FICTIONS

En mai prochain, deux siècles après s’en être allé, Napoléon Ier devrait pouvoir vérifier si la ferveur nationale a baissé ou non à son endroit. Or le combat n’est pas gagné d’avance. Le procès du passé étant devenu ce qu’il est, il ne serait pas étonnant, avouons-le, que l’empereur, cet Aigle, y ait laissé quelques plumes. N’a-t-il pas accumulé « les crimes », pour parler comme Chateaubriand, entre Brumaire et Waterloo ? Creusé lui-même sa tombe après y avoir entraîné des millions d’hommes, sacrifiés à sa mégalomanie pré-hitlérienne ? Le pire, s’agissant de l’ogre insatiable, serait même ailleurs. Car le catalogue de ses méfaits s’est récemment alourdi, au feu des nouveaux catéchismes. Nous étions habitués à lire ou entendre que Bonaparte, nouveau Robespierre, fut un grand massacreur des libertés publiques, sans pitié avec ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur, aussi tyrannique dans les affaires de l’Etat et de l’Art. Que n’a-t-on écrit sur le style Empire, froid, lourd, propagandiste ? Aujourd’hui, c’est l’homme qui rétablit l’esclavage et répudia Joséphine que, de préférence, on condamne et passe par les armes de la bonne conscience anhistorique. D’où l’interrogation immanquable du lecteur après avoir lu le nouvel essai de Philippe Forest au sous-titre biblique : ne s’est-il pas altéré ce « vide » dont nous serions les héritiers, plus que des campagnes militaires, du Code civil ou de l’immense programme esthétique des années 1804-1815, dernier sursaut de l’Europe française ? La thèse du deuil inconsolable, aggravée de siècle en siècle, possède de solides lettres de noblesse, que cite et commente très bien Forest, convoquant Balzac, Hugo, Barrès, Léon Bloy ou Élie Faure. Pareil titan ne saurait mourir, pensaient ces écrivains de l’« uomo di Plutarchia » que Pascal Paoli avait vu en lui… Nous n’en sommes plus là. Forest aime à penser que l’histoire, comme tout récit, ne serait qu’une fiction déterminée par notre présent, une fable, un songe sans substance propre, disponible à toutes nos projections. La fiction de la fiction qu’est le pouvoir, ajouterait Pascal, quand il oublie ses origines. Or Bonaparte n’a jamais nié les siennes, non pas cette Corse dont il fut chassé avec les siens en 1793, mais la succession des dynasties sur le solde desquelles il établit la sienne. Au Salon de 1808, Le Couronnement de David, et non Le Sacre de Napoléon, ne symbolisait pas la prévisible sacralisation du politique moderne, ivre de lui-même. Jacobin rallié, ce peintre que Forest n’aime pas beaucoup y résumait le songe inséparable de l’épopée napoléonienne, la réunion de la monarchie et de la république sous le double regard, métaphore géniale du tableau, de la France et de Dieu. L’histoire n’est pas faite que de mots et d’illusions, elle est ce qui demeure des annales nationales sous le regard changeant des historiens et de ceux qui les lisent. Un roc, comme Sainte-Hélène.  

Les romans de Jean-Marie Rouart ont presque tous l’Histoire de France pour compagne obligée, ses héros se mesurent ou se heurtent aux plus grands et, comme eux, rêvent leurs vies autant qu’ils vivent leurs rêves, selon la parole de Drieu que l’écrivain a toujours fait sienne. Tout ainsi le fascine chez Napoléon, l’énergie qu’il déploie et la mélancolie qui l’habite, voire la pulsion de mort qui fait glisser le moderne Alexandre vers l’échec. On n’est pas très étonné de retrouver l’empereur, mais serti de lumière, au détour d’Ils voyagèrent vers des pays perdus, et de le retrouver dans la bouche d’un des deux protagonistes essentiels du livre, De Gaulle himself : « Sa gloire serait moins grande sans le grand roman qu’il a aidé à construire autour de lui. » Cela ne veut pas dire que Bonaparte lui semblait un conquérant de papier, cela signifie que son action et son écho avaient également profité du souffle des écrivains. De Gaulle, dévoreur insatiable de littérature galvanisante, n’a pas agi différemment, dès qu’il s’est donné une dimension épique. Et juin 1940, à cet égard, ne le prit pas par surprise. Avant que Malraux ne le statufie, Paul Morand aurait pu être le scribe providentiel. Mais la rencontre n’eut pas lieu… En poste à Londres, l’homme pressé précipite son retour en France. Sa seule concession à De Gaulle fut l’étonnante Elisabeth de Miribel, longtemps attachée au diplomate, et qui règne sur le petit monde de Carlton Gardens, quartier général de la France libre, quand commence le récit de Rouart. Le 11 novembre 1942, une bombe éclate : Pétain s’est transporté à Alger après que les Allemands eurent envahi la zone libre, fonçant à la rencontre des troupes anglo-américaines fraîchement débarquées en terre d’empire. De Gaulle et son cercle sont effondrés. À Alger, la consternation fait d’autres victimes. Fernand Bonnier de La Chapelle rengaine le 7,65 qu’il réservait à Darlan, lequel entrevoit aussitôt sa réconciliation avec le maréchal. Plus rien n’empêche Pétain de faire éclater la haine de ce Reich qui l’a compromis aux yeux des Français. Le voilà rentré dans l’histoire quand en sortent brusquement De Gaulle et sa bande, Gaston Palewski, Kessel, Druon, Aron et même le jeune Derrida que cette volte-face, agente de la déconstruction, enchante secrètement. Rouart, qui sait qu’un écrivain a tous les droits, prend celui de rebattre les cartes et, plus audacieux encore, pousse la confusion qu’il sème joyeusement jusqu’à faire ondoyer la ligne supposée nette entre bons et méchants. Comme la vie, la vérité historique « est heureusement plus complexe ». Pour l’avoir détournée de son lit habituel et nous faire goûter à la Russie d’un Staline en grande forme, Rouart signe son roman le plus picaresque, d’une verve inflexible, d’une drôlerie continue, et d’une fièvre érotique martialement assumée. C’est dire qu’évoluent, au milieu des vilains messieurs qui font la guerre, de jolies femmes qui font l’amour. Rouart prend le même plaisir à peindre leurs (d)ébats qu’à laisser zigzaguer son récit, vrai comme les songes.

Dès les premiers mots, nous y sommes, en scène, dans l’angoisse de « l’actrice adolescente » qui vient d’y pénétrer. Le nouveau roman de Louis-Antoine Prat s’élance à l’instant même où débute la pièce, un huis-clos peu sartrien, qui en ébauche l’intrigue. C’est que la fiction des planches constitue plus que le décor de L’Imprudence récompensée, titre qui hésite entre Molière et Marivaux : le merveilleux scénique et ses rebonds, heureux ou tragiques, commandent la vie même de ses personnages, de plein gré ou à leur insu. Prenez cette novice, elle surgit de nulle part, et ira où ses 18 ans et sa fausse innocence la portent. Comme le lecteur entraîné par l’incipit, l’éclairagiste ne la quitte pas des yeux, braque ses projecteurs sur le corsage de l’inconnue, brodé de lettres qui invitent peut-être à l’amour. Le romantisme de Prat, sensible dans l’écriture, a toujours aimé les prophéties tissées d’ombre. Deux autres acteurs donnent la réplique, du haut de leur expérience. Il y a l’éternel « vieil homme », et il y a Berthe Bavière, aussi âgée, assez pour avoir joué, « peu avant la Seconde Guerre mondiale, dans des comédies de Guitry où le maître lui réservait des emplois sur mesure ». Ses charmes d’ingénue avaient su troubler un Pierre Laval, un Gaston Palewski, un Paul Reynaud… Mais près de quarante ans ont passé sur l’éclat de sa jeunesse. Car nous sommes en 1975, l’année de l’affaire Meilhan, des attentats d’Orly, de la Loi Veil, du plan de soutien de Giscard aux classes défavorisées… La libération sexuelle ne fait plus la différence entre les catégories sociales, et Guillaume, l’auteur de la pièce qui ouvre le drame, est prêt à se plier aux prouesses de Cythère avec celle que vous savez. Il est pourtant marié à Christine, prénom qui sent le martyre. Elle est riche, raffinée, délaissée. Jusque-là, il ne l’avait trompée qu’en pensée, mais l’épouse malheureuse a compris que, cette fois, Guillaume ne s’en tiendrait pas aux rêveries inactives. « À quarante ans, on n’hésite plus devant grand-chose. » Celle qui donne corps à la tentation, la fille aux corsages affriolants, se prénomme Florence, ressemble à un Bronzino et apporte précisément au roman une insouciance fuyante qu’on dira toscane, bien que le fantôme vénitien de Desdémone plane sur les destins que Prat croise et décroise tout au long d’un récit qui s’encombre rapidement d’un crime atroce et d’une double enquête policière. La vie de Guillaume, si contrôlée, bascule. Il n’aspirait qu’aux succès du théâtre de boulevard, il avait apprivoisé la souffrance que donne la lecture des classiques à ceux qui se savent incapables de les égaler, et l’argent du ménage entretenait l’illusion qu’il était auteur. L’équilibre fragile des couples sans passion réelle, ni vrais désirs, n’exige guère plus qu’une amourette d’été pour voler en éclats. Mais Florence est la fleur dantesque qui relie le Paradis à l’Enfer. Comme toujours chez Prat, les œuvres d’art ont un rôle à jouer, il est ici central. Parti du théâtre, son roman ne peut que s’y refermer, avant que le rideau ne se lève à nouveau.

La fiction, l’histoire de l’art aime de plus en plus s’en vêtir. Dario Gamboni n’emprunte à cette vogue que la forme dialoguée de son dernier livre, sans doute ce que la discipline à produit de mieux en 2020. La marche récente des musées y trouve notamment une occasion de s’examiner. Car le musée tel que nous l’avons connu pourrait disparaître dans les dix-quinze ans à venir. Cette menace touche au tournant global de nos sociétés du loisir ; plus promptes à l’oubli de soi qu’à son perfectionnement, elles n’ont plus besoin du savoir que les « vieux » musées thésaurisaient et diffusaient, certains depuis la Renaissance, en vue de fédérer autour de l’œuvre d’art et ses multiples résonances une communauté de pensée toujours élargie. Ces lieux tiraient leur prestige de la rareté de ce qu’ils montraient et de l’excellence de leur didactisme, mot désormais péjoratif. Il répugne notamment aux pourfendeurs de l’élitisme, qui prônent, vieille lune, l’émotion contre l’érudition, la sensation contre le sens, le confort sans efforts. Les mêmes se réjouissent que certains musées tendent déjà au supermarché pour visiteurs décomplexés, ou se soient transformés en espaces thérapeutiques pour causes vertueuses, voire en succursales communautaristes. À l’aube du présent siècle, des observateurs aussi lucides que Francis Haskell et Jean Clair nous en avaient averti, l’évolution des mœurs muséales et l’attrait du spectaculaire couvaient une trahison de plus grande échelle. Entretemps, la course à la plus-value médiatique s’est amplifiée, entraînant la multiplication des expositions à intérêt réduit, le triomphe du fac-similé, les gestes d’architecte indifférents à l’esprit des lieux, et la disparition ou, du moins, la refonte brutale de ces musées particuliers, plus intimes, qui étaient nés de la volonté d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un collectionneur. En treize chapitres, Gamboni a fait le choix de certains d’entre eux, hors de toute limite géographique. Croyant à la valeur de l’in-situ, en disciple de Quatremère de Quincy, il les a tous revus, il salue donc, en connaissance, certaines nouveautés et déplore surtout ce qui est venu contrecarrer la philosophie de ses « musées d’auteur ». Que les artistes (Vela, Canova…) aient édifié un temple à leur génie, les collectionneurs un palais à leur goût (Isabella Stewart Gardner, Nissim de Camondo…), l’important est qu’ils n’oubliaient jamais la vocation formatrice de leurs « maisons ». Quels que soient les autres motifs à accumuler des œuvres et à les présenter au public, le défi de la mort et de la transmission a toujours sa part dans ces dépôts du temps et du beau, où chaque chose semble occuper une place méditée, parler au visiteur, suggérer un parcours intérieur. La figure du chemin donne au livre de Gamboni son objet, sa manière, sa poésie douce-amère. Luttant contre la nostalgie de son sujet, il se compose d’échanges imaginaires : deux cousins, réunis par un deuil familial, se penchent sur ces drôles d’inventions votives que devraient rester ces musées intimes, à partir desquels une reconquête du domaine semble possible.

Stéphane Guégan

Philippe Forest, Napoléon. La fin et le commencement, Des hommes qui ont fait la France. L’Esprit de la Cité, Gallimard, 16€ // Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Ils voyagèrent vers des pays perdus, Albin Michel, 21,90€ (en librairie le 7 janvier 2021) /// Louis-Antoine Prat, L’Imprudence récompensée, Editions El Viso, 15€ //// Dario Gamboni, Le Musée comme expérience, Hazan, 29€.

A l’occasion de la reparution de Parallèlement (Hazan, 2020), Verlaine, Bonnard, Vollard et votre serviteur sont les invités de Kathleen Evin et de son Humeur vagabonde, France Inter, samedi 9 janvier 2021, 19:16.

Matière grise

Il n’est peut-être pas de peintres vivants plus célébrés que Gerhard Richter. Depuis la rétrospective du MoMA, qui fêtait 40 ans de création en 2002, les bilans de son œuvre se sont succédé à un rythme effréné, de sorte que l’exposition est devenue l’un des médiums favoris du grand artiste. Celle que propose Hans Ulrich Obrist, à la Fondation Beyeler, ne déroge pas à la règle. Isolant les séries du peintre, elle se veut le fruit d’un dialogue, comme l’atteste l’entretien autour duquel le catalogue a été bâti. Entretien qui, entre autres considérations fertiles, revient sur l’attachement de Richter aux valeurs du romantisme allemand et éclaire sa position à l’égard du gauchisme des années 1960-1970, position qui se distingue des analyses habituelles de sa fameuse série October 18, 1977. Le fascisme dont la «bande à Baader» invoquait sans cesse la mainmise, pour mieux justifier son terrorisme, Richter en venait doublement. Né en 1932 et formé dans la RDA de l’après-guerre, il avait vécu le brutal passage du nazisme au communisme… Il devait mieux mesurer ensuite ce que peindre librement veut dire. Avant de rejoindre l’Allemagne de l’Ouest, le réalisme socialiste et le décor mural l’auront préparé aux différentes «déconstructions» dont il devait procéder jusqu’à aujourd’hui. «Inventer la peinture tout en la détruisant», loger en son cœur la réflexion sur ses limites et ses pouvoirs, déplacer le sens même de la «représentation», invalider sans cesse la frontière entre figuration et abstraction, a toujours conditionné une démarche aux antipodes du formalisme. La série, béquille usuelle des artistes sans idée, ne s’épuise pas chez lui dans la mise en évidence du processus. En détournant l’imagerie de masse, aux confins de l’hyperréalisme et du décodage ludique, les premiers cycles font advenir une beauté paradoxale: cette peinture déborde déjà la simple question de la facture et de la fracture entre médias anciens et nouveaux.

Si conscient soit-il du défi que constituent photographie et vidéo, assorties alors d’une aura subversive qui en expliquait le succès, Richter n’abandonne pas le terrain de la peinture à l’amertume de ses privilèges perdus. La «fin» de la peinture, il n’y croit pas et l’affirme avec une de ses séries les plus fortes. Elle n’avait jamais été reconstituée depuis la dispersion de ses panneaux. Lors de la Biennale de Venise de 1972, Richter visite la Scuola Grande di San Rocco et tombe en arrêt  devant L’Annonciation du Titien de 1535. La toile va lui inspirer cinq variations plus ou moins elliptiques: elles refusent ainsi de défigurer leur référent de façon progressive, et se dérobent au triomphe prévisible d’une lecture entièrement abstraite. Au départ, le projet relevait du classique exercice d’admiration: «je voulais simplement l’avoir, en moins en copie, confiait-il récemment à Hans Ulricht Obrist. Je n’y suis pas arrivé, c’était une chose tout à fait impossible, car toute cette merveilleuse culture est perdue. Il ne nous reste qu’à nous accommoder de cette perte et à en faire quelque chose malgré tout.»

La thématique mariale, Richter le sait, se prête idéalement à cette méditation sur ce qu’il importe de transmettre : chacune des cinq toiles, allégorique en soi, joue avec sa propre disparition, et communique à son faire, larges coups de brosse et matière somptueuse, une manière de suspens vénitien. Jamais inerte, la matière pense et les titres, souvent à double entente, confirment cette intelligence des apparences, qui n’est jamais plus évidente qu’à travers les thèmes issus du vieux fonds romantique. Face à son Iceberg dans le brouillard, dont la touche fondante épouse son sujet, face à ses innombrables évocations de la forêt ou de la terre mère, le souvenir remonte des tableaux de Friedrich, Carus, Courbet et Cézanne, quatre artistes passionnés de sciences naturelles. Alexis Drahos, jeune chercheur français, a consacré un livre sensible à la façon dont l’imaginaire des quatre éléments s’est renouvelé sous leur désir commun de saisir le réel comme un champ d’énergies organiques. Dans son Voyage à l’île de Rügen, Carus parle des «innombrables blocs de granite que les flots primordiaux roulèrent jusqu’à ces côtes depuis la Scandinavie, avec leur glaces des premiers âges». Richter, qui collectionne Courbet et cite Nietzsche, peint aussi en héritier d’une pensée du monde qui semble trouver sa place naturelle dans la lumière de Renzo Piano. Stéphane Guégan

*Gerhard Richter, Picture/Series, Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 7 septembre 2014. Superbe catalogue au format oblong, sous la direction de Hans Ulricht Obrist, 62,50CHF.

*Alexis Drahos, Orages et tempêtes, volcans et glaciers. Les peintres et les sciences de la Terre aux XVIIIe et XIXe siècles, Hazan, 40€.

Débat… La philosophie actuelle aime à trancher de tout. L’art, hélas, est souvent la victime de ce verbiage, de cette «tyrannie», aurait dit Pascal, témoin aigu de l’éternelle tendance des phraseurs à la confusion des «ordres». Priver son lecteur d’entrer dans l’intelligence d’une question, en mêlant des arguments hétérogènes, c’est faire acte d’autorité illégitime, c’est faire reculer la connaissance et humilier la vérité. On pourrait y voir une preuve du grand relativisme ou du grand flou dans lesquels nous baignons, et qui postulent le primat du sensible, entendu comme émotion immédiate, frisson participatif, sur l’intelligible, qui serait secondaire, voire étranger à l’expérience esthétique en sa nature profonde. Ceci, pour nous être familier, vient de loin, comme Jacqueline Lichtenstein nous le rappelle utilement. Agacée par la prolifération des discours qui prétendent rendre compte de l’art en ignorant son objet, ou en méprisant le savoir de l’historien et la parole du créateur, cette spécialiste de l’âge dit classique situe la racine du mal dans « le tournant esthétique pris au XVIIIe siècle, à la suite de Kant […]. L’idée d’autonomie du jugement de goût par rapport au jugement de connaissance et celle d’autonomie de la théorie esthétique par rapport à la pratique artistique sont non seulement  à l’origine de la plupart des impasses philosophiques de l’esthétique, mais elles ont contribué à faire de l’esthétique cet asile de l’ignorance auquel elle ressemble malheureusement très souvent.» Vous aurez compris que l’auteur déverse sa rage salutaire sur les nouveaux pontifes de «la théorie pure», que cette pureté revienne à répéter que le jugement esthétique ne relève que du critère de plaisir, ou qu’elle autorise à détourner la complexité du fait artistique au profit d’une logorrhée autoréférentielle. Nous nous pensions débarrassés de l’hérésie kantienne, qui réduisait abusivement l’art et sa jouissance à un acte désintéressé, extérieur aux multiples processus cognitifs de toute perception individuelle, cette idée continue, en réalité, à justifier deux attitudes complémentaires, la valorisation de l’expérience brute et la dévaluation de l’expert. Le mépris des «gens du métier», très porté chez les enfants de Derrida et consort, ne date pas d’aujourd’hui.  Le livre de Lichtenstein, là encore, porte le feu ou le fer contre les idées reçues. Ce n’est pas la «démocratisation» du jugement artistique, à partir de l’essor de la presse et des expositions, qui en a élargi la compréhension. Au-delà des logiques de pouvoir qui causèrent sa perte, le milieu académique prérévolutionnaire, que l’auteur connaît si bien, fut le lieu d’une réflexion, entre théorie et praxis, dont le sens allait se perdre et qu’il importe de réexaminer à titre d’antidote. SG

*Jacqueline Lichtenstein, Les Raisons de l’art. Essai sur les limites de l’esthétique, Gallimard, NRF Essais, 17,90€.

 

Parole au roman

Il y a un emportement, une fièvre propre au mitan des seventies, comme on disait à Libé quand j’y travaillais avec Alain Pacadis et quelques autres. Tout faisait vague, tout faisait vogue. Les has-been, comme on disait encore, déploraient pieusement la fin des idéologies, la mort de leurs misérables avant-gardes et le retour d’un dandysme fier de ses désillusions joyeuses. Le rock et la peinture, du rejet commun des vieilles lunes, avaient tiré un fracas de sons et de rythmes neufs. La littérature française aussi, malgré sa lourdeur légendaire! Mais peu surent liquider le passif du «nouveau roman» ou du faux roman, compliqué de mauvaise conscience structuraliste, comme Jean-Jacques Schuhl. Ne lui prêtons pas pour autant de mauvaises pensées ou quelque innocence rétrograde. Ses premiers livres n’aspirent aucunement à redresser les idoles démolies par cinquante ans d’avant-garde. Rose poussière et Télex n°1 réinventent une modernité qui avait fini par oublier que la beauté était fille, et non esclave du temps. Secoué alors par Warhol, Burroughs et le cinéma américain, Schuhl revenait en somme aux principes de Baudelaire, dire le présent sans enflure, mais par le détour des nouveaux modes d’information, auxquels Télex n°1 confronte son style ondoyant et percutant, ses personnages sans identité stable et une temporalité plus que centrifuge. «Je pars de l’idée que nous agissons constamment sur un fonds d’images – que nous les ayons vues ou non.» Images et textes, du reste. Un vrai palimpseste de signes en mouvement qui fait éclater, en premier lieu, le cadre de la fiction. Poussé par son principe générateur, Télex n°1 joue avec les bandelettes de papier dont chaque chapitre serait la momie déroulée, sinon révélée (la référence à Théophile Gautier, p. 44, tient de l’aveu). La vie moderne se déploie donc parmi les spectres d’une mémoire en recomposition incessante, qui nous pénètrent de mille parts, pour le meilleur et pour le pire. Schuhl n’est pourtant pas de ceux qui écrivent pour enlaidir et appauvrir l’existence de ses héros et de ses lecteurs. Au contraire, Télex n°1 se veut une invitation au dépassement de sa condition, à une sorte de dépossession de soi, de renaissance à volonté. Sortir de son propre moi, tel est le jeu suprême. Car la tyrannie des apparences ne se referme que sur ceux qui refusent de le jouer jusqu’au bout. L’accessoire donne ici accès au principal. Vivons comme des téléscripteurs, à jet continu, en imprimant à nos existences, en recyclant à nos fins, le flux des formes contemporain: «peut-être les mythes – fût-ce un certain rire ou un porte-cigarette – ne sont-ils là que pour nous inviter à ne pas être nous-mêmes et à nous diviser à l’infini?» Les mythes de Schuhl avaient un aspect volontairement suranné en 1976, le Ritz, Twiggy, Louise Brooks, Schiaparelli, les Stones, Baudelaire, Champollion (toujours les momies!) ou encore ces bons vieux Lénine et Mao. Autant de noms et de lieux qui sentaient a priori le bréviaire, souvent ironique et corrosif, d’un autre âge. Mais là est la force du roman qu’il jette son petit personnel au cœur d’une fiction volontairement affolée, finement déglinguée, qui galvanise les jolis fantômes dont elle a besoin pour s’épanouir en mythe d’elle-même. Les seventies pulsaient, c’en est la preuve crépitante. Stéphane Guégan

*Jean-Jacques Schuhl, Télex n°1, Gallimard, L’Imaginaire, 8,20€

Au milieu des années 70, Alain Finkielkraut a 25 ans. Formé dans la religion de Blanchot, Barthes et Derrida, il enseigne la littérature comme si elle fonctionnait en circuit fermé, coupée du monde qu’elle n’aurait plus vocation à «représenter»… S’abstraire, s’en tenir au signe en soi, c’était être moderne… Dès qu’il y a de l’absolu, il y a religion. Finkielkraut va rapidement s’en défaire, il le raconte avec humour dans Et si l’amour durait, où se rechargent sa passion du roman comme parole singulière et sa détestation de la modernité comme négation du «désordre amoureux». Depuis le livre qu’il a cosigné en 1977 avec Pascal Bruckner, il n’a jamais cessé de brocarder les nouveaux prêtres de la révolution sexuelle, de la dépense libidinale, et leur refus de penser l’accord du cœur et du corps, pour le dire à la façon des anciens. Est-elle si ancienne, du reste, cette Madame de Lafayette ? Sont-ils si désuets, ridicules, les atermoiements et les choix de Madame de Clèves? Et faut-il toujours juger du passé à partir d’un présent qui nous aurait délivrés de tous les blocages de nos aînés ? Cette vanité rétrospective est la marque même d’une certaine naïveté progressiste, incapable d’entendre une autre vérité que la sienne, et rejetant l’amour, don de soi et non simple désir, parmi les illusions ou les aliénations à proscrire. Outre Madame de Lafayette, remise en selle par une récente et significative polémique, Ingmar Bergman, Philip Roth et Milan Kundera offrent tour à tour à Finkielkraut leurs contre-feux, puisque feu il y a. SG

*Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, Gallimard, Folio, 5,40€