
Les derniers modernistes, on l’espère du moins, aiment à emprisonner Hodler entre les lignes de ses fameuses parallèles. Sa façon de composer par bandes superposées, en accord avec la planéité de la toile, signalerait un désir d’abstraction, une volonté d’en finir avec les lourdeurs du monde. Certains notent une proximité avec les recherches de Mondrian quand d’autres insistent sur l’intérêt de Kandinsky pour ses portées musicales aux couleurs pures. Mais comparaison est rarement raison. L’exposition de la Fondation Beyeler, exemplaire par son accrochage et son propos serré, nous rappelle qu’Hodler vaut beaucoup mieux que le rôle de précurseur qu’on lui fait jouer en forçant la lecture de ses toiles, à commencer par celles qu’il réalisa entre 1914 et 1918, année où il s’éteignit à l’âge de 65 ans. Oskar Bätschmann a raison de mettre en garde les lecteurs du catalogue contre notre envie d’« idéaliser » l’ultime moisson des artistes face à la mort. Concernant Hodler, qui l’affronta toute sa vie, et vit mourir les siens les uns après les autres, le risque de dramatiser à outrance est nettement plus limité. D’autant plus qu’en 1914 Hodler a quelques raisons de songer au destin de l’Europe et à son propre salut… C’est alors, souvenons-nous, qu’il signe avec 117 autres, artistes, écrivains ou scientifiques, « la protestation contre le bombardement » de la cathédrale de Reims par les Allemands. Son pays peut rester neutre dans le conflit mondial naissant, lui stigmatise la barbarie mécanique qui s’est abattue sur la Belgique et la France. Aussitôt l’Allemagne et l’Autriche, où il jouit des faveurs sécessionnistes, l’ostracisent de concert. Qu’à cela ne tienne, c’est la France que le peintre choisit en 1915 pour y soigner la tuberculose qui a décimé sa famille. À bien regarder ses études pour la Bataille de Morot, qui datent de ces deux mois de cure dans l’Allier la bien nommée, le souvenir de Paolo Uccello y est peut-être moins significatif que l’agressivité déferlante du graphisme. Ferait-elle exception jusqu’en 1918? Dans la lumière de la fondation Beyeler, qui semble faite pour eux, les autoportraits et les paysages alpestres ne fuient qu’en apparence les horreurs et les questions du présent. Comme le vieux Tintoret, Hodler livre de lui une image aussi ravagée par le temps que proprement sculptée par une farouche détermination. Les yeux d’un homme ne mentent jamais. La belle gueule d’Hodler dessine derrière chacun de ses paysages le fantôme d’une présence interrogative. Ils nous empoignent parce qu’ils disent, en pleine pâte, dans le bruit de soleil, l’impératif du travail en montagne, l’hygiène du marcheur et un besoin physique d’osmose, que la guerre a évidemment rendu plus urgent. Il ne reste plus aux images de Valentine Godé-Darel agonisante qu’à terrasser le visiteur de leur beauté paradoxale. Contre la mort, contre son travail de décomposition, Hodler dresse la puissance d’un regard sans ombres. Stéphane Guégan
* Ferdinand Hodler, Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 26 mai 2013. Commissaires : Ulf Küster et Jill Lloyd. Catalogue indispensable, éditions Hatje Cantz Verlag, éditions allemande et anglaise, 68 CHF.
Constance de Bartillat a le sourire, sa maison va bien et continue à tracer son chemin en pleine indépendance intellectuelle. Dès l’entrée de ses locaux, rue Crébillon, on bute sur les piles de nouveautés, rééditions d’introuvables ou créations non moins indispensables. La dernière en date, déjà un succès de librairie, compte 1200 pages, fruit du travail exemplaire de Jean Lacoste, Marie-Laure Prévost et de leur éditeur. Si le Journal de guerre de
Il y a des livres qu’on dit nervaliens pour de mauvaises raisons, ils prêchent le bonheur d’être fou, de se perdre en Orient, ou chantent la beauté des amours impossibles. Le dernier roman de Patrick Modiano, bijou noir, touche à
Le Promeneur vient de rééditer 28 Paradis, texte de Patrick Modiano et dessins de 
Au titre des rencontres réussies entre littérature et peinture, signalons le nouveau roman de Michelle Tourneur, La beauté m’assassine (Fayard, 19€), dont le titre évoque les extases esthétiques de Stendhal et l’utilité du crime dans les beaux-arts.
On n’a rien vu quand on n’a pas vu se dresser le palais du Te dans la campagne de Mantoue ! Une amusante assonance pourrait laisser croire que la bâtisse est née de quelque folie exotique des années 1520-1530. L’usage veut qu’on parle de premier maniérisme, le plus virulent. Celui qui surgit après la mort de
*Ugo Bazzotti, Le Palais du Te. Mantoue, Seuil, 60€. Signalons aussi une première traduction en français de l’ouvrage classique de Julius von Schlosser, indispensable à qui veut comprendre le cadre mental et l’imaginaire dans lesquels s’inscrit le dernier maniérisme. Les éditions Macula publient en effet Les Cabinets d’art et de merveilles de la Renaissance tardive avec une préface et une postface de Patricia Falguières (372p., 31€). Paru voilà un siècle, l’ouvrage surgit en plein « tournant muséal », ultime réaction à l’apparent caprice qui gouvernait le collectionnisme des XVIe et XVIIe siècles. Mais ce dandy savant de Schlosser s’efforce de redonner sens à ce qui passait pour l’héritage encombrant d’une épistémè désuète. Vers 1600, de Fontainebleau à Prague, de Rome à Haarlem, le goût du merveilleux, de l’extravagance raffinée, de la licence poétique et érotique s’était répandu à grande vitesse et à plus grande échelle qu’on ne le pense. En bon Viennois, Schlosser rend compte d’un moment de civilisation, de ses capacités à affronter ses désirs et ses terreurs par l’insolite.
À la faveur de l’année France/Russie 2012 et de l’« ouverture » des archives russes, Intelligentsia s’intéresse à l’irrésistible attraction qu’exerça l’U.R.S.S. sur les intellectuels français, entre la Révolution de 17 et la reconnaissance que certains dissidents soviétiques trouvèrent chez nous à la fin des années 70. C’est donc l’histoire d’une illusion qui aura duré plus d’un demi-siècle, une illusion qu’écrivains et journalistes ont sciemment entretenue en poussant jusqu’à l’absurde la rhétorique révolutionnaire, antifasciste et humanitaire des grandes heures du stalinisme. Un soutien « sans défaillance », pour citer la belle préface d’Hélène Carrère d’Encausse au catalogue très fouillé de l’exposition. En 1955, détournant Marx, Raymond Aron ne trouva rien mieux que l’opium pour caractériser le phénomène d’envoûtement qui en cessa de s’amplifier après la chute brutale des tsars. Mais est-ce bien de drogue qu’il faut parler, de cécité subie et presque d’erreur pardonnable ? Le parcours d’un
Dans la correspondance qu’échangèrent Masson et Kahnweiler durant la guerre, l’un écrivant depuis les États-Unis, l’autre depuis la France qu’il n’avait pas voulu quitter, il est une lettre qui contient une anomalie amusante. Le 5 mai 1945, trois jours avant la capitulation de l’Allemagne, le peintre s’adressait à son marchand en lui donnant du « Mon cher Jean-Paul ». Il est vrai que Masson avait pris l’habitude de varier les prénoms de Kahnweiler au gré des lettres, marque de complicité plus que de véritable camaraderie. Heini et Henri avaient ainsi précédé ce « Jean-Paul » plutôt surprenant. En 1976, dans une note de son édition des Écrits du peintre, Françoise Levaillant suggéra qu’il y avait là « confusion involontaire (avec Jean-Paul Sartre ? ». Est-ce bien sûr ? Nous penchons pour une autre hypothèse : Jean-Paul désigne ici la mémoire de Richter, grande lecture de Masson et référence au romantisme allemand dont Kahnweiler était à sa manière l’héritier. Du reste, Bataille, dans les lettres qu’il envoie à Masson à partir de la fin 1944, l’exhortant à « rentrer », use du même prénom à fortes résonnances. Cela dit, Sartre n’est pas absent de cette lettre décidément mystérieuse. Bien que Levaillant ne le signale pas, il est clair que
Le passage est pourtant naturel du peintre d’Oradour et de Niobé, deux sacrifices d’un nouvel ordre, aux prises de positions de Sartre dans le climat effervescent et affligé de la Libération. Bien qu’il déborde largement le cas du philosophe « engagé », le dernier livre de François Azouvi rend à certains mots et certains morts de l’époque un surcroît de signification « tragique ». À rebours des idées reçues, confortées par certains historiens de la Shoah, Le Mythe du grand silence reconstruit en détail le mouvement d’indignation et de compassion que suscita en France la découverte de la réalité des camps. Non, dit-il avec force, l’extermination des Juifs ne fut pas rejetée au plus profond de consciences coupables, qui se seraient hâtées d’en enfouir les millions de cadavres. Si certains éprouvèrent bien un sentiment de culpabilité pour ne pas avoir agi ou compris plus tôt, ce malaise les poussa à parler, à dire l’horreur, à la penser et à se racheter. En somme,
On ignore, le plus souvent, que la première explosive d’Hernani en février 1830 fut autant l’affaire des poètes chevelus que celle des architectes, théoriquement plus sages. Ils oublièrent ce soir-là compas et équerre, coupole et pilastre, et s’étourdirent comme Gautier, Nerval et