation à nous fait sentir qu’il mourut par là où il avait fauté, en criblant l’antichristianisme d’Etat de sa fureur. Si la souffrance du preux ne vise que le Ciel, sa beauté remue les Eros d’en-bas. Où débute, se demandera-t-on avec Patrick Wald Lasowski, l’affranchissement homosexuel du personnage issu de la Légende dorée ? Sodoma, auquel le jeune Tennessee Williams consacra un poème en 1948, n’est sans doute pas le premier peintre à libérer quelque chose de lui dans l’icône du sacrifice. Wackenroder, en 1797, théorise en poète romantique la confusion des affects profane et sacré à l’intérieur de « l’expression flottante du désir ». Robert de Montesquiou éprouve une égale exaltation à la vue des tableaux et à la lecture de D’Annunzio. Puis, d’Alfred Courmes à Jean-Paul Gaultier (auquel la Cinémathèque dédie une exposition), maints artistes, plus proches de nous, lui ont déclaré leur flamme. Merci, une fois de plus, à Patrick Wald Lasowski d’avoir donné d’autres ailes à la milice du Ciel et à l’explication des images. SG / Patrick Wald Lasowski, Saint Sébastien martyr, suivi de Des roses sous la Terreur, Stilus, 13€.

En librairie, mercredi 13 octobre 2021…

Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 99€.

Europe 1, Historiquement vôtre / Lundi 11 octobre 2021, 16h00.

Édouard Manet, Léon, Berthe Morisot, Le Balcon (et donc Caillebotte) : Stéphane Bern, Matthieu Noël et Stéphane Guégan

https://www.europe1.fr/emissions/lequipee-sauvage/ils-sont-sacrement-secrets-4070967.