
Les grandes baigneuses de Cézanne ne semblent occupées que d’elles-mêmes et du frisson cosmique qui les caresse. C’est l’Eros païen, mâtiné de Virgile. Matisse, si cézannien soit-il alors, donne à ses naïades de 1907-1908 un sujet d’attention, et peut-être d’inquiétude, à l’avant-scène du sublime tableau de Saint Louis (USA). C’est l’Eros chrétien, mâtiné de références à Gauguin, Puvis de Chavannes, la statuaire nègre (comme on disait alors), Bouguereau (premier maître de Matisse) et Giotto, dont le Français a suivi les pas religieusement au cours de l’été 1907. A moins d’être un sorcier de la peinture, ce genre de melting-pot tourne vite aux niaiseries de l’hybridité indigeste, courante chez les modernistes d’avant-guerre, plus portée encore aujourd’hui. Baigneuses à la tortue, comme Simon Kelly le démontre avec ce brillant dossier d’une trentaine d’œuvres, ne cite qu’à dessein. Tel le peintre de Tahiti, l’un de ses dieux, et tel Gustave Moreau, son second et plus durable maître, Matisse cherche à travers la friction des cultures et des mythes une fiction supérieure et significative. S’approprie-t-il ce que le tableau doit aux cultures non-occidentales par consentement à l’agenda impérialiste de la IIIe République ? Quoique sujet britannique, Kelly américanise légèrement ici et là son approche du primitivisme occidental des débuts du XXe siècle. Peut-on vraiment l’annexer en totalité au colonialisme qui ferait feu de tout bois et serait autant reconnaissance esthétique que méconnaissance (et domination) de l’Autre? Au contraire, et Kelly l’admet, le tableau du SALM procède moins d’une captation que d’une récapitulation. Ici, la Grèce archaïque, le bleu de Padoue et les échos de l’Afrique noire dessinent le creuset d’une humanité unique et première. La culture matissienne, instruite du comparatisme cher au XIXe siècle, explore toutes sortes d’analogies, et y greffe, le cas échéant, son immense savoir classique. Je m’étonne qu’aucun expert du peintre, sauf erreur, n’ait pensé à apparenter le tableau de 1907-1908 et Les Bergers d’Arcadie de Poussin ! Et pourtant ces deux réunions de figures convergentes détournent l’âge d’or de son éternité radieuse. A ce stade, il faut se demander ce que signifie la tortue qu’une des baigneuses paraît nourrir. Fertilité, immortalité ou faute ? Il est tentant, en effet, de lire le tableau à la lumière du destin de Chéloné, cette nymphe transformée en tortue pour ne s’être pas rendue aux noces de Jupiter et Junon ? Matisse ne s’en est pas expliqué. De son tableau, il dira qu’il montre des baigneuses « jouant » avec la tortue. Or s’il est une certitude, c’est que la toile n’évoque pas les joies du jeu. Les premiers critiques, affolés, ont ressenti l’effroi de quelque « rite inconnu » ou de quelque épiphanie de « la laideur ». Un tableau barbare, en somme, dans le sens de Gauguin. La radiographie révèle que la tête de la tortue fut jaune, un temps, et que trois bateaux à voiles étaient initialement à l’ancre, non loin de collines empruntées aux abords de Collioure. Matisse a gommé ensuite toute allusion au monde moderne, au balnéaire et au Sud de la France, que les guides touristiques, du reste, comparaient à l’Algérie. Seul devait souffler le vent d’un autre large.

Autre tableau insigne de Matisse qui s’est voulu un résumé, mais ici de temps, L’Atelier rouge de 1911 séjourne exceptionnellement à Paris jusqu’au début septembre en compagnie de la presque totalité des œuvres qui y sont représentées, peintures dans la peinture, objets et sculptures, qui ne renoncent pas à la troisième dimension, quoi qu’on en dise. Rien de plus convenu, en effet, que de postuler chez Matisse une volonté d’abstraction et, selon le lexique des formalistes, d’aniconisme (profane, évidemment). On lit souvent encore que notre peintre, qui tenait pour sacré l’acte de figurer, n’était mu que par l’idée contraire. Sa Béatrice serait la destruction, l’anéantissement systématique, de la mimesis. Cette mauvaise plaisanterie, l’exposition d’Ann Temkin et Dorthe Aagesen la dynamite au prix d’un redéploiement aussi plaisant qu’édifiant. Imaginez le tableau du MoMA restauré (il y entre en 1949 après avoir failli moisir dans un club londonien pas très chic), imaginez-le seul sur sa cimaise, point de mire d’une vaste salle feuilletée de cimaises secondes, chacune portant une autre toile de Matisse, l’espace de la fondation Vuitton s’ouvrant aussi à la statuaire la plus osée du monde, elle aussi présente dans L’Atelier rouge. Il en est ainsi de Figure décorative, soit Olympia revue par Michel-Ange et la statuaire africaine. Plus polissonne, la petite terre cuite de 1907, « très cambrée », moule ses rondeurs sur les photographies des livres de modèles que Matisse a pillés : leur chasteté principielle n’avait pas de peine à s’inverser. Comme les œuvres les plus anciennes remontent au séjour corse de 1898, et les plus récentes touchent à la composition qui les englobe, il apparaît que Matisse, à la suite de Courbet et de son célèbre Atelier (visible au Louvre entre 1920 et 1986), propose ici un précipité de douze ans de peinture. Mais cela n’en fait pas l’allégorie d’une radicalité fatale, à voie unique, pas plus que le recours à la monochromie rouge ne signifie l’effacement du monde réel. Ce rouge, du reste, ne fait-il pas écho aux pratiques courantes du XIXe siècle en matière d’accrochage pour amateurs distingués ? Même les « impressionnistes » s’y plièrent en 1874 ? N’oublions que le titre actuel est d’Alfred Barr, le patron du MoMA. Après que le tableau eut été refusé par Chtchoukine, Matisse l’exposa sous le titre de Panneau rouge, conforme donc à sa destination décorative (laquelle a toujours couvert les entorses à la vraisemblance). Le refus du mécène moscovite et puritain, me semble davantage motivé par la forte charge érotique de l’œuvre-somme, qu’assume Jeune marin (II), défi aux Van Gogh les plus couillards, aussi bien que Luxe II et surtout Nu à l’écharpe blanche (1909), l’une des plus violentes affirmations charnelles et expressives de Matisse. Mais il est un nu qui manque ici, un nu que les héritiers auraient détruit sur ordre de l’artiste ! Cette légende risible, niée par maints documents, ne fait que confirmer ce que symbolisait aussi le rouge pour un esprit baudelairien comme Matisse : l’ivresse des sens et le rut de l’esprit. En majesté dans la partie gauche de L’Atelier, l’objet de la censure familiale se pavane, semée de fleurs, indestructible. Stéphane Guégan

Deux catalogues indispensables : Simon Kelly (dir.), Matisse and the Sea, Saint Louis Art Museum / Hirmer, 42€ / Ann Temkin et Dorthe Aagesen (dir), Matisse. L’Atelier rouge, Hazan, 45€. Fondation Louis Vuitton jusqu’au 9 septembre 2024.
Luxe, calme et volupté : Matisse et les poètes de l’amour (Baudelaire, Ronsard, Charles d’Orleans) // Conversation entre Robert Kopp et Stéphane Guégan, 20 novembre 2024, 18h30, Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Riehen, en association avec la Société d’Etudes françaises et la Fondation Beyeler, et à l’occasion de l’exposition Matisse. Invitation au voyage (22 septembre 2024 – 26 janvier 2025).

A paraître, le 17 octobre 2024, Stéphane Guégan et Nicolas Krief, Musée, Gallimard, 32 €.
Une exposition des photographies de Nicolas Krief se tiendra, du 23 octobre au 16 novembre 2024, à la Galerie Gallimard.




