TENTATRICES

Le nu féminin et son attrait assumé fondent le bel art de Suzanne Valadon (1865-1938), de l’aveu de ses contemporains comme des historiens qui nous ont ramenés à elle. Mais ce consensus ne résiste pas à l’étude des arguments sur lesquels il s’appuie. En schématisant un peu, disons que deux moments de la sensibilité contemporaine s’opposent : dans les années 1920, les critiques les plus favorables à Valadon prisaient sa façon virile d’échapper aux stéréotypes de la peinture féminine qu’incarnait, par exemple, la joliesse néo-rocaille de Berthe Morisot. A l’inverse, au cours des années 1980-90, alors que le féminisme avait conquis une bonne part de la recherche anglo-saxonne, l’idée s’imposa que Valadon avait triomphé des codes masculins, à commencer par le fameux « mal gaze ». Selon la théorie que résume cette formule aujourd’hui étouffante, l’art occidental répondrait depuis toujours, et majoritairement, aux attentes du sexe fort, l’œuvre des femmes comprise. Les quelques réflexions qui suivent voudraient dépasser ce clivage. Il y va, au vrai, de notre incapacité à admettre l’équivoque constitutive des nus de Valadon, sa volonté d’aller vers tous les regards, de varier le genre, la libido et l’inscription sociale de ses images.

Toute réflexion sur le corpus de ses nus féminins devrait débuter par l’analyse d’Adam et Eve (1909, ill) et de La Joie de vivre, où le désir se représente successivement sous les espèces de l’initiative souriante et du voyeurisme ironique. Le premier tableau nous intéresse d’autant plus que Suzanne s’y représente, non en créature castratrice, mais en douce tentatrice. Au contraire du jeune homme (son amant dans la vie) qui hésite à violer l’interdit charnel (identifié banalement au péché originel), le double de l’artiste affiche une détermination qu’expriment son corps épanoui, la ruisselante chevelure, la toison pubienne peu masquée et le visage rayonnant de bonheur anticipé. On ne saurait être plus clair. Le souvenir y est sensible des nombreuses peintures de Lucas Cranach sur le thème, la figure d’Eve y étant affublée des signes du vice ou d’une sensualité moins coupable. Parions que la baudelairienne Valadon était consciente des ambiguïtés de l’iconographie de la Chute et des possibilités qu’elle offrait de dé-diaboliser les femmes (le mal n’a pas de sexe ou les a tous). Deux ans plus tard, La Joie de vivre, délicieuse parodie du Jugement de Pâris, insuffle le traditionnel concours de beauté d’un exhibitionnisme volontairement excessif. A l’heure du fauvisme et du cubisme souvent plus chastes, Valadon n’entendait rien retrancher à sa peinture, elle persistait à donner le beau rôle aux femmes, tantôt conductrices de leurs envies, tantôt fières de les suggérer. Redoublant d’audace, la surenchère corporelle s’accompagne parfois d’un anti-idéalisme inouïe, dont la brutalité ne fut pas sans frapper les premiers commentateurs.

Une dernière singularité mérite d’être notée : plus cette peinture leste ses protagonistes, plus elle les libère d’une assignation sociale et professionnelle nette. En plus des poseuses qui s’avouent comme telles, d’autres femmes, blondes ou brunes, le regard droit ou perdu, évoquent le monde du plaisir tarifé de façon vague. Or ce flou est décisif, il confirme la dualité dont nous parlions plus haut. Valadon se plait à maintenir les corps offerts, en rien agressifs, dans une espèce de retrait, de mystère, voire de distance infranchissable, que scelle le regard comme chez le peintre d’Olympia et d’Un bar aux Folies-Bergère. Ces compositions emboîtées, anatomiquement saturées, permettent d’introduire une ultime hypothèse. Elle concerne les artistes auxquels il est devenu usuel de comparer son approche du nu et du féminin, de Manet et Degas à Renoir et Toulouse-Lautrec. Qu’il y ait eu transmission, c’est l’évidence. Il me semble, toutefois, que l’on sous-estime le dialogue que Valadon a maintenu avec le Courbet le plus sensuel, dont les années 1910-1930 marquent une sorte de « revival » (qui marqua aussi Bonnard, Matisse et Picasso). Au-delà des transferts directs, ces deux peintres partagent un identique fascination pour l’héritage vénusien en son essence. Autrement dit, des sources classiques, Courbet et Valadon revendiquent le double mystère : le surgissement de la déesse de l’amour parmi les hommes (et les femmes), la sidération qu’elle exerce sur eux (et elles). Il est significatif que la grille postcoloniale ne parvienne pas à ignorer le rayonnement totémique de ses extraordinaires Vénus noires, version « pudica » (1919, ill.) ou plus téméraire. Le magnétisme immédiat de la sculpture grecque, voire africaine, lui semblait indépassé. Et loin de chercher à l’occulter, pas une sorte de féminisme puritain et rétrograde, Suzanne n’aura cessé d’en recharger ses nus : Aphrodite et son ascendant restaient une forme d’élection. Stéphane Guégan

Version réduite de ma contribution au catalogue Suzanne Valadon. Un monde à soi, sous la direction de Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou-Metz. L’exposition y est encore visible jusqu’au 11 septembre 2023, avant d’être montrée sous un format différent au Musée d’arts de Nantes et au Museu Nacional d’Art de Catalunya. Le 9 se tiendra à Metz une importante (et internationale) journée d’études consacrée à l’artiste qui mérite évidemment mieux que ses instrumentalisations courantes. Chiara Parisi s’en est bien gardée, comme l’atteste le catalogue de cette rétrospective qui a su trouver le ton juste. Publié par le Centre Pompidou-Metz (42€), il comprend notamment les essais de la commissaire, de Daniel Marchesseau et de Phillip Dennis Cate. Le thème du mesmérisme pictural, très usé en littérature, renforce ou appauvrit l’aura des grands tableaux, c’est selon. Plus que Valadon, Manet en est l’une des victimes ordinaires. L’héroïne londonienne de Chloë Ashby et de son Wet paint (Peinture fraîche, La Table ronde, 24€) se nomme Eve, of course. Elle va naître et renaître en quelques pages. Serveuse quand on fait sa connaissance, elle se transforme, telle Aphrodite née de l’onde amère, en modèle d’atelier, heureuse de troubler les regards quand la femme perce sous la fiction de la pose. Sa vie n’en reste pas moins des plus remuantes, incertaines, heurtées, et nécessaire son rendez-vous rituel avec Suzon, la déesse muette d’Un bar aux Folies-Bergère, la pourvoyeuse maussade des plaisirs nocturnes. Roman vif, écrit comme on écrit aujourd’hui, en se souciant moins du style que de la pulsion d’ensemble, le livre a la fraîcheur de son titre et l’âge de ses acteurs. SG

Le monde de Valadon ayant été, à bien des égards, celui de don Pablo au début du XXe siècle, je me permets d’annoncer la proche parution de Picasso. Les chefs-d’œuvre, en français et en espagnol, El Viso, 42€. La diabolisation actuelle du peintre, autant que le poids de l’historiographie stalinienne, appelait quelques correctifs. Loin du sectarisme que l’on sait, lignes de force et lignes de faiblesse se partagent ici l’analyse du grand artiste et du « bon camarade », du catholique oublié et du dernier artiste universel, au sens où l’entendaient Baudelaire et Apollinaire.

SOIS BREF (IV)

Les Œuvres complètes de Huysmans, que conduisent Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan pour Classiques Garnier, viennent d’atteindre leur tome VIII. Avant-dernier d’une entreprise menée à vive allure, il couvre les années 1903-1904, celles principalement de L’Oblat et de Trois primitifs. Nous avons déjà dit la valeur de cette nouvelle édition, rappelé le choix qu’elle fait de la stricte chronologie et de la parité entre production romanesque, littérature critique et journalisme divers ; il faut aussi se féliciter de la réévaluation du romancier catholique qu’elle opère derrière une neutralité confessionnelle de principe, voire un certain scepticisme, que le lecteur est en droit de ne pas partager (tome I, tome IV et tome VI ). Si l’invention narrative fléchit légèrement à l’heure de L’Oblat, ultime étape ou station de la tétralogie de Durtal (elle mériterait La Pléiade avec préface de Houellebecq), Huysmans empoigne tous les moyens, hors l’hagiographie, contre l’anticléricalisme que réveille la loi de juillet 1901 sur les Congrégations. Trois mois après qu’il y a fait sa profession solennelle au terme d’un an de noviciat, Saint-Martin de Ligugé est sommée de déménager et « frère Jean » de retrouver Paris. L’Oblat rejoue, si l’on ose dire, l’expulsion du jardin d’Eden (comme le dernier et beau film de Paul Schrader, Master Gardener). La fiction transforme Ligugé en Val des Saints, Dom Besse en Dom Felletin, Poitiers en Dijon. Mais ce roman vengeur n’épargne pas l’abbaye bénédictine et l’agonie d’un certain idéal cénobitique, antérieure à la mort politique. Huysmans, dans le secret de sa correspondance, va même plus loin et prend des accents maistriens pour expliquer la rage d’Émile Combes, instrument involontaire d’un Dieu déçu par ses serviteurs. Doit-on s’en tenir à l’amertume du proscrit? D’autres aveux intimes enregistrent la tristesse consécutive au départ des moines, imparfaits parce qu’humains, et donc pardonnés au nom de ce qu’ils avaient représenté collectivement. On a souvent comparé ce roman de « l’échec » monastique au précédent d’A rebours : un même mouvement de balancier en structure le récit, retraite hors du monde et retour à la vie civile, un identique appel vertical à Dieu les clôt : « Ah ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une fois pour toutes, de vivre enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de Vous ! » Contraint à l’exil, le monastère de Ligugé, auprès duquel Huysmans avait vécu en 1899-1901, revit dans L’Oblat, rythmé par l’ordre et l’éclat liturgiques, embelli par l’aspiration à un nouvel art sacré (dont les modèles sont autant Alphonse Legros et Sluter que les Primitifs nordiques), mais déchiré – là est la beauté du texte, sa sincérité durable – par l’impossibilité, existentielle et historique, de ne vivre qu’en Dieu. De ce roman provincial, très balzacien par instants, gourmand en diable, s’élève le parfum d’une France révolue et de pratiques religieuses condamnées à la clandestinité ou à la transfiguration littéraire. Jean-Marie Seillan en étudie finement la réception critique, qui fut exécrable. Aux attaques des Bénédictins et des durs de la laïcité républicaine répondit toutefois l’enthousiasme du milieu franciscain et du jésuite Henri Bremond. L’architecture secrète de ce livre aux apparences débraillées échappa à Léon Blum, autre recenseur, il préféra saluer son style féroce et croustillant, sa valeur documentaire, et estimait qu’on s’y reporterait dans 500 ans par curiosité ou nostalgie d’une certaine spiritualité chrétienne. C’était mal évaluer la rapidité de son extinction et ne pas deviner que la France affaiblie du XXIe siècle s’en soucierait si peu. 1903, malgré tout, aura été la dernière grande année de Huysmans, la parution controversée (et donc salutaire) de L’Oblat fut suivie de la découverte du polyptyque de Grünewald, en compagnie de l’abbé Mugnier, et se conclut avec l’attribution du premier Prix de l’Académie Goncourt que présidait notre farouche séide du Christ. Trois primitifs, plus lu aujourd’hui que L’Oblat et sur lequel cette édition apporte ses éclairages, paraîtra, en 1905, avec six planches hors-texte, à l’enseigne de Léon Vanier, éditeur de Verlaine, « croyant grincheux » dont le dernier Huysmans assurait une promotion batailleuse.

Stéphane Guégan

Huysmans, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, tome VIII, 1903-1904, édition de Jean-Marie Seillan, Classiques Garnier, 56€. A propos du tome IX, voir Stéphane Guégan, « Noire progéniture », Revue des deux mondes, décembre 2020/janvier 2021 (https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2020/11/R2M-2020-12-152-178.pdf). Voir aussi, du même, « Huysmans là-haut », Commentaire, 2022/4 (https://www.cairn.info/revue-commentaire-2022-4-page-843.htm) et Sébastien Lapaque, « Huysmans bénédictin », Revue des deux mondes, avril 2020. Les éditions Bartillat ont réuni en 1999 les quatre livres formant Le Roman de Durtal (32€), et l’ont assorti de l’étude incisive de Paul Valéry (Mercure de France, mars 1898). Signalons enfin le n°115 du Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, 2022, et notamment l’article de Jean Demange sur la conversion de l’écrivain. Cette livraison contient des notes inédites de 1886, pétillantes de verve au sortir de la huitième et dernière exposition impressionniste, notes essentielles que présente savamment, et sans ménagement inutile, Francesca Guglielmi. On doit à cette experte de Huysmans le florilège des Écrits sur J.-.K. Huysmans et le naturalisme de Camille Lemonnier (Éditions ETS, 11€). La Belgique fut la principale terre d’accueil, d’action et d’écoute du premier Huysmans, Lemonnier théorisa très vite ce qui séparait son ami français du modèle zolien et bientôt du naturalisme de stricte obédience. SG