LES MO(R)TS EN HÉRITAGE

9782081363298Nous autres Arméniens, nous méprisons le dolorisme tapageur et vindicatif où se complaît l’époque. Et pourtant il y aurait de quoi. La liste des fléaux qui assombrirent le destin de cette civilisation chrétienne, presque deux fois millénaire, est aussi longue que la liste des galeries de Larry Gagosian. Fallait-il, diront nos Candide, que l’Arménie aille se loger au carrefour d’empires et d’envahisseurs de toutes sortes? Depuis le IVe siècle, son histoire est celle d’une culture de plus en plus brillante et d’une survie de plus en plus problématique. Massacres et déportations systématiques débutent au XVIe siècle, ils furent le fait des Turcs et des Perses que les variantes de l’Islam divisaient plus que l’irrédentisme glouton. Le pire était à venir, comme chacun le sait, et comme l’ont rappelé les commémorations du génocide d’avril 1915. Commémorations fort discrètes en France malgré le déplacement du président Hollande à Erevan. Il est vrai que l’«anniversaire» tombait mal, selon la formule consacrée. Les attentats de janvier 2015 et l’illusion d’une nouvelle union sacrée mobilisaient tous les esprits. La fatalité! Elle a évidemment bon dos. Une fois de plus, les Arméniens patienteraient. Dans ma jeunesse, le monde scolaire les avaient déjà exclus du «devoir de mémoire». Le livre de Valérie Toranian, qui fait revivre la figure épique et savoureuse de sa grand-mère Aravni, a des pages très justes sur ses années de collège et l’espèce de silence, ou de méconnaissance, qui entourait le génocide qui avait frappé les siens.  Au lycée Lamartine, où la plupart de ses amies étaient juives, la tragédie de la Shoah occupait le champ entier du monstrueux. À Voltaire, j’en témoigne, les pogroms de 1896 et 1915 brillaient par leur absence.

Le génial Hugo, celui des Orientales, sauvait l’honneur sans que nos professeurs le comprissent, les innocents ! «Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.» Il est des vers qui font du bien en vous serrant le cœur. La haute poésie résistait donc au misérable déni. Nous restaient aussi et surtout la sphère familiale, la reconstruction difficile du passé et, plus heureuse, la transmission de tout un héritage des sens, cuisine, musique, danse et langage fascinant bien que peu compréhensible aux enfants de la troisième génération. En fouillant ses souvenirs et ceux d’Aravni, Valérie Toranian a d’abord retrouvé les yeux qu’elle portait sur cette vieille dame au physique et au parler déroutants. D’autres, moins sincères, n’auraient peint que la fusion charnelle de deux êtres unis par le drame de l’exil et les stigmates d’une intégration acquise de haute lutte. Mais L’Étrangère, pour se dévorer comme un roman, terrible et drôle à la fois, refuse aussi bien le conte de fées que le pathos victimaire. La vérité, celle qu’une adolescente finit par découvrir et léguer à l’adulte qu’elle deviendra, appelait le souci du détail dans l’horreur, voire le cocasse dans l’abject. Pour décrire ce à quoi conduit l’épreuve déshumanisante de la barbarie et de la mort, il n’est pas d’alternative à l’extrême précision. La fête de l’eau, en juillet 1915, fête de l’abondance et de la fertilité, communique son ironie involontaire aux premiers moments du livre. D’emblée, il trouve son ton et sa nécessité dans cette alternance de larmes et de joies qui font aussi la richesse d’une vie, fût-elle livrée aux bêtes. Aravni, en cette année 1915, perdra père, mère, sœur et mari, elle affrontera les colonnes de la mort presque seule, seule avec sa volonté rageuse de fausser compagnie à ses bourreaux. Les camps de Marseille, aussi sinistres qu’oubliés, ne parviendront pas à arrêter sa course. Valérie Toranian possède aussi un sacré souffle, elle vient de le prouver. Stéphane Guégan

*Valérie Toranian, L’Étrangère, Flammarion, 19 €

Ce nègre de Dumas !

Fils d’un mulâtre de Saint-Domingue qui avait fini général d’Empire – le fameux «diable noir» craint des Autrichiens et même de Bonaparte – , le bel Alexandre était fier de sa crinière crépue et sûr de son ascendant sur les dames. L’une d’entre elles, la célèbre Mélanie Waldor, ne lésinait pas sur les épithètes, dans ses tendres missives, pour rallumer une flamme déjà éteinte en 1831. «Sang africain», «âme de feu», le ton était celui de la passion ardente, ardente et meurtrie. Le premier volume de la correspondance de Dumas, éditée par le très savant Claude Schopp, croque sur le vif le grand écrivain et le premier romantisme, le plus frénétique, derrière le bourreau des cœurs et le forçat des lettres. Seuls les idiots et les incultes, ce sont souvent les mêmes, le relèguent encore parmi la littérature de distraction, dont la valeur s’épuiserait à trousser des récits haletants et camper des personnages typés. Si les romans de Dumas ne traînent pas en chemin, si ses héros des deux sexes aiment à forcer le destin, c’est que la littérature, avec le romantisme, eut soudain l’âge de ses auteurs. Mais ne confondons pas jeunesse et jeunisme. Le très combustible Dumas, celui que ce premier volume suit jusqu’à l’âge de 30 ans, ne se laisse pas vivre, et n’imagine pas qu’il lui suffit de remplir pièces et nouvelles historiques d’insolence Jeune-France ou d’indolence créole…

Ses lettres, qu’on découvre plus nombreuses et riches que prévu, le saisissent en action, à l’affût des comédiennes autant qu’acharné au travail. Avant de recourir à ses fameux nègres, le cher Maquet entre autres, Dumas n’a que son ambition de poète frustré et de saute-ruisseau fauché pour satisfaire aux exigences de la scène, sa première et durable maîtresse. Le théâtre est roi alors, et qui veut régner doit s’y faire un nom et s’y maintenir en prenant le public à revers. La guerre a changé d’armes, pas de stratégie. D’autres se sont polis au journalisme, Alexandre prend d’assaut les salles obscures, et très vite la Comédie-Française après l’ambigu-comique et avant la Porte Saint-Martin. Cette folle passion théâtrale donne son souffle roboratif à la biographie que Sylvain Ledda, expert inspiré de la scène romantique, vient de signer sur Dumas. Gravir et brûler les planches au milieu des années 1820 devient l’idée fixe de toute une génération, impatiente de redonner des couleurs à la tragédie et de parler au présent. Comme nous le vérifierons plus loin, le moment est propice, la Restauration, stupidement calomniée aujourd’hui, favorise les premiers succès de Dumas, malgré son affiliation libérale très affirmée, et Louis-Philippe, dont il a été proche très tôt, les parachève dès avant la Révolution de Juillet. En croisant la correspondance de Schopp et la biographie de Ledda, il faut donc saisir cette chance de revivre l’un des plus hauts moments du génie français, celui qu’aura ouvert la percée des romantiques au Salon et au théâtre.

Les meilleures pièces de Dumas, ce sont ses Trois glorieuses. Henri III et sa cour précède d’un an le triomphe d’Hernani. Dès mai 1829, Stendhal en signale aussitôt la nouveauté à ses lecteurs anglais, non sans souligner ce que Dumas a pris au Richard II de Shakespeare. Mais Dumas surtout parle au public contemporain, qui sympathise moins aux malheurs d’Agamemnon qu’aux turpitudes des Valois. À rebours d’Hugo, il n’allonge pas ses tirades, étire moins ses effets, et brise le verbe ou mêle les genres avec plus de flamme. Suivront Anthony, drame en habits noirs, Christine, où passe le souvenir d’une sculpture de Félicie de Fauveau exposée en 1827 et admirée de Stendhal, et La Tour de Nesle, dont Claude Schopp nous donne une nouvelle édition. Ce drame de 1832 se délecte des amours sanglantes de Marguerite de Bourgogne, dont la Seine reçoit chaque matin le cadavre de ses amants. Il s’imprègne aussi des récentes victimes du choléra, qui aboutirent aux barricades des Misérables. Si différentes soient-elles, ces pièces sont parentes par la langue rude et riante de Dumas, et les ponts qu’il jette entre le passé des rois et la France révolutionnée. À cet égard, la correspondance fourmille d’informations inédites sur les années 1822-1832, à l’heure où Shakespeare, Rossini et Byron dictaient à tous une urgence utile. Frappante est aussi le réseau de peintres que Dumas entretient autour de lui. Autant que Vigny et Hugo, auprès de qui il prend conseil mais qu’il tient à l’œil, Dumas croit aux vertus du contact entre l’écrivain et le rapin. Peu importe qu’ils chérissent la couleur ou la ligne, Dumas les aime et les invite tous à la première de Christine en mars 1830, Delacroix, Roqueplan ou les frères Johannot, d’un côté, Ingres (eh oui!), Amaury-Duval et Ziegler, de l’autre. Une claque, en tous sens!

N’allons pas croire pourtant que ce dialogue des muses soit une invention de fiers chevelus et de sangs mêlés! À s’en tenir seulement au théâtre moderne, c’est-à-dire postrévolutionnaire, auquel Patrick Berthier vient de consacrer une somme définitive, les preuves abondent de cette contiguïté entre les arts du spectacle et les arts du dessin. Autant que Julie Candeille (l’amie de Girodet) ou Mlle Mars (future duchesse de Guise et Dona Sol pour Dumas et Hugo, dont Fragonard fils a saisi les charmes piquants en 1800), le grand Talma, si bien remis en lumière par Madeleine et Francis Ambrière (Fallois, 2007), incarne cette émulation mutuelle sur fond de davidisme radical, et fait le lien entre l’âge de la Terreur et le triomphe du «terrible». N’a-t-il pas été dès 1792 un Othello électrisant? Un Oreste, un Néron ou un Sylla très peu marmoréen? Convaincu qu’il faut revenir au terrain, aux suffrages du public et donc au principe de «plaisir», triple postulat qui fait de lui l’héritier du Stendhal de Racine et Shakespeare, Patrick Berthier brosse en près de 1000 pages le plus précis des paysages jamais tentés de la scène théâtrale des années 1791-1828. Quand l’information la plus large et la mieux vérifiée se conjugue à l’art du récit et de la synthèse, cela donne ce que l’histoire littéraire française peut produire de plus ferme. Berthier excelle aussi à débusquer les poncifs de sa discipline. On croyait la production révolutionnaire écrasée de politique, faux! On pensait la période impériale étouffée d’idéologisme césarien, faux! On se moquait des premières traductions/trahisons de Shakespeare, Berthier les a relues, notamment celles de Ducis, d’un œil frais et son bilan surprend.

Sa traque fertile aux idées fausses nous rappelle, salutaire secousse, que l’histoire du théâtre moderne s’est longtemps écrite depuis les hauteurs d’un romantisme triomphant, altitude et attitude qui ne laissèrent pas de jeter un discrédit souvent injuste sur la production des années antérieures, qu’il s’agisse des mélodrames qui faisaient le bonheur de Nodier sous le Directoire et l’Empire, du vaudeville si méprisé des cuistres, des précurseurs du drame moderne (de L’Auberge des Adrets à Trente ans ou la Vie d’un joueur), et même de ces tragédiens libéraux qu’on dit un peu vite néoclassiques, alors qu’ils puisaient déjà au verbe turbulent de Shakespeare pour rajeunir l’héritage de Racine et Voltaire. Au plus actif de ces faux tièdes, Antoine-Vincent Arnault, réhabilité par Raymond Trousson de belle manière (Honoré Champion, 2004), il faut faire une place à part. Car le jeune Dumas, dès son installation parisienne de 1823, fréquente ce milieu qui aime à prendre le romantisme naissant pour un produit d’exportation contraire au génie national. Le fils du «diable noir» a longtemps partagé cette méfiance envers les chantres de l’obscur et les ennemis des trois unités. La comparaison s’impose avec les débuts de Nerval, très bonapartiste sous la Restauration, et que Gautier et Maquet allaient bousculer dès avant 1830. Pour comprendre la conversion de Dumas lui-même, la lecture de Berthier est indispensable, car il plante le vrai décor de ce moment pivotal, qu’on a eu tendance à résumer aux pamphlets géniaux de Stendhal, à la nomination de Taylor à la tête du Théâtre-Français et au débarquement des Anglais hamlétiques. Dumas aurait puisé à tout pour s’inventer et s’imposer. Comme le notait Alain Finkielkraut, dans L’Identité malheureuse, l’auteur des Trois mousquetaires ne méritait pas d’entrer au Panthéon parce qu’il avait une «goutte de sang noir» dans les veines. C’est son génie seul qui aurait dû lui en ouvrir les portes. Mais telle est notre époque qui croit plus à «l’hérédité» qu’à «la personnalité», quitte à réactiver le primitivisme le plus dépassé.

Stéphane Guégan

*Alexandre Dumas, Correspondance générale, tome I, 1820-1832, édition de Claude Schopp, Classiques Garnier, 59€

*Sylvain Ledda, Alexandre Dumas, Folio Biographies, Gallimard, 8,90€

*Alexandre Dumas, La Tour de Nesle, Folio Théâtre, Gallimard, 6,20€

*Patrick Berthier, Le Théâtre en France de 1791 à 1828, Honoré Champion, 140€

Retrouvez Girodet, Amaury-Duval et Ziegler dans nos Caprices…

À fleur de peau

Certains noms contiennent tout un destin. Carrier-Belleuse, qui enchanta le Second Empire avant d’affranchir le jeune Rodin, le vérifie. Si être moderne, c’est refuser l’antique, il fut le plus moderne des sculpteurs de son temps, le plus félin dans ses paraphrases rocailles et bellifontaines, le plus acharné à faire tressaillir la terre cuite et le marbre. Le don de vie lui était échu indéniablement, il en fit un usage immodéré. On soupçonne que l’ivresse de ses bacchantes, voire leur «fureur lubrique» (Dauban), répondait à son Carpe diem personnel autant qu’aux attentes de l’époque. Les années 1860 furent donc son grand moment, qu’il inonda de ses créations dans tous les formats et toutes les matières. Les nouvelles techniques de moulage et de fonte n’ayant aucun secret pour lui, Carrier-Belleuse alterne le rose de l’argile et les moirures de l’argent. L’or brille aussi, à foison, et à raison des commandes. De temps à autre, le kitch menace, comme si l’artiste, annonçant alors un Jeff Koons, poussait à bout le désir de plaire à tout prix.

L’épicurien, il est vrai, se doublait d’un chef d’entreprise redoutable. À la table des plaisirs, personne ne devait être oublié, du plus modeste amateur à la fameuse Païva, des petites bourses au nouvel Aigle. De Napoléon III, Carrier-Belleuse aura flatté les moustaches et croqué les maitresses, l’une d’entre elles, au moins. Son buste de Marguerite Bellanger, assurément l’un des clous du parcours, possède l’allure et les cambrures d’un Clodion réinventé sous le feu de passions très contemporaines.  Ainsi est-ce à Compiègne, lieu idoine de la fête impériale, qu’il revenait de rendre hommage à ce Carrier-Belleuse trop oublié, en réunissant la fine fleur d’une production pléthorique, où surnagent ses portraits et ses nus. Il est regrettable, certes, que ses grands marbres de Salon aient presque tous quitté la France et qu’il soit si difficile d’y avoir accès. Où est passé l’Angelica du Salon de 1866 et sa lecture si peu guindée de l’Arioste ? «Elle expose à la fureur du monstre et à la vue du public, écrit alors Gautier, un corps charmant, d’une grâce toute moderne et où le marbre attendri, plutôt modelé avec le pouce que taillé au ciseau, prend la souplesse de la chair et reproduit jusqu’au frisson de l’épiderme.» La belle mise en scène de Loretta Gaïtis n’oublie jamais le charme tactile des œuvres, leur lumière interne, leurs surfaces irradiantes, et la sélection des commissaires nous rappelle que, si multiples il y eut, le soin des patines et des finitions constituait déjà une valeur ajoutée.

Au Salon de 1865, celui d’Olympia, ses bustes de l’empereur et de Delacroix furent très remarqués. Le grand peintre était mort depuis deux ans plus et, tels Fantin-Latour et Manet, Carrier-Belleuse saluait une des gloires de sa jeunesse romantique. Quoique réalisé à partir de photographies, ce buste, visible à Compiègne, frappait par sa présence d’outre-tombe, comme le tableau de Fantin aujourd’hui à Orsay. Théophile Gautier parla d’une exactitude «miraculeuse», Pygmalion avait triomphé de la mort… Quant à Delacroix, il n’allait pas quitter la scène pour si peu. Il faudra un jour prendre la mesure de son emprise sur les générations suivantes.  Le rôle de ses écrits, articles, journal et correspondances, au gré des éditions plus ou moins acceptables, a été déterminant. On en trouvera un excellent florilège dans le volume qu’a dirigé Dominique de Font-Réaulx, la nouvelle directrice du musée Delacroix. En attendant son édition des péchés de jeunesse du grand peintre, ses tentatives en littérature à l’époque où il s’interroge sur la muse à écouter, on lira le judicieux montage qu’elle propose (il comporte, du reste, un fragment d’une courte fiction historique, Alfred, où l’on mesure la fonction exutoire de ces récits troussés à 16-17 ans). Le Journal de Delacroix, dont Michèle Hannoosh a donné une édition enfin fiable (Corti, 2009) n’est pas le dépositaire de la seule vérité sur et de l’artiste. Il est vain, nous le savons, d’attribuer à «l’écriture de soi» un tel privilège. Aussi faut-il croiser la voix du diariste et celle de «l’épistolier fervent», sans parler des articles faussement compassés qu’il donna à la Revue des Deux Mondes,  pour retrouver la polyphonie propre à cet artiste dont les portraits et les photographies pourraient laisser croire qu’il réduisit sa vie sociale à quelques servitudes incontournables, expédiées en dandy maussade, et sa vie sentimentale à quelques passades, plus ou moins ancillaires. Delacroix (1798-1863) épousa son temps bien plus qu’on ne le pense, la réciproque n’étant pas moins vraie. Et il n’a pas écrit seulement pour maudire les philistins et les démagogues, ou pour disserter doctement des attributs et des formes propres à chaque médium, sa plume s’est saisie du présent, tandis que sa peinture tutoyait le siècle sans le singer. Stéphane Guégan

Albert Carrier-Belleuse. Le maître de Rodin, Palais Impérial de Compiègne, jusqu’au 27 octobre. Le catalogue (RMN, 35€), cosigné par les commissaires, June Hargrove et Gilles Grandjean, marque une étape décisive dans la reconquête d’un artiste dont on comprend mieux le parcours, les connexions républicaines, le génie commercial et le cercle littéraire.

Dominique de Font-Réaulx (dir.), Delacroix écrivain, témoin de son temps, Flammarion, collection «Écrire l’art», 29€.

 – Dominique Viéville, Rodin. Les métaphores du génie 1900-1917, Musée Rodin / Flammarion, 35€. L’ancien  directeur du musée Rodin (2005-2012) se penche sur l’ultime phase créatrice de l’artiste, qu’ouvrent l’affaire Dreyfus (dont il n’est pas un partisan) et le pavillon de l’Alma, rétrospective de l’œuvre en marge de l’Exposition Universelle. La période se referme avec la guerre, les cathédrales mutilées et une poussée d’anti-germanisme sans précédent. Devenu un homme public, auquel l’Académie fait les yeux doux, Rodin se voit en Hugo de la sculpture moderne. Le dernier volume qui lui reste à écrire doit contenir tous les précédents, ce sera donc un musée, conçu comme une œuvre d’art total, un musée où le XVIIIe siècle aura sa part, et à travers lui le lointain enseignement de Carrier-Belleuse. On ne saurait oublier, en effet, ce que les principes d’assemblage du dernier Rodin, pour atypiques et géniaux qu’ils soient, doivent aux techniques de montage inhérents au travail d’édition, qui avait permis à son maître de se multiplier et de nourrir la statuomanie privée, voire très privée du XIXe siècle. L’exposition de Compiègne s’achève sur leur confrontation. Passionnant. SG

Coup d’œil

Il y a regardeur et regardeur, comme il y a stupéfiant et stupéfiant. Régis Debray appartient au clan des «idolâtres heureux». Mais, à rebours de Baudelaire, cherche-t-il à «glorifier le culte des images»? Qu’il les aime passionnément, il l’a déjà maintes fois prouvé avec superbe et humeur. Chacun de ses livres récents questionne leur nature, leurs fonctions multiples, leur hémorragie planétaire et leur savoureuse ou dangereuse victoire sur l’écrit. De la vidéosphère qui nous enveloppe, il a forgé le concept et fixé les attentes. «Nous vivons, écrit-il, le temps des images, et c’est accroître ses plaisirs que de s’en donner l’intelligence.» On est donc loin de la dévotion béate, voire même du simple hédonisme, à quoi l’époque et sa tyrannie de l’éphémère nous poussent. Le flux médiatique, au contraire, n’a pas d’observateur plus vigilant et souvent plus caustique. La globalisation fait peur, lui reste confiant, charmé que les machines jettent aux quatre coins du monde autant d’occasions de se parler sans mot dire. Le rêve fou d’une totalité enfin accessible, caressé et défendu par Malraux, auquel Régis Debray rend un hommage réservé, ne lui fait pas pour autant baisser la garde. Dans Jeunesse du sacré (Gallimard, 2012), prenant à revers les résurgences régressives du temps présent, il avait choisi son camp, celui de Manet et de Duchamp, c’est-à-dire le camp des ennemis du divin réifié, de l’art littéral ou de l’icône bêtement utile.

Son livre avait une odeur de blasphème enjoué, ce qui est toujours bon signe. Le Stupéfiant image, collection d’articles et d’essais disparates, n’affiche pas une pareille unité, hors des choix, secrètement reliés, de son auteur. Il aurait pu suivre, ce faisant, l’injonction d’Aragon et du Paysan de Paris, auxquels il emprunte son titre rimbaldien. Puisque l’image est un opium à consommer sans modération, pourquoi freiner ses ardeurs et organiser son imagier? Le plaisir serait roi, la logique secondaire, les fins accessoires… En intellectuel français, formé à la cinémathèque et aux contacts de quelques mentors du siècle dernier, Régis Debray organise sa matière, distribue ces textes de circonstance selon une polarité majeure et six divisions nettes. Le lecteur des Contemplations de Victor Hugo sera peut-être d’abord surpris d’y retrouver le légendaire face-à-face entre la rumeur des siècles et la chronique des jours. C’est que l’image se présente ici comme investie d’un double pouvoir, celui de réveiller en nous les traces les plus archaïques de l’humanité autant que notre intimité la plus enfouie. La préface de l’ouvrage ne se charge pas de couleurs surréalistes au hasard. Régis Debray reconnaît aux images, cristallisations ouvertes d’idées et d’affects, une puissance d’émotion et d’intellection supérieure à la force du discours. Parce qu’elles nous regardent plus que nous les regardons, elles partagent avec la «parole vive», chère à Platon, le privilège de nous saisir entièrement. On en fera l’expérience en suivant Régis Debray dans le précieux dédale de ses préférences, de l’obscurité des cavernes au flash des photographes, de Rembrandt à Bacon, et de Jean Clair à Werner Spies, ces «éveilleurs», aussi insatiables et affranchis que notre éclaireur. Stéphane Guégan

*Régis Debray, Le Stupéfiant image. De la grotte de Chauvet au Centre Pompidou, Gallimard, 30€.

Rentrée littéraire (4)

Plongez… Parce qu’Ono-dit-Biot signe un vrai roman d’amour dans un monde menacé de ne plus savoir aimer et se perdre. Plongez… Parce que ses héros acceptent de l’être et refusent de laisser passer le train. Plongez… Parce que vous verrez du pays, des Asturies à Venise, dans leur vagabondage érotique et leur faux pas. Plongez… Parce que ce roman de 400 pages, qu’on lit comme s’il n’en comptait que 100, nous parle du monde d’aujourd’hui, circule des bobos de la Mecque artistique aux babas de la Terreur écologique, des musées ivres d’eux-mêmes aux journaux dociles d’échine. Plongez… Parce que les Espagnoles ont toujours fait vibrer la littérature française, récit vif, images acérées, émotions directes, situations loufoques, humour complice.  Plongez… Parce que notre corps ne s’arrête pas à notre corps, notre vie à notre vie, notre mort à notre mort. Plongez… Parce que les djinns des Orientales soufflent sur ce roman une manière d’apesanteur heureuse. Plongez… Parce que les immortels du quai Conti viennent de saluer en lui une des rares réussites de la rentrée. Plongez… Parce que l’azote des mots vaut tous les euphorisants. Plongez. SG // Christophe Ono-dit-Biot, Plonger, Gallimard, 21€.

 

Sartre, Masson, même combat !

De tous les hommes pressés de la Libération, Jean-Paul Sartre ne fut pas le dernier à prendre la parole et à se situer. Il le fit vite, il le fit bien. J’entends par là qu’il refusa de se dérober aux responsabilités que lui assignait son parcours sous l’Occupation, un parcours dont il dira lui-même – si on le lit bien au lieu de l’agonir bêtement – qu’il avait été aussi ambigu que la vie sous la botte. Les Lettres françaises, qui publient sa célèbre note sur Drieu la Rochelle dès avril 1943, Combat et Le Figaro, c’est-à-dire Camus et Pierre Brisson, accueillent sa prose atypique, directe et chargée à la fois, à partir de septembre 1944. Cette variété de supports est dans la manière d’un écrivain confirmé qu’aucun dogmatisme n’a encore condamné à la parole unique. La souplesse d’esprit du Sartre d’alors donne une fraîcheur superbe à la nouvelle édition de Situations, II, plus respectueuse de la chronologie. En plus des articles qu’il rédigea pendant et après son voyage en Amérique du Nord, où Sartre était parti en janvier 1945 à la rencontre des libérateurs du vieux monde, le lecteur y trouvera les différents témoignages d’un Parisien libéré, qu’on questionnait sur ses « années noires ».

« La République du silence », qui ouvre Situations, II et répond au livre de Vercors dès son titre, obéit à la loi des incipit fracassants chers à Simon Leys : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » Écrire cela dans les Lettres françaises du 9 septembre 1944, sous l’œil d’Aragon et d’Éluard, Fouquier-Tinville gémellaires des comités d’épuration, prend aujourd’hui une saveur et une valeur particulières. La suite ne déçoit pas. Par une astuce rhétorique digne d’un bon normalien, Sartre retourne aussitôt sa phrase liminaire en montrant que la première des libertés, entre juin 1940 et juin 1944, consista justement à combattre ceux qui en privaient les Français. Sartre lui-même avait-il agi ainsi, s’était-il battu, s’était-il conformé à cette éthique du choix en choisissant le silence et la Résistance ? C’est peut-être là que ce texte notoire surprend le plus avec le recul. Au lieu de prendre la pose et de jouer les maquisards de l’intérieur, Sartre parle au nom de ceux qui traversèrent la période en godillant, conscients des paradoxes auxquels les exposaient la nécessité ou le désir de rester actifs sous le regard de Vichy et de Berlin. Persécutions et privations ont nourri, de fait, la pensée de l’existentialisme en ce qu’elles vivifièrent au cœur du quotidien le défi de la mort et de son dépassement. Si « chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement », c’est bien qu’il y eut mille manières de dire non aux Allemands.

Un mois plus tard, « Paris sous l’occupation » parut dans La France libre, mensuel né à Londres dès novembre 1940. Raymond Aron en était à la fois la tête pensante et la cheville ouvrière. De ce texte majeur, qui se rattache à la tradition des Choses vues d’Hugo et des Tableaux de siège de Gautier, on pourrait commenter chaque argument, depuis l’« ennemi trop familier qu’on n’arrive pas à haïr » jusqu’aux épreuves des bombardements alliés. On retiendra plutôt ici le refus d’avouer la formidable effervescence qui s’empara de la vie des arts dès la fin 1940 et dont le théâtre de Sartre fut l’un des aspects, majeurs ou mineurs, selon les commentateurs. L’auteur des Mouches avait peut-être la mémoire courte,  son sens de la formule n’en restait pas moins exceptionnel : « Chacun de nos actes était ambigu : nous ne savions jamais si nous devions tout à fait nous blâmer ou tout à fait nous approuver ; un venin subtil empoisonnait les meilleures entreprises. » Le droit de parole, le droit de créer avait son prix.

Sartre notait enfin que le « mur », non content de couper le pays en deux, l’avait isolé de l’Angleterre et de l’Amérique. Ce fut une souffrance pour cet amateur de littérature et de cinéma anglo-saxons. Il put s’en gaver à nouveau lors du séjour rappelé plus haut. L’Office américain d’information sur la guerre lui permit ainsi de passer quelques mois entre New York et Los Angeles. Il lui était donné tout loisir d’observer la nation américaine dans ses ultimes efforts de guerre et les premiers moments de la Reconstruction. Sans négliger sa feuille de route, quitte à l’étendre aux sujets qui fâchent comme le « problème noir », Sartre glisse très vite du bilan impersonnel à la collecte d’impressions aussi vivantes que variées. Les bars, la rue, le cinoche, les filles… Il croise en chemin l’amour de Dolorès Vanetti et quelques artistes exilés, qui se préparent à rentrer… André Masson, le plus grand d’entre eux, lui ouvre l’atelier de son ami Calder. On retrouve ici son texte à venir sur les mobiles de cette sculpture en fête, qui fait du mouvement son être propre. Mais Masson pousse aussi Sartre à fréquenter la « cantine gaulliste » que la maman de Betsy Jolas a ouverte à New York. La Marseillaise n’avait pas été seulement le rendez-vous des matelots français en attente d’affectation. On y voyait des tableaux de Fernand Léger et de Masson. Le patriotisme de ce dernier, cause de sa rupture définitive avec André Breton, est presque absent de l’actuelle exposition L’Art en guerre. Françoise Levaillant a beau parler d’« une résistance de l’exil » dans le catalogue, on eût aimé voir sur les murs des tableaux aussi significatifs que Résistance (MNAM) et Oradour (coll. part.). Sartre aussi. Stéphane Guégan

*Jean-Paul Sartre, Situations, II, nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre, Gallimard, 25€. À propos de Masson, on lit encore ceci, p.125 : « Kisling, Masson se sont plaints souvent de ce que le paysage urbain des États-Unis incite peu à la peinture. C’est en partie, je crois, parce que les villes sont déjà peintes. Elles n’ont pas les couleurs hésitantes des nôtres. Que faire de ces teintes qui sont déjà de l’art ou, du moins, de l’artifice ? Les laisser où elles sont. »

*Laurence Bertrand Dorléac et Jacqueline Munck (dir.), L’Art en guerre. France 1938-1947, Paris-Musée, 39€ [catalogue de l’exposition visible jusqu’au 17 février 2013].

*Michel Guerrin, « Créer sous l’œil des nazis », Le Monde, Culture & Idées, 8 décembre 2012.

*Stéphane Guégan (dir.), Les Arts sous l’occupation, Beaux-Arts Éditions, 39,50€.

L’intrus de la semaine…

*Maryse Aleksandrowski, Alain Mathieu et Dominique Lobstein, Henry Jules Jean Geoffroy dit Géo, Editions Librairie des Musées, 39€.

À sa mort, en 1924, il n’était déjà plus que l’homme d’un seul tableau, qui datait des années glorieuses. Jean Geoffroy avait choisi son heure pour exposer Le Jour de visite à l’hôpital, le Salon de 1889 coïncidant avec le centenaire de la grande révolution. Son tableau, qui pinçait la corde sensible avec une retenue dont le peintre n’était pas coutumier, montre un prolétaire endimanché au chevet de son fils dont l’immense lassitude est merveilleusement rendue. Un léger sourire flotte sur ce beau visage fiévreux aux yeux clos. La pâleur de l’enfant, d’abord inquiétante, s’accorde en fait à la blancheur dominante, heureuse, du tableau. C’est qu’il s’agit de montrer avec éclat combien la santé et l’hygiène publiques sont désormais une des priorités de la République radicale. Paul Mantz, vieux romantique converti au réalisme et ancien directeur des Beaux-Arts (1881-1882), pouvait y aller d’un commentaire très favorable : « Il y a du sentiment dans cette peinture, mais une sorte de sentiment silencieux et sans gestes. Le tableau est très moderne, et c’est un des meilleurs que M. Geoffroy nous ait encore montrés. » Mantz ne se trompait pas puisque Vuillard et Picasso allaient vite paraphraser l’œuvre que l’État acheta aussitôt pour le musée du Luxembourg. Il resta en place jusqu’en 1926, avant de rejoindre la mairie de Vichy et de connaître l’oubli. Le Luxembourg, marchepied du Louvre depuis 1817, avait cessé de l’être. Pour le naturalisme de la IIIe République, le plus porté en théorie à l’émotion et au message directs sous la sensiblerie, un long purgatoire débutait. Adieu les pages édifiantes du Grand Larousse, adieu les musées… Comme toute proscription massive, l’exil des maîtres de la peinture sociale eut de fâcheuses conséquences. Aux tableaux perdus, volés ou endommagés s’est vite ajoutée une incompréhension générale. Aussi faut-il accueillir avec bienveillance et intérêt le présent collectif en dépit de sa disparité de ton et de son parti un peu linéaire. La carrière de Geoffroy, désormais mieux renseignée, met en jeu un grand nombre d’acteurs et d’instances, du monde de l’art à la propagande républicaine, du monde scolaire à l’organisation de la charité privée, des terroirs à l’Algérie française. Cette peinture, souvent trop souriante ou trop lacrymale, sut aussi sortir de sa fonction ancillaire et parler vrai des inévitables duretés de la Belle Epoque. Sans doute la double leçon de Boilly et d’Hetzel y est-elle pour beaucoup. SG