DAVID VERSUS DAVID

Début 1956, en déplacement à Angers, récemment acquise aux communises, Aragon se fâche tout rouge. Le seul sculpteur du XIXe siècle qui ait eu le cœur bien orienté, clame-t-il, reste orphelin de l’hommage que la Nation aurait dû lui rendre l’année de son centenaire. En 1848, on avait fêté David, né cent ans plus tôt ; en 1956, David, dit d’Angers (1788-1856), se contentera des vitupérations amères du poète moscovite. Ce raté des musées nationaux est un coup monté : « la politique a vaincu », écrit-il dans L’Humanité, au lendemain de la conférence réparatrice qu’il a prononcée en Anjou, et qui aurait pu déboucher, deux ans plus tard, sur une toute autre Semaine sainte que l’épopée des Cent-Jours que nous savons. Géricault n’en eût pas été le fringant héros, et Aragon se serait penché sur les années romaines (1811-1815) de David d’Angers, lauréat du Grand Prix et brûlant du même amour pour les Italiennes, la politique et l’Art, cette tribune propre à « propager la vertu ».

A n’en pas douter, Aragon aurait achevé la sacralisation du statuaire s’il avait eu entre les mains les formidables volumes de ses écrits, que Jacques de Caso, inlassable avocat de sa cause et meilleur connaisseur de son œuvre, a pris la peine de réunir et d’annoter. La foule d’informations et de réflexions acérées que contient l’appareil critique de Tremblez, chacals décuple l’intérêt de l’entreprise. Sous ce titre d’une violente éloquence, on trouve réunies par genre et thème près de 150 entrées, articles, brouillons de textes et inédits. Ils sont très oubliés aujourd’hui, à rebours des Carnets révélés au XXe siècle et auxquels il n’est pas excessif de comparer le Journal de Delacroix. Pour avoir croisé ce David-là, académicien des Beaux-Arts depuis 1826, et pour s’être associé à sa lutte contre le jury du Salon sous la monarchie de Juillet, le peintre de La Liberté savait de quelle plume se chauffait son aîné. Les ardeurs du polémiste de L’Institut obligent à rebattre les cartes qui ont figé l’historiographie du romantisme français selon des clivages absurdes. David d’Angers, qu’un Pétrus Borel trouvait à la fois trop classique et trop girouette, symbolise à lui seul les deux faces du prosélytisme républicain, avant et après 1830, et surtout avant et après 1848. La face solaire s’accorde au cachet inconditionnel qu’il attribue à la liberté de parole. Nulle censure, en théorie, ne devrait l’entraver ; le jury, du reste, n’a aucune utilité au Salon, puisque « le public fait justice des camaraderies » (David d’Angers a fréquenté Henri de Latouche et Beyle). La face sombre du publiciste se dévoile quand l’emporte le désir de purger les artistes et la société de ses mauvais penchants, au prétexte qu’aucun « gouvernement démocratique ne peut vivre sans imposer à la société une puissante direction morale ». Civisme actif, le culte des grands hommes, relayé par le monument public, ne suffit pas. Deux solutions, partant : l’ordre moral, comme en 1793-1794, quitte à déboulonner quelques statues et faire tomber les têtes ; la lutte contre l’athéisme, dans l’héritage déclaré de Robespierre. Chrétien et citoyen, David n’a rien renié de l’idéal des Lumières, dont la Terreur fut la pomme empoisonnée.

Plutôt modéré dans la vie, de sorte qu’il se plia à la Charte sous la Restauration et travailla à de nombreuses reprises pour la Couronne, préférant les Bourbons respectueux de 1789 à la fin du règne de Napoléon Ier, David d’Angers se laisse parfois enflammer par le souvenir des Conventionnels et la mystique des ultimes fêtes de Robespierre, l’un de ses dieux. L’autre se nomme Saint-Just, dont il expose le buste presque angélique au Salon de 1849. Dix ans plus tôt, il y montrait son Bara en victime expiatoire des Vendéens et, à travers lui, réitérait sa fidélité au peintre David, auteur d’une allégorie du jeune tambour qui, achevée, devait orner les écoles de France sous forme d’une gravure plus chaste que l’ébauche d’Avignon. Il manque un beau livre sur David et David. Le sculpteur, en 1848, rédigea sa postface sans le savoir, il érige alors une stèle de papier au peintre du Marat après avoir immortalisé son bon profil dans l’un de ses médaillons (ill.), hommage posthume et problématique par sa perspective d’ensemble (l’art avili versus la peinture mâle) et ses silences (le Comité de salut public, la servilité envers Napoléon Ier, le retour du refoulé au cours des années bruxelloises). Comme on eût aimé qu’il nous parlât aussi d’un combat qu’il partageait avec l’autre David dont, jeune, il avait fréquenté l’atelier, jusqu’à participer à l’exécution panique du Léonidas aux Thermopyles !

Ce combat qui les honore, c’est l’abolitionnisme. Elle résonnerait au cœur d’un grand dessin de David (ill.), élaboré entre la fin 1789 et le printemps 1790, retrouvé en 2010, acquis l’année suivante par le musée des Beaux-Arts de Nantes, finement analysé par Louis-Antoine Prat en 2016, puis en 2022, à l’occasion d’une exposition du Met de New York. Résumons en quelques mots : sollicité par des membres de l’élite nantaise et avant de séjourner auprès d’eux en mars-avril 1790, le peintre de Brutus imagine une vaste allégorie, de programme et d’aspect un peu confus, visant à stigmatiser les « déprédateurs » [sic] dont la France aurait souffert sous l’Ancien régime et, inversement, à héroïser la figure du maire de la ville, Kervégan, en qui s’incarnerait l’opposition précoce des Bretons à la monarchie. Dans un livre qui étoffe et stimulera efficacement les travaux actuels sur l’imagerie européenne de l’esclavage, Philippe Bordes y fait entrer l’analyse de notre dessin en l’ouvrant à plusieurs données de poids, comme la proximité du peintre avec d’éminents adhérents, tels les Trudaine, de la Société des amis des Noirs. Sans jamais la rejoindre lui-même, David est sensible à ses thèses, mais se garde bien d’en faire état à Nantes, lors du séjour qui le met en rapport avec un certain nombre d’armateurs enrichis par la Traite et le commerce triangulaire, Kervégan en premier lieu, dont il accepte de faire le portrait. Ces « patriotes » seraient-ils à leur tour frappés d’infamie dans le secret de cette feuille exhumée ? A gauche, partie la moins lisible et la plus michelangelesque, la plus proche surtout de l’iconographie infernale, Bordes propose d’identifier deux esclaves noirs, bien que David les ait représentés blancs de peau, en raison de leurs cheveux et du collier qui signe leur asservissement et appelle leur libération. Le débat est ouvert. Stéphane Guégan

*David (d’Angers), « Tremblez, chacals ». P.–J. David (d’Angers) publiciste (1834-1849), textes réunis, transcrits et annotés par Jacques de Caso, deux volumes, Honoré Champion, 210€. Quant à l’abolitionnisme de David d’Angers, dont Jacques de Caso nous apprend qu’il était proche de Marie-Guillemine Benoist, voire Stéphane Guégan, « Révolution dans la Révolution 1788-1848 », cat. expo. Le Modèle noir. De Géricault à Matisse, Musée d’Orsay // Flammarion, 2019 // Philippe Bordes, Jacques-Louis David, la traite négrière et l’esclavage, Fondation Maison des Sciences de l’homme, 12€. // Mon Delacroix. Peindre contre l’oubli (Flammarion, 2018) vient de faire l’objet d’une édition chinoise.

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