Le diable probablement

La version intégrale du texte qui va suivre a paru dans Relire les Salons de Charles Baudelaire, publié par Classiques Garnier en 2023, sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Je les remercie, ainsi que l’éditeur, d’en avoir autorisé la reprise partielle. Notons au passage que ce volume contient plusieurs études passionnantes relatives au Salon qui nous occupe…

Parent pauvre des études baudelairiennes malgré l’édition encore utile qu’en a donnée André Ferran (L’Archer, 1933), le Salon de 1845 reste un texte à réévaluer dans son contenu, sa structure et l’intertexte qui étoffe, ouvertement ou non, ses analyses. Les pages qui suivent voudraient ébaucher ce réexamen nécessaire. Si toute littérature est chorale, les circonstances et les contours médiatiques de l’événement pèsent ici d’un poids plus lourd. Sans compter les articles que Charles Asselineau donna au Journal des Théâtres, corpus découvert par Jean Ziegler et ignoré de Ferran, il nous paraît aujourd’hui évident que Baudelaire s’est imposé de lire bon nombre de ses confrères avant de publier sa « brochure » de 72 pages (Jules Labitte éditeur). Elle semble avoir circulé modestement à partir de la mi-mai 1845, date qui permit au poète d’absorber la presse contemporaine, journaux et revues de toute couleur politique et esthétique, jusqu’à la fin avril. Or le paysage critique de la fin de la monarchie de Juillet montre une richesse d’acteurs et de positions dont on commence à peine à prendre la mesure, richesse déterminée par l’incertitude des esprits et l’effervescence idéologique d’une époque consciente de glisser vers de proches changements, quels qu’ils soient. Le fameux appel qui clôt le Salon de 1845 de Baudelaire, en faveur de « l’héroïsme de la vie moderne », n’emprunte le ton de la prophétie qu’en raison de l’impuissance des artistes à « entendre », estime-t-il, le « vent qui soufflera demain », comme si ces mêmes artistes étaient sourds à ce qui travaille la société ou l’art, et s’attardaient parmi « les limbes » de la routine.

Devenu pléthorique à la fin du règne de Louis-Philippe, plus de 3000 numéros, le Salon, soit « l’exposition des artistes vivants », rend plus sensibles ses faiblesses, il est même accusé de les stimuler […]. Très ironique, Baudelaire vérifie le triomphe de la redite, de la citation, du « métier » sur l’invention, ou de l’anecdote sur le langage des formes. En conséquence, il promeut deux critères corrélés, l’inattendu et l’inaccompli. A la fin du règne de Louis XV, la recension du Salon royal de peinture et de sculpture était proche de constituer un genre, mais un genre hybride à plusieurs degrés, parce que participant du littéraire et du journalisme, de l’éloge et de la polémique, de l’institution et de ses marges. […] Le « Salon » désigna assez vite et l’espace du Louvre où se tenait l’exposition réservée aux artistes agréés et reçus de l’Académie, et sa recension imprimée, sous des formes diverses. Plus la Révolution s’approche, plus brochures et libelles cèdent à l’attrait du blâme, souvent anonyme, et confondent la critique des artistes du roi avec celle du monarque, sa politique des arts avec son art de la politique. Sans s’imaginer, sans même souhaiter la fin de l’Ancien régime le plus souvent, cette grogne accrue y aura contribué à son échelle. Le phénomène se répétera sous la Restauration après la levée de la censure républicaine et impériale, le romantisme ne serait pas devenue une passion publique autrement.

La mémoire de cette autre révolution, et de la part qu’y prit la presse, ne se perdra pas, et Baudelaire en témoignera […]. Pour son entrée en littérature, ce dernier, héritier avoué de Diderot et Stendhal, ne peut que se prévaloir d’une double capacité : l’intransigeance du discours épidictique, d’un côté ; la compétence de l’amateur, et non du « littérateur », de l’autre. A ce mot conservons la nuance péjorative qu’y introduit Baudelaire lui-même en 1845, il ne ménage pas ses efforts, du reste, pour ne pas être confondu avec une plume néophyte ou ancillaire : « ce que nous disons, les journaux n’oseraient l’imprimer. Nous serons donc bien cruels et bien insolents ? non pas, au contraire, impartiaux. Nous n’avons pas d’amis, c’est un grand point, et pas d’ennemis. » Nous verrons qu’il n’en est rien. Mais l’ouverture de Baudelaire ne s’embarrasse pas de ces nuances, elle préfère éreinter : « la critique des journaux, tantôt niaise, tantôt furieuse, jamais indépendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide-ânes qu’on nomme comptes rendus de Salons. » Initiateur de la brochure où il rend compte de l’exposition, Baudelaire cherche à garantir ce qu’il donne à lire d’une probité insoupçonnable : cette parole de vérité, il la gage en quelque sorte, la leste d’une indépendance éditoriale […].

François Biard, Quatre heures au Salon, 1847, Musée du Louvre

L’autre usage qu’il remodèle dans ce sens concerne l’introduction de son compte-rendu. Généralement, les salonniers y discutaient les tendances du moment, les œuvres importantes de l’année et, pour le déplorer, déroulaient la liste de celles qui avaient été écartées du Louvre. Exclusivement recruté parmi les membres des « quatre premières sections de l’Académie royale des beaux-arts », pour citer le livret de 1831, le jury du Salon n’aura jamais cessé d’être l’objet d’attaques virulentes à partir de cette date inaugurale, elles auront nourri un « anti-académisme », souvent outrancier, qui culminera en 1847 et s’épanouira après février 1848. On sent l’exaspération croître à l’époque où Baudelaire se jette dans l’arène avec l’ambition déclarée de ne pas se plier à la rhétorique de ses confrères. A s’en tenir aux plus éminents d’entre eux, Théophile Thoré et Théophile Gautier […], les jurés de l’Institut sont rappelés à leur devoir d’équité envers la jeune école, quand bien même elle serait peu conforme à la vulgate enseignée à l’Ecole des Beaux-Arts et encore largement tributaire, comme le notait Marc Fumaroli, de la doctrine davidienne.

C’est ainsi que Gautier consacre son premier feuilleton, le 11 mars 1845, aux « tableaux refusés », selon une formule stigmatisante qu’il retourne contre ceux qui en sont la cause […]. Il ne leur est rien épargné, et Gautier libère sa colère d’une façon qui n’est pas sans annoncer la coda de Baudelaire : « D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait depuis vingt ans ? Vous ne respirez donc pas l’air qui remplit nos poumons ? » De la proscription qui touche tout ou partie des envois de la jeune peinture, qu’elle s’inscrive dans les pas de Delacroix ou d’Ingres, Gautier se plait à souligner l’incohérence et le corporatisme. […] Le républicain Thoré conspue, sans plus de ménagement, « l’autocratie du jury » et son « autorité usurpée » ; il laisse même flotter la rumeur que « ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. » On sait, en effet, que des académiciens aussi éminents qu’Ingres, Delaroche, Horace Vernet et le sculpteur David d’Angers refusent désormais de participer à l’écrémage drastique des œuvres soumises annuellement au jurés. […] Gautier est aussi de ceux qui jugent la réforme du jury « nécessaire », et qui anticipent les dispositions du Second Empire, à savoir de mêler aux représentants de l’administration des « critiques » et des artistes récompensés ou élus.

Baudelaire prend d’emblée le contre-pieds de ses confrères. Pas plus qu’il ne croit légitime de fustiger le philistinisme obligé du bourgeois, […] il ne pourfend la politique royale à travers le Salon : « C’est avec le même mépris de toute opposition et de toutes criailleries systématiques, […], c’est avec le même esprit d’ordre, le même amour du bon sens, que nous repoussons loin de cette petite brochure toute discussion, et sur les jurys en général, et sur le jury de peinture en particulier, et sur la réforme du jury devenue, dit-on, nécessaire, et sur le mode et la fréquence des expositions, etc… D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions […], un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » […] Mais son refus du systématisme, trait précoce et pérenne de sa critique d’art, l’autorise à venger, en cours d’examen, et de façon cinglante, les artistes qui auraient souffert injustement des rigueurs du jury. L’un d’entre eux, figure éminente de l’hôtel Pimodan, […] n’expose qu’un « solide » Christ en croix (ill.) : « Il est à regretter que M. Boissard [de Boisdenier], qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire voir cette année un tableau allégorique représentant la Musique, la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans doute ce jour-là de sa rude tâche, n’a pas jugé convenable de l’admettre. » Au sujet de la Vision de sainte Thérèse de Louis de Planet dont l’Eros tridentin conjugue volupté et morbidité, Baudelaire parle d’un tableau malmené par la presse et, semble-t-il, « bafoué » par le jury. […]

D’un commun hispanisme, rude chez l’un, tendre chez l’autre, Boissard et Planet sont la confirmation vivante de ce que l’introduction de Baudelaire suggère des effets d’une autre émulation. Car le Salon, à ses yeux, est partie prenante d’un dispositif d’ensemble qui vise à édifier le goût général. Et Baudelaire, hors de toute ironie, salue l’action de Louis-Philippe […] : en plus du retour annuel de l’exposition, le public et les artistes doivent « à l’esprit éclairé et libéralement paternel [du] roi […] la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie Française, le musée Espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles, le musée de Marine) ». Nous avons rappelé ici que la mention de « la galerie Française » signalait le récent accroissement des tableaux français du premier XVIIIe siècle. Au cœur du Louvre, désormais ouvert aux esthétiques que le purisme du Museum révolutionnaire avait chassées de ses cimaises, Baudelaire dégage du Salon, en 1845, les multiples retombées du « musée espagnol », ouvert en 1838, et de la peinture rocaille en cours de réévaluation.

Baudelaire n’en reste pas moins attaché à l’ancienne hiérarchie des genres, qui structure sa brochure et n’a rien d’une commodité : elle procède, au contraire, de convictions intimes, promises à s’affermir à mesure que le constat d’un déclin de la peinture d’histoire ou d’imagination devait se confirmer. Au-delà de sa redéfinition de « l’idéal », qu’il sépare de toute généralité classicisante et de toute exemplarité moralisante, Baudelaire valorise déjà l’invention poétique de l’image et sa capacité, si riche soit-elle d’expérience vécue, à nous arracher aux limites ordinaires de notre condition. […] Outre la hiérarchie des genres, il suit, le cas échéant, l’ordre et le grade que « l’estime publique » assigne aux œuvres. […] Et s’il commence par gloser les quatre tableaux de Delacroix, son intention n’est pas de brusquer la vox populi et l’administration des Beaux-Arts. Accablé de commandes officielles […], le peintre de La Barque de Dante (ill.) a ainsi triomphé des adversaires de sa jeunesse : « M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n’est pas encore de l’Académie, mais il en fait partie moralement ; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu’il faut pour être le premier – c’est convenu ; – il ne lui reste plus – prodigieux tour de force d’un génie sans cesse en quête du neuf – qu’à progresser dans la voie du bien – où il a toujours marché. »

Au vu de La Madeleine dans le désert, il surenchérit en disant Delacroix « plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » Que cet art d’unir les tons avec science et puissance expressive se charge ou non de résonances fouriéristes alors, identifie ou pas entente chromatique et refondation sociétale, l’impératif d’harmonie domine l’ensemble du Salon de 1845. L’éreintage d’Horace Vernet confirme cette primauté du tout-ensemble, élaboration, narration et impression sur le public. Après avoir dit pourquoi la toile de Delacroix, Le Sultan de Maroc entouré de sa garde et de ses officiers (ill.) surclassait tout, Baudelaire immole la principale attraction du Salon de 1845. En quelques lignes, les plus sévères peut-être du texte, La Prise de la smala d’Abd el-Kader, immense tableau de propagande coloniale, est ramené à son échec plastique et sa dispersion visuelle, dictée par la méthode additive de Vernet et sa rivalité ouverte avec les nouveaux modes du spectaculaire : « Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. – Tout y est d’une blancheur et d’une clarté désespérantes. L’unité, nulle ; mais, une foule de petites anecdotes intéressantes – un vaste panorama de cabaret […]. vraiment c’est une douleur que de voir un homme d’esprit patauger dans l’horrible. – M. Horace Vernet n’a donc jamais vu les Rubens, les Véronèse, les Tintoret, les Jouvenet, morbleu !… » […] Les tableaux « africains » de Delacroix et Vernet se situent ainsi aux deux extrémités de l’invention picturale, et fixent les pôles positif et négatif de l’art du moment avec la netteté d’une symétrique parlante.  

Le survol auquel Baudelaire s’astreint ensuite a trouvé ses bornes, et l’essentiel de son analyse tendra à enregistrer tel défaut d’audace, telle indécision de moyen ou de but. Mais il fallait bien qu’une exception se dégageât « des régions moyennes du goût et de l’esprit ». Un élève d’Ingres, obscur alors, oublié aujourd’hui, eut le privilège d’être « le plus bel avènement de l’année », écrit Asselineau de William Haussoulier et de son Bain de jouvence, qui ne nous semble plus mériter tant d’honneurs. […] Soutenir celui que la presse brocarde ou ignore a visiblement tenté Baudelaire, comme l’archaïsme sensuel et mélancolique de ce tableau assez cru de coloris. […] L’unique réserve, celle du pastiche, tient en une question cuisante : « M. Haussoulier serait-il de ces hommes qui en savent trop long sur leur art ? […] Qu’il se défie de son érudition, qu’il se défie même de son goût – mais c’est là un illustre défaut – et ce tableau contient assez d’originalité pour promettre un heureux avenir. » Pour paraphraser Baudelaire, un tableau doit avoir foi en sa beauté, et n’emprunter aux grands aînés que ce que sa propre originalité peut vivifier. Aussi son hostilité au mimétisme passif, béquille secrète ou recyclage valorisant, traverse-t-elle l’ensemble de sa recension, et le rend-elle injuste envers Chassériau dont le Portrait d’Ali ben Ahmed (notre ill.), supposé trop delacrucien, « reste l’une des plus belles œuvres du Salon », écrit Asselineau. Rien de comparable avec les larcins du très populaire Robert-Fleury, dépouilleur de Rubens et Rembrandt : ils condamnent une peinture aussi racoleuse que multi-référentielle. Une vingtaine d’années après son émergence, le romantisme, hormis Delacroix, achève de s’épuiser ou de s’apostasier, tels Louis Boulanger et surtout Achille Devéria, l’ex-chroniqueur balzacien des élégances 1820 en qui se dessinait le Constantin Guys des années 1850-1860.   

Aucun renoncement à soi, aucun travestissement, aucun subterfuge n’échappe à Baudelaire en 1845 […], elle ne l’empêche pas toutefois de concéder quelques louanges aux artistes sans génie, mais capables de bien faire ou de le surprendre. Ainsi s’avoue-t-il sensible à l’énergie, inspiration et facture, de ce « pseudo-Delacroix » de Debon, ou des suiveurs de Ribera ; la bonhomie flamande d’un Meissonier, quoique retenue et comprimée, ne le laisse pas froid, pas plus que le préraphaélisme des élèves d’Ingres. Si l’obsession du dessin, mariée à une certaine rudesse expressive et réaliste, fait du maître, écrit-il, le premier portraitiste de France, ses émules, à contrevenir aux lois du paysage, se voient parfois corriger. Le devenir du paysage moderne, selon Baudelaire, se joue entre Théodore Rousseau et Camille Corot, unis par la même naïveté, où le critique identifie moins quelque authenticité miraculeusement préservé qu’une approche du réel, du motif, fondée sur une communion sensible et une expression vivifiante. […] Baudelaire, face aux sculpteurs, redit son peu de sympathie pour ceux qui tendent au mimétisme trop poussé et frise les effets du moulage. Une coda fulgurante suit la section de la statuaire et la confirme. Ce que l’art a gagné en virtuosité, il l’a perdu en invention, idées, tempérament. D’où l’appel à inverser les priorités : « Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. – Nos sentiments vrais nous étouffent assez pour que nous les connaissions. – Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. – Puissent les vrais chercheurs nous donner l’année prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf ! » Baudelaire ne doit pas faire oublier que d’autres que lui, Thoré et Gautier, par exemple, envisagent alors un développement « actualiste » du romantisme. […] Mais il fut bien le seul salonnier à souligner, sous le regard du Bertin d’Ingres gravé par Henriquel-Dupont (ill.), l’urgence vitale de ce nouveau souffle.

Stéphane Guégan

BAUDELAIRE, LE SALON, SES MARGES, SES ÉCHOS

Une exposition qui vous empoigne de la première à la dernière salle, un catalogue solide de bout en bout, cela devient rare. Au Petit Palais, après un silence de près 60 ans, Théodore Rousseau a les honneurs de cimaises françaises. Il était temps de relever le gant, le meilleur de la recherche récente est anglo-saxon : Simon Kelly, Greg M. Thomas, Edouard Kopp, Scott Allan et quelques autres ont su rafraîchir la vision d’un artiste que Baudelaire plaçait à la tête de « l’école moderne du paysage », et rapprochait de Delacroix en raison de leur pente commune à la mélancolie et aux toiles centripètes. Parler de la « naïveté » et de l’« originalité » de Rousseau , comme le poète le fit en 1845, n’avait rien de naïf, ni d’original. Une pleine phalange de journalistes et d’écrivains, après 1831, appuie le jeune frondeur, sa « franche étude de la nature » (Gautier, 1833), son sens de l’organique, et l’empathie qui le conduit à couler son moi au cœur des éléments, déchaînés ou apaisés, sauvages ou champêtres. L’extraordinaire Vue du Mont-Blanc (Copenhague) qui ouvre le parcours n’a rien perdu du pouvoir de saisissement qui secoua nos aînés. A ce panorama en furie, où formes et forces s’affrontent sous un vent biblique, Rousseau travailla sa vie entière, sans ruiner l’énergie primitive de 1834. On pense à Frenhofer et au Chef-d’œuvre inconnu.  Trente ans d’une carrière aussi agitée s’y résument, que la commissaire Servane Dargnies-de Vitry déploie en alternant subtilement peintures, dessins et photographies, en variant aussi les angles de lecture, de l’esthétique au politique, de l’essor de la biologie, cette nouvelle pensée du vivant, à l’écologie, cette réponse naissante aux effets de l’âge de et du fer. Le Massacre des innocents (La Haye), où subsiste le souvenir de la célèbre gravure de Raphaël et Raimondi, désigne allégoriquement les abattages barbares en forêt de Fontainebleau. La toile inachevée, et comme dépecée, de 1847 n’en est que plus dramatique. La déforestation continuant, parallèlement à la conversion touristique du site, que le peintre déplore non moins, Rousseau usera de ses leviers politiques sous le Second Empire et obtiendra, en 1861, la création d’une « réserve artistique », l’ancêtre de parcs nationaux. Le républicanisme sincère, quoique distant, de Rousseau, pour avoir été mythifié par les hommes de 1848, ne l’empêcha pas de vendre des tableaux aux fils de Louis-Philippe et au comte de Morny. Peut-être un portait de collectionneur, comme celui de Paul Collot par son ami Millet, eût-il permis de rappeler l’autre révolution rousseauiste : elle eut les acteurs du marché de l’art pour héros, voire les salles de vente pour théâtre tempétueux. Et, au bout, la fortune. SG / Servane Dargnies-de Vitry (dir.), Théodore Rousseau. La Voix de la forêt, Paris Musées, 35€. Petit Palais de Paris, jusqu’au 7 juillet 2024.

Trois articles qui ont fait le tour du monde, et du monde de l’art en premier lieu, un texte qui n’a cessé de semer le malentendu depuis 1863, Le Peintre de la vie moderne a besoin d’une écoute impartiale pour être compris. Les belles pages qu’Henri Scepi a placées en tête de cette réédition en désamorcent les pièges : au-delà de ce que son titre annonce d’adhérence au réalisme et au monde actuel, Baudelaire y bataille avec les champions du prosaïsme et du progressisme. Du reste, pas plus qu’en 1845-1846, le peintre de ses vœux reste introuvable en 1863. Malgré ses croquis alertes et son sens de la composition, Constantin Guys ne saurait être salué comme le Delacroix de la modernité, même s’il n’aplanit pas, à rebours de Gavarni, « les rudesses de la vie ». La quinzaine d’années qui s’est écoulée depuis les premiers Salons a vu la capitale se métamorphoser et le temps s’accélérer. Baudelaire change de référent : ce n’est plus le panache des criminels, c’est la mode, la vie élégante, la rue parcourue de voitures à chevaux, c’est même la guerre, de mouvement elle aussi. Autant d’indices du neuf, aptes à défier le jeu de l’imagination et le travail de la mémoire. Car rien n’échappe à l’estampille du présent, ni les corps, ni la façon de se vêtir ou de se tenir dans l’espace public, le poète le réaffirme avec l’ambition de l’historien des mœurs que l’enfer moderne horrifie et fascine. La modernité fatalement se dédouble, et l’impératif d’allier les contraires se fait entendre, l’instantané du croquis et la profondeur du grand art. Autant que la physionomie de l’époque, sa psychologie latente est à enregistrer. L’art ancien ne s’est-il pas fait l’historien de son propre temps en retenant l’exceptionnel ? Car la poésie est du côté des résistances, des conditions et des situations atypiques, du dandysme à la prostitution. Le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, que Baudelaire cite, n’a pas quitté son horizon. SG / Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Folio, Gallimard, 3€.

Charles Baudelaire, Portrait de Jeanne Duval, 1865, Orsay

Un lion rugissant, cherchant qui dévorer (quærens quem devoret)… Au moment de légender ce célèbre portrait de Jeanne Duval (Orsay), en puisant à la Première épître de saint Pierre et en filant amoureusement la métaphore féline et diabolique, Baudelaire s’est-il souvenu du passage suivant ? Il est tiré du Salon de 1847 (Hetzel) de Théophile Gautier et concerne un des paysages (non localisé) que Paul Flandrin exposa cette année-là, ce même Flandrin auquel le futur poète des Fleurs du Mal, deux ans plus tôt, reprochait d’avoir eu l’extravagance d’« ingriser la campagne » : « Dans un ravin mêlé d’arbres et de roches, un cerf et sa biche se reposent, couchés sur la mousse, avec un sentiment de sécurité parfaite ; l’air ne leur apporte aucune émanation inquiétante ; mais regardez cette tache fauve sur cette grosse pierre, c’est une lionne qui guette le groupe heureux et qui s’est placée au-dessous du vent pour ne pas se trahir par son âcre parfum. Elle mesure et médite son bond, aplatie contre terre, déroulée comme un serpent, le mufle appuyé sur les pattes. […] Cette petite toile, pâle de ton et d’un aspect peu saisissant au premier abord, nous a tenu arrêté longtemps devant elle. Cette lionne cachée et ces cerfs à deux doigts du danger et qui ne pensent à rien, n’est-ce pas toute la vie humaine ? N’y a-t‑il pas toujours autour de nous-mêmes, à nos moments de relâche et de sécurité, un malheur à l’affût prêt de nous sauter d’un bond sur les épaules ? […] Quand la bête féroce cachée doit-elle nous enfoncer ses dents et ses griffes dans la chair ? Nul ne le sait ; mais elle est toujours là qui rôde, quærens quem devoret. » Dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, le tome II de la Critique d’art, composé des Salons de 1844-1849, paraitra à la fin de septembre 2024 chez Honoré Champion. Nous en reparlerons, bien entendu.

SOIS BREF (II)

Le rocaille fut la dernière passion de Marc Fumaroli, et le néo-rocaille propre au xixe siècle l’objet de ses attentions et intuitions ultimes. Chaque page de son livre posthume, malgré le souvenir d’À rebours affiché par son titre, témoigne d’une ferveur intacte à l’endroit de ce que l’on n’ose plus appeler le style Louis XV. Mais ses « résurrecteurs », pour citer Dans ma bibliothèque, n’y sont pas moins présents, Edmond et Jules de Goncourt en premier lieu, dont l’éditeur de Madame Gervaisais partageait la faculté à vivre en un autre temps que le sien. Mieux vaudrait dire que les deux frères, loin de rejeter en bloc l’époque de disgrâce qui les vit naître, parvinrent à ressusciter un esprit, une culture, une sociabilité, autant qu’à collectionner Watteau, Boucher, Fragonard et tout ce qu’un marché de l’art de plus en plus tentaculaire mettait à la portée des nouveaux curieux. Rapprocher n’est pas identifier, rappelle Dans ma bibliothèque, et Marc Fumaroli eut l’art de jeter des ponts sans ignorer que rien en histoire ne se répète, et que les réhabilitations sont des réinventions. Sans doute le contexte des années 1970-1990, inséparable des expositions mémorables que Pierre Rosenberg organisa au Grand Palais, encouragea-t-il une compréhension plus fine de l’activité picturale sous la Régence et le début du règne de Louis XV. Watteau, Boucher et Fragonard, justement, mais aussi Chardin, retrouvaient une place éminente dans la conscience collective tandis que la redécouverte du xixe siècle, favorisé par la préfiguration du musée d’Orsay et son ouverture, rendait possible une approche de la modernité des années 1860-1880 moins dépendante des avant-gardes du xxe siècle. Le moment n’était-il pas venu d’historiciser autrement l’émergence, sous le Second Empire, d’une création en prise avec la sphère privée, par ses sujets et ses clients, d’une peinture distincte du système des Beaux-Arts hérité du davidisme et des réformes révolutionnaires, dont le Salon restait l’un des instruments régulateurs et le symbole saillant ? À l’évidence, au-delà des filiations formelles et des emprunts iconographiques qui font dialoguer le temps de Watteau et le temps de Manet, Marc Fumaroli avait saisi toute l’importance de l’écologie des images, les unes déterminées par l’art d’État, les autres par l’otium individuel. En 1748, alors que l’opposition au rocaille est en voie de passer de la presse à l’administration royale, le comte de Caylus, donnant lecture de sa Vie de Watteau à l’Académie, distingue deux modes et deux finalités en peinture, le style gracieux adapté à la fête galante et à la fable érotique ne convenant pas aux tableaux d’histoire, de vocabulaire et à vocation plus graves. En 1720 comme en 1863, « l’erreur des Modernes », aux yeux de leurs censeurs, fut de ne pas avoir amendé leur manière en changeant de registre. C’est la confusion des genres, la corruption du haut par le bas, qui mène au scandale du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia. N’oublions pas que Marc Fumaroli a rencontré « cet illustre inconnu » de Caylus, sur lequel il eût tant aimé écrire un livre, en travaillant sur les prolongements de la Querelle des Anciens et des Modernes au xviiie siècle. L’anticomanie dont Caylus fut le représentant à l’égal de Winckelmann l’intéresse moins que le familier de Crozat et de Mariette qu’il avait été d’abord, l’ami rabelaisien de Watteau et l’animateur d’un cercle aux contours mouvants. On peut lire Dans ma bibliothèque comme la tentative de le recomposer et de nous faire réfléchir, en bonne compagnie, à d’autres « prolongements », ceux qui mènent aux Goncourt de L’Art du xviiie siècle, au Balzac du Cousin Pons et de La Duchesse de Langeais, au Degas Danse Dessin de Paul Valéry, et aux écrits critiques de Baudelaire, dont Marc Fumaroli fit un constant commerce. Les pages qui suivent ont Manet pour protagoniste central, elles n’en sont pas moins tributaires de l’intense réflexion que l’amoureux du rocaille et le biographe interrompu de Caylus nous ont léguée.

Stéphane Guégan

Stéphane Guégan, « Manet rocaille », lire la suite dans Penser avec Marc Fumaroli, textes réunis et introduits par Antoine Compagnon, de l’Académie française, Droz, Bibliothèque des Lumières, 2023, 42€.

Marc Fumaroli, Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix, préface de Pierre Laurens, Gallimard, Tel, 18€. Dans ma bibliothèque, peut-être l’un de ses plus beaux livres dans son inaccomplissement même, fut son Rancé (« Que fais-je dans le monde? ») et son Siècle de Louis XV, que Voltaire oublia d’écrire par fanatisme louis-quatorzien et ingratitude.

Trois lectures idoines

La Terreur revient, c’est l’évidence. Robespierre a les faveurs de thèses bienveillantes et Saint-Just, écrivain raté, orateur inquiet et tranchant, est redevenu un objet de fascination. En manière de contrepoids, la lecture du Journal des prisons de Louise-Henriette de Duras pourra être de quelque utilité aux nouveaux apôtres de la violence purificatrice. Née Noailles sous Louis XV, elle a près de cinquante ans lorsque la Révolution, en avril 1793, la met aux fers, sans autre raison que le crime d’exister. La guillotine n’a pas d’égards pour les cheveux blancs. En plus de trois parents, sa mère et son père périssent sous ce que le néoclassicisme de l’époque nomme le glaive de la justice. La duchesse de Duras resta enfermée jusqu’en octobre 1794, au-delà de Thermidor an II qui ne fit donc pas cesser l’arbitraire dès la chute de Maximilien. Le quotidien d’une prisonnière politique n’est pas seulement le produit traumatisant des droits bafoués et des abus de geôlier, il confirme ce qu’est l’homme ou la femme en situation de détresse. Nulle entraide, nulle communauté du malheur : « Je découvris, peu de temps après mon arrivée à Chantilly (sa deuxième prison), que la perte de la liberté ne réunissait ni les esprits ni les cœurs, et qu’on était en détention comme dans le monde. » SG / Louise-Henriette de Duras, Journal des prisons de mon père, de ma mère et des miennes, Mercure de France / Le Temps retrouvé, 11,50€.

Entre 2007 et 2016, Marc Fumaroli s’est démené pour faire mieux connaître la figure et l’œuvre de Claire de Duras (1777-1828), préfaçant notamment une réédition d’Ourika, roman abolitionniste de 1823, qui suscita une « véritable rage », se souviendra Sainte-Beuve dix ans plus tard (l’Angleterre sortait alors de l’esclavage). Une jeune Sénégalaise, arrachée à son pays et à la servitude, puis conduite en France, va y vivre bientôt les espoirs et les épreuves de la Révolution. Mais la pire de ses souffrances est de ne pas être autorisée, devenue femme, mais femme de couleur, à s’unir au jeune homme de son cœur. Belle-fille de Louise-Henriette de Duras, proche de Chateaubriand, la romancière, tout en soulignant de mots forts cette condamnation à la solitude (qui connaissait des exceptions), n’oublie pas de stigmatiser la Terreur et de chanter les vertus apaisantes de la religion chrétienne. A la manière de l’auteur d’Atala, elle pratique le récit dans le récit et, conteuse moins géniale, émaille les siens de scènes qu’elle dit touchantes. Nous attendrir, loin des excès du roman gothique ou romantique, tel est le cap qu’elle se donne. Au passage, elle ne cède jamais à l’angélisme, comme l’atteste la mention horrifiée des « massacres de Saint-Domingue », bain de sang où périrent en 1791 une foule de planteurs blancs. Quoique bien en cour, cette libérale de la Restauration se garde, en effet, d’idéaliser quelque régime ou quelque race que ce soit. Marie-Bénédicte Diethelm, sa subtile éditrice, parle de l’aversion pour la France prérévolutionnaire qu’elle aurait partagée avec Chateaubriand ; cela me semble aussi excessif que d’écrire que la Galatée de Girodet fit davantage sensation, au Salon de 1819, que Le Radeau de la Méduse et ses résonances sénégalaises… Mais remercions-la d’avoir réuni, et finement commenté, l’œuvre complet, ou presque, d’une écrivaine qui sut secouer son époque et son entourage. SG / Claire de Duras, Œuvres romanesques, avec trois textes inédits, édition de Marie-Bénédicte Diethelm, Gallimard, Folio Classique, 10,90€.

De tous les maux qui oppriment Flaubert, le bovarysme est le plus précoce et le plus durable. Adolescent et déjà écrivain féroce, Gustave étouffe dans la vie ordinaire, que ses futurs romans peindront plutôt en gris. Le XIXe siècle, surtout depuis la Normandie, lui fait horreur, ce ne sont que béatitudes au rabais, utiles, futiles, renoncements surtout. Les rêves éveillés du jeune Flaubert, dont on ne cesse de redécouvrir l’œuvre, se remplissent d’extravagantes images, à la fois consolation et aspiration à mieux. En 1836, il a quinze ans et singe Byron en enviant son destin ; il lui faut l’Orient, le ciel bleu, les minarets dorés, les parfums, les femmes et les « fraîches voluptés » du sérail. En grandissant, après s’être frotté à l’Égypte et à la Palestine, il avouera, réalisme oblige, un faible pour les oublis et les dénis de l’orientalisme romantique : la saleté, le sordide, le faisandé, le spectre de la maladie ou de la mort l’excitent. Ses héros frustrés, Emma, Frédéric, lui ressemblent : lectures et voyages, la fiction des unes, la déception des autres, ne sauraient apaiser sa frénésie d’autre chose ou d’ailleurs, et le rut des sens qui fermente en lui. La modernité qu’explore ses romans reste en communication permanente avec le manque qui la fonde, manque où s’engouffre une intempérance de visions anti-saturniennes. Philippe Berthier et son gai savoir nous en ouvrent le chemin dangereux dans un essai brillantissime. Baudelaire et Chateaubriand y croisent, naturellement, le faux ermite de Croisset. Chateaubriand que Marc Fumaroli félicitait Berthier d’avoir rejoint, voilà près de 25 ans, lors d’un colloque fameux, après avoir si bien servi Stendhal et Barbey d’Aurevilly. SG / Philippe Berthier, Le Crocodile de Flaubert. Essai sur l’imagination pendulaire, Champion Essais, 29,90€. Voir aussi Flaubert, Récits de jeunesse, édition de Claudine Gothot-Mersch, révisée par Yvan Leclerc, enrichie notamment des transcriptions de deux manuscrits récemment retrouvés, Pyrénées et Corse et le superbe Novembre.

QUI VOYAGE VOYAGERA

  • De la quinzaine de tableaux que Gauguin rapporta de Martinique, les frères Van Gogh achetèrent aussitôt le plus beau. L’œuvre, Aux mangos, et son reçu, daté du 4 janvier 1888, font partie de la formidable exposition qui vient d’ouvrir à Amsterdam et distribue, selon un dispositif spatial astucieux, œuvres, objets et documents. Naturellement, le musée Van Gogh a fait du chef-d’œuvre dont il est propriétaire le cœur de sa démonstration et de son accrochage. Gauguin aurait approuvé ce choix, lui qui prétendait, à rebours de sa légende, avoir méthodiquement peint la toile indolente, la plus grande en dimension et en poésie de la production martiniquaise, et la plus accomplie dans sa volonté de synthétiser, à travers trois figures stylisées, les différentes phases de la cueillette des fruits exotiques. Un soin infini fut donc donné à la réalisation des Mangos et l’on est plus qu’heureux de pouvoir accéder à deux de ses feuilles préparatoires, petits croquis enlevés ici, personnages en gros plan ailleurs. Cette dernière feuille a été quadrillée pour le report de l’étude sur la toile, elle montre les deux figures, au contour net, qui concentrent l’attention sur le premier plan du futur tableau. Au fond, le processus graphique que s’impose Gauguin est digne d’un élève de Gérôme ou de Bouguereau ! Résumant d’un trait très sûr ligne et volume, il détaille ce couple de « négresses », pour user du titre que l’œuvre portait initialement.

Parler ainsi heurte aujourd’hui les sensibilités et l’exposition informe ses visiteurs que le séjour martiniquais de Gauguin, entre juin et octobre 1887, doit désormais s’apprécier selon les critères de la lecture postcoloniale. Certes, le choix des Antilles découle, en partie,  de l’envie consciente de jouir des avantages d’une terre française, au-delà du frisson inter-ethnique qui devait plus tard le pousser jusqu’à Tahiti, au-delà même de la simple nécessité de retremper sa peinture antimoderne dans l’univers exote d’une société encore peu atteinte par la mécanisation du travail et des transports. On sait que Gauguin, en avril-mai 1887, et en compagnie du peintre Laval, avait d’abord tenté sa chance au large du canal, en construction, de Panama. L’expérience se solda par un fiasco terrible et une lourde pathologie, malaria et paludisme, qui se déclarèrent peu après que les deux amis firent le choix de s’installer à 2 km, au sud, de Saint-Pierre, « Petit Paris des Antilles ». A l’évidence, Gauguin doit d’avoir survécu aux fièvres et à la dysenterie aux établissements sanitaires de l’île accueillante. Derrière la beauté des tableaux martiniquais, derrière leurs échappées japonaises vers l’océan ou la montagne Pelée, derrière l’exubérance végétale qui devait fasciner Breton et Masson en 1941, n’oublions pas que la mort fut du jeu. Au fond du canal, où il trima dur au contact des parias du monde entier, Gauguin avait vu tomber les Noirs et compris la ségrégation : «Quant à la mortalité elle n’est pas aussi effrayante qu’on le dit en Europe ; les nègres qui ont le mauvais ouvrage meurent 9 sur 12 mais les autres sont de moitié.»

Après avoir fui cet enfer pour une plantation martiniquaise, il peut décrire à sa femme, le 20 juin, sa nouvelle position, « une case à nègres et c’est un Paradis à côté de l’isthme. En-dessous de nous la mer bordée de cocotiers, au-dessus des arbres fruitiers de toutes espèces à vingt-cinq minutes de la ville [Saint-Pierre]. » Un éden, dit-il, mais seulement au regard de l’isthme de Panama. Abondante en cacao, café, sucre et rhum, fleuron du commerce triangulaire, sa prospérité repose sur la main d’œuvre noire des ex-esclaves venus d’Afrique. Malgré le mauvais temps et avant que sa santé ne sombre, l’île le séduit, au point d’évoquer une possible vie future en famille : « la vie dans les colonies françaises […] ayant pour tout travail [à] surveiller quelques nègres pour la récolte des fruits et des légumes sans aucune culture ». Militaires, administrateurs, prêtres et missionnaires, pas même quelque croix chrétienne plantée dans la nature luxuriante, rien ne vient troubler la sublime mélopée, le plus souvent très sensuelle et féminine, des tableaux arrachés à la maladie. Car voyager, et faire voyager la peinture, c’est d’abord en repousser les limites, s’étonner soi-même, se recréer. Laval, qui partageait les vues de son mentor socialisant sur les bienfaits de la colonisation, avoue à un tiers le profit esthétique et commercial à attendre de l’île : « Il y a à observer et produire dans une voie absolument inexploitée pour plusieurs existences d’artistes. » La nouveauté, étalon des avant-gardes et aiguillon des deux amis, signifie d’abord un éloignement plus marqué du strict impressionnisme.

Mais l’on sait déjà que cette subjectivité plus nette n’exclut pas un abandon tenace au réel. Gauguin et Laval, le second avec plus d’énergie cocasse, coupent les ponts avec la peinture parisienne, palette, espace, construction du sujet. Le terrain, du reste, n’était pas vierge. Et le catalogue en donne maintes preuves, certaines remontant au passé caribéen de Pissarro, qui fut l’un des « pères » de Gauguin. Les stéréotypes, des marcheuses aux causeuses, des cocotiers aux tamariniers, des plages étonnamment blanches aux ciels providentiellement bleus, n’ont pas disparu de la nouvelle peinture, mais ils ne l’enchaînent plus au pittoresque touristique. Sans cesse se déplace le point de vue, comme l’utile repérage topographique de l’exposition et du catalogue le confirme. Je crois que l’on peut même parler de projet épistémologique, au risque de froisser les nouveaux détracteurs du peintre «  eurocentré », voire pire encore. Notre voyageur prit vite conscience des changements opérés en quelques mois. Avant de s’embarquer pour Paris, il écrivait ainsi à Schuffenecker que sa moisson était « d’attaque ; malgré ma faiblesse physique, je n’ai jamais eu une peinture aussi claire, aussi lucide (par exemple beaucoup de fantaisie). » Et plus tard, il devait dire à Charles Morice, le poète de Noa Noa et l’un des découvreurs du jeune Picasso : « L’expérience que j’ai faite à la Martinique est décisive. Là seulement je me suis senti vraiment moi-même, et c’est dans ce que j’ai rapporté qu’il faut me chercher, si l’on veut savoir qui je suis, plus encore que dans mes œuvres de Bretagne. » Le pays des mangos porta ses fruits.

Stéphane Guégan

*Gauguin et Laval en Martinique, Van Gogh Museum, Amsterdam, jusqu’au 13 janvier 2019. Remarquable catalogue sous la direction de Maite van Dijk et Joost van der Hoeven, avec une contribution essentielle de Sylvie Crussard, Fonds Mercator, 24,95€

D’autres voyages, d’autres voyageurs…

*Ce fut donc un Milanais de moins de trente ans, un certain Michelangelo Merisi, assez fils de famille, qui, vers 1600, dans la Rome fière de Clément VII, libéra la peinture d’un bon nombre de ses pratiques idéalisantes. En choisissant d’observer Caravage au milieu de ceux dont il contesta l’autorité ou bouleversa le destin, voire bouscula l’existence, le Musée Jacquemart-André, n’ayant peur de rien, s’offre l’une des affiches les plus ambitieuses de cette rentrée. Une dizaine de tableaux du maître, parmi les plus beaux, sont venus d’Italie, mais ils ne sont pas venus seuls. Et tout l’art des commissaires a consisté à mettre en musique de façon inattendue cette constellation de rivaux à fort tempérament que les expositions sur le caravagisme abordent avec plus ou moins d’originalité. Un ton s’impose dès la première salle, tapissée de figures de David et Judith saisies en pleine action. Artaud n’aurait pas détesté ce « théâtre des têtes coupées » et cette énergie noire vouée à ébranler le spectateur au-delà du raisonnable. Une des grandes affaires de Caravage, tandis que la Contre-Réforme est loin d’être achevée, fut de combiner la saisie du spirituel et du physique, voire du pulsionnel, en chaque spectateur, de l’espace rituel aux galeries d’amateurs qui alors se multiplient. Cette peinture qu’on dit réaliste en regard de ce qu’elle invalide cherche évidemment autre chose que le trompe-l’œil. Les sublimes Saint Jean-Baptiste au bélier et Saint Jérôme écrivant parviennent à dramatiser la solitude édifiante d’élus encore ignorants de leur valeur exemplaire. La vie et le divin se tiennent dans une tension qui débouche, à Emmaüs, sur le coup d’éclat que l’on sait. Mais si géniales soient-elles, les toiles de Caravage dialoguent ici avec les autres, amis et ennemis… Baglione symbolise le rival aussi hargneux que fasciné, incapable de ne pas mêler au morbide sa morbidezza, cette sensualité pénétrante pour laquelle notre langue n’a pas mot aussi suggestif. De Cecco del Caravaggio, le Saint Laurent tourne le dos, à proprement dit, aux conventions de son sujet. Le gril et la palme sont écartés de notre regard, accentuant à défaut la présence du livre qui occupe le premier plan. Mais que le patron des bibliothécaires a les ongles noirs, les traits plébéiens, un vrai héros pasolinien ! Au titre des confrontations dignes des visiteurs les plus pointus, on citera enfin le Manfredi de Florence, livré dans son jus, un Couronnement d’épines à faire s’agenouiller, et un superbe Ribera, l’Espagnol sans lequel Valentin n’aurait sans doute pas développé son plein génie. L’esprit du connoiseurship se prolonge jusqu’au bout avec deux propositions pour le modèle de la justement célèbre Madeleine de Finson, mais deux tableaux qui n’ont pas renversé l’expert de Caravaggio que je ne suis pas. Je préfère quitter cette exposition soufflante avec le souvenir du tableau de Milan, ce Repas à Emmaüs, évoqué plus haut, dont seul Rembrandt réussira à égaler la profondeur d’émotion et de signification. Devenu romain autour de 1592, le jeune Merisi fit la conquête de l’Urbs en moins de dix ans. Avec Raphaël et l’autre Michel-Ange, il en est encore le maître. SG // Caravage à Rome. Amis et ennemis, Musée Jacquemart André / Institut de France, catalogue sous la direction de Francesca Cappelletti et Pierre Curie, jusqu’au 28 janvier, Fonds Mercator, 32€.

*Si l’Europe du XVIIIe siècle parlait le français, elle chantait en italien et aimait, comme Casanova, dans les deux langues. La passion rêvée ou vécue devance alors les accords de Schengen, elle ne connaît aucune frontière. Les Vénitiens, rois de l’en-dehors à maints égards, se confondent avec cet irrédentisme transalpin qui déborde la musique et, par exemple, l’aura internationale de Vivaldi. Ils sont partout, de Madrid à Londres, de Paris à Dresde, ces enfants de la Sérénissime, insolents de virtuosité ou d’intimisme sensible. Le Grand Palais les accueille, à bras ouverts, ces migrants du bonheur. Soufflé par Catherine Loisel et Macha Makeïeff, un air de fête et de cocasserie s’est emparé d’espaces d’exposition peu habitués à l’esprit du masque et à l’hygiène de la surprise. On se laisse vite prendre à cette succession théâtralisée de salles où se résume une civilisation que les vrais amoureux de Venise ne sont pas malheureux de goûter en plein Paris. Une culture du regard déploie devant nos yeux ses accessoires de prédilection et les genres qu’elle a servis et chéris. Il y a ici, après quelques perruques officielles, les lunettes de longue portée, les miroirs somptueux, les vêtements de lumière, non loin des vedute où la cité lacustre, dédale sans fin, se donne elle-même en spectacle. A croire les peintres, qui exagèrent à peine quand ils célèbrent le culte des jouissances élémentaires, les Vénitiens se livrent plus que d’autres à la danse, aux jongleries du carnaval, à l’intrigue amoureuse, à la curiosité des merveilles de la nature. Sous la protection des doges, dont portraits peints et bustes patriciens restituent les plus glorieux noms, la cité flottante s’octroie les plaisirs les plus variés et les fait entrer dans sa légende inusable. Longhi détache sa chronique de tout anecdotisme, Guardi passe du quotidien ensoleillé à la grande peinture religieuse, où se distingue Piazzetta, qui hésite entre Couture et Manet, et triomphe Tiepolo, dont l’exposition est parvenue à réunir quelques-uns de ses purs chefs-d’œuvre : ils sont pleins d’ardeur catholique ou d’appels érotiques. Mais la frontière, là aussi, s’évanouit. L’Europe, on l’a dit et l’exposition surtout le montre à foison, s’est entichée de cette peinture assez souple pour combler les cœurs et les âmes en toutes circonstances et tous lieux. Pareille victoire n’est pas le fait du hasard… Pierre Rosenberg nous le rappelle en préfaçant un catalogue de grande tenue : si Venise, écrit-il, puait autant que les autres capitales d’Europe, peut-être plus même en raison des baisers marins, elle n’en était que plus attentive à faire régner en reines la liberté et la licence. Au XVIIIe siècle, qui ne voit aucunement la ville de Canaletto s’éclipser, comme on le dit encore, elle exporta aussi un précieux savoir-vivre. SG / Éblouissante Venise. Venise, les arts et l’Europe au XVIIIe siècle, jusqu’au 21 janvier 2019. Luxueux catalogue sous la direction de Catherine Loisel, RMN-Grand Palais, 45€.

*Casanova, cet élixir de la diaspora et de l’ethos vénitiens, ne quitte plus les rayons de nos librairies et Michel Delon reste son meilleur ambassadeur. Il fallait sa connaissance du manuscrit qui a rejoint la BNF pour y tailler l’anthologie très vivifiante et très illustrée qu’en donne Citadelles § Mazenod avec le souci évident de privilégier ce que la peinture vénitienne et française du temps a produit de plus leste. Le fameux épisode des Plombs, évasion très romancée, comme on se gardera de le condamner, clôt le récit qui débute dans le quartier de San Marco, où notre héros voit le jour en 1725. Trente ans plus tard, il fuira une ville qui en avait pourtant vu d’autres. « Sur la première page de l’histoire de sa vie, note Delon, le mémorialiste se présente comme « Jacques Casanova de Seingalt Vénitien ». Chevalier de Seingalt est un titre qu’il s’octroie avec une désinvolture d’aventurier, mais Vénitien est plus qu’une origine, c’est une identité qu’il peut revendiquer légitimement. » Les quartiers de noblesse ne se gagnent pas seulement en naissant, en se battant ou en achetant une charge royale. Ils récompensent aussi les princes du sexe et de l’esprit. Et puis il y a les mots que le frère défroqué manie mieux que l’encensoir et son frère les pinceaux, les mots et leur puissance de vie, bientôt de mémoire. Comme Canaletto, et comme tout grand artiste, Casanova est un composé magnifique d’observation aiguë  et d’invention masquée. Capitale de la douleur, disait Paul Eluard en 1926 ; « capitale de la couleur », lui réplique Delon, et Casanova à travers lui. SG // Casanova. Mes années vénitiennes, anthologie réunie et présentée par Michel Delon, relie en soie sous boîte en tissu vénitien, 199€.

*L’Andalousie fait entrer très tôt dans la géographie des modernes un pur concentré d’Orient et de nostalgie primitive. Arabes et gitans se partagent ce nouvel imaginaire anthropologique, à peine contrebalancé par le sentiment que le catholicisme reste fervent en terre d’Espagne… Rendant compte des premières livraisons du Voyage pittoresque et historique d’Alexandre de Laborde en juillet 1807, Chateaubriand rêve tout haut de L’Alhambra et colore de volupté, de fanatisme religieux et de cruauté africaine ce palais des Mille et Une Nuits… Un mythe prend forme et deux singularités s’accordent sous sa plume, René qui dit je et le motif exotique qui le fait sortir de lui. Trois ans plus tard les rôles s’inversent, c’est à Laborde de lire et de commenter l’enchanteur pour la presse impériale. Il a compris que L’Itinéraire de Paris à Jérusalem déplace audacieusement le curseur de l’art grec vers l’arabo-andalou. L’autre nouveauté du texte de Chateaubriand se dévoile dans la concurrence émergente à laquelle se livrent chez lui l’écriture artiste et les nouveaux dispositifs optiques. Comme l’écrit Nikol Dziub, le panorama, cette lanterne magique démesurée, « crée à l’écrivain des obligations». La génération suivante, de Nodier à Gautier et Dumas, affrontera l’essor de la photographie, en plus de l’imagerie de presse, plus génératrice encore de poncifs iconographiques. Que reste-t-il de l’authenticité, de la fraîcheur d’impressions dont se prévalaient les romantiques lorsque leur expérience de la route et de l’ailleurs doit composer avec les clichés dont ils sont parfois les initiateurs par excès de couleur locale ? Voilà donc un livre qui réinscrit utilement l’écriture viatique dans son champ contradictoire de libertés et de contraintes à l’ère du tourisme de masse naissant, cette plaie. SG //  Nikol Dziub, Voyages en Andalousie au XIXe siècle, La fabrique de la modernité romantique, Droz, 38€