BLEU PISCINE

Puisque rien n’interdit de s’instruire par temps chaud et que certaines expositions fort recommandables restent visibles, laissons-nous tenter ou flotter… Du dessin génois aux libellules de Calder, les jeux sont ouverts. De même qu’une piscine bien tenue doit réunir le bon Ph à la bonne température, l’exposition, délicate chimie, requiert de n’être ni neutre, ni tiède… Plutôt que d’aller à Gènes et de risquer la mauvaise rencontre, comme celle de ces Modigliani qui ne semblent pas le fait du génial Livournais, rendons-nous d’abord au Louvre. Génois, ces 80 dessins le sont bien, ils composent le meilleur de ce que  le cabinet d’art graphique abrite en matière de maîtres ligures. Près de cinq cents feuilles, le chiffre impressionne. La qualité de l’inconnu étonne davantage… Hormis Luca Cambiaso, cher aux cubistes, le très nordique Bernardo Strozzi, Castiglione, le chéri de Fragonard, et du pré-goyesque Magnasco, ces artistes ne parlent qu’aux spécialistes les plus pointus, telle Federica Mancini, à qui l’on doit cette exhumation passionnante et le fil d’Ariane des excellents panneaux de salle. Un peu d’histoire, d’abord. En  s’emparant du port le plus actif de la péninsule, lors de la première campagne d’Italie, l’armée du Directoire, paradoxe, mit fin à plusieurs siècles de régime républicain. République patricienne, sans doute, pareille à Venise la rivale, mais République, Gênes avait déjà eu à faire aux Français. 1528, qui marque le seuil du parcours, voit l’amiral Andrea Doria se saisir du pouvoir, troquer François 1er pour Charles Quint et se tourner vers Rome, un an après le Sac. La nouvelle alliance vaut à la ville affranchie de basculer dans la modernité picturale, l’école de Raphaël et le premier maniérisme. Pordenone, Perino del Vaga et Beccafumi administrent aux indigènes le coup de fouet qui manquait au prestige de la Superba, selon le mot de Pétrarque, surnom plus adapté à Gênes qu’à ses pinceaux. 250 ans plus tard, compte tenu du séjour séminal de Rubens et Van Dyck, l’école locale continuait à prospérer sur la vague initiale. S’il fallait citer trois des vraies découvertes que l’exposition propose au grand public, je parlerais d’Ottavio Semino, de Giulio Benso et de Lorenzo De Ferrari (notre photo). Eros solaire, force magnétique, puissance d’entrain… A eux trois, ils disent la valeur du tout. Superbe, confirmerait le poète de Laure.

Walker Evans (1903-1975) n’a jamais coupé, lui, avec la France, il y avait fait ses classes, en tous sens, au lendemain de la guerre de 14-18, il y restera attaché comme aucun autre des géants de la photographie américaine. En 1926-27, l’élève de la Sorbonne apprend notre langue en lisant ou traduisant Gautier, Gide, Proust, Cendrars, bon départ… Sans qu’il le sache encore, Flaubert et surtout Baudelaire (objet d’une adoration équivalente à celle que lui vouera Brassaï), poussent déjà Evans sur la voie du nouveau médium, Flaubert et son réalisme indiciel, Baudelaire et sa relation duelle au moderne, au progrès, à la démocratie, à l’utilité de l’art, au trivial enfin, issu de la culture de masse ou des rejets de la grande ville. Le 1er janvier 1962, sous l’emprise de quelque vision désabusée, il fixe Trash 3, un caniveau en vue plongeante, une sorte de piscine urbaine à la surface de laquelle dérivent mégots et papiers déchus. La beauté de l’insignifiant, son accès au symbolique (et non au symbolisme), le mouvement des eaux usées comme signe du transitoire (et non de la nostalgie), le renversement des échelles et des substances, il n’est nul besoin de s’y attarder plus pour comprendre ce qu’Evans en dit lui-même : «Quand bien même elle s’écarte de la nature, cette image de caniveau a quelque chose de très humain. Elle est baudelairienne. J’aimerais que Baudelaire puisse la voir.» Pour clore le sujet, rappelons avec Gilles Mora, auteur d’une mise au point roborative sur le père putatif de la photographie « impersonnelle », qu’Evans usera constamment du littéraire contre toutes les démarches, le plus souvent américaines, visant à ramener le médium dans les limites de son essence ou de sa valorisation picturale. La rétrospective du Centre Pompidou et du San Francisco MOMA, d’une richesse exceptionnelle, cherche à réconcilier les points de vue, mais privilégie la perspective documentaire, voire sociale ou sociologique, celle qui mène à Bernd et Hilla Becher, à Gursky et Thomas Ruff. Par goût, je préfère l’autre Evans, le flâneur qui tirait de ses profondeurs intimes des images moins nettes, fruits d’un sujet lyrique en crise ou en suspension, mais capable de soutenir le regard des femmes, des zombies métropolitains et des culs-terreux sans céder sur son désir et les complexités du monde moderne. En un mot, l’humain et sa part d’indéchiffrable, plutôt que l’iconisation froide d’une américanité de façade…

La boussole intérieure de Calder ne l’a jamais tenu longtemps éloigné de la France. Atteint du perpetuum mobile qu’il a traduit en douces fulgurances, leur imprimant sa bougeotte, son humour et sa manière toute baroque de fuir la glaciation du visible, il aura enjambé des centaines de fois l’atlantique. La vie et l’art, il fallait que ça bouge et rebondisse. Un homme capable de si bien croquer les chats, dirait Baudelaire, ne pouvait être sculpté lui-même que dans le bon pain. Il l’aura partagé, son pain, avec beaucoup de nos concitoyens. C’était la générosité même, confirme Diego Masson, le musicien et fils du peintre, au détour de l’entretien précis et drôle qu’il a accordé à Benoit Decron, l’inventif directeur des musées de Rodez. C’est, en effet, une trouvaille que d’inviter Calder chez Soulages et de ruiner ainsi l’idée que l’abstraction soit, dans les deux cas, le mot de la fin. Une centaine de pièces de toutes époques vivent sous le feu d’un éclairage subtile, qui n’en fait pas trop, et d’une scénographie aux nappages fluides. La perfection… Dès son premier séjour parisien, la même année qu’Evans, Calder vibre aux sons de la Revue Nègre et trouve le moyen de convertir cette belle plante de Josephine Baker en fil de fer à rondeurs sur ressorts. Malgré ses accointances avec Fernand Léger et les suiveurs de Mondrian, la température ne baissera jamais plus, même quand elle frôle le froid du linceul. Moderne et rustique à la fois, sa Mercury Fountain, salut terrible aux Espagnols de 1937, se joue de la mort et de la fable à un degré où seuls s’établissent les jongleurs éternels. Masson préférait aussi les forces aux formes, le flux du vivant à son gel. Ils étaient faits pour s’entendre, voire se croiser longuement. La victoire allemande, en juin 1940, rendit possible la rencontre, décisive, sur laquelle revient Diego Masson dans l’entretien. Roxbury, où vivait Calder, et New Preston, nouvelle adresse de l’« heureux fugitif » et des siens, sont deux villes du Connecticut que séparent une trentaine de kilomètres. Le petit garçon qu’était alors Diego Masson se rappelle encore combien leur voisin avait enchanté son existence et celle de son père. Son pouvoir de transformer le moindre objet trouvé, comme les boîtes de Coca chères à Evans, faisait merveille. Deux rares curiosités de l’exposition, mes préférées, témoignent de ce moment historique, un encrier de 1943 et un portrait farce de Masson, l’un et l’autre de Calder, la fausse hélice du premier rejoignant le faux masque du second dans la facétie toujours complice qui a uni ces deux immenses poètes.

Il y a du bleu chez Calder et Masson, il abonde, sature et rayonne de joie chez David Hokney. A la couleur mariale, l’Anglais conserve sa pureté, en aficionado des Siennois, de Masaccio et de Piero della Francesca, mais il l’enrichit, dès la mue californienne, d’harmoniques plus crapuleuses. Rien de shocking, cela dit. L’enfant de Bradford, le rejeton de parents affiliés aux bonnes causes, a rarement dépassé les bornes. Sous le soleil du Los Angeles de la fin des années 1960, au bord de ces piscines baptismales qui ont pris place parmi les emblèmes du siècle, dans les portraits totémiques de ses puissants collectionneurs, le trash serait déplacé. Ce n’est ni Francis Bacon, ni Lucian Freud, ni même mon cher Michael Andrews que la France, Jean Clair mis à part, persiste à ignorer. La blancheur immaculée d’une paire de fesses, pâles de tout soleil et donc interdites de regard, le comble, c’est du reste son droit, c’est même un prédicat de sa peinture, qui dégage l’ambiguïté de la clarté, quand d’autres ne la conçoivent qu’en eaux sales. Plus arty que dirty, comme l’eût énoncé Bataille, Hockney n’a pas méprisé les écoles qui ont fait de lui un docte et subtile peintre. Au milieu des années 1950, le débutant puisait aussi bien à Degas qu’à Bernard Buffet, avant de mixer l’abstraction made in USA à la Brit Pop painting. La réussite se paie alors d’une victoire difficile, il l’avouera plus tard, sur l’iconoclasme  ambiant. Avant d’être happé par la Californie de tous ses fantasmes, et de quitter une Angleterre où l’homosexualité resterait illégale jusqu’en 1967, Hockney a connu son chemin de Damas. Eté 1960, Picasso lui jette cette lumière sidérante, cet aveuglement d’en haut, qui le désarçonne. Adhesiveness, cette année-là, se veut la réponse gay aux baigneurs et baigneuses violemment accouplés du maître. Au sortir de la rétrospective de la Tate, le jeune Hockney, « décillé », en a fini avec le modernisme new yorkais. Plis avare de compliments que de blâmes, Clement Greenberg le lui rendra au centuple, neuf ans plus tard, alors que le Californien expose à New York : «Ce sont des œuvres d’art qui ne devraient pas avoir droit de cité dans une galerie qui se respecte.» Sifflets de sots sont fanfares de gloire, disait qui vous savez. Nous le savons aussi, le formalisme américain, en sa version la plus sectaire et américaine (le plan Marshall a aussi bénéficié du soutien actif des intellectuels de gauche), est la bête noire de Didier Ottinger, qui le prouve doublement cette année, en signant un des essais du catalogue Evans et en orchestrant le plus bel hommage que la France ait jamais rendu à Hockney. Au pays d’Ingres, de Manet et de Matisse, cela fait sens. Stéphane Guégan

*Dessiner la grandeur. Le dessin à Gênes à l’époque de la République, Musée du Louvre, jusqu’au 25 septembre 2017. Federica Mancini, Inventaire général des dessins italiens du musée du Louvre. Tome XI. Dessins génois XVIe-XVIIe siècle, Musée du Louvre éditions / Officina Libraria, 96€.

**Walker Evans, Musée d’art moderne, Centre Pompidou, jusqu’au 14 août 2017. Ample et très documenté catalogue sous la direction de Clément Chéroux, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quant au littéraire, comme modèle structurant du photographique, voir l’excellente synthèse de Gilles Mora, Walker Evans en quinze questions, Hazan, 2017, 15,95€.

***Calder. Forgeron de géantes libellules, Musée Soulages, jusqu’au 29 octobre 2017, avec des prêts exceptionnels du Centre Pompidou. Le catalogue (Gallimard, 35€) reproduit le manuscrit du poème que Masson, en 1942, avec écrit pour son « ami américain », loin de cette Europe en guerre, loin de la « vie calomniée », et dans lequel on lit ceci : « Bonjour forgeron de géantes libellules / Sorcier du mercure ta fontaine montrait / Une eau lourde comme les pleurs. »

****David Hockney. Rétrospective, jusqu’au 23 octobre. Catalogue sous la direction de Didier Ottinger, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quelques analyses thématiques bienvenues, nombreux et utiles éclaircissements sur l’attrait du peintre pour la phénoménologie de la perception et la magie duplicative de ce monde faustien.