ÉTÉ 24

Les années folles eurent leur moment basque, bérets, espadrilles, villas et cafés au-dessus de la plage, rencontres sexuées à géométrie et libido variables… Edouard Labrune s’est fait une spécialité de leur chronique. Dès l’été 1918, loin d’un front qui ne l’empêche pas de dormir, Picasso est à Biarritz, il s’abandonne à tous les attraits d’une mondanité cosmopolite, impatiente de démasquer son intempérance. L’après-guerre, qui fera de la vitesse sa Minerve, a déjà commencé… La côte va voir débouler les plus excentriques noceurs, la plupart n’ont pas les moyens du peintre. A Guéthary, station plus abordable, le libertin Paul-Jean Toulet a précédé la petite bande qui intéresse Labrune. Bien que sa plaquette emprunte son titre à l’auteur des Contrerimes, le sous-titre est un peu trompeur. Les jeunes licencieux dont nous suivons les folies durant l’été 1924 sont loin de tous appartenir au surréalisme naissant. Si Drieu en est l’astre, c’est qu’il brûle de ses premiers succès littéraires, qu’il a le cash, comme disaient ses maîtresses américaines, et un cœur prêt à tout vivre et partager. Au comte Georges-Clément de Swiecinski, sculpteur d’origine polonaise et auteur notamment du tombeau de Toulet, il loue dès juillet une grande maison, Lecaüts Baita (Lieu froid), qui a presque les pieds dans l’eau et dont il fera mentir le nom. Quatre mois, c’est ce qu’il estime lui falloir pour oublier Paris, gentiment dérailler et boucler son prochain livre, L’homme couvert de femmes, qu’il dédiera à Aragon par goût des contre-emplois. Cet été-là sera le dernier de leur amitié impossible. Drieu a invité d’autres compères, plus prompts au plaisir, comme Paul Chadourne, ou plus imprévisibles, comme Jacques Rigaut, que la parution de La Valise vide en septembre 1923 n’a pas poussé à la rupture, ni encore au suicide. Les joutes du désir et du plaisir ne se jouant pas en vase clos, les Clément et les Peignot, chers à Drieu, vont se mêler à leurs sorties alcoolisées et leurs aventures peu recommandables (qu’en dirait Le Monde s’il eût existé alors ?). Jacques Baron, Rimbaud affolé, et Jean-Michel Frank, qu’on ne s’attend pas à rencontrer ici, tiendront leur rang. Emmanuel Berl, dont Labrune minimise le talent, séjourne non loin, mais avec épouse et beaux-parents… En accédant aux archives de Colette Clément, Jean-Luc Bitton, le biographe de Rigaut, a singulièrement enrichi notre connaissance des frasques en tout genre de l’été 24. Baignades, baisades, Drieu ne perd pas une miette des exploits de sa petite bande. De Dada dont il fut par défi littéraire, et non par nihilisme politique, il pratique encore la verve décousue où se mêle le « percutant » qu’il doit à la guerre. Il reste comme un enregistrement de l’émulation où tous et toutes, à fond, plongent, c’est le fameux Et puis MERDE !, cadavre exquis que Drieu commet avec Rigaut et Chadourne. Aragon se tient à distance, bien qu’il avoue à Denise Lévy, la belle indifférente, quelques écarts de conduite. Drieu lui jette dans les bras Eyre de Lanux, vamp androgyne, pour laquelle sa brève passion s’est éteinte. Entre les deux hommes, les femmes alimentent une discorde qui se nourrit d’autres rivalités. Dans la fameuse rupture de 1925, qui se dessine et aura la NRF pour chambre d’échos, c’est Aragon dont on découvrira la déloyale jalousie et l’aspiration à la violence servile. Stéphane Guégan

Edouard Labrune, Les matins bleus et les nuits roses. Les surréalistes sur la côte basque (1923-1927), Arteaz, 15€. L’auteur ne prétend pas à l’érudition, évoquer lui suffit, illustrer aussi, il connaît mieux la région et l’histoire locale que son éditeur la rigueur formelle. Beaucoup de coquilles, maintes erreurs de nom, de date ou de légende, auraient pu être évitées et le seront, j’imagine, lors de la réimpression. Par ailleurs, nous ne partageons pas toutes les analyses de l’auteur, mais l’ensemble, qui va en deçà et au-delà de l’été 1924, intéresse et confirme, jusqu’au séjour et au film de Man Ray en 1926 (Emac Bakia / Foutez-moi la paix), l’implication des surréalistes dans le capitalisme international et les réseaux mondains, à rebours d’une légende persistante.

Sur Picasso, Domínguez et surréalistes en 1938, voire aussi la version anglaise de mon post du 1er mai 2020, depuis le site du musée Picasso de Barcelone : http://www.blogmuseupicassobcn.org/2020/08/jaimais-jamais/?lang=en

Trois peintres éminents, au moins, rapprochaient Drieu de Waldemar-George, dont la critique d’art et le parcours politique ont reconquis une attention légitime. La Fresnaye, que l’auteur de La Comédie de Charleroi a connu durant la guerre de 14, Derain et Picasso forment cet horizon commun. Par ailleurs, l’expérience du fascisme italien, avant qu’il ne s’aligne sur la politique raciale du nazisme, a largement enthousiasmé les deux hommes, jusque dans l’élan que Mussolini imprima au renouveau figuratif de l’entre-deux-guerres. Car Waldemar-George a toujours manifesté la plus grande animosité envers ce qu’il appelait « l’art pour l’art », le formalisme, l’abstraction. Lorsque Chagall retrouve en 1923 la France où il avait connu une phase cruciale de son art (1911-1914), notre homme lui ouvre plusieurs galeries et exalte une peinture qui refuse l’autonomie et l’artifice. La monographie qu’il lui consacre (Gallimard, 1928) semble sceller à jamais leur tandem. Trente-cinq ans plus tard toutefois, quand se prépare l’apothéose malrucienne du plafond de l’Opéra Garnier, le peintre se cabre à la lecture du manuscrit que son complice destine aux éditions Silvana, texte d’un album illustré, luxueux, à petit tirage, resté inédit. Il vient d’être exhumé et très bien édité par Yves Chevrefils Desbiolles (Chagall et l’Orient de l’Esprit, RMN / Mahj / Imec, 18€), puisque le volume laisse apparaître les pages et formules que le peintre a biffées ou commentées avec rage parfois. L’objet du désaccord porte essentiellement sur la culture familiale, la profonde empreinte, selon le critique, de l’hassidisme de la société juive de Vitebsk. En outre, Juif polonais d’extraction moins modeste, très assimilé, et converti au catholicisme après l’Occupation qui l’avait brisé, Waldemar-George ne cache pas où il se situe lorsqu’il décrit de façon très vivante le shtel où le jeune Moyshe Shagal resta plongé jusqu’à sa découverte de la Saint-Pétersbourg de Bakst. On oublie généralement que le souriant Chagall n’était pas homme toujours commode quant à sa carrière et ses amours. En 1964, l’évocation de la Biélorussie de son enfance ou de Bella, première muse, ne lui paraît plus indispensable, et les considérations du critique sur l’iconographie christique irrecevables. Sa censure ne disqualifiait pas le projet. Mais ce combat de solides égos en eut raison. Au risque de forcer les transitions, je dirai enfin un mot du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann (Folio, Gallimard, 8€), livre qui eût passionné Waldemar-George et ne saurait laisser les fanatiques de la sérénissime hors de son charme. La double piété de l’auteur en matière religieuse et artistique y parle d’un ton toujours juste, alors qu’on sent sa ferveur souvent proche de se muer en fureur. Il y a de quoi. Car le rêve de Kauffmann, c’est de se faire ouvrir la cinquantaine d’églises fermées de Venise, ou soumises à des conditions d’ouverture si exceptionnelles qu’elles en ont découragé ou irrité plus d’un. Mission impossible ou presque, mais mission sacrée, elle accouche d’un récit haletant, drôle et nostalgique, où l’amour de l’art et du lieu fait pardonner la mansuétude de l’auteur envers le tourisme de masse et les modernes de peu de foi. « Il ne faut pas perdre l’utilité de son malheur », disait Saint Augustin. A quoi un prêtre vénitien, cité par Kauffmann admiratif, fait écho, à son insu ou pas, au sujet de l’eau qui ronge son église : « Ce mal assume la valeur permanente de notre effort. » Admirable, en effet. SG 

De si doux rêveurs…

Le surréalisme fait partie du domaine sacré de la mémoire nationale. Attention, pas touche. Le groupe officiellement n’existe plus depuis octobre 1969, il n’a pas survécu à la relève des gauchistes et à la mort de Breton. Après un demi-siècle d’existence, semée d’exclusions, d’exils et de morts plus ou moins brutales, le rideau tombait sur un bilan mitigé. On avait peut-être, au départ, forcé sur l’optimisme. Les révolutions annoncées à grand fracas n’ont abouti qu’à bousculer la littérature et la peinture. Comme l’écrit Michel Murat, en tête d’un essai savant et caustique sur le mouvement, l’hypothèse d’un «monde soumis au seul principe de plaisir» se condamnait d’emblée à l’échec. Certes le XXe siècle, mondain et baba, n’a pas été sourd à l’hédonisme fouriériste et au  freudisme aggravé de ces chevaliers de l’automatisme psychique et formel. Défendant la peinture au nom de sa puissance de révélation la plus brutale, André Breton aura tenu tête aux iconoclastes du groupe, comme ce livre le montre, et soutenu aussi bien Masson et Picasso que Gorky. Mais l’anticonformisme et la provoc, que les romantiques avaient pratiqués avant eux avec la même «fureur de vivre», n’excusent pas tout. Le grand mérite de Murat est d’explorer le passif du groupe, ses errances politiques, son faux rejet de l’argent et son supposé mépris du marché de l’art, son appel plus inconséquent encore à la violence salvatrice, voire sa fascination de la Terreur, sans en ignorer les actifs.

On lira sous sa plume de fines pages sur la poétique des surréalistes qui fait du collage et du discontinu le sombre et mouvant vivier d’images suspendues à notre lecture. Quant à la «dictée de la pensée», hors du contrôle de la raison et de la morale, le meilleur démenti de cette absurdité vient des œuvres, à la fois pétries de Rimbaud ou de Lautréamont, et vite soucieuses d’«effets» littéraires. Convulsive, peut-être, la beauté n’en restait pas moins leur grande affaire. La légende de nos innocents aux mains pleines résiste encore moins à l’exploration des documents jusque-là négligés. Superbe d’irrévérence et de franchise virile, la correspondance Michel Leiris / Jacques Baron, que l’on doit aux excellentes éditions Joseph K, jette un peu d’air frais dans la chronique habituelle du surréalisme. Les mots crépitent dès que la discipline cellulaire se durcit. Mai 1925, Baron à Leiris au  sujet de la revue détournée par Breton: «Tout à fait ravi à part ça que La Révolution surréaliste disparaisse. On commençait trop à nous échauffer les oreilles avec ce bordel.» Sur les mœurs du cénacle, l’hypocrisie de ses ténors, leur arrivisme forcené et la faillite de la plupart des acteurs, ces lettres ne prennent pas de gants. Ce n’était pas le genre de Baron, du reste, que de ménager qui que soit.

Plus jeune et rimbaldien que les autres, plus affranchi en matière de sexualité et d’esthétique, assez dadaïste pour ne pas se soumettre à l’autorité de Breton et d’Aragon, ses prétendues bonnes fées, il prend d’emblée le parti de Vaché, Rigaut et Drieu. Ceux qui jouent leur vie au lieu de jouer avec les mots. En peinture, c’est Picabia et surtout Masson plutôt que Miró. En poésie, Tzara et Apollinaire de préférence à Breton. Durant l’été 1925, quand la boussole politique du groupe commence à pointer Moscou, il avoue donner raison à Drieu contre Aragon dans la passe d’armes qui les oppose, via la NRF, sur la nécessité de soumettre l’art moderne aux besoins de la «révolution marxiste». Et pourtant Baron, à son tour, consentira à plier dès la fin 29, au moment où Breton, toujours père fouettard, lui règle son compte dans le second Manifeste. L’évolution idéologique ne peut que surprendre Leiris qui, tête froide, voit plus juste. Depuis l’Afrique noire, tout s’éclaire, la naïveté primitiviste de ses amis, leur candeur politique, et le choix impératif d’être soi, hors du nombre et de ses rêves frelatés. Stéphane Guégan

*Michel Murat, Le Surréalisme, Le Livre de Poche, 7,60€.

*Michel Leiris / Jacques Baron, Correspondance 1925-1973, Joseph K, 16,50€. // L’édition de ces lettres, que l’on doit à Patrice Allain et Gabriel Parnet, est un modèle du genre. Introduction et appareil de notes fourmillent de données inédites et de correctifs à l’agaçante mythologie dont se drape encore le surréalisme.

– Marcelin Pleynet, Lautréamont, Gallimard, collection Tel, 12€

Un mot seulement pour signaler l’heureuse réédition d’un livre paru en 1967, alors que les Poésies de Ducasse et Les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont reprenaient du service sous l’étendard de Tel Quel. Les surréalistes l’avaient dévalisé, depuis leur conception du collage incongru jusqu’au mythe de la «révolte pure», Pleynet et Sollers vont le ramener dans les exigences d’une lecture qui se veut et se révèle moins banalement, trompeusement littérale. «Puérile», écrit Pleynet. Ce qui nous charme, c’est aussi l’insistance de son bel essai sur l’ancrage «gothique» de Ducasse, l’héritage du roman noir britannique et du frénétisme français, ascendance que l’historiographie récente, pour se singulariser, préfère à tort minorer. Bref, un Lautréamont doublement situé, un pied dans le Second Empire et l’autre dans l’avant-mai 68. Et donc doublement actuel. SG