
Il y a le Hopper des villes et le Hopper des champs. Les expositions s’intéressent communément au premier et à ce que sa poétique urbaine, au gré ou non de la prohibition, distille de dolente mélancolie et d’existences perdues dans le vide fascinant d’une New York fantomatique. Tant de beauté amère, tant de grâce apportée aux disgrâces du réel, nous rappelle que ce peintre si américain est né alors que Manet et Degas, ses futurs mentors, à distance, étaient encore en vie. L’héritage des Français, l’association de ces noms ne peut que revenir aux visiteurs de l’exposition de la Fondation Beyeler, moins abondante (65 peintures, dessins et gravures) que dérangeante, au bon sens du terme (1). Il n’est pas dans les habitudes d’Ulf Küster, son commissaire, de se contenter de la routine des autres. Son Hopper ne pousse pas qu’en ville, il manifeste, au contraire, un désir permanent d’escapades, de sorties en mer, de silence rural, d’espaces peu domesticables, de corps baignés de soleil. Feuilletons, à nouveau, les dessins de jeunesse : les copies de Manet n’absorbaient pas son tropisme européen vers 1905. Il est vrai que la censure moderniste, éprise qu’elle est de sévère géométrie et de sexualité tamisée, a longtemps choisi de dissimuler le goût premier de Hopper pour Henri Regnault (la Salomé jaune vif du Met) et le grand Mariano Fortuny (2). Ainsi aurait-il nourri une tendance inavouée à l’exotisme, à l’érotisme, à la couleur, vous n’y pensez pas. La doxa des deux côtés de l’Atlantique, puritaine en tout, veut nous faire croire, au fond, que notre peintre partageait ses propres frustrations et exclusions.

De telles choses ne sont plus tenables aujourd’hui, devant l’évidence d’un corpus qui ne se réduit plus aux banales affiches que le commerce et le cinéma, même celui de Wim Wenders parfois, en tirent. Son orientalisme à lui, Hopper l’a vécu hors de l’atelier, du côté de Cap Cod ou plus loin encore de New York, dans le Massachusetts et le Maine, jusqu’au Colorado et au Nouveau-Mexique. L’océan lui manque, il manque au marin comme au peintre des houles féminines. En fait, le besoin de couper avec le bitume caractérise tout le mouvement moderne et son balancier interne. L’exposition de la Fondation Beyeler, elle-même située entre ville et campagne, suit Hopper dans ses pérégrinations côtières ou plus immersives. Le paysage, on le sait, ce n’est pas la nature, c’est l’expression de notre divorce avec elle. Comme les granges de South Truro, aveugles et réconfortantes, font écho au Cézanne le plus mutique ! A rebours d’une minéralité orpheline, celle de l’urbs moderne, l’herbe et l’air frémissent ici et là, la perspective prend de la hauteur, comme chez Grant Wood. Les trains sont faits pour rouler, nous dit Hopper, et l’Amérique pour être chantée loin des cités verticales. La plus belle peinture de la sélection bâloise, un paysage panoramique découpé dans l’infini et presque jamais montré évidemment, date du début des années 1960. Le vieil Hopper s’y confronte aux parallèles d’une route et d’une forêt profonde entre lesquelles il ne veut laisser s’installer aucun conflit. Vingt ans plus tôt, son iconique et ironique Gas accouplait une pompe à essence et une lisière aussi dense, déjà riche de tous les possibles. Le rêve américain avait encore du bon. Stéphane Guégan
(1)Edward Hopper, jusqu’au 17 mai 2020, Fondation Beyeler. Catalogue sous la direction d’Ulf Küster, Hatje Cantz Verlag, 62,50 CHF
(2) Sur le goût des collectionneurs américains pour Mariano Fortuny y Marsal (1838-1874), voir ma contribution au catalogue de la mémorable rétrospective du Prado (2017-2018).
Longtemps les modernistes lui reprochèrent d’être l’indésirable grain de sable de leur vision canonique du XXe siècle. En 1933, lors de la première rétrospective du MoMA, Hopper embarrasse, à l’évidence, Alfred Barr. Malgré son dépouillement formel et sa réserve narrative, cette peinture n’était-elle pas trop littéraire, voire littérale, pour accéder au temple des avant-gardes européennes ? Mais Barr, fouetté par la crise de 29, défendait encore l’art américain quel qu’en fût le tonneau. Les clivages se durciraient plus tard… Dès 1930, le jeune MoMa s’était ouvert à la jeune peinture tous azimuts. Le très picassien Gorky y expose pour la première fois de façon notable… Or la peinture d’Hopper se laissait moins facilement enrôler sous la bannière du formalisme, voire de l’abstraction. La voie royale, selon Barr, débutait avec
Stupéfiante de beauté et de rigueur intellectuelle, l’actuelle exposition du Grand Palais liquide la stérilité de ces anciennes oppositions sans chausser les gros sabots de la lecture socio-thématique. Peut-on encore réduire le peintre à l’incurable mélancolie qui l’affligerait, lire la suspension, le silence et le vide humain de ses compositions comme autant de symptômes d’une impossibilité à jouir de la vie ? Si le réalisme en son acception banale ne saurait définir l’art d’Hopper, le renoncement est loin d’en constituer la clef psychologique et la morale définitive. Au gré du parcours implacable de la rétrospective et des textes qu’il signe à cette occasion,
Tous ces appels de l’esprit et de la chair, Emmanuel Pernoud les résume d’un mot, l’attente. Son livre en décline les modulations de sens et de forme à travers douze chapitres chrono-thématiques abondamment illustrés. L’essentiel de l’œuvre peint, moins de 200 toiles, s’y trouve concentré. Mais Pernoud n’oublie pas l’illustrateur et le graveur que fut aussi Hopper, adaptant à chaque registre de l’image son mépris de l’anecdotique et du sentimental. Sans opposer de façon absolue ses travaux alimentaires et sa peinture, jalousement arrachée aux prescriptions des magazines glamour, son livre en souligne les différences fondamentales, que le contexte n’explique qu’en partie. Les travaux d’illustrations auxquels Hopper se soumet datent pour l’essentiel des années 1910 et fixent l’idéal d’une Amérique à qui tout sourit, même la victoire de son armée en Europe. Travail tendu et consommation heureuse sont les leviers d’une réussite illusoire que l’artiste traduit en lignes tranchantes. Les gravures, entre 1915 et 1923, répondent à cette rhétorique conquérante par leurs situations plus énigmatiques et un encrage musclé. La peinture devait préférer aussi le trouble, l’entre-deux et le temps étiré. Attendre, rappelle Pernoud, c’est tendre vers. Et c’est parfois atteindre.
Couples silencieux, figures isolées, lieux indéterminés, intérieurs saisis à la dérobée, personnages rongés par l’incertitude ou la frustration, la liste des thèmes chers à Hopper est bien connue. Si Pernoud les examine à la lumière des sources picturales du peintre et des contemporains plus bavards, le bel essai d’Alain Cueff privilégie la culture philosophique et religieuse d’un artiste plutôt introverti sur lequel ont pesé une sexualité contrainte et une existence conjugale à peine plus épanouie. Il n’était donc pas inutile de se demander pourquoi Hopper a multiplié les nus scabreux et les femmes pulpeuses, jusqu’à incommoder son épouse et le faire suspecter de sexisme ou de misogynie, comme Degas et Forain avant lui. Leur héritier direct a connu son baptême du feu dans le Paris de la Belle-Époque, éminemment décadente aux yeux d’un yankee élevé dans l’horreur du sexe tarifé et des étreintes pré-maritales. Ses figures de prostituées aux corps pleins sont toutefois superbes d’arrogance baudelairienne. La France restera le pays des éternels « what if »… Sa biographie, par la suite, ne laisse guère suspecter de frasques, à peine une liaison ou deux avant que Josephine lui mette le grappin dessus. Mais la peinture prend très tôt sa revanche sur la vie et nous bombarde de créatures ou lolitas en panne d’intrigues. Entre amour du possible et amorces de récits, cette peinture aura toujours usé de l’ambivalence contre la résignation.