EUROPA

Une note longtemps inédite du vieil Hugo, encore chaude des cadavres de 1870-71, dit tout d’une passion qui ne s’éteindrait pas avec l’auteur du Rhin : « Je voudrais signer ma vie par un grand acte, et mourir. Ainsi, la fondation des États-Unis d’Europe. » Drieu s’est effacé sans les avoir vu advenir, lui qui fut leur plus ferme et constant promoteur au lendemain de la boucherie de 14-18. Cette fermeté, cette constance, Thomas Gerber vient de les rappeler aux amnésiques de tous bords (1).  Genève ou Moscou (1928), l’essai de Drieu autour duquel s’enroule le sien, ne biaise guère : « Il faut faire les Etats-Unis d’Europe, parce que c’est la seule façon de défendre l’Europe contre elle-même et contre les autres groupes humains. » On confond tout, écrit Gerber, qui en donne des preuves accablantes, souvent récentes : l’Européisme viscéral de Drieu ne fut pas le masque de son fascisme précoce, mais le fascisme le choix trompé, erroné de ce désir d’Europe. A Sciences Po, en son temps, c’est-à-dire avant 1914, une certitude, une inquiétude l’obsédait : la « civilisation européenne », affaiblie par la dénatalité, déstabilisée par la puissance croissante des empires qui la tenaient en étau, était menacée d’extinction à brève échéance. Or de la survie de l’Europe dépendait la survie de la France qui, religion et culture, en avait été l’un des phares. Il est devenu vital que notre nation, estime alors Drieu, se repense en repoussant ses frontières, en retrouvant le sens de son destin, de son histoire partagée. On peut faire remonter au Carnet de 1911, avec Gerber, les balbutiements d’un fédéralisme respectueux de ses acteurs et soucieux d’un dessein que la guerre et la révolution russe, attrait et rejet, devaient tirer vers un programme de type socialiste et anti-machiniste. Le soldat de Charleroi aura cru que les millions de sacrifiés, à travers une Europe en voie de satellisation, serviraient sa cause. « Guerre fatalité du moderne », conclut Interrogation, dès 1917, son premier livre de poésie, manière de confronter le nationalisme étroit et la folie productiviste à leurs conséquences croisées (2). Le patriotisme ne pouvait plus exister qu’en dehors des patries et du capitalisme classique. Or l’après-guerre prit vite l’allure d’une avant-guerre dont le krach précisément réglerait l’horloge. A sa date, Genève ou Moscou peut se retourner sur dix années d’échec : « la guerre nous claquait dans les mains, nous nous étions battus pour rien ; rien de ce que nous avions voulu tuer était mort. Chaque patrie se retirait dans son coin laissant derrière elle un désert de rancunes et de haines. » Entretemps, Drieu a sabordé Les Derniers jours, le périodique où, de concert avec Emmanuel Berl, l’ami décisif, il a définitivement congédié le nihilisme avant-gardiste (les surréalistes), les leurres du bolchevisme et la lyre (redressée) de ses valets (Aragon). La chance de cette Europe, de cette union qui empêcherait la guerre et le naufrage de tout un héritage occidental, se trouverait-elle du côté de Mussolini ? Un article peu connu de Drieu, publié en 1924 et que cite Gerber, témoignerait, s’il le fallait, des doutes que lui inspire le fascisme italien, trop nationaliste, à l’instar des démocraties, voire des républiques du temps. En conséquence, « la discipline internationale » qu’exige la communauté européenne est condamnée à chercher une troisième voie entre le parlementarisme et le totalitarisme.

Avant d’y revenir en mars 1943 dans ses lucides « Notes sur la Suisse », le Drieu de 1928 va « à Genève, pour ne pas aller à Moscou », et se range donc derrière Briand et la S.D.N. plutôt qu’à la traîne des nouveaux dictateurs. Il presse encore les capitalistes de se réformer en fonction et en faveur du fédéralisme naissant. La caricature d’un Drieu proto-fasciste noircit tellement sa légende qu’on en oublie l’autre composante de son combat européen, le versant spirituel, aussi proche des positions de Paul Valéry que de Bernanos. En 1961, à une époque où l’intérêt pour « les prophètes de l’Europe » autorisait la ressaisie de continuités généralement mal admises, Georges Bonneville avait bien saisi la double préoccupation, politique et philosophique, pour ne pas dire religieuse, des manifestes rochelliens. Si le corpus de Gerber ne s’était pas limité volontairement aux essais de Drieu, il aurait pu s’appuyer sur les deux romans qui peignent, plus encore que le ténébreux Feu follet, son tournant des années 1930, Une femme à sa fenêtre et Drôle de voyage (3). Le 6 février 1934 précipite la fin des hésitations et l’éloigne de certains de ses amis, les modérés qu’effraye sa volonté de fusionner des « éléments pris à droite et à gauche ». L’ex-communiste Doriot lui semble incarner cette alchimie des contraires née de la rue. Le P.P.F. sera le bouclier, écrit-il en 1936, année de son encartement, contre l’Allemagne nazie, l’Italie du Duce et la Russie de Staline. Anti-munichois, Drieu brisera avec Doriot, trop inféodé aux puissances étrangères, en janvier 1939 (et non en septembre 38, coquille de l’essai de Gerber). Que faire quand tout se défait ? Les mois qui précèdent l’entrée en guerre de la France voient Drieu invoquer tour à tour le patriotisme de l’an II et l’hypothèse d’une Europe organisée autour de l’Allemagne, option d’autant plus crédible qu’Hitler, plus impérialiste qu’européiste, fait agiter ce grelot par une partie de sa propagande : Georges-Henri Soutou l’a très bien montré (4). L’écrasement de la France, en juin 1940, le conforte dans son soutien, sinon sa conversion, au IIIe Reich. Berlin réussira-t-elle là où Genève a échoué, telle est la question qui hante le collaborationnisme de Drieu ? Sous l’Occupation, il se remet à citer le Hugo des États-Unis d’Europe, puis déchante à partir de 1942, avant de réorienter sa chimère, vers l’Est donc. Certains de ses articles se voient censurer en 1943, et ses Chiens de paille presque interdits pour russophilie en février 1944. Le dernier livre qu’il ait vu paraître de lui s’intitule Le Français d’Europe. Au moment de clore le sien, Gerber cède la parole à Maurizio Serra (5) : « Le Drieu qui affirme : Le patriotisme ? Il engage à créer l’Europe ou nous serons dévorés n’a rien perdu de son actualité et de sa pertinence. » Quant à l’Europe qui entend persévérer dans son être, elle ne saurait se confondre avec la lubie des technocrates du nowhere, oublieux de leur culture, et libérés de tout ancrage. Stéphane Guégan

Verbatim /// « L’idée d’Europe est à la mode. Moins de trois années après la fin de la guerre, le thème de l’Europe, qui a joué un tel rôle dans la propagande hitlérienne, reparaît dans la propagande des Nations unies. Je ne vois là d’ailleurs aucun scandale, même quand ce sont les mêmes hommes – ce qui peut arriver – qui traitaient il y a quelques années le thème et qui le traitent à nouveau aujourd’hui. Après tout, c’est peut-être une manière de rendre hommage à une nécessité historique inéluctable. »

Raymond Aron, « L’idée de l’Europe », Fédération, avril 1948 (Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022], p. 511)

(1) Thomas Gerber, Drieu la Rochelle. L’Europe avant tout !, La Nouvelle librairie, 16,20€. / (2) Voir Stéphane Guégan, « Grande guerre, grand rythme : Drieu entre Baudelaire et Claudel », actes du colloque de la fondation des Treilles, Le Rythme, sous la direction de Robert Kopp, à paraître aux éditions Gallimard / (3) Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022] / (4) Voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. On consultera certaines notices du Dictionnaire qui complète le volume, celles qui ont trait à l’européisme de Drieu, à la forme que prit son collaborationnisme et sa conception, très partagée dans les années 1930, de gauche à droite, d’une Europe qui, tout en acceptant le métissage propre au monde moderne, devait protéger ce qui l’avait fondée / (5) Maurizio Serra, Les frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire, La Table ronde, 2008. Drieu, on le sait, avait de la suite dans les idées, Maurizio Serra aussi. Visiteur, beau trio de nouvelles où les lecteurs d’Amours diplomatiques sont heureux de reprendre pied en Michoumistan, nous précipite surtout dans l’Italie des années 1950-60, de Milan au Trastevere, de Rome à la côte amalfitaine. De temps à autre, on s’y déplace en voiture de sport. La dolce vita ne regarde pas à la dépense, elle brûle ses belles années et l’essence sans lever le pied. Première entorse à la légende de l’Italie d’alors, Serra se délecte à en peindre l’envers, son premier héros ayant choisi de ne pas choisir dès sa majorité, en pleine république de Salò. Gris est sa couleur et le restera. Pour un peu, on le verrait bien sortir, l’air maussade, ployé par la lente usure des jours, d’un roman de Huysmans ou de Houellebecq. Comme Serra a le cœur large et qu’il sait alterner le trait acide et la touche tendre, la double lumière des êtres élus vient parfois réchauffer cet homme en froid avec la vie. D’un côté, une sorte de prince de la bohème, un écrivain qui n’écrit plus, mais qui a connu quelques aigles, de Zweig à Drieu, du moins le prétend-il ; de l’autre, les femmes, la sienne, leur fille, bien décidée elle à mordre dans l’existence à pleines dents. Physique et mental, l’amazone a les moyens de ses appétits. Ce très beau personnage prend littéralement la parole avant que ne s’achève la première des nouvelles, la plus forte, L’Exilé de la Costiera. On pense à la bascule narrative de Rêveuse bourgeoisie où Drieu, ce monstre de misogynie, nous disent les sots, transfère le récit du masculin au féminin. La valse des genres ne lui suffit pas : en émule de Svevo et d’un certain roman mitteleuropa, l’auteur des Frères séparés brouille d’autres frontières, le temps et l’espace, heureux de vagabonder, ne sont jamais d’une rigueur mathématique chez lui. Sans parler du Michoumistan qui tiendrait en échec les meilleurs géographes, – Michoumistan définitivement acquis au totalitarisme – , un flottement certain baigne chacune des destinées de Visiteur. Le Piero de Terminus Phnom-Penh traîne la sienne avec la morne lenteur des enfances blessées. Et le lecteur, une fois de plus, est confronté à l’enfer des familles aussi calfeutrés que ces appartements que Serra adore décrire avec une gourmandise amère. Quel est le pire des châtiments, vivre à Milan que terrorisent les Apôtres de la mort, ou compiler un cahier de Pensées inutiles en creusant sa mélancolie ? Suleika et le gouverneur, un peu le Beloukia de Serra ou son Divan post-gothéen, nous ramène au Michoumistan et aux Frères séparés. Hafiz, son héros, finira à Rome. Mais on ne dévoilera pas ici dans quels mystères fut tissé son vrai parcours, les visiteurs passent, c’est leur essence, seule la mort les fixe. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Visiteur, Grasset, 22€, voir aussi, du même auteur, Discours de réception à l’Académie française et réponse de Xavier Darcos, Grasset, 15€.

A relire…

Au voyage d’initiation, de formation, le XIXe siècle, plus libre de ses mouvements et de ses envies d’ailleurs, ajoute le voyage d’« impressions », mot promis à l’avenir que l’on sait. Mot revendiqué et appliqué par Gautier et Nerval dans les années 1830 : ils ont la vingtaine viatique, arpentent l’Europe avant l’Orient, l’Afrique du Nord, la Turquie… On voyage pour voyager, et pour vendre de la copie, elle aussi voyageuse, de la presse au livre. L’individualité du regard porté aux choses et aux êtres supplante la fausse neutralité objective, l’expérience la science, malgré les informations de toutes natures dont est lesté ce nouveau genre de littérature, qui tient du roman et de la chronique. Le Rhin d’Hugo, publié en 1842, en constitue l’un des chefs-d’œuvre, perle oubliée, nous dit Adrien Goetz, qui fait beaucoup pour Totor. Par nature, le récit de voyage procède de l’épopée homérique, on en trouve des traces ici, Hugo charge le texte de formulations qui l’élèvent au-dessus de la « chose vue », où il excelle aussi. D’un côté, en jongleur des contraires, il donne dans le « monumental », « le formidable », l’épithète saisissante, grandissante ; de l’autre, il accumule les notations réalistes, les contrastes entre le passé médiéval, les vieux Burgs, les spectacle magnétique de la nature et le monde moderne souvent décevant, blessant, comme Chateaubriand et Gautier ne manquaient pas de le faire. L’image des cheminées d’usine transfigurées en obélisques ironiques de l’industrie vient de Théo. Autant que la manière picturale du Rhin dont il déchiffre chaque strate, l’horizon politique du volume retient Goetz et excite sa fine connaissance des attentes de la famille régnante. La France actuelle est ingrate envers Louis-Philippe et son fils aîné, Ferdinand, uni à une princesse allemande et très attentif à la recomposition de l’Europe depuis la chute de Napoléon (dont Hugo, précisément, réveille le dessein européen en l’adaptant). La monarchie de Juillet, synthèse voulue des régimes qui l’ont précédée depuis 1789, fit notamment entendre sa voix au moment de la crise égyptienne de l’été 1840. Une étrange coalition se reforme contre la France, l’Angleterre et la Prusse s’alliant aux Autrichiens et aux Turcs. Le sang des plus grands poètes nationaux ne fit qu’un tour. Le Rhin est aussi la réponse ardente de Hugo à Lamartine et Musset (voir plus bas) : la proclamation utopique des États-Unis d’Europe, avec retour des Français sur la rive gauche du fleuve, referme cette sublime ballade aux côtés de Juliette Drouet et de toute une mémoire des lieux, d’un génie occidental, mais transfrontalier, à restaurer dans ses droits multiséculaires : « Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n’étudie […]. Pourtant ses ruines occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses ; et cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poète comme à l’œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe. » SG / Victor Hugo, Le Rhin, édition d’Adrien Goetz, Folio Classique, 13,50€.

Crise égyptienne, crise européenne… « Le Salon d’Émile et Delphine Girardin est patriote, réactif et rageur si nécessaire. Plein du souvenir de la campagne d’Égypte, Hugo y défend la colonisation de l’Algérie, œuvre qu’il juge civilisatrice, face à un maréchal Bugeaud encore sceptique. Le 2 juin 1841, Lamartine y déclame La Marseillaise de la Paix, en réponse au Rhin allemand du poète Nikolaus Becker. Gautier est dans l’assistance. Les tensions diplomatiques qui s’étaient accrues entre la France et l’Angleterre depuis l’affaire égyptienne avaient attisé le patriotisme teuton. Le congrès de Vienne en 1815, on le sait, avait jeté une pomme de discorde durable entre la France et l’Allemagne en accordant à celle-ci la rive gauche du Rhin. Le Rheinlied de Becker venant de réaffirmer cette partition humiliante, Lamartine plaidait la fraternité des peuples d’un bord à l’autre du fleuve « libre et royal ». Pourquoi réveiller la haine en Europe alors que l’Orient, devenu stérile après des siècles de gloire, appelle l’eau fécondante de tous les pays porteurs de lumière ? « La terre est grande et plane ! » Expansive comme la première, cette nouvelle Marseillaise se proposait une autre cible que la liberté des peuples. Au conflit méditerranéen qui fragilisait la vieille Europe, Lamartine proposait en somme une solution coloniale commune, assez utopique. Une lettre de Delphine à Gautier laisse penser que le clan des Girardin prenait la situation très à cœur. On hésitait cependant sur l’attitude à adopter quant à cette poussée de fièvre germanique. Tendre la main ou le poing ? Finalement, La Presse publia, le 6 juin 1841, le poème martial de Musset […] : « Nous l’avons eu, votre Rhin allemand. / Il a tenu dans notre verre. » Et de rappeler le Grand Condé, Napoléon, et tous ces morts qu’il serait si facile de réveiller… N’oublions pas que Gautier, pour rester plus discret, respirait cet air-là et partageait les passions politiques du moment. Ne sollicite-t-il pas, le 15 janvier 1842, un exemplaire du Rhin d’Hugo ? » Stéphane Guégan, Théophile Gautier, Gallimard, 2011 (disponible en version numérique).

A venir…

Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre

Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat (Samsa éditions, 8€) // Musée d’Orsay, dimanche 11 juin 2023 – 16h

REVUE, REVIVRE

Les opinions les plus contraires courent sur le compte de La N.R.F. et de sa relance en janvier 1953. La nécessité d’y voir plus clair n’en était que plus grande. A la suite des beaux travaux de Martyn Cornick (1995), Laurence Brisset (2003) et Alban Cerisier (2009), aux champs temporels plus larges que le sien, Camille Koskas propose un inventaire et une analyse poussés des six premières années de cette renaissance, voulue, dès novembre 1944, par Gaston Gallimard, aux lendemains d’une liquidation difficile à avaler. Mais comme l’écrit François Mauriac, fin 1952, avec toute la « tendresse » dont était capable son Bloc-notes, huit ans s’écoulèrent avant que « cette chère vieille dame tondue » ne retrouvent ses cheveux. Quand d’autres s’en indignent à mots feutrés, tels Les Temps modernes de Sartre (dont l’attitude sous l’Occupation n’a pas été aussi exemplaire qu’il le prétendait), quand certains en sourient, telle La Parisienne de Jacques Laurent, Mauriac, soucieux des intérêts de sa chère Table ronde, contre-attaque avec hauteur, mais une humeur partagée, en février 1953. Le sommaire du numéro 1 de La N.N.R.F. [La Nouvelle Nouvelle Revue Française] ne lui a pas semblé d’une nouveauté éclatante, tant les ténors de l’avant-guerre y sont présents. Mais peut-on excuser d’autres survivances ? Le manifeste des deux directeurs, Jean Paulhan et Marcel Arland, deux « anciens », aurait-il noyé le poisson en réclamant la fin des hostilités, au terme d’une longue épuration, et en revendiquant la primauté du littéraire sur l’inféodation idéologique ? « Vous avez le droit de le garder, ce silence, sur la N.R.F. [sic] de lʼOccupation, non sur le garçon qui a occupé ce fauteuil, qui a corrigé les épreuves, assis à cette table. Ce nʼest pas une autre N.R.F. [sic] que celle de Drieu qui reparaît aujourdʼhui : vous avez trouvé dans un tiroir des pages de Montherlant que la libération avait empêché de publier ; et le Thomas qui traite des livres de poèmes doit être, jʼimagine, le même Thomas à qui Drieu avait confié cette rubrique. Vous nʼétiez pas obligé de ressusciter la Revue, mais enfin vous lʼavez fait. Vous nʼavez plus désormais la ressource du silence. » Tandis que l’anti-sartrisme de Jacques Laurent jubile à bon droit, Bernard Frank, sous pavillon sartrien, traite sans égards cette galerie d’ancêtres. Faire cohabiter Montherlant et Jouhandeau avec Malraux, il fallait oser… L’audace venait de Paulhan, qui doit composer avec les réticences d’Arland à accueillir dans ses pages les plumes compromises de la collaboration. Leur cordée, la franchise aidant, ne fut pas de tout repos.

Il est vrai que les contributions d’Arland à la N.R.F. de Drieu, sa large participation à l’équivoque Comœdia, son association aux Nouveaux destins de l’intelligence française, volume offert à Pétain en 1942, ne le disposaient pas à l’indulgence envers ceux qui avaient servi l’occupant, quelles que fussent la motivation de ce choix, sa réalité exacte et sa durée. Sans doute voulait-il faire oublier qu’il avait souscrit à un maréchalisme modéré. Certes, la plupart du temps, Arland obtempérait, non sans empoisonner l’existence de Paulhan de ses perpétuelles remontrances. En septembre 1953, La N.N.R.F donne un inédit de Drieu, le magnifique Récit secret, avant qu’Arland, en trois livraisons, ne récapitule le bien et surtout le mal qu’il pensait de l’auteur de Gilles. La défense du roman, « socle de l’entreprise N.R.F. » (Camille Koskas), comptait toujours parmi les priorités de la N.N.R.F. Aussi Arland se propose-t-il d’évaluer les apports de Drieu au genre majeur. Il s’y était déjà employé, à dire vrai, au cours des années 1920-1930 avec un enthousiasme variable. Seuls La Comédie de Charleroi, unique chef-d’œuvre, et Rêveuse bourgeoisie l’avaient pleinement convaincu, Drôle de voyage et Gilles, pour être moins réussis, manifestaient une force et une cohérence très supérieures, concluait Arland, au reste de la production rochellienne. Ces chipotages paraissent un peu vains aujourd’hui. Ils donnent pourtant la mesure des attentes d’une revue souvent déterminée par la vision assez convenue qu’Arland y développe. Au fond, pas assez carrée, et souffrant d’une sorte d’inachèvement narratif et psychologique, la manière féline de Drieu pâlit en face du dernier Giono, peu apprécié d’Henri Thomas en raison de ses pirouettes de roman feuilleton. La N.N.R.F. promeut aussi André Pieyre de Mandiargues, André Dhôtel, le plaisant Henri Calet, et confie à l’incolore Blanchot une partie de ses chroniques littéraires. Cela sent un peu l’échec. Eut-elle la main heureuse avec les jeunes romanciers ?

A suivre la comptabilité de Camille Koskas, il apparaît que le Nouveau roman, écriture (Robbe-Grillet) et théorie (Nathalie Sarraute) jouisse des faveurs que La N.N.R.F. refuse aux Hussards. Nimier, que poussent Morand et Chardonne, au nom du « style 1925 », n’encombre pas la revue, et Blondin, où Paulhan diagnostiquait du Giraudoux réchauffé, en est tenu écarté. Le fait qu’ils soient très marqués politiquement n’arrangeait pas les choses, bien que Paulhan n’ait pas dissimulé aux lecteurs sa sympathie pour des causes aussi controversées que l’Algérie française ou la réhabilitation de Céline. L’auteur du Voyage au bout de la nuit, que Gaston et Nimier brûlent d’intégrer au catalogue de la maison, offre à La N.N.R.F. l’occasion rêvée de vérifier son credo, à la barbe des fanatiques, communistes ou communisants, de la littérature engagée. Les pamphlets antisémites de Céline, comme ceux de Marcel Jouhandeau, si condamnables soient-ils, ne sauraient autoriser la relégation éternelle de leurs auteurs en dehors de la communauté littéraire. Cette reconstruction, nous dit Camile Koskas, poursuit Paulhan, fou de Jouhandeau, et moins insensible à Drieu qu’il ne le répète… La valeur d’un écrivain, estime-t-il, n’est pas conditionnée par ce que nous estimons être ses erreurs, ses fautes, jusqu’à ses délires xénophobes. Ne confondons pas, comme cela arriva en 1953, la « pureté littéraire » que Paulhan entend restaurer avec l’oubli de l’histoire récente et le désir de « mettre le monde entre parenthèse » (Armand Petitjean). Pas plus que le Drieu des années 1940-43, Paulhan ne croyait à « l’art en vase clos ». Le manifeste qui ouvrait le numéro du renouveau affirmait assez solennellement que le premier devoir de la littérature était de résister « aux Pouvoirs et aux Partis politiques ». Après Drieu, dont le directorat attend toutefois un bilan qui en respecterait les ambiguïtés volontaires, la maison Gallimard ne faisait plus crédit. Une perspective élargie au XIXe siècle montrerait que Paulhan mettait ses pas dans ceux de Gautier et Baudelaire. La reprise de L’Artiste, en 1856, s’était dressée contre la servilité de l’art et son assèchement moral. Stéphane Guégan

*Camille Koskas, Jean Paulhan après la guerre. Reconstruire la communauté littéraire, Classiques Garnier, 2021, 63€. A lire aussi : Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023, 32€. Le volume comprend un dictionnaire Drieu par les mêmes.

Paulhan, Drieu, Berl…

Conteur hors-pair, Michel De Jaeghere sait tout de la Grèce antique, il sait aussi en rendre vivantes les annales et ardente la foi patriotique. La géographie, que Michelet croyait déterminante dans le destin des peuples, aura peu secondé celui des Grecs, aux cités éparses et rivales, mais que la résistance aux Perses va élever au-dessus de leurs intérêts respectifs. En un siècle, le Ve av. J.-C., Athènes transforme ses victoires militaires en puissance hégémonique et impérialiste. On peut regretter ce surcroît de ferveur expansionniste. Michel De Jaeghere a des mots durs, des comparaisons glaçantes, au sujet du panhellénisme détourné de son lit, il nous rappelle, d’un autre côté, que l’héritage des guerres médiques déborde le cours que prirent les choses. Aussi son livre conduit-il une réflexion sur le sacrifice de soi à travers les âges, la Révolution française, l’Europe de Napoléon, les premiers temps de Vichy et fatalement les paradoxes de l’Occupation. Drieu, qui aurait tant aimé revivre la bataille de Marathon aux Dardanelles, s’invite ici et là. Le patriotisme, non le nationalisme, et donc l’Europe dans le souverainisme, l’aura constamment obsédé, et même entraîné aux terribles erreurs de jugement que l’on sait. L’amère morale des Chiens de paille, ultime roman de Drieu auquel la censure allemande fut tentée de refuser l’impression tant il dénonçait les faillites du pangermanisme, ne pouvait pas échapper à Michel de Jaeghere et au souffle de son essai. SG / Michel De Jaeghere, La Mélancolie d’Athéna. L’invention du patriotisme, Les Belles Lettres, 2022, 29€.

Si nul n’ignore l’effervescence poétique que connurent les lettres françaises sous l’Occupation, si les études se multiplient sur les relais de publication, au profit ou non de la Résistance, et en zone libre le plus souvent, on sous-évalue encore la contribution de La N.R.F. de Drieu à cette ferveur batailleuse ou compensatoire. Ce dernier s’en faisait gloire à l’heure du bilan de janvier 1943, préalable au sabordage décidé et proche de la revue. Il est vrai qu’elle avait rendu compte favorablement des volumes d’Eluard et s’était ouverte plus largement encore au meilleur de la poésie non surréaliste, d’Henri Thomas à Jacques Audiberti. Pour Francis Ponge, qui avait rejoint le PCF, et Jean Tardieu, la question ne se posait pas : La N.R.F. leur semblait infréquentable, et Comœdia à peine moins. Dans leur correspondance, document de première main, ils montrent plus d’aversion envers Audiberti, immense poète qu’ils savent proche des idées de Drieu, qu’envers Henri Thomas. Savaient-ils que Paulhan en sous-main appuyait de ses relations et de ses idées La N.R.F. des années sombres, conseillait à certains d’y signer, à d’autres de s’en garder ? Car c’est à lui, et à sa fameuse collection, Métamorphoses, qu’ils confient Le Parti pris des choses (1942) et Le Témoin invisible (1943). D’autres revues, Messages, Fontaine ou Poésie 42, les requièrent, de même que tout une sociabilité de café et d’échanges vifs. Gages d’une amitié ancienne, ces lettres fixent tout un monde. SG / Francis Ponge / Jean Tardieu, Correspondance 1941-1944, édition établie et préfacée par Delphine Hautois, Gallimard, 18€. 

Bernard de Fallois, en janvier 1953, fut de la livraison inaugurale de La N.N.R.F. Ses multiples talents devaient propulser le jeune Hussard aux affinités proustiennes vers toutes sortes de destins éditoriaux. Peu de temps après la mort du grand Emmanuel Berl (1892-1976), grand aussi de l’oubli où il avait commencé à sombrer malgré Patrick Modiano, Jean d’Ormesson et quelques autres, l’idée lui vint de publier, chez Julliard, un florilège d’articles, qu’un autre mordu, Bernard Morlino, avait réunis pieusement. Il reparaît. Politique, société, littérature, peinture, aucune des passions de Berl, aucun des domaines où brillait son anti-conformisme caustique, n’y manque. Juif assimilé, patriote inflexible, bourreau des cœurs et bourreau de travail, fou de journalisme et de justice sociale, il fut vibrionnant par nature, virevoltant par goût, si bien qu’il accepta en partie la caricature que Drieu glissa de lui dans Gilles. Bien plus douloureux, à la lecture du roman, fut de constater qu’il passait sous silence la complicité intellectuelle qui l’avait lié à l’auteur, et ne disait rien notamment des Derniers jours, bimensuel de 1927, qu’ils avaient dirigé et rédigé ensemble. L’espoir d’en finir avec l’ancien monde, son productivisme absurde, son paupérisme alarmant, leur titre l’annonçait avec un accent d’urgence bien dans la manière de ces impatients. A cette amitié, qui colore Drôle de voyage et que le journal centre-gauche Marianne devait entretenir au milieu des années 30, Berl resta toujours fidèle, au-delà du suicide de Drieu, malgré les différends qui s’étaient creusés avant la guerre. On lira ici l’article que le premier publia sur le second en 1953 en essayant d’imaginer la stupeur qu’il causa parmi les ennemis du fasciste, du doriotiste inexcusable. Même l’antisémitisme tardif du père de Gilles, qu’il sait distinct du racisme de stricte obédience, n’empêche pas Berl d’écrire que les comptes de ce contemporain essentiel « sont tous créditeurs ». Berl est aussi le premier, sauf erreur, à révéler que Colette Jéramec, la première épouse de Drieu, qui était juive, « il l’a tirée de Drancy quand c’était très difficile, fût-ce pour de soi-disant collaborateurs ». Le début de l’article de 1953, prélude au superbe Présence des morts de 1956, assigne le travail du deuil à son impossibilité : « Je croyais notre amitié morte : elle était rompue avant qu’il eût cessé de vivre. Je me trompais :  envers les morts aussi nous sommes tous changeants. De nouveau, il me semble que j’attends de lui quelque chose, et qu’il attend de moi ce que je n’arrive pas, d’ailleurs, à lui donner. » SG / Emmanuel Berl, Le temps, les idées et les hommes, préface de Bernard de Fallois, Bouquins, 30€.

Le dernier roman de Drieu, très sous-évalué, s’abrite derrière une longue citation de Lao-Tseu, ou de Lao zi, pour se conformer aux usages de La Pléiade : « Le ciel et la terre ne sont pas bienveillants à la manière des hommes, ils considèrent tous les êtres comme si c’étaient des chiens de paille qui ont servi dans les sacrifices. » Rude sagesse, où Drieu devait reconnaître l’alliance explosive du stoïcisme et de la pensée pascalienne. Seules nos actions, sans rachat certain, nous permettent d’accéder à une dimension supérieure de la vie. Ce roman des collaborations (avec Berlin, Moscou ou Londres…) et des tromperies de la politique ne pouvait s’appliquer morale plus adéquate que le taoïsme. Le lecteur du tome I des écrits de Lao zi, Zhuang zi et Lie zi n’est pas long à s’émerveiller d’autres résonances. Osera-t-on dire que leur attachement à la sobriété, au Grand-Tout du vivant, leur souci fondamental du perfectionnement de soi, physique et mental, leur mépris des faux savoirs, leur mode d’approche des phénomènes, nous apparaît plus sincère et efficace que le racolage actuel des officines et des médias en déroute. Du fond de l’ancienne Chine monte la sagesse des adeptes du vide, c’est qu’ils n’ignoraient pas que l’excès est le propre de l’homme. Mais eux ne se payaient pas de mots, en tous sens, ils se soignaient, se dressaient et, quoique partisans de la non-intervention sociale, rendaient le monde plus respirable, et assurément plus durable. SG / Philosophes taoïstes, I. Lao zi, Zhuang zi et Lie zi, édition et traduction du chinois par Rémi Mathieu, La Pléiade, Gallimard, 65€.

Nota bene / Mercredi 18 janvier 2023, à 19h, à l’occasion de la Nuit de la lecture 2023, Maurizio Serra, de l’Académie française, auteur de D’Annunzio le magnifique (Grasset, 2018), proposera une conversation autour de Proust et D’Annunzio, en compagnie de Stéphane Guégan, ponctuée de lectures par le comédien Pierre-François Garel.

Hôtel Littéraire Le Swann, 15 Rue de Constantinople, 75008 Paris.

Ma recension du D’Annunzio de Serra, parue dans la Revue des deux mondes de mai 2018, est accessible en ligne : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/erotomane-de-laction/

DRIEU AU JOUR LE JOUR

A seize ans, Drieu est déjà lui-même, mais il l’ignore, se questionne, s’observe sous toutes les coutures, à commencer par celles de ses pantalons et gilets. Le dandysme, comme le génie, n’attend pas les années…. Contre l’éphémère, et contre une timidité dont il lui est urgent de se défaire, Drieu met des mots sur ses doutes et ses désirs, prend des notes, développe ou non, dialogue avec soi, se construit plume en main. Dès les premières pages de ses agendas et carnets intimes enfin disponibles, lesquels relient son adolescence aux années noires, le futile et le grave, la littérature et la politique, et bientôt le sexe et l’écriture, crus l’un et l’autre, composent le meilleur des portraits chinois. Au commencement, nous sommes en 1909, le lycéen passe de Molière à Horace, du latin à l’allemand, de Montesquieu et Saint-Just à Paul Adam. Les angoisses où on aime à l’enfermer aujourd’hui s’indiquent ici et là, mais sa fierté d’Athénien moderne résiste. Dans sa tête de jeune nanti roulent des idées contraires à son milieu, aux carrières faciles, aux existences casées, aux destins carrés. Ferme d’âme, mot qu’il affectionne en pascalien, Pierre ne juge pas de haut, mais il évalue avec sûreté les marottes d’un moment qui hésite entre Barrès, Nietzsche et la poésie cubiste. L’évolutionnisme glisse au mysticisme, le psychologisme à l’obscur, l’art à l’ésotérisme, le socialisme à l’utopie ouvrière… De quoi les jeunes bourgeois, ceux que tenaillent le manque d’action et la peur du plat, peuvent-ils rêver encore ? Nécessité intérieure faisant loi, Drieu se frotte aux idéologies de l’heure, à l’exclusion du monarchisme maurrassien. Julien Hervier, à qui l’on doit l’édition serrée de ces inédits peu commodes à déchiffrer, rappelle qu’on a longtemps tenu Drieu, à raison, pour un homme de gauche. Beaucoup de ses semblables, sans tout à fait renier leurs idées, devaient se laisser séduire comme lui par la droite dure, il les retrouverait au moment de la relance heureuse de la NRF, fin 1940, éclairée à neuf ici, et jusqu’où nous conduit cette publication indispensable aux rochelliens et à ceux qui, aujourd’hui, en pleine crise des démocraties et en plein essor des communautarismes, se demandent comment « refaire la France ».

L’expression, la sienne en 1939, désigne aussi bien l’attitude de Malraux en Espagne que le rêve de Drieu d’une Europe dressée contre les blocs qui la menaçaient, et où se seraient harmonisés hégémonie et fédéralisme, patrie et hygiène du groupe. Qu’il se soit trompé de méthode sous l’Occupation en déçu du briandisme genevois, Drieu l’a reconnu lui-même, dès le tournant 1942-43. Son pacte franco-germanique tourne court, il y avait illusoirement vu se conjuguer deux ambitions de sa jeunesse impatiente, celle de l’unité nationale reconquise à partir d’une révolution sociale, celle d’une alliance possible entre républicanisme romain et élitisme aristocratique. Balzac et Hugo, souvent cités par les carnets, l’ont nourri à cet égard. Car le beau, le luxe, la liberté de créer, la liberté de mœurs, la foi personnelle ne lui semblent en aucun cas devoir être sacrifiés à l’autorité de l’Etat, si respectable soit-elle. On le voit très tôt méditer l’envolée et l’échec de 1792-94, imaginer un christianisme reconcilié avec la vie ou demander aux arts autre chose qu’une distraction amollissante. Que Rodin soit alors préféré aux préraphaélites anglais, découverts à Londres même, c’est dans l’ordre, de même que son goût des moralistes du Grand siècle et, autre passion qui ne devait jamais s’éteindre, sa lecture catholique, politique, de Baudelaire, le poète des saines contradictions de l’homo duplex : « Certes je sortirai quant à moi satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve », recopie-t-il en 1911, écornant à peine la ponctuation de ce qu’il désigne d’un mot révélateur : « Révolte ». De Nietzsche, autre choix qui signe, il a appris que le Christ avait moins racheté les hommes par sa mort qu’il ne leur avait appris comment vivre par son enseignement. Pas d’antichristianisme laïcard chez notre républicain en mal de vraie République, car il a reconnu en lui la force multiséculaire de « l’inconscient héréditaire religieux ». Mais sa foi refuse toute « retraite », tient le « regret » pour le « fardeau des faibles », et exige un libre-arbitre actif, dans le mouvement de l’événement, à rebours de la pauvreté d’âme… Dans le carnet des Dardanelles, sa campagne de 1915, on lit : « Le sentiment de soulagement au début de la guerre. Enfin l’histoire remarche. Cette attente qui est toujours au fond des cœurs. » Le bellicisme des futuristes ne l’a pas plus contaminé pourtant que celui, plus tard, des nazis. Charleroi était passé par là. En 1939, soucieux comme jamais de trouver un remède à l’atomisme du corps national, il prêche de plus belle la restauration du corps, non l’apologie de la guerre, qui est l’apologie de la mort. « Jouer Dantzig sur un match de football » : sa formule tient de l’humeur, non de l’humour. « A partir du moment où le corps reparaît, un nouveau type d’homme est remis en honneur », conclut-il.  Ses agendas touchent donc à l’essentiel, certains brefs aveux aussi. En 1913-1914, il en va ainsi de cette notation, qui n’est pas orpheline : « Deux êtres que je passerai ma vie à découvrir : la femme, le juif. » Sans exclusive fut pourtant sa sociabilité de l’entre-deux-guerres, comme le volume la renseigne à vif. Il s’achève par d’autres interrogations. Le dilemme. Notes sur le nationalisme, en 1942, opère ainsi des rapprochements qui saisissent : « Goethe a vécu dans la défaite de sa patrie. Mais avant et après lui il y a eu une Allemagne libre ». Protégé par sa première épouse, qui était juive, l’attachante et brillante Colette Jéramec, Drieu s’est tué au lendemain de la Libération. Avait-il deviné qu’elle ne ressemblerait pas à la France « refaite » dont Malraux et lui s’étaient donné le mot ?

Stéphane Guégan

*Pierre Drieu la Rochelle, Jouer Dantzig sur un match de football, Carnets intimes 1909-1942, édition et avant-propos de Julien Hervier, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 19€.

BAUDELAIRIANA

Etienne Carjat, Charles Baudelaire, Paris, 1866

A 16 ans, Baudelaire était déjà lui-même et il le savait. Les lettres adressées alors à sa mère étincellent de brio, de vie et d’appels insatiables. Ce sensible rentré s’y met à nu, en tout, avant tous. Le lycéen préfère les études au collège et aux collégiens, les livres aux professeurs qui ont pourtant détecté une perle rare, difficile à polir toutefois. La poésie l’a déjà empoigné, plus que la hâte de publier. Bientôt les jupons et sa première chaude-pisse, confiée sotto voce à son demi-frère en 1839. Un rare témoignage antérieur, destiné au même, nous le dépeint avide de lectures fortes : « J’aime assez le romantique », lui avouait-il à 11 ans, en 1832, alors que Gautier et Pétrus Borel se débarrassaient, frénétisme obligeait, du sentimental 1820. Charles les lira et, plus important, leur restera fidèle mêlant cette inspiration ténébreuse et rieuse à son baroquisme chrétien propre. Il y a peu, ces lettres et tant d’autres trésors, peintures, estampes comme photographies et manuscrits, ont été livrés, gracieusement, aux mordus de Baudelaire, sur lequel les hommages de la nation et de la presse ne pleuvent pas, comme l’écrit Jean-Claude Vrain, l’instigateur de l’exposition décisive qui vient de se refermer à la mairie du Vie arrondissement. Remercions-en aussi le maire, Jean-Pierre Lecoq. D’autres que lui auraient probablement abdiqué devant le wokisme proliférant, peu tendre avec ce poète qui parlait si mal, dit-on, des femmes, de la démocratisation délirante et du progrès, ce satanisme déguisé en bien, comme le rappelle André Guyaux en tête du catalogue. Car, si la fête dura peu, comme les meilleures agapes de l’esprit et du vrai goût, il reste une publication, presque un livre par la somme d’informations, souvent inédites, qu’il abrite. Sa « vie avec Baudelaire », Vrain pouvait seul la raconter avec force et émotion, notamment lorsqu’il évoque la figure de Claude Pichois. D’une telle richesse, d’une telle patience à traquer la pièce exceptionnelle, on éprouve quelque honte à parler si brièvement. Si la manifestation se présentait dans le plus simple appareil (au diable les scénographies quand il en va du plus grand génie français !), l’ouvrage déploie un luxe de reproductions et de commentaires aiguisés, de sorte que le lecteur s’y promène, pantois, et y retrouve décuplés les frissons de sa visite. Au titre de ces curiosités aptes à combler plus d’un collectionneur, il faudrait s’arrêter sur tel tirage de Nadar, telle épreuve unique de la dernière photographie de Baudelaire à l’été 1866 (notre illustration), tel document, tel tableau, comme la copie par Legros du portrait de Baudelaire par Courbet. On vibre aussi devant le beau visage de Poulet-Malassis charbonné par Carolus-Duran, feuille qui a appartenu au poète comme ce bel exemplaire de l’eau-forte de Manet représentant Lola de Valence, posant au-dessus du quatrain que l’on sait. Un des deux manuscrits d’Un voyage à Cythère porte dédicace à Nerval, et donc à l’Eros navré, mais toujours renaissant, de son modèle, adepte du rococo et des voyages amers. Parmi les exemplaires de l’édition originale des Fleurs du Mal, série inouïe, se trouvait celui sur Hollande d’Asselineau, indissociable Pollux des Salons de Baudelaire, qui n’ont pas été oubliés. On y croisait encore une épreuve corrigée du Reniement de saint Pierre, le poème qui obséda Drieu sa vie durant. Sous nos yeux, « tristes blasphèmes » se mue en « affreux blasphèmes », qui sent son Bossuet lu et relu. De lettres en envois, de livres en livres, un monde se recompose avec ses contemporains majeurs. Que Jean-Claude Vrain ait rangé parmi eux Théophile Gautier, omniprésent dans le catalogue, prouve sa fine connaissance des choses de l’esprit, dont la bibliophilie fut autant le levier qu’un coup de foudre, dans l’ennui des casernes, pour ces fleurs qui n’étaient plus de rhétorique. SG // Charles Baudelaire (1821-2021) Exposition du bicentenaire, Librairie Jean-Claude Vrain, 30€. Quant à l’exposition de la BnF, Baudelaire. La modernité mélancolique, voir ma recension à paraître dans Grande Galerie.

Dans son dernier livre en date, fruit de la dernière série de cours qu’il prononça au Collège de France, Antoine Compagnon choisit de s’intéresser aux ultima verba, dernières œuvres, dernières images ou dernières paroles. Triplicité fascinante, un livre de Chateaubriand en concentre le prestige. La Vie de Rancé, que certains d’entre nous tiennent pour l’un des plus éminents de son auteur et de toute la littérature française, souleva l’incompréhension de Sainte-Beuve, à sa sortie, en 1844. Trop calotin, trop discontinu, trop désinvolte… On connaît la musique des sourds et des secs. Sainte-Beuve n’a pas mieux compris, ni défendu, Baudelaire, Stendhal et même Gautier, quand on y regarde de près. Proust lui règlera son compte en connaissance de cause. Or, Rancé, écrit justement Compagnon, « préfigure la poésie de la mémoire de Baudelaire à Proust ». Barthes doutait un peu des fins, l’édification de ses lecteurs, le pardon de ses péchés, que l’enchanteur annonçait vouloir servir, en accord avec son confesseur. Il doutait aussi que les modernes puissent encore le lire ainsi. Double erreur. L’autre reviendrait à donner raison à Maurice Blanchot, le faux écrivain par excellence, persuadé que la littérature ne visait que sa propre disparition, n’aspirait qu’au silence dont elle serait indûment sortie et que la décision de ne plus écrire confirmait ce que devait être l’œuvre conséquente, une mise à mort, par les mots, de tout ce qui débordait l’espace autonome de son énonciation. La vie, quand bien même la littérature n’en capterait qu’une intensité inférieure à son modèle, semblait un but plus légitime à Chateaubriand, ce que confirme l’ultime bouquet de son Rancé. S’il relève d’une tradition hagiographique bien établie, René la colore de sa sensualité et de son catholicisme noblement didactique. Du reste, la finalité édifiante du texte sort renforcée des multiples échappées autobiographiques qui rappellent l’écriture chorale des Mémoires d’outre-tombe. Quitte à digresser, Chateaubriand, semblable en cela à Baudelaire et Drieu, n’oublie pas les tableaux. « Peindre est l’acte le plus chaud d’acceptation de la vie », écrivait ce dernier en mai 1940. Après avoir si bien parlé du vieux Guérin, peignant son dernier tableau à Rome, la très racinienne Prise de Troie, Chateaubriand introduit Poussin, deux fois, parmi les méandres de son Rancé. La première occurrence rejoint un mythe que scrute Compagnon en détails, le chant du cygne chez les génies, ou l’imperfection voulue comme élection : « On remarque des traits indécis dans le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin : ces défauts du temps embellissent le chef-d’œuvre. » La seconde référence à Poussin, qui a inspiré son plus beau livre à Gaëtan Picon, ramène le lecteur au Déluge par une voie plus moderne, c’est-à-dire plus propre au XIXe siècle et à son art, obsédés d’historicité fuyante et de temporalité vécue : « Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! Souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole. » Le tableau, pour Baudelaire et Manet, devra témoigner du temps de son exécution et de la décision de son inachèvement. Au terme de ce livre où Rancé sert de « conducteur » et conduit Compagnon à réfléchir sur le « dernier livre » ou le « dernier style », nous retrouvons Proust, Baudelaire et le thème du dernier portrait, celui en qui tout se résumerait, sachant que chaque poète, pour Marcel, résumait la poésie à soi seul. De la dernière séance à laquelle Carjat soumit le poète des Epaves, deux images nous restent. Proust aura connu, par la reproduction, la « plus dure », la « plus misérable » des deux (notre ill.), écrit Compagnon, celle où Baudelaire semble, menton bas, regard dément, de l’autre côté du miroir. Au « J’allais mourir » du Rêve d’un curieux semble s’être substitué un terrible « Je vais mourir ». Proust ne sera pas le dernier, face à l’ultime lucarne, à avoir « envie de pleurer ». Le beau livre de Compagnon, plein de son sujet, permet d’accrocher d’autres profondeurs à cette photographie mythique et à tout ce qu’elle suggère d’infini et de réfléchi. SG / Antoine Compagnon, La Vie derrière soi. Fins de la littérature, Editions des Equateurs, 2021, 23€.

FLEURS ÉTRANGES

Paru chez Gallimard en mars 1943, L’Homme à cheval fut écrit au galop, en six mois, d’avril à novembre 1942, alors que Drieu voit s’effondrer ce qui lui permettait de supporter l’Occupation, l’utopie d’une Europe refondée et capable de tenir tête à l’Amérique et à la Russie, la renaissance de la NRF après les mois de silence imposés par la défaite plus qu’humiliante, sidérante, traumatisante, de juin 1940. Or, sur les deux fronts, l’amertume, le désarroi l’emporte. Alors que les Russes tiennent en échec la stupide offensive d’Hitler, Gide, Valéry et Claudel, appuyés sur Giono et Mauriac, entendent reprendre la main sur la NRF et mettre fin à la polyphonie idéologique que Drieu y avait instituée en décembre 1940, polyphonie conforme aux positions fascistes de son nouveau directeur et à l’idée qu’il se faisait de la ligne éditoriale de la revue depuis sa fondation. Le 21 avril 1942, il ne peut que désapprouver l’exclusion de Montherlant et Jouhandeau (supérieur à Mauriac dans le « diabolisme chrétien ») du Comité de Direction qui tente alors de se constituer contre lui. Gaston Gallimard, ce jour-là, en est informé par courrier, Drieu l’assurant de ses sentiments de vieille affection. Dès le lendemain, sur un ton enjoué cette fois, il confie au Journal : « je me suis mis à écrire un roman de fantaisie dont l’idée m’est venue en Argentine, en écoutant Borgès me raconter des anecdotes sur un dictateur bolivien des environs de [18]70. J’en rêve depuis douze ans. » Dix, en réalité. La série de conférences qu’il avait prononcées en Argentine, à l’invitation de sa maîtresse Victoria Ocampo, datait de 1932. A Buenos Aires, il avait disserté avec bienveillance du fascisme italien et du communisme russe, non sans conclure à la fatale victoire de l’hitlérisme en Allemagne, hitlérisme dont il devait brocarder bientôt, dans la NRF de Jean Paulhan, la composante raciste. Le contexte ethnique issu de la conquête espagnole, en plus de la beauté du pays et de ses conversations passionnées avec Borgès (un vrai coup de foudre), tout l’aura empoigné durant son semestre argentin. S’il fut conquis, la raison n’est donc pas seulement le charme des sœurs Ocampo, dont Julien Hervier, à qui l’on doit cette nouvelle édition de L’Homme à cheval, dit bien la marque diffuse sur le roman. Cet essaim de féminité ensorcelante rappelle au grand spécialiste de Drieu l’atmosphère d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. J’ajouterai que la référence aux Fleurs du mal, dont un exemplaire traîne chez l’une des protagonistes du livre de 1943, laisse aussi entendre que l’aventure bolivienne, narrée en maître par Drieu, inscrit sa démesure dans une réflexion plus générale sur la politique et la libido, le rêve et l’action, leur unité nécessaire comme leurs dangers éminents.

L’Amérique du Sud des années 1810-20 a été secouée de multiples révolutions et coups d’Etat, qui iront ici et là se répétant. Comment ces renversements et la dislocation des vieux empires coloniaux qui en résulte ne donneraient-ils pas à réfléchir à Drieu, veuf de l’ancienne France depuis 1940, voire 1918 ? L’Homme à cheval désigne, par son titre shakespearien, la difficulté de se tenir en selle pour ceux qui se sont imposés par la force, au mépris du peuple, tout en prétendant le restaurer dans ses droits bafoués. On sent déjà comment le livre de 1943 résonne. Un modeste lieutenant de cavalerie, mi-indien, mi-espagnol, métis et donc incertain de son destin, le croise en la personne d’un guitariste, travaillé par les femmes dont sa laideur le prive, et par la sainteté du séminariste qu’il fut. Drieu ne l’affuble que d’un prénom, Felipe, qui sent sa noblesse secrète : ce sera, du reste, le narrateur de l’histoire, lui le poète qui poussera Jaime Torrijos, autre appellation parlante, à s’emparer de la Bolivie et tenter d’unir autour de sa double identité les indiens miséreux et l’aristocratie espagnole. Beau comme un dieu, attachant à son charisme viril femmes et hommes, le mutin se découvre une assurance dans l’action, une morale dans l’autorité conquise, deux obsessions de Drieu, fruits de l’expérience de 14-18 et de la déconfiture des années qui suivirent. Jaime et Felipe, c’est le thème de l’union des contraires que lui-même cherchera dans le fascisme, un fascisme distinct du nazisme, évidemment. Autour des deux héros, la haine de classe et la haine de race agissent, agitent toutes sortes de personnages, un franc-maçon peu franc du collier, un Jésuite aux moeurs de Vautrin, une danseuse amoureuse d’elle-même et la superbe Camilla, grande d’Espagne, fière de sa caste, incapable de la trahir. Dans une version antérieure du roman, la maîtresse déchirée de Jaime se nommait Sephora et avait des origines judéo-portugaises. La modification apportée par Drieu, quelques mois avant de sauver sa première femme des griffes de Drancy, doit faire réfléchir, autant que les autres changements du manuscrit, que Julien Hervier étudie avec la science et le courage qu’on lui sait. La vitesse d’écriture de Drieu, les embardées et les ellipses du récit, c’est son stendhalisme, qui annonce le dernier Giono et le dernier Morand. Mais la pulsion n’interdit pas la perfection, la reprise, l’abandon de la cinquantaine de pages inédites, passionnantes, que nous devons à l’inlassable sollicitude de Madame Brigitte Drieu la Rochelle envers ce beau-frère qu’elle n’a pas connu mais dont elle défend la mémoire et sert l’oeuvre. Un projet de scénario oublié est joint, qui vérifie le potentiel cinématographique du roman. Louis Malle et Alain Delon y croiront plus tard, sentant instinctivement ce que L’Homme à cheval possédait de malrucien au-delà de la fable révolutionnaire. Car c’est aussi une fable métaphysique, comme l’écrivait Frédéric Grover en 1962, une sorte de Condition humaine hissée sur les hauteurs boliviennes, au contact du divin, qui pousse certains au sacrifice ou au pardon, voire au suicide : « L’homme ne naît que pour mourir et il n’est jamais si vivant que lorsqu’il meurt. Mais sa vie n’a de sens que s’il donne sa vie au lieu d’attendre qu’elle lui soit reprise. » Les mots, ceux que Felipe avait mis en Jaime et les autres, Drieu n’a jamais triché avec. Stéphane Guégan /// Pierre Drieu la Rochelle, L’Homme à cheval, nouvelle édition, présentée par Julien Hervier, Gallimard, 20€.

Livres reçus… et lus !

Ils se sont tant aimés, du moins se l’assurèrent-ils en s’écrivant avec une passion qui classe leur correspondance, un cas, un événement éditorial, parmi les hautes pages du lyrisme des coeurs inséparables. Antoine et Consuelo, le comte et la comtesse de Saint-Exupéry, mariés en avril 1931, séparés en 1938, mais non divorcés, ont voulu une vie où demeurait du mystère, une relation aux flambées renaissantes, un nomadisme qui oblige à ne jamais faire souche. Pour parler comme Saint-Ex, qui porta tant de lettres dans les flancs de ses avions, ils mirent du vent dans l’existence, du souffle et du souffre dans leurs échanges épistolaires. Ces derniers ont le parfum du chaos et des recollages, des tromperies (sexe compris) et des aveux de fidélité éternelle. C’est un peu comme si Tristan et Yseult repeignaient L’Amour fou de Breton, tantôt aux couleurs de l’Argentine et de l’Afrique, tantôt à celles du New York de 1940-1943. C’est la période la plus curieuse et la plus intéressante du volume qui nous est offert, richement annoté et lesté de documents, photographies et dessins dont il eût été regrettable de nous frustrer. Car le couple pratique sous toutes ses formes l’image mordante. Peintre et sculpteur, Consuelo fréquente la mouvance surréaliste, en exil, les Breton, Duchamp… Saint-Ex en conçoit de justes agacements, met en garde sa « rose » contre le n’importe quoi érigé en sublime, dénonce le flicage d’André, qui fouine dans les affaires privées de celle dont il s’est amouraché. Nul n’ignore, par ailleurs, l’attitude lamentable de Breton dans l’affaire de Pilote de guerre, le chef-d’œuvre de Saint-Exupéry, et la réponse de l’aviateur au patriotisme flottant du chantre des convulsions imaginaires. Retourné à Alger en avril 1943, notre albatros décida contre tous, contre l’âge et les bosses, de repartir se battre : «  Il faut simplement que je paie. » On connaît l’addition. SG /// Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry, Correspondance 1930-1944, édition établie et présentée par Alban Cerisier, avant-propos de Martine Martinez Fructuoso et Olivier d’Agay, Gallimard, 25€.

Ô la merveille ! Pour sortir définitivement de la guerre de 39-45, comme d’un long hiver dirait cette Proserpine de Colette, la reine du Palais-Royal et Raoul Dufy, qui avait traversé l’Occupation sans déchoir de son statut de gloire nationale, co-signèrent Pour un herbier, renouvelant ensemble le genre si français des fleurs de rhétorique et des jardins poétiques. Ils avaient eu la vingtaine dans les années 1890, croyaient au mariage des mots et des formes, y mettait chacun la légère incandescence, la tendre sensualité de leur style. Le résultat, réservé en 1951 à une poignée de bibliophiles, devrait, on l’espère, étendre le champ de ses lecteurs aux amants et amantes de Flore. Le fac-similé de Citadelles § Mazenod pousse le soin de la résurrection jusqu’au choix d’un papier profond, bien fait pour la prose subtile de Colette et les effets graphiques et chromatiques de Dufy. Sous l’invocation de Redouté et de Vigée Le Brun, cités à propos de l’anémone dont un joli petit hérisson d’étamines bleues pique le centre, les deux artistes peignent de concert. Faisons confiance à Colette, que la nature met en émoi et plus encore, pour dialoguer aussi avec ceux qui ont, avant elle, ronsardisé sur la rose, si chère sous la botte, le lys, indétachable de Mallarmé, ou la tulipe, occasion de réciter le poème doucement religieux de Gautier, offert, comme tout don, au Balzac d’Illusions perdues. Parfois, les hommages de la grande dame sont plus cryptés. Comment oublier Manet lors de la brusque agonie de la pivoine ? L’ami Cocteau et sa longue addiction aux fumées orientales ? « Les toxicomanes avides ne peuvent lier leur esprit à l’opium que sous sa forme de secours irremplaçable. » Au public de 1951, les éditions Mermod, à Lausanne, parlaient ainsi tous les langages. SG /// Colette, Pour un herbier, aquarelles de Raoul Dufy, Citadelles & Mazenod, 65€.

Pour incarner à l’écran le Morel des Racines du ciel, le défenseur des éléphants que lui chassait, John Huston rêva de ressusciter Saint-Ex ; Zanuck, le producteur mégalomane de la Fox, se serait contenté de Romain Gary… Autant dire que le Français, l’ancien pilote de la France libre, s’était déjà confortablement installé dans la mythologie qui reste la sienne et que l’excellent livre de Kerwin Spire, un récit qui tend au roman, étoffe de nouvelles données, à la faveur d’un beau travail d’archives. Outre ce qui touche au film assez moyen de Huston, malgré la prestation d’Errol Flynn, nous sommes désormais mieux renseignés quant aux années californiennes de Gary, devenu Consul général de France : elles débutent en 1956, au milieu des événements sanglants d’Algérie et de Hongrie, s’achèvent en 1960, quand Gary quitte le Quai d’Orsay et refait sa vie, écrivain fêté, en compagnie de Jean Seberg, de vingt ans sa cadette, une fille aux yeux bleus, comme les siens, mais aux origines différentes. Il aura fallu que Roman Kacew, Juif d’Europe centrale, gaulliste en diable, tombe fou amoureux d’une fille de l’Iowa des open fields, qu’Otto Preminger découvrit et que Godard consacra. Avant cette fin momentanément heureuse, on suit le consul, envoyé à Los Angeles, dans l’existence intrépide qu’il a décidé de mener au pays de tous les fantasmes. Mari à distance, vrai Don Juan, il ne séduit pas que le beau sexe. Son numéro de charme s’exerce plus largement sur la communauté américaine, hostile à la politique française en Algérie ou en Égypte. Très chatouilleux du côté du patriotisme, Gary défend, comme son ami Camus, l’option de la cohabitation ethnique, craint la mainmise des Russes sur le FLN, est horrifié par Les Sentiers de la gloire de Kubrick, charge anti-française, et, bien sûr, se félicite du retour de De Gaulle au pouvoir. Comme si cela ne suffisait pas à remplir un agenda de haut fonctionnaire, il écrit livre sur livre. L’un d’entre eux se verra couronner du Prix Goncourt en 1956, une histoire d’éléphants menacés, une allégorie du monde moderne en pleine brousse, sous l’oeil de Dieu, cet absolu pour qui Hollywood n’avait pas de star idoine. SG /// Kerwin Spire, Monsieur Romain Gary, Gallimard, 20€.

On ne se méfie jamais des femmes qui vous disent mourir d’elles-mêmes. On se dit, c’est une pose, du chantage affectif… Et pourtant Anna de Noailles mourut en 1933, à 57 ans, d’un de ces mystères qui laissèrent cois ses médecins. Il est vrai que la morphine était en vente libre et que la poétesse du Coeur innombrable fatigua le sien en forçant de plus en plus… Le malheur n’aidait pas. Depuis le début des années 1920, sous le choc de ses chers disparus,  – sa mère Rachel, les indispensables Maurice Barrès et Marcel Proust avant sa sœur adorée, Hélène de Caraman-Chimay -, la poétesse, mi-Bibesco, mi-crétoise, s’était condamnée à la chambre, aux rares visiteurs, aux plus rares sorties et donc, entre deux remontants, aux souvenirs. Un éditeur l’a compris qui lui demande de les coucher sur le papier. Des articles des Annales, à partir de février 1931, naîtra le très beau Livre de ma vie, qu’il faut entendre doublement : avant d’en devenir un, ma vie ne fut que livres. Quand on a un grand-père qui traduit Dante en grec, et un grand-oncle qui ne jure que par le Gautier des sonnets les plus dessinés, l’éducation littéraire vous prépare à écrire dans l’idiome de votre choix. Racine, Hugo, Musset, Baudelaire et Verlaine la firent complètement française et même parisienne, affirmation identitaire par laquelle elle ouvre ses Mémoires. La dernière phrase en est empruntée à l’ami Marcel, citant les Grecs, toujours eux : « Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage. » Le sien n’eut rien d’une traversée solitaire, enlisée dans le dolorisme fin-de-siècle et les désirs inassouvis. Les meilleurs, Proust, Cocteau et Colette, la tenait pour une des leurs. Une vraie plume, à encre noire. La petite princesse aux langueurs orientales, aux yeux chargés « d’azur, de rêve et de mélancolie », avait assurément du coffre. SG /// Anna de Noailles, Le Livre de ma vie, Bartillat, Omnia Poche, 12€.

La peinture, disait Picasso à la télévision belge en octobre 1966, est faite des « intentions du moment ». Deux siècles plus tôt, Diderot théorisait « l’instant prégnant », autour duquel doit se nouer le drame traduit en peinture. Les courts et vifs récits de Marianne Jaeglé, qu’elle greffe sur la biographie officielle des plus grands sans la trahir, balancent entre ces deux définitions du temps, l’éclair et la durée, et se délectent du plaisir, parfois amer, de se frotter à Homère, Léonard, Caravage, Primo Levi, Malaparte et bien d’autres. Je me réjouis qu’elle ait associé Gautier et la première de Giselle à son tableau des fulgurances de la vie. Carlotta Grisi, devenue étoile sous l’œil amoureux de son librettiste, est bien croquée dans un éternel pas de deux, une touche d’innocence, une touche d’arrivisme. A dire vrai, l’espace qui sépare le déclic du passé où il prend sens est loin de résister à Marianne Jaeglé, qui croit à la force souterraine des blessures, puissance occulte, heureuse ou cruelle. Chaplin, exilé à Vevey, porte la moustache de Charlot comme une croix, Romain Gary découvre dans la Bulgarie de l’après-guerre le dénuement de son enfance, Lee Miller, photographiée dans la baignoire d’Hitler, revoit son père l’abuser, Colette venge le sien, cet officier incapable de raconter sa guerre de 1870 et ses années Mac Mahon, faute de triompher de la page blanche. Il avait vécu tant de minutes intenses. Mais comment les égaler par les mots sans faire pâlir le réel ? A défaut de ce secret-là, il légua celui de son échec à sa fille, comme un pari sur le temps. SG /// Marianne Jaeglé, Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires, L’Arpenteur, 19€.

D’elle, on aura tout dit, et bien avant que le Met de New York ne titre en 2017 l’exposition qui lui fut consacrée : Jacqueline de Ribes, the Art of Style. De l’apparence, du maintien, bref du look, elle a fait un art. New York, dont elle parle l’idiome, et qu’elle para du chic parisien, saluait en grandes pompes son ambassadrice essentielle, et comme sa citoyenne d’honneur. Les fous de Cézanne le sont bien d’Aix. Le grand Truman Capote, qu’elle devait dominer de près de 20 centimètres, l’avait classée parmi ses cygnes préférés en 1959. Jacqueline, trente ans alors, née Beaumont et épouse d’Edouard de Ribes depuis une dizaine d’années, développait un cou à faire soupirer les messieurs, Warhol et Avedon compris. Pour Visconti, parmi tant d’autres, cette particularité physique, additionnée aux jambes interminables et au nez français, long et droit, la prédestinait à devenir, au cinéma, Oriane de Guermantes, dont elle n’est pourtant pas le portrait craché, à lire Proust. Mais la classe gomme toutes les dissemblances superficielles, la classe et le lignage.  En l’interrogeant lors de dîners frugaux par exigence de ligne, justement, Dominique Bona a vite réalisé qu’il ne faudrait pas lésiner sur les quartiers de noblesse. La biographe inspirée de Romain Gary, Berthe Morisot, Colette et des sœurs Lerolle, eut fort à faire avec son nouveau sujet. Il en est né un livre ample, tourbillonnant, aux révélations de toute nature. Le gratin a ses secrets. Certains blessent, saignent encore, évidemment. La jolie Paule de Beaumont, que Drieu ne flatte guère dans son Journal, ne semble pas avoir été une mère très aimante pour la petite Jacqueline. C’est qu’elle aimait ailleurs et venait d’un monde où les enfants existent peu. Jacqueline, en négligeant moins les siens, ne s’est pas enfermée dans la domesticité exemplaire des familles vieille France. On sent Dominique Bona s’éprendre de cette reine des fêtes Beistegui, puis de la fashion internationale ou de la politique hexagonale, voire muséale, cette folle de danse, cette transe, et de ballets, éternellement déchirée entre la fidélité au blason et l’anarchie de mœurs de la jet set. D’elle, vous pensiez tout savoir. Dominique Bona devrait en détromper plus d’un. SG/// Dominique Bona, de l’Académie française, Divine Jacqueline, Gallimard, 24€. Souhaitons que la deuxième édition de ce livre si riche comporte un index.

Der Tod

Nous devions nous revoir en mars prochain et reparler du Dictionnaire Drieu, plus hussard qu’universitaire, que j’ai entrepris avec deux amis très chers, et dont il avait accueilli l’idée avec ce mélange d’excitation et de retenue vieille France qui était sa manière d’adhérer aux rares respirations d’un présent de plus en plus étouffant. Mais Pierre-Guillaume de Roux ne viendra pas au rendez-vous, la mort nous l’a enlevé à un âge où il avait tant encore de désirs à réaliser, de livres à faire, de gants à relever. L’édition littéraire, ce qu’il en reste, n’est plus la même depuis l’annonce de sa brutale disparition. Y aura-t-il encore une place pour les déviants de la pensée unique, les amoureux de notre langue non inclusive, les réfractaires du nouvel ordre moral, celui qui ne voit plus le Mal en lui, à force d’en accabler vertueusement ses ennemis ? Je distingue un signe terrible, fût-il involontaire, dans le dernier envoi de Pierre-Guillaume, cette volumineuse et savoureuse correspondance qu’échangèrent, un demi-siècle durant, Ernst Jünger et Carl Schmitt. Car ce flot de lettres, où la littérature française semble si souvent fournir ce qui les fit vivre et dialoguer, nous parle autant de fidélité, à soi, aux élus, que d’inéluctable séparation. À dire vrai, dans leur cas, la rupture ne tarda pas à entrer en scène. Le héros de la guerre de 14, l’auteur génial des Orages d’acier et le brillant juriste, très marqué par la pensée française de l’absolutisme éclairé et la restauration du droit naturel, partagent assez vite la même détestation des leurres de la démocratie moderne, imposture oligarchique masquée, et des progrès de la tyrannie technocratique de l’État. La révolution conservatrice des années 1920 avait trouvé deux de ses ténors, mais Jünger s’en tint au refus du libéralisme piégé, quand Schmitt s’éprit du nazisme et y trouva quelque temps l’espace de son ambition théorique et l’espoir d’une Allemagne affranchie de l’ordre bourgeois et d’un capitalisme qu’il jugeait aussi cupide que destructeur. Ces deux catholiques, nourris de la Bible et de Dante, ne placeront pas au même endroit leur engagement moral et politique après 1933. Hitler et son cercle, pas tous, auraient tant aimé voir Jünger se rallier. Quoique intouchable en raison de ses états de service uniques en 14-18, et déjà auréolé d’une réputation d’écrivain national, l’inflexible officier sut dire non à toutes les avances des nationaux-socialistes. Le racisme biologique lui fait horreur, le dressage des âmes aussi. Quant à l’anti-judaïsme de Schmitt, il se durcira à l’épreuve, bien que les ultras l’aient toujours suspecté de modérantisme en sapant sa carrière officielle. Pour des raisons différentes, mais convergentes, les deux amis seront surveillés, ce qui les oblige à purger leur correspondance d’allusions trop personnelles ou critiques au Reich. Elles sont avantageusement remplacées par d’étonnantes considérations sur leurs lectures et la peinture, ancienne et moderne, qu’ils commentent avec une rare précision. Léon Bloy, que Jünger estime très supérieur à Maurice Barrès, leur est une passion commune. Certes, ils ne lisent pas de manière identique Le Salut par les Juifs, le brûlot anti-Drumont du Français, dont l’iconoclasme social les fascine. Les romans de Melville, idolâtrés, comblent en eux l’aspiration à la vie totale et à une littérature qui saisit l’homme et la nature dans leur interdépendance fondamentale. Comme la langue française n’a aucun secret pour eux, ils s’intéressent autant aux problèmes de traduction (Rivarol, Baudelaire) qu’à la poésie la plus fantasque (Verlaine) ou opaque (Mallarmé). Et Jünger, posté à Paris sous l’Occupation, assumera un rôle de relais efficace auprès de maints représentants des lettres françaises, Cocteau, Morand, Jouhandeau, Léautaud… Dès avant la guerre, Malraux, Céline, Gide et Bernanos leurs sont familiers.

Ernst Jünger et Carl Schmitt, 1941

Mais le contexte très ouvert et fluctuant des années sombres fait se multiplier les rencontres entre Allemands et Français. Ainsi Schmitt sympathise-t-il avec Drieu, que Jünger croise plus souvent au théâtre comme dans l’entourage de Karl Epting ou de Gerhard Heller. Le fameux « voyage » a déplacé les lignes. Le 2 novembre 1941, après s’être rendu à « Paname » sur l’invitation de Jünger et avoir visité ensemble Port-Royal dans le souvenir de Pascal, Schmitt lui écrit : « Il y a quelques jours, j’ai retrouvé à Berlin quelques-uns des Français qui étaient à l’Institut allemand dimanche soir, après notre expédition : Drieu la Rochelle, en outre Brasillach, (Abel) Bonnard, etc. Jeudi dernier, Drieu la Rochelle est resté quelques heures chez moi, tout seul ; il a montré un grand interêt pour les tableaux de Gilles qu’il a regardés avant sa visite à l’atelier du Pr Arno Breker. » On apprend que ce Gilles-là, surprenante homonymie, n’est autre que  Werner Gilles (1894-1961), « peintre dégénéré » au dire des nazis, mais que Schmitt a protégé tout au long de la guerre. Ailleurs les deux épistoliers s’entretiennent de Jérôme Bosch, d’Henry de Groux ou d’Alfred Kubin. Jünger a truffé ses Journaux de guerre de choses vues concernant Picasso, Bonnard ou Marie Laurencin. Mais Schmitt, côté pictural, est capable de remarques aussi saisissantes. Depuis Padoue, en 1935, le jour de Pâques, il expédie une carte postale reproduisant Le Jugement dernier de Giotto, fresque centrale de la chapelle Scrovegni dont le père, souligne Schmitt, figure dans L’Enfer de Dante comme usurier. Commentaire : « La chapelle privée d’un usurier, berceau de la peinture moderne : ça colle. » Admirable prémonition du bel aujourd’hui… Plus tard, alors que la défaite du Reich confronte à ses années fascistes le théoricien de l’autoritas (non totalitaire) et du sol sacré, le ressentiment et l’amertume, la jalousie même envers un Jünger de plus en plus internationalement célébré, s’installent, sans pourtant mettre fin à leur conversation des hauteurs. Juillet 1952, une autre carte postale de Schmitt, représentant (ô choix !) La chute des anges rebelles tirée des Très riches heures du duc de Berry, pratique encore le court-circuit fulgurant : « Cher Monsieur Jünger, y aurait-il, dans la couleur, une identité et continuité du concret et de l’abstrait ? Je me suis rappelé, à la vue de l’image au verso et de ses couleurs bleues, le portrait de Mallarmé (peint par Manet) que vous m’avez envoyé de Paris il y a 14 ans (1938). La couleur s’attache-t-elle donc de manière purement fortuite à l’objet et au thème ? Sinon, qu’est-ce que le veston bleu de Mallarmé a à voir avec cette chute des anges depuis l’azur ? ». On ne se refait pas. Stéphane Guégan

Ernst Jünger / Carl Schmitt, Correspondance 1930-1983, préface de Julien Hervier, traduit de l’allemand par François Poncet, Éditions Pierre-Guillaume de Roux / Éditions Krisis, 39€. Quant aux relations des deux hommes durant le second conflit mondial, voir les indispensables Journaux de guerre (II. 1939-1948) de Jünger, édition établie par Julien Hervier avec la collaboration de Pascal Mercier et François Poncet, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2008.

Les Éditions Pierre-Guillaume de Roux dans Moderne :

https://moderne.video.blog/2012/10/21/litterature-la-vraie/

https://moderne.video.blog/2012/12/11/blast/

Au sujet de l’extraordinaire Apocalypse de D. H. Lawrence, publié en 2019, voir ma recension dans La Revue des deux mondes de décembre 2019/janvier 2020 (https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2019/11/1912-24-critiques.pdf)

Au sujet du Paul Morand de Pauline Dreyfus (Gallimard, 2020), voir ma recension dans la Revue des deux mondes de mars 2021.

À paraître en avril prochain : Robert Kopp et Peter Schnyder (dir.), Un monde de lettres. Les auteurs de la première NRF au miroir de leurs correspondances, Les Entretiens de la Fondation des Treilles / Gallimard (j’y signe le chapitre sur les lettres de guerre (14-18) de Drieu).

COLD WAR ?

De la fascination que Drieu exerça sur François Mauriac (1885-1969), son aîné de presque dix ans, les preuves abondent, diverses, passionnées et donc contradictoires. Cet attrait multiple, qui ne fut pas sans retour, résista à tout ce qui les séparait, socialement, politiquement et sexuellement. Est-ce le mystère d’un tel miracle, pour parler comme nos deux catholiques, qui gêne celles et ceux que ce rapprochement a occupés ou préoccupés (1) ? Commençons par les faits, si chers à Drieu : Mauriac a  beaucoup écrit sur son cadet, sur lui, pour lui et contre lui. En comparaison, les héritiers putatifs du feu follet des lettres françaises, nos Hussards, ont préféré la concision extrême, se contentant le plus souvent d’un salut amical au-dessus de la mort héroïque, propre, du grand frère disparu. Le silence des orphelins possède sa beauté, ils n’en sortent qu’avec pudeur. Ainsi le Nimier de 1949, résumant ce que fut la littérature de l’entre-deux-guerres, déclasse-t-il sans hésiter le surréalisme, rival institué du sartrisme, au profit du « romantisme des années 1930 ». A sa tête, il place « l’accent fiévreux » de Drieu et lui associe Céline et Bernanos, mais aussi Malraux, mais encore Mauriac, ne l’oublions pas… Chez Nimier, l’écrivain peut faiblir, faillir, le lecteur ne se trompe jamais. Mauriac, pareillement, a lu et très bien lu Drieu, dès le début des années 1920, alors que le jeune écrivain fréquente le milieu Dada, la faune du Bœuf sur le toit et la NRF. Son cadet lui apparaît dans l’éclat rimbaldien des poètes que la guerre de 14 a brisés et révélés du même élan. Le nietzschéisme d’Interrogation (1917) et d’Etat-civil (1921) aurait pu l’en détourner, il ne suffit pas à désarmer Mauriac, quoique de longue date hostile à l’exaltation de la violence et de la force salvatrices. Au contraire, la folle jeunesse de l’après-guerre, ces survivants en surchauffe, suscite autant sa compassion, sa curiosité qu’elle le tente, et active les désirs d’une homosexualité qui n’ose se vivre, se dire, et que Drieu a tôt devinée. Nous mesurons mieux aujourd’hui le vif intérêt que Mauriac et son ami Jacques-Emile Blanche portent alors à Jacques Rigaut, dadaïste sans œuvre et bisexuel suicidaire, que Drieu a sauvé de la mort fin 1920, avant de multiplier les tombeaux littéraires et les chants funéraires, La Valise vide préfigurant la fin tragique de son modèle, Le Feu follet la consacrant et la désacralisant tout à la fois (2). Mauriac, plutôt révolté par la nouvelle de 1923, fut de ceux, rares si l’on en juge par le mutisme de la NRF, que secoua le roman de 1931 : Le Feu follet a confirmé Drieu, sa vigueur neuve, ironique, comme son «rôle de témoin», note lucidement Mauriac dans Les Nouvelles littéraires d’août 1932. Avant qu’il ne soutienne ainsi ce « portrait magistral d’un des enfants perdus que nous n’avons pas été dignes de sauver », l’auteur de Thérèse Desqueyroux a plébiscité le Blèche de Drieu (1928), roman analogue aux siens en ce qu’ils creusent l’écart entre « la sexualité des personnages et leur religion ». Mauriac tenta de faire obtenir un prix littéraire à cette satire de l’imposture bourgeoise et des sacrifices trompés, récompense qui eût consacré sa proximité avec Drieu à la veille des grandes turbulences.

L’affaire éthiopienne et la guerre d’Espagne, en 1935-36, sont facteurs de clivage. De Mauriac avec lui-même : celui qui avait milité avec Le Sillon, à vingt ans, s’est rapproché de l’antiparlementarisme de droite au temps de l’affaire Stavisky et des remous du 6 février 1934. De Mauriac avec Drieu, qui cherche du côté du néo-socialisme à poigne : l’éloignement s’aggrave après juin 1940, et le choix de la collaboration où s’engage Drieu selon des modalités et une attitude qu’on aime à simplifier ou à caricaturer. Mauriac, qui fut longtemps barrésien, n’afficha guère de sympathie pour le Front Populaire, se rangea parmi les Munichois avant de se déclarer un temps maréchaliste, avait beaucoup aimé Gilles. La lettre qu’il adresse à Drieu en janvier 1940 n’hésite pas à parler d’un livre « essentiel, vraiment chargé d’un terrible poids de souffrance et d’erreur ». C’est aussi par son érotisme cru, roboratif, œcuménique, que Gilles est « grand », « beau », générationnel. Le point d’achoppement, ce sera donc ce socialisme fasciste où Drieu, greffier des couleurs instables d’une époque mouvante, joue sa vie après juin 40, non sans comprendre très vite que le cours des choses trahira ses espoirs de révolution européenne. La critique actuelle reproche à Drieu d’avoir agi et parlé en guerrier lors des polémiques de l’Occupation, oubliant que ses adversaires en faisaient autant et que le niveau de tolérance, d’une zone à l’autre, était assez élevé. On sait que Drieu n’épargne pas  Mauriac dans La Gerbe du 10 juillet 1941, alors qu’a débuté l’invasion allemande de la Russie, il l’accuse de faire, comme en 1936 par anti-franquisme, le jeu des communistes, sous couvert d’indiquer aux catholiques le bon chemin. En usant du double entendre, Mauriac venait de donner un article en ce sens à L’Hebdomadaire du Temps nouveau, revue d’inspiration chrétienne et crypto-gaulliste qui succédait à Temps présent : « Vous avez rompu le silence, écrit-il à Mauriac, le 15 juillet 1941, je ne puis le garder. » Par courrier privé, Mauriac fit savoir à Drieu ce qu’il pensait de cette attaque qu’il jugeait inique, il n’estima pas toutefois utile de se brouiller avec le polémiste endiablé, contrairement à ce que certains historiens laissent entendre afin d’incriminer chaque parole prononcée par Drieu sous la botte. En février précédent, Mauriac avait dîné chez son ami Ramon Fernandez, en compagnie de l’auteur de Gilles, et noté leur commune peur des représailles « en cas de défaite ». Les menaces d’assassinat sont pourtant loin d’avoir abattu les deux hommes de la NRF… Tout en regrettant la ligne que Drieu avait donnée à la revue depuis décembre 1940, Mauriac n’a pas condamné la relance de la prestigieuse vitrine du génie français, opérée sous l’œil de l’occupant. N’envisagea-t-il pas, quelque temps encore, de contribuer à la revue de Gallimard, pourvu que son directeur en transformât la teneur, la mît au-dessus ou en dehors de la politique ? Ce qui le refroidit, en revanche, ce fut la recension que Drieu y signa de La Pharisienne en septembre 1941, terrible par ses réserves quant à l’écrivain cette fois, et cruel quant à la noirceur jugulée de ce roman trop plein de son narrateur et trop sage au regard de ceux de Dostoïevski, leur commune admiration. Plus dures sont les conclusions de Notes pour comprendre le siècle (Gallimard, 1941) dont les astres en matière d’écriture catholique sont Rimbaud, Huysmans, Léon Bloy, Péguy, Claudel et Bernanos… Au printemps 1942, alors que Paulhan entendait prendre le contrôle de la NRF par un effet de billard à trois bandes, il crut possible de faire entrer Mauriac dans un nouveau comité de rédaction. Mais Drieu refusa net et laissa dériver encore le vaisseau amiral jusqu’au début 1943. Les ponts étaient alors coupés avec l’auteur du Cahier noir (3), ils se reverront pourtant aux funérailles parisiennes de Ramon Fernandez, le 5 août 1944, moins d’une semaine avant que Drieu ne tente de mettre fin à ses jours. Se parlèrent-ils ? C’est plus surement la mort de Drieu, le 15 mars 1945, qui pousse le dialogue à renaître. Mauriac, le 20, dans Le Figaro, se garde bien de hurler avec les loups de L’Humanité et de Front national. S’il juge durement les choix politiques de Drieu, il dit « l’amère pitié » que lui inspire la fin de « bête traquée » du combattant de 14, « ce garçon français qui s’est durant quatre ans battu pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardannelles ». Mauriac n’en avait pas fini avec « Drieu, le beau, le prestigieux Drieu des années mortes (4). » Stéphane Guégan

(1) L’excellent Dictionnaire François Mauriac (sous la direction de Caroline Casseville et Jean Touzot, Honoré Champion Editeur, 2019, 150€) consacre l’une de ses notices les plus fournies à Drieu la Rochelle. Claude Lesbats y fait son miel des similarités de départ : milieu bourgeois, père disparu ou nié, collèges marianistes (erreur : mariste, dans le cas de Drieu), expérience écrasante de la guerre de 14… Il pointe les convergences des années folles, mais sacrifie banalement à la vulgate sartrienne (la haine de soi) ou à la thèse de l’homosexualité refoulée, cause supposée chez Drieu de son donjuanisme et de sa conversion au fascisme (lequel se voit presque réduit au culte de la force virile). Julien Hervier  (Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours, Gallimard, 2018) a déconstruit le mythe de l’inversion rentrée et donc sa valeur heuristique. Il eût plutôt fallu souligner la séduction physique que Drieu exerçait, sciemment parfois, sur les hommes de son entourage, autant que son libéralisme en matière de libido. Quant à son évolution politique et son attitude réelle sous l’Occupation, notamment l’aide qu’il apporta à Paulhan ou Colette Jéramec (sa première épouse, Juive de très bonne famille, qu’il sauva en avril 1943 de Drancy, et qui tenta de l’arracher en 1944-1945 aux Fouquier-Tinville de l’heure), il fait mentir les généralités du genre : « Chez Drieu la vision politique conditionne l’éthique individuelle, chez Mauriac la morale individuelle, fondée sur la foi, engendre l’engagement politique. » On ne saurait ignorer, par ailleurs, l’ancrage des choix de Drieu, en septembre 1940, dans les aspirations néo-socialistes, anti-capitalistes, anti-modernes, qu’il embrasse au cours de l’entre-deux-guerres (comme l’écrivait Pierre Andreu en 1958, « Drieu croyait à quelque chose »). La notice de Claude Lesbats minimise l’enthousiasme de Mauriac pour BlècheLe Feu follet et Gilles, glose trop peu les articles que Mauriac a rédigés sur Drieu et, plus encore, ceux de Drieu sur Mauriac. Par exemple, sa magnifique contribution à La Revue du siècle, en juillet-août 1933 (« Signification sociale »), attribue à l’auteur du Désert de l’amour le terrible bilan de santé d’une bourgeoisie provinciale aux désirs aigres et nauséeux, au catholicisme rance. Il nous manque aussi, au-delà des travaux de Jean-Baptiste Bruneau, une évaluation complète des hommages réconciliateurs que Mauriac a rendus à Drieu après 1945. De manière dispersée, mais cohérente (notices Brasillach, Chardonne, Paulhan, né en 1884, et non 1886), le Dictionnaire Mauriac rappelle comment ce dernier, après avoir fait partie du Comité national des écrivains téléguidé par les communistes, s’en fit le pourfendeur véhément et irrésistible. Les notices consacrées à l’Occupation et à Temps présent ne condensent pas la richesse des recherches de Jean Touzot sur le Mauriac d’alors. Ces réserves faites, cet ouvrage de 1200 pages force l’admiration à bien des égards /// (2) Voir Jean-Luc Bitton, Jacques Rigaut. Le suicidé magnifique, Gallimard, 2019, et ma recension dans La Revue des deux mondes, « Tu éjaculais le néant », février 2020 /// Au sujet du Cahier noir, voir mon blog du 27 novembre 2016 /// Pour citer Claude Mauriac et l’une des superbes pages du Temps immobile.

Verbatim (de saison)

« Drieu est celui qui, dans une épidémie, est frappée plus complètement, plus définitivement que les autres – celui qu’il ne faut pas quitter d’une semelle si l’on veut comprendre. » (Ramon Fernandez, « Plainte contre inconnu par Pierre Drieu la Rochelle », N. R. F., janvier 1925)

« Je dis homme de droite en parlant de Drieu. Je sais que l’expression n’est pas exacte. Drieu était plutôt au centre, non pas au centre politique, mais au centre nerveux, au centre magnétique des attractions et des tentations d’une génération. Il ressentait très fort tous les courants, tous les passages de force d’une époque. » (François Mauriac, « Présence de Drieu la Rochelle », Défense de l’Occident, février-mars 1958)

Le mélodrame dans Cold War de Pawel Pawlikowski / Valentine Guégan

Cold War, réalisé en 2018 par Pawel Pawlikowski, confirme les liens de proximité et de distance que le cinéaste entretient avec le mélodrame. Dès la première scène, lorsqu’on voit un groupe de paysans polonais jouer un air traditionnel au beau milieu de la campagne enneigée, s’amorce l’ambiguïté esthétique qui fait la richesse de l’œuvre : un contexte proprement mélodramatique, musical, populaire; des personnages qui nous prennent à partie en nous regardant droit dans les yeux; une pure chorégraphie musicale (la caméra panote successivement sur chacun des musiciens à mesure qu’ils se relaient dans le chant) sans lien avec la diégèse; mais aussi, en contre-point, la sobriété d’une esthétique du « tableau » méticuleusement composé, une recherche de réalisme acerbe qui rappelle la carrière de documentariste de Pawlikowski. Ultime « anomalie » dans cette scène introductive potentiellement annonciatrice d’un mélodrame, le réalisateur ne la clôt pas sur les musiciens qui, leur numéro fini, s’effaceraient pour laisser place à la fiction; il révèle par un dernier panoramique un enfant au visage marquant la perplexité et l’incompréhension, qui contemple la scène. Extérieure à l’action, cette figure d’incompréhension annonce la non-identification des protagonistes à la « chorégraphie » de l’histoire. Cold War raconte en effet une histoire d’amour impossible entre deux musiciens, Wiktor et Zula, ballotés entre les deux « blocs » est/ouest au temps de la guerre froide. Nouveaux Roméo et Juliette, les personnages tentent de s’aimer des deux côtés d’un monde irréconciliable et leur malheur provient justement de ce qu’aucun lieu ne semble épargné par la bipartition, aucun espace n’est suffisamment neutre pour accueillir le désintéressement amoureux. Ce « manque d’espace » est au cœur du projet esthétique de Pawlikowski qui épouse, par sa mise en scène, l’idée de la passion manquée faute d’espace (ce qui devient en langage scénique: faute de cadre). Partant, le film s’apparente moins à un mélodrame qu’à son envers: il est l’histoire d’un mélodrame impossible car les ingrédients qui s’y rattachent sont dans un même temps résorbés, contenus, frustrés, les sentiments ne semblant pas trouver d’issue mélodramatique – spectaculaire et pathétique – pour s’épancher. 

Cold War se rattache à un certain nombre de topoï mélodramatiques, au premier rang desquels une conception de l’amour absolu, transcendant et assimilable, sous certains aspects, au conte de fée. Le destin semble provoquer leur rencontre, au cours d’une scène où les personnages se « reconnaissent », saisis par l’évidence du coup de foudre: Wiktor, responsable d’une école de musique dont l’objectif est de former une troupe de musiciens folkloriques en l’honneur du parti soviétique, fait passer un casting afin d’en recruter les membres. C’est alors que Zula, l’une des candidates, s’impose à lui en dehors de toute rationalité (ses talents artistiques ne la distinguent pas particulièrement). Il dit d’elle qu’elle a « quelque chose », une grâce inexplicable. L’amour qui se développera entre Wiktor et Zula, de nature transcendante, apparaîtra durant tout le film comme la seule chose échappant au rationalisme (dans un monde où tout geste a une portée politique) mais aussi comme le domaine du « non-lieu » par excellence, résistant au temps et à l’absence (les personnages passent plus de temps séparés qu’ensemble). Cet amour absolu est aussi un amour « u-topique » au sens où aucun lieu ne semble être à même de l’accueillir.  

Car le drame du film réside dans l’incapacité des personnages à choisir un lieu et à s’y ancrer. D’un côté ou de l’autre, le sacrifice semble trop lourd à porter. A l’Est, au sein de la troupe de musique, Viktor ne supporte pas la pression des autorités qui voudraient faire des spectacles une célébration de Staline, mais lorsqu’il s’installe à Paris et que Zula vient le voir, le déracinement et la stigmatisation qu’elle ressent en tant qu’étrangère rendent à Zula la vie infernale. L’espace est bien ce qui constitue, pour reprendre la formule de Jean-Loup Bourget (Le Mélodrame hollywoodien, 1985),  « l’obstacle au bonheur » des personnages. Plus qu’un affrontement, la guerre froide est montrée comme étant un phénomène de politisation et de stigmatisation de l’espace, celui-ci étant sujet à une dichotomie que le film ne laisse pas de signaler. Ainsi les séquences à Paris font apparaître une ville d’émancipation, de licence, de désinvolture tandis que les séquences de spectacles à l’Est qualifient un espace de contrainte, de censure et de réglementation. Paris est montré dans tous les clichés qui lui sont attachés: des amoureux s’embrassant sur les bords de Seine, des cafés, des clubs de jazz où les corps se déchaînent. A l’Est, au contraire, c’est la rigueur, les formes rectilignes, la synchronisation. La musique redouble l’antithèse: à la frénésie créatrice et désordonnée du jazz s’oppose les chants populaires extrêmement ordonnés et mesurés, filmés par Pawlikowski comme une succession de tableaux à la composition figée.

Pour autant, le film ne s’en tient pas à la représentation d’un monde duel et encore moins ne prend le parti d’un côté plutôt qu’un autre. Si Paris métonymise le monde occidental et semble être un espace de liberté, les protagonistes n’y trouvent pas davantage le bonheur qu’à l’Est. Le film évacue ainsi tout manichéisme et finalement rejette la dichotomie car la tragédie de Cold War réside dans le fait que tout lieu est une entrave à la liberté et qu’il n’y a finalement pas d’espace pur. Se distanciant de la nature manichéiste du mélodrame, l’esthétique de Pawlikowski est davantage l’expression d’une quête tragique et sans fin d’absolu, une vaine tentative de sortie de la dialectique du bien et du mal, dans un monde incompatible avec de telles aspirations, où est exclue toute forme de spectaculaire, de pathos et dès lors, de mélodramatique. Pour traiter d’un drame « spatial », le réalisateur élabore une véritable problématique de l’espace dans la composition des plans et dans leur agencement, qui contrebalance sans cesse les accents mélodramatiques que l’on penserait voir s’affirmer. Les deux héros ont en effet rarement un « cadre » à eux-seuls, un espace d’isolement. Les quelques cadres qui leur sont propres sont eux-mêmes le signe d’une privation d’intimité: une scène d’amour dans les toilettes d’un train, une des scènes finales où Zula, ivre morte, s’échoue à ses côtés, une fois encore, dans des toilettes. L’espace des toilettes est l’indice marquant d’un amour réduit à la basse clandestinité et condamné à demeurer en dehors de la normalisation. Quelques autres scènes nous les montrent seuls: les séquences à Paris, une échappée dans une prairie qui a trait, pour un court instant, au lieu archétypal de la romance pastorale. Mais très vite les personnages se disputent, tout comme à Paris, ce qui laisse penser que leur amour, de nature clandestine, s’abîme dans l’intimité, car celle-ci leur révèle la nature illusoire de leur idylle. Aussi les deux héros ne bénéficient-ils pas de « favoritisme » visuel à l’écran, au sens où la caméra leur refuse l’intimité du cadre. 

Ce qui permet au film de poser la question du rapport entre individualité et collectif en Europe de l’Est où tout participe à l’effacement de l’individuation. La mise en scène porte ainsi l’accent, durant les représentations de la troupe (à mesure que celle-ci se plie aux exigences du Parti) sur l’homogénéité des corps et des visages, souriants, unidirectionnels, soumis. Zula y est peu isolée par la caméra et pourtant, le spectateur ne doute pas que son attention est toute entière portée sur Wiktor qui, de l’autre côté, dans le hors-champ du chef d’orchestre, coordonne l’ensemble. Pawlikowski, refusant la commodité d’un découpage qui isolerait Zula et Wiktor du reste et satisferait le spectateur (habitué que nous sommes au cinéma à ce que le découpage différencie le tout du monde insignifiant et les protagonistes singularisés par l’intrigue), s’impose ainsi la même épreuve que celle infligée aux héros: expérimenter la possibilité d’une histoire individuelle, singulière, au sein d’une collectivité qui tend vers l’uniformité et l’abolition de l’intime. Par ailleurs, la sobriété est également de mise dans le jeu des acteurs. L’accent n’est jamais mis sur l’extériorisation des sentiments mais au contraire, sur la contenance et la retenue dont font preuve les personnages jusqu’au bout. Les visages sont souvent impassibles, peu expressifs, mais les regards longs et pénétrants, sans que le réalisateur explicite toujours « l’objet » du regard. Dans la  scène de la petite réception qui succède à la première représentation de la troupe à Varsovie, Wiktor est adossé à un miroir mural avec une collègue, dans un grand angle qui laisse apercevoir la foule derrière eux. En réalité la foule se situe devant eux mais le miroir trompe le regard. Parmi cette foule indifférenciée, floutée à l’arrière-plan, Zula est assise à une table, sans que l’on puisse la discerner précisément. Pendant toute la longueur (assez conséquente) du plan, on ne sait pas si le regard de Wiktor est plongé dans la contemplation d’une chose en particulier ou tout à fait perdu vers l’horizon. Ce n’est qu’à la fin de la scène que la caméra révèle, en contre-champ, Zula en train de lui rendre son regard plein de désir.

Leur complicité est donc comprise rétrospectivement et « intellectuellement », comme c’est souvent le cas dans le film qui privilégie la pudeur, la discrétion et en appelle à la réflexion du spectateur au détriment de la dramatisation et de la mission première du mélodrame: émouvoir. En cela, la caméra répressive de Cold War laisse souvent le spectateur dans la frustration de ce qu’il voudrait voir. Pawlikowski s’en tient à montrer le strict nécessaire à la compréhension, éliminant tout le superflu, notamment dans son refus quasi systématique du champ/contre-champ. Il s’approprie le concept du « montage interdit » bazinien selon lequel le réalisme prend en ampleur et en valeur (au sens métaphysique du terme) sans découpage et sans montage car ainsi le mystère du réel demeure entier et l’intelligence du spectateur sollicitée pour le sonder. Ainsi, au montage qui explicite l’espace et les points de vue des personnages, le réalisateur substitue des longs plans fixes, épousant un unique point de vue, obligeant le spectateur à penser le hors-champ et parfois à douter de ce qui se joue. Le film trompe ainsi nos attentes, nos envies de romantisme justement héritées de la tradition mélodramatique. La caméra s’en tient à une frontière infranchissable ne permettant pas le raccord, laissant les personnages dans leur séparation. Ce choix du non-raccord peut se considérer comme étant la formule esthétique d’un film portant sur la séparation et la frontière. 

Le fait de réduire le découpage à son utilisation la plus restreinte renforce aussi le sentiment d’immobilité produit par le plan long et fixe, sentiment qui semble être à l’origine du désespoir des personnages. La narration rend en effet visible une contradiction: le fait que les personnages, alors même qu’ils traversent une multiplicité de lieux et de décors (le film s’étale sur la période 1949-1959), éprouvent un sentiment permanent de « sur place », sentiment de stagnation qui les suit au fil des années et en dépit de leurs évolutions spatiales. Cette contradiction dément une fois de plus une des caractéristiques du mélodrame évoquée par Françoise Zamour dans Le Mélodrame dans le cinéma contemporain (2016): la tendance à considérer « le récit comme un parcours, une traversée, plus que comme un tableau ». Cold War porte davantage sur l’immobilisme, politique comme amoureux et s’apparente bien à un film-tableau, non à une traversée. Le tragique du film réside davantage dans le statu quo que dans l’évolution des choses et la transformation psychologique des personnages. La représentation de l’espace creuse la dichotomie des lieux, des cultures, des mentalités comme un état du monde enraciné. Rien ne laisse entrevoir une possibilité de changement. La structure cyclique du film, qui s’ouvre comme il se termine (dans une petite chapelle perdue dans la campagne polonaise) ne produit pas l’effet rassurant du retour à l’ordre évoqué par Jean-Loup Bourget au sujet de certains mélodrames. Ici, c’est la noirceur de l’ironie qui triomphe quand on comprend que cette chapelle où les personnages se rendent à la fin du film pour sacraliser leur union est l’endroit où Lech Kaczamrek, le supérieur de Wiktor dans l’école de musique, fervent staliniste, a uriné dans un des premiers plans du film. La construction cyclique, loin d’apaiser le spectateur, approfondie le sentiment désespérant de l’immuabilité de l’histoire (à petite et grande échelle). 

Cette immuabilité est aussi le fait des personnages qui eux-mêmes ne sont pas des combattants, n’aspirent à aucun changement ou du moins, n’agissent pas dans ce sens. Aspirant à la liberté pour elle-même, ils ne la confondent avec aucune idéologie. D’ailleurs Zula épousera Lech, émanation de l’autoritarisme soviétique, et Wiktor lui devra sa sortie de prison à la fin du film, après qu’il a tenté de rentrer en Pologne en passant la frontière clandestinement.  Tout ce à quoi les personnages aspirent, semble-t-il, c’est de changer de côté, inlassablement, pour mieux fuir le constat qu’aucun lieu n’est accordable à leur bonheur. Sur les mots de Zula, « allons de l’autre côté », le film se referme, laissant les personnages sortir du champ pour cadrer fixement leur banc vide. Cet « autre côté », perspective d’avenir toujours renouvelée et destinée à ne jamais donner satisfaction aux personnages, est précisément ce dont nous prive la caméra, dans un ultime refus du contre-champ. Bien plutôt le réalisateur nous invite à scruter le paysage du « côté » délaissé et nous imprégner de son absurde tranquillité. Ambiguïté de fin qui rappelle celle du début et est à l’image d’un film qui se distingue du mélodrame par son pessimisme politique fondamental mais s’y rattache indubitablement par sa croyance en l’absolu de l’amour, en la création artistique et la beauté, qui demeurent une issue, si tragique soit-elle, au prosaïsme. C’est ce que ce cadre final, où il n’est plus question d’hommes mais de nature, une fois les personnages sortis, semble offrir comme espoir à la contemplation du regard. Valentine Guégan

SURSUM CORDA

Les grandes épidémies nous ramènent aux grandes peurs et aux grandes vérités. En plus des oracles dont on se passerait bien, tels journalistes prenant plaisir à critiquer systématiquement l’action de l’Etat, tel(le) écrivain(e) ou philosophe autoproclamé(e) paradant sur des thèmes inappropriés (la femme, cette éternelle enfermée ! la nature, cette providence bafouée !), nous avons vu refleurir, ces derniers jours, le goût des formules roboratives… Les mots, dans l’épreuve, se voient naturellement reconnaître une sorte de «sorcellerie évocatoire», cette vertu que Baudelaire attribuait à la langue de Gautier. Quant à l’usage de cette magie, il reste hélas des plus variable. Pour Ernst Jünger, survivant des pestes et des ravages militaires du XXe siècle, il n’était de plus parfait révélateur que le danger et le verbe. Sous l’Occupation, en poste à Paris, l’officier du IIIe Reich épingla certains cadors du nazisme au parlé haut, capables d’envoyer à la mort des milliers ou des millions d’individus, mais cramponnés, dès qu’elle était menacée, à leur « sale petite vie ». Il faut relire, avec Julien Hervier, le grand écrivain allemand, en guerre contre le fatalisme du pire, en guerre « contre la peur ». Dominique Lecourt, très hostile aussi à ce dernier vertige, a écrit ce qu’il fallait en dire, ajoutant, parmi les maux qu’il dénonçait, le journalisme d’épouvante (et qui survit, le plus souvent, autre effroi, par la grâce des subsides publics). Faudrait-il d’autres preuves que la littérature a toujours été meilleure conseillère que les échotiers et autres prophètes de malheur, onde ou papier ? Rappelons le très paulinien « Attendre et espérer » de l’Edmond Dantès de Monte-Cristo, ce pur bijouPuisque le confinement confine au carcéral nécessaire, voilà une lecture de circonstance, me souffle Frédéric Saenen. Il en est d’autres. Quitte à se tailler un viatique dans la sagesse des anciens, j’aime assez le Sursum corda dont Jeanne Proust, la maman de Marcel, l’empruntant à la messe, s’était fait une conduite. Élevons nos cœurs, oui. Nul blasphème, ici. Nul détournement du religieux vers le strict affectif, de l’universel vers le seul maternel. Née Jeanne Weil en 1851, la mère de Proust, s’éteignit en 1905 dans la religion catholique, sans avoir jamais abandonné le judaïsme (les prières mortuaires furent dites par un rabbin). 1905, c’est-à-dire à l’heure de la Loi de séparation, dont Marcel (1871-1922) avait anticipé et conspué le fanatisme inversé dans l’un de ses merveilleux articles de jeunesse. Miracle, l’un des deux carnets où Jeanne Proust aimait à recopier certains passages de ses lectures, et ainsi à confesser ses goûts, gisait parmi les trésors du regretté Bernard de Fallois. Sous ce nom, le précieux recueil paraît, savamment analysé et documenté par Luc Fraisse, brillamment préfacé par Marc Lambron, qui montre que cet « herbier de sentences » déborde sa modestie apparente. La psyché de Jeanne et de son fils était « tapissée de littérature », elle et il la tenaient pour la tutrice de leurs vies.

Le carnet est anglais de facture, mais très français de culture, il contient une cinquantaine de pages ouvertes sur les livres que Jeanne a lus et souvent relus, glanant ce qui parlait le plus à son âme, son esprit et ses convictions politiques. Ce n’en est pas le seul reflet, comme le savent déjà les lecteurs de la correspondance de Proust qu’il faudrait pléiadiser en 2022. Les lettres de Jeanne et de Marcel font référence à des auteurs éminents, absents du carnet. On pense à Balzac et plus largement aux romans du XIXe siècle dont ils raffolaient tous deux. Lorsqu’elle se trouve en conversation avec elle-même, Jeanne Proust cite davantage le théâtre de Corneille et la poésie de Hugo et Musset, comme si l’exiguïté du support appelait la concision de la parole, confirmait l’intimité de sa vocation. Classiques et romantiques ont cessé de batailler, elle les adoube avec la même ferveur, convaincue par Stendhal que chaque époque a sa modernité, sa façon de dire le présent et d’empoigner les contemporains. Fille du temps, la littérature en compose aussi l’écume, elle n’a pas à se plier au dogme du progrès ou des regrets. Délié de tout autre obligation que d’enregistrer ses enthousiasmes, notre carnet prend parfois des airs délicieusement désuets. En poésie, Jeanne ne s’aventure même pas jusqu’à Baudelaire, le dieu du jeune Marcel. Cette prudence, avouons-le, a ses revers heureux. Quel plaisir de croiser sous la belle écriture de Jeanne (le fac-similé du carnet en témoigne) un bon mot d’Emile Augier, une fusée de Labiche ou du plus obscur Ximénès Doudan, voire cette perle tirée d’une chronique théâtrale de Gautier : « Ugolin mangeait ses enfants pour leur conserver un père. » Certaines de ces pépites ont rejoint La Recherche, où elles brûlent d’un feu ambigu, flaubertien, entre rire et compassion : « Comble de l’ignorance : prendre l’édit de Nantes pour une Anglaise. » Le terrible humour de Marcel, sa vis comica, vient donc en partie de maman et d’une sociabilité où l’esprit, faculté centrale, disposait d’une palette très libérale. Les reliques du cœur, à côté des vertus du rire, occupent, on l’imagine, une grande place dans la mémoire littéraire des Proust. A la fin du XIXe siècle, le Victor Hugo des Feuilles d’automne ou le Musset de La Nuit d’octobre, comme Charlus le souligne avec attendrissement dans La Recherche, a déjà la saveur des joliesses périmées. Du reste, à ces poètes d’avant, qu’elle chérit au mépris des modes, Jeanne demande plus que les béatitudes du sentiment. Leur côté noir la requiert aussi, trait qu’elle partage avec son génie de fils. Ses préférences, à cet égard, vont aux moralistes du Grand siècle, des plus sombres, La Rochefoucauld et Pascal, aux moins raides, Molière, Saint-Simon et l’adorée Madame de Sévigné. N’oublions pas le prestige poétique et éthique accordé au stoïcisme cornélien, celui des ultimes tirades d’Horace, qui accompagneront Jeanne jusqu’à sa propre agonie. Entre vie et mort, les classiques n’ont donc jamais perdu leurs droits chez les Proust. La chose est connue, bien plus que la filiation orléaniste et républicaine qu’aura transmise Jeanne, petite-nièce d’Adolphe Crémieux, ministre de la Justice en 1848. À Marcel, en 1889, sous une autre République, elle écrivait : « En politique, je suis comme toi, mon grand, du grand parti conservateur libéral intelligent. » Le lecteur des carnets n’a donc pas à s’étonner du nombre de fois où sont cités les barons du centrisme de gauche, Thiers, Guizot, Odilon Barrot et leurs sources plus ou moins immédiates, de Montesquieu à Mirabeau. Jeanne, se décentrant à l’occasion, manifeste une dilection pour la précieuse Histoire de dix ans de Louis Blanc (il s’agit des dix premières années du règne de Louis-Philippe Ier, roi des Français, règne et régime évidemment préférés au Second Empire, spoliateur des biens Orléans). Le culte de l’ingrisme en est aussi l’expression peu commentée du côté Broglie de Jeanne. Marcel en héritera à sa façon. Si grande que soit la tentation de lire ce carnet à la lumière de La Recherche que Jeanne ne connut pas, mais où elle règne, il faut s’en garder, et ne pas le vider de son identité propre. C’est celle d’une femme de tête et de cœur, qui n’admettait qu’une noblesse, celle des gestes et des pensées du quotidien, d’une femme assez étrangère au snobisme nobiliaire qui allait tant compter pour Marcel. Chacun sa peste, sa drogue ou ses lectures. Stéphane Guégan

*Jeanne Proust, Souvenirs de lecture, édition de Luc Fraisse avec la collaboration de Laurent Angard. Préface de Marc Lambron, de l’Académie française, Editions de Fallois, 22€. Sous la même enseigne reparaît Les Plaisirs et les Jours de Marcel Proust, accompagné des illustrations de Madeleine Lemaire, et qui se révèle, relu ainsi, beaucoup plus qu’un sublime péché de jeunesse. Voir ma recension dans La Revue des deux mondes de septembre 2020 (texte en ligne).

CONJURER L’ABSENCE

Ramener le passé à la vie, lui rendre le piquant et la profondeur du présent, n’est pas échu à tous les mémorialistes. L’art si périlleux de la résurrection se complique dès qu’il se ramasse en portraits courts, incisifs, à la manière de nouvelles menées à brides abattues. « Sois bref, Sartre », clamaient les étudiants combustibles de mai 68, depuis les amphis où les idoles de l’après-guerre tentaient de survivre à la vague qui les disqualifiait. Alain Malraux et son nouveau livre citent cette fusée d’époque en exhumant, d’une plume superbement rosse, les journées dont le Général aurait pu se passer (1). Une fausse révolution accoucherait, à brève échéance, d’une révolution de palais… Le gaullisme étant redevenu une passion nationale, riche de maintes conversions, aussi tardives que spectaculaires, il est bon de rappeler qu’il n’en fut pas ainsi dans les années 1944-1970 (2). Né le mois du débarquement de Normandie, durant cette guerre qui lui enleva un père et un oncle, tombés pour faits de résistance, Alain Malraux fut adopté par le demi-frère des deux héros, un certain André… Des difficultés à s’imposer, ou seulement à exister auprès du grand fauve soulevé de tics d’angoisse, le neveu a déjà témoigné par ses beaux livres précédents, j’en ai dit ici la double valeur de témoignage et d’écriture. Sa nouvelle moisson de souvenirs paraît plus d’un an après la disparition de Florence Malraux, l’aînée des enfants d’André. On sait, par ailleurs, quelles circonstances atroces emportèrent Josette Clotis fin 1944 et, plus tard, les deux garçons qu’elle lui donna. Bernard Frank, qui ne tenait pas son stylo dans sa poche, aimait taquiner son amie Florence au sujet des cercueils qui encombraient l’histoire de la famille, comme s’ils avaient tout assombri, comme s’ils avaient décidé de tout !

Est-ce contre cette idée qu’Alain Malraux dresse sa prose lumineuse, drôle, cocasse même, attendrie parfois, mais nullement sentimentale ? Ceux qui ont le privilège de le connaître ont pu mesurer ses réserves inépuisables d’humour, de vitalité et de causticité. On ne saurait être plus étranger à la vulgate malrucienne, prompte à célébrer la mort et les grands morts qui pèseraient, seuls et souverains, sur la métaphysique et l’esthétique de l’auteur des Voix du silence… Du reste, André est loin d’être l’unique astre autour duquel tourne le présent livre, il vibre également des rencontres qu’Alain a faites dans l’entourage de sa mère, la pianiste Madeleine Malraux, et au gré de ses premières, et parfois exotiques, expériences professionnelles. Musique, cinéma, théâtre, littérature, photographie et politique sont au menu et le festin, pour parler comme Rimbaud ou le Tout-Paris d’alors, nous éloigne souvent de la France, quand il nous ne reconduit pas au cœur des années sombres. A leur sujet, l’auteur, proche aussi d’André en cela, se garde des raccourcis ou des lynchages irritants propres à notre époque. Si les figures de Maurice Schumann et de Florence Malraux bordent presque naturellement le vagabondage de sa mémoire avec une émotion non dissimulée, Alain Malraux renoue avec d’autres de ses chers disparus, souvent plus éloignés du champ magnétique des siens. Très réussies sont ses évocations de Manès Sperber, de Paul-Louis Weiller ou du jeune Jacques Chirac, plus poignantes celles de Lise Deharme (dont Georges Blin rapprochait de Baudelaire les « petits livres alertes »), de Denise Tual et de Colette de Jouvenel (ces deux-là avaient connu le père, très beau, d’Alain Malraux), plus viscontienne évidemment celle de Victoria Ocampo que Drieu hanta par-delà les divergences politiques et la noblesse de « la mort choisie » (3). Drieu dont André Malraux fut l’exécuteur testamentaire exemplaire. Au total, une famille aimantée par la vie. Stéphane Guégan

(1) Alain Malraux, Au passage des grelots. Dans le cercle des Malraux, Larousse et Baker Street Éditions, 18,95€. Au sujet d’André et Madeleine Malraux, voir « Antimémoires et mémoires hantées », Moderne, 5 avril 2013. Quant aux précédentes publications d’Alain Malraux, lire « New York sans modération », Moderne, 21 mai 2018. // (2) Sur les équivoques de « l’union sacrée » dont le Général jouit depuis peu, on lira Michel Winock, Charles de Gaulle. Un rebelle habité par l’histoire, Gallimard, 14,50€. Après les échecs de 1946 et de 1953, – à l’heure du recul de la France dans l’arbitrage international – , son « retour au pouvoir », en 1958, « défiait toutes les probabilités », écrit Winock, qui sait ce qu’il dit et combien la gauche française se comporta alors… // (3) Voir les merveilleuses Lettres d’un amour défunt 1929-1944 de Victoria Ocampo et Drieu la Rochelle que Bartillat remet en libraire, dans sa collection de poche (Omnia, 14€), en lui conservant l’impeccable avant-propos de Julien Hervier. Parmi les très vifs croquis littéraires qu’il vient de rassembler avec raison (Il nous est arrivé d’être jeunes, La Table Ronde / La Petite Vermillon, 8,10€), François Bott dédie deux pages à Drieu, deux pages aussi positives qu’indécises, comme si l’indécision ou, pire, « la haine de soi » (cher au pauvre Sartre) étaient fatalement les clés de l’homme et de l’œuvre. Reste que Bott désigne Gilles et Le Feu follet comme deux chefs-d’œuvre (si préférables, j’ajoute, à la littérature de Sartre et de la plupart des romanciers des années 1930). Je ne suis pas sûr que Le Monde des livres, dont il fut le patron quelques années, en dirait autant aujourd’hui. SG

QUE FAIRE ?

À chaque remontée de sources fiables, le mythe du surréalisme s’effrite un peu plus. On en connaît les ressorts et le récit trop indiscutés. Il était une fois quelques preux chevaliers de la poésie pure et de l’image onirique, désintéressés en tout, unis par l’idéal, vague mais prometteur, d’une subversion totale des valeurs dites bourgeoises. Patrie, famille, religion, argent, nous vous haïssons : la formule est à peine caricaturale. André Breton et les siens se greffent d’abord sur l’agitation Dada sans brusquer les parrains utiles, Paul Valéry ou Jacques Doucet. Ces jeunes gens en colère, ces vrais poètes des turbulences intimes, la guerre de 14 les a secoués, moins Breton et Eluard toutefois qu’Aragon et Drieu la Rochelle, plus exposés aux orages d’acier. Jusqu’en juillet 1925 et sa fameuse rupture, occasion d’une fanfaronnade d’Aragon, Drieu aura communié dans « la virulence destructrice » (Julien Hervier) des surréalistes, préalable à une hypothétique reconstruction. C’est le propre des nihilismes, ceux notamment des fils de famille, que d’enchaîner l’avenir du monde aux vertus purificatrices du feu rédempteur. La troisième partie de Gilles, en 1939, renverra, ironie et signe à la fois, à L’Apocalypse de Jean (1). Avant de se rapprocher du PCF et de Moscou, faute originelle dont Breton mettra près de 30 ans à se laver (1936-1966), les surréalistes «manifestent», ils sèment en chœur le désordre et multiplient les meurtres, et autres cadavres, symboliques. C’est le temps de la bohème, inquiète, inquiétante, si l’on veut, entre-deux économique et stratégique qui, on le sait, ne peut durer éternellement. Le surréalisme vient après tant d’autres sécessions provisoires, et bénéficiaires, du monde de l’art !

Mais la révolte de quelques poètes extrêmes, en dehors de tout parti, pouvait-elle accoucher d’une révolution ? Comment tirer des mots une force agissante ? La correspondance Eluard-Breton, véritable bombe à maints égards, est traversée par quelques hantises de cette sorte, et par leurs conséquences édifiantes (2). Glissons sur la préciosité postromantique des premières lettres qui s’étale avec la candeur d’une toile Marie Laurencin, peintre dont Breton était alors friand et proche. Le 7 mars 1919, il écrit ainsi à Eluard : «Vraiment je goûte fort l’accent de vos poèmes, la même note claire dans ceux-ci.» Mais vit-on de poésie et d’eau fraîches à 23-24 ans ? Puisque travailler, c’est déroger, une économie de substitution s’est vite mise en place. Plus que Breton, qui feint de mépriser ses parents sans rompre tout de même, Paul Eluard jouit des subsides familiaux. La vente des tableaux et des fétiches, mot qui désigne souvent l’art africain dont ils font commerce, occasionne aussi des rentrées non négligeables. Les manuscrits aussi, qu’un temps Breton et Aragon, avec le soutien de Drieu, ont rabattus vers Doucet… Certes, en matière de négoce surréaliste, l’argent sale, ou jugé tel, reste proscrit. Quant à la définition du vil pécule, elle varie selon les hommes et les contextes. Breton se jette ainsi sur l’opportunité des ventes Kahnweiler, suite à la saisie inique de son stock pendant la 1re Guerre mondiale, mais dénonce avec la plus extrême vigueur, en 1926, la contribution géniale de Miró et Max Ernst au Roméo et Juliette des Ballets russes.

Il faut croire que le mécénat d’Étienne de Beaumont depuis le Mercure de Satie et Picasso, spectacle encensé par Aragon en juin 1924, signifiait désormais l’horreur insoutenable et mercantile de la classe dominante. En cette affaire, du reste, moins inconséquent que Breton, Eluard lui rappelle que les tableaux de Miró et d’Ernst se vendent dans les galeries associées au surréalisme et que leur clientèle touche, à regret, évidemment, au snobisme parisien le plus huppé ! La pire des difficultés qu’affronte le groupe, en effet, découle du divorce entre leur image sociale et leur programme politique. Car, au milieu des années 20, la ligne s’est durcie : Breton et Eluard font leurs délices du «merveilleux livre de Trotski sur Lénine», portrait sans ombre, servile, du chantre de la dictature du prolétariat. Le concept issu de Marx traîne déjà dans les numéros de La Révolution surréaliste, il sera le credo du Surréalisme au service de la Révolution, la revue suivante (1930-1933). Au petit jeu du grand remplacement, Aragon et Eluard dévoilent leur face la plus sombre. Mais il aura fallu la publication des correspondances de Breton pour préciser les positions de chacun, autant dire leur degré de lucidité ou d’irresponsabilité au regard de la situation mondiale des années 1930. Face à Moscou et ses divers bras armés, comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) dont Breton a caressé l’ambition de diriger la revue en gestation jusqu’au début 1933 (ce sera Commune), nos deux amis ont longtemps louvoyé. Dès mars 1932, le ralliement définitif et tapageur d’Aragon à Staline rend plus problématique la situation d’ensemble. Eluard, qui a co-rédigé la brochure contre le traître passé à l’Est (Paillasse), se berce encore des chances du surréalisme au pays des soviets, puis cède aux même sirènes autoritaires et esthétiques qu’Aragon…

Breton, de son côté, lit avec stupeur en octobre 1936 le télégramme qu’un certain nombre de personnalités des arts, d’Eluard à Picasso et Giacometti, ont envoyé à Maxime Litvinov, afin de saluer le geste de la Russie en faveur des antifranquistes espagnols et des livraisons d’armes dont elle avait brisé l’embargo. On sait aujourd’hui ce qu’il en fut de la mainmise de Staline sur le conflit en cours. Breton ne peut tolérer qu’à l’heure des procès de Moscou ces écrivains et peintres «engagés» congratulent l’U.R.S.S. «pour avoir sauvegardé les principes indestructibles de la justice, de la dignité et de la paix».  Eluard, que la terreur moscovite ne trouble pas (il l’écrit à Gala en moquant Breton), publie Novembre rouge dans L’Humanité du 17 décembre. C’en est presque fini d’une amitié qui va continuer à s’effilocher jusqu’aux accords de Munich. Concernant Hitler justement, leur correspondance ne brille pas par sa clairvoyance, bien que Breton soupçonne un fond de pensée racialiste derrière l’attrait que Dali avoue ressentir envers le IIIe Reich. Cette nouvelle dictature, pour Eluard, n’est que l’acmé d’un patriotisme et d’un conservatisme aggravés. Hors les paroles incantatoires ou le piège stalinien, ni l’un, ni l’autre n’envisage une riposte cohérente et efficace au nazisme, contrairement à un Blanchot (3), un Paulhan et même un Drieu. Il faut donc revenir à lui.

En prélude à Gilles, dont Gallimard édite en décembre 1939 le volume partiellement censuré pour satire du personnel politique et des surréalistes, l’auteur du Feu follet, qui croit son heure venue, s’autorise deux prépublications : dès l’été qui glisse vers la guerre, la première partie de son grand roman se lit dans La Revue de Paris. Mais Drieu, misant sur les effets d’annonce comme de miroir, offre simultanément aux futurs lecteurs de Gilles le début de son épilogue. Paru dans Gringoire, ce dernier coup de sonde avait été passablement oublié, Pierre-Guillaume de Roux vient d’en faire un petit livre incisif avec la complicité de Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen (4). A travers Le Faux Belge, qui se donne des allures de longue nouvelle, à la fois tributaire et détachée du livre à paraître, Drieu ménage le suspens. Car les feuilletons de Gringoire sont loin de mettre un point final au récit à venir. Entre les chapitres liminaires de Gilles et l’ultime pirouette de son héros éponyme, le raccourci se voulait fulgurant : le rescapé des tranchées et des années folles, où il avait lié son destin, ses dégoûts et ses furies à ceux de Caël (Breton) et Galant (Aragon), passait de la moderne Babylone à l’Espagne du rachat. Entretemps, Gilles est devenu Walter. Se réclamant des rexistes belges et non des phalangistes, il faut y insister, l’homme de Charleroi replonge au cœur des conflits qui scellent le sort de l’Europe.

Terrain de chasse de Mussolini et d’Hitler, l’Espagne de 1936-1937 fut peut-être davantage le laboratoire du stalinisme, qui jugule les forces antifranquistes avec l’approbation du PCF, tout en peaufinant l’illusion que la Russie soviétique constitue le seul rempart du fascisme international. On a tort de réduire la guerre d’Espagne au seul clivage des partisans et des ennemis de Franco. Plus fin, car plus informé, très hostile aux communistes et à leur emprise déjà tentaculaire, Drieu a approché la guerre, à Séville, en août 1936.  Deux articles, à chaud, répondent au choc, et au sentiment que cette guerre échappe à ceux qui pensent la conduire. «Ce qui meurt en Espagne», écrit Drieu dans la NRF, c’est le projet d’une Europe fière de sa civilisation chrétienne et conservant à chaque pays sa souveraineté, capable enfin de tenir son rang entre la Russie et l’Amérique. Depuis 2020 et le chaos présent, on appréciera… Le Faux Belge, comme son titre l’indique à l’été 1939, c’est la ronde des masques et le drame d’une cécité collective. C’est la coda inachevée de Gilles, bien plus catholique et européenne que nazie, n’en déplaise aux historiens et à leur lecture idéologiquement et bêtement prédéterminée. Andreu et Grover nous ont dit combien Drieu a remanié son texte, durant l’hiver 1938-1939, pour éradiquer toute concession possible à la germanophilie que le pacte Molotov-Ribbentrop va lui rendre plus odieuse (5). L’une des figures essentielles du Faux Belge se nomme Cohen, c’est un rouge en mission… Or Walter et lui se montrent d’une loyauté réciproque exemplaire. S’éloigne le simplisme de la «panoplie raciste» (Jacques Lecarme) qui colle encore au mari de Colette Jéramec. Le Faux Belge est une vraie réussite.

Stéphane Guégan

Verbatim / Dans sa dédicace de Gilles à Beloukia (Christiane Renault), Drieu écrit fin 1939 : «souhaitons que ce livre ressemble un peu aux peintures que nous avons aimées ensemble, à ces forts paysages lyriques, apparemment excessifs, mais d’abord bien vus et bien observés de Van Gogh, avec dans les coins certaines délicatesses risquées de Manet.»

(1) Quant aux avatars du texte de Jean, voir notre recension de D.H Lawrence, Apocalypse, Pierre-Guillaume de Roux, 2019, in La Revue des deux mondes, décembre-janvier, 2019-20.

(2) André Breton et Paul Eluard, Correspondance 1919-1938, présentée et éditée par Etienne-Alain Hubert, Gallimard, 2019, 32€. Sur Picasso et Eluard, voir notre contribution (Tendre miroir ?) au catalogue de l’exposition Pablo Picasso / Paul Eluard. Une amitié sublime, Museu Picasso de Barcelone, jusqu’au 15 mars 2020, puis Musée Picasso de Paris, dans une version différente (en contrepoint au très attendu Picasso poète).

(3) Nous avons rappelé ici même combien l’anti-hitlérisme maurrassien du jeune Maurice Blanchot s’était montré plus précoce, net et efficace que celui des surréalistes. Il se trouve que l’étonnant Paul Lévy (1876-1960), grand homme de presse de l’entre-deux-guerres, avant d’être frappé par les lois anti-juives de Vichy, abrita une bonne partie de ses articles dans ses journaux. Il se trouve qu’il avait réagi vivement, le 4 juillet 1925, dans le Journal littéraire dont il assurait la direction, à l’ignominieuse Lettre ouverte à M. Paul Claudel des surréalistes. Les termes de Paul Lévy, où il retourne la critique du nationalisme en xénophobie de l’intérieur, déplurent à Breton («dégoûtant article») et Eluard, lequel écrit, le 7 juillet 1925 : «Évidemment, sa patrie, son temple et son argent paieront pour lui, mais si l’on pouvait l’égorger rapidement et sans bruit, quelle bonne petite fête intime !»

(4) Pierre Drieu la Rochelle, Le Faux Belge. Nouvelle, édition établie par Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 16,50€. Frédéric Saenen est l’auteur de l’excellent Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 2015.(5) Le pacte germano-soviétique (août 1939) envenime davantage les relations d’Aragon, aligné sur la politique lamentable du faux retrait stalinien, et Drieu. Lequel s’est vu attaquer ad hominem par la presse communiste, notamment celle du premier (Ce soir), dans les années 1930. À rebours de Drieu, Aragon bénéficie aujourd’hui d’un crédit remarquable auprès des universitaires et des journalistes, voire de ses biographes récents, crédit qui appelle pourtant un certain nombre de correctifs quant à son bilan littéraire, son parcours politique et certains écarts de conduite dès avant la Libération. Une certaine bienveillance (voir, par exemple, les notices AEARBretonDrieuEluard) caractérise ainsi l’ambitieux Dictionnaire Aragon qu’ont dirigé Nathalie Piégay et Josette Pintueles pour le compte des éditions Honoré Champion (2019, 130€). Mais il se trouve suffisamment d’entrées moins sujettes à caution pour justifier la lecture de ce massif placé sous le constat suivant : «Peu d’œuvres (que celles d’Aragon) manifestent une sensibilité aussi vive à la contradiction et à la diversité du réel, à l’infini du monde concret auquel il faut donner forme, à la pluralité des voix et des consciences […].»

L’INCOMPARABLE AMI

Comme on aimerait lire Marcel Proust sur notre « rentrée » et sa délicieuse façon de se prendre les pieds dans le tapis. Il n’aurait eu que l’embarras du choix : la contrition assez théâtrale de Yann Moix en lieu d’explications, la campagne d’un historien post-identitaire pratiquant l’amalgame qu’il reproche à son adversaire, la sortie d’un journaliste stigmatisant la France 1900, « largement antisémite » et presque «exterminationiste» ! Le sens des mots et des nuances s’étant perdu, le débat d’idées continue donc à se caricaturer avec le soutien d’une presse qui vend du papier à défaut d’établir ou de rétablir les faits. L’inquisition rampante glace toute discussion, décourage la contradiction, sanctifie le mal nommé axe du Bien. Une part du génie de Proust, qu’on y pense, fut d’avoir abrité sous La Recherche la virulence alors plus ouverte des polémiques et des déchirements propres à la France des années 1870-1920. Lui-même lecteur assidu de L’Action française, qui dénonçait l’emprise des Juifs sur l’appareil économique et politique avec la triste constance dont Marcel faisait part à son cercle, le créateur de Swann pratiqua une sociabilité ouverte et une littérature également polyphonique. Du reste, L’AF n’avait guère tardé à l’encenser, Maurras dès 1896 (« la vérité retrouvée »), et surtout Léon Daudet, dédicataire du Côté de Guermantes en 1921 (« A l’incomparable ami »).

Léon est un lion. Il va le prouver, toutes griffes sorties, lors de l’affaire du Goncourt 1919. Thierry Laget vient d’en faire revivre les heures chaudes de manière passionnante, aussi informée que « comique », pour user d’un mot que Léon Daudet détachait du gros rire et attachait à la vision sociale, décapante et hilarante, de Proust. Après lecture, vous ne pourrez plus dire que la victoire d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs fut celle de la gauche éclairée sur la droite rance et la « France moisie » (formule chère à qui vous savez). Parmi les jurés de l’Académie Goncourt qui lui donnèrent leur voix, Léon n’était pas le seul à se dire «réactionnaire ». Les partisans de Proust se recrutaient aussi au Figaro où Robert de Flers, une de ses plumes brillantes et acquises, ne se ménageait pas. Laget y a déniché un article d’Abel Hermant qui résume bien l’hyperesthésie et l’hypermnésie qu’il diagnostique chez l’écrivain et le Narrateur : «la conscience est un prodigieux coefficient de la sensibilité», écrit-il peu de temps avant le vote triomphal. Celui-ci n’aurait sans doute pas soulevé pareille tempête médiatique si l’adversaire malheureux de Proust n’avait été un héros de la guerre de 14, plus jeune et moins riche que son concurrent. On a tort aujourd’hui de grimacer à la vue des Croix de bois, l’un des plus robustes et chaleureux fruits des boueuses tranchées. Le livre vaut peut-être mieux que Le Feu d’Henri Barbusse, Goncourt 1916, formidable mais plus idéologique. Dorgelès, qui se disait « anarchiste chrétien », aura conquis les cœurs avant d’échouer chez Drouant, son succès de librairie massif en poche… 

Au sein de la presse de gauche, c’est la consternation au soir du 10 décembre 1919. Leur champion, celui qui incarne le populo saigné à Verdun, s’est vu souffler le Prix par un écrivain « rive droite », pilier du Ritz, auteur d’un roman imbitable, interminable, aussi byzantin, clame-t-on, que Les Croix de bois respirent la vigueur plébéienne et la francise électrisante de leur auteur. Dans ce concert de critiques et souvent de contre-vérités, il y a plus vachard et revanchard que L’Humanité et Littérature, où Aragon déjà fielleux traita Proust de « snob laborieux ». Plus rouge et plus rageur, Raymond Lefebvre, dont Julien Hervier a brossé le beau portrait dans son Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours (Gallimard, 2018), étrille littéralement le lauréat des beaux quartiers : Proust confronte Lefebvre à son milieu d’origine, dont ce rescapé de Verdun s’est à jamais séparé au profit de la SFIO, puis de la Troisième Internationale. Sur fond de « vie chère » et de « bloc national », Le Populaire et Clarté, que dirigent Barbusse et auxquels Lefebvre prête ses colères, crucifient le Narrateur («cet homme futile, morne») et son Albertine (perfide « petite sotte »). Quant à Dorgelès, écrit-il, il ne doit pas renoncer à sa « volonté de justice sociale » malgré les «flics des Rothschild et de Swann». On devine pourquoi Proust n’a pas négligé le suffrage de Maurras et Daudet, lesquels, on l’oublie trop, apparaissent dans le roman primé, vitrine sans œillères d’une époque en ébullition. Ne laissons pas passer l’occasion de relire ce livre génial, né de la démultiplication cellulaire bien connue qui saisit La Recherche après que Grasset eut été obligé de réduire Du côté de chez Swann et que la guerre de 1914, dans le deuil antérieur et culpabilisant d’Alfred Agostinelli, eut donné du champ à l’invention romanesque. Aussi Proust a-t-il raison de rappeler en 1919 que Les jeunes filles n’étaient pas un roman d’«avant-guerre». Un roman d’embusqué.

La remarquable exposition de la Galerie Gallimard en convaincra les derniers sceptiques, héritiers inconscients des diatribes de 1919. Qu’y voit-on ? On y voit d’abord un Gaston plus lucide que ses collaborateurs (Schlumberger, Gide), d’abord hostiles à Proust et son amphigourique plongée en soi, pensaient-ils en 1912. Le mal est réparé dès mars-avril 1914. A l’automne 16, quand Les Jeunes filles finissent d’éclore et que Sodome et Gomorrhe s’avère déjà gros de possibles scandales à venir, Proust arrache ce mot à son nouvel éditeur : « L’audace de vos peintures ne m’arrête pas. » Le mot vient naturellement à Gaston, qui a vécu au milieu des tableaux modernes depuis l’enfance, tableaux qui ont trouvé en Elstir leur auteur de substitution et de promotion. Comme le rappelle Pierre-Louis Rey dans l’édition Folio, qui bénéficie d’une mise en page plus aérée, c’est la rencontre du Narrateur et d’Elstir qui ouvre le moment le plus réflexif des Jeunes filles. Le double plan permanent dont procède le récit proustien s’accomplit dans la figure d’Elstir, double de Whistler, Monet et Steer, et double surtout de Proust, lequel mettra du Watteau, du Vermeer et du Manet dans son impressionnisme : «Que, dans l’itinéraire du héros, l’éducation par la peinture succède à l’éveil à la littérature est une des clés de la Recherche. Relevons d’abord que la peinture se prête mieux à une « mise en scène » romanesque : on visite plus volontiers l’atelier d’un peintre que celui d’un écrivain. […] Mais l’essentiel est ailleurs. En sacrant Elstir et Vinteuil maîtres de la modernité tandis que Bergotte [Anatole France] est tourné vers le passé, Proust ménage à son narrateur une place à prendre aux côtés du peintre et du musicien, signifiant ainsi, indirectement, que lui-même réussit dans le domaine littéraire une révolution qui attendait son héraut.» Un échotier, en 1920, Maurice Verne, parlera des Jeunes filles, comme d’un «roman d’art», proche d’A rebours. Faut-il rappeler enfin que le président de l’Académie Goncourt, Gustave Geffroy, avait été proche de Lautrec, Cézanne et Monet ? L’image se mêle aux lettres et autre documents de première main aux murs de la Galerie Gallimard, où se signalent Jacques-Emile Blanche, Helleu, Man Ray et de moindres portraitistes. Car le reclus aux murs de liège et aux fumigations orientales aimait faire circuler sa personne sur papier glacé. Il vous suffira enfin de jeter un œil aux placards d’imprimerie des Jeunes filles, que l’exposition magnifie à l’instar des deux dessins inédits de Paul Morand, deux merveilles (notre photographie), pour saisir que genèse poétique et genèse éditoriale sont inséparables en 1914-17. Ces épreuves caviardées d’annotations infinies, ce furent ses tranchées, ses larmes versées sur les jeunes morts de la guerre. Stéphane Guégan

Thierry Laget, Proust Prix Goncourt. Une émeute littéraire, Gallimard, 19,50€. Laget, page 180, laisse entendre que les censeurs de l’Occupation allemande allaient condamner, en bloc, Proust et sa malsaine Recherche. Ce n’est pas exact. J’en veux pour preuve et le superbe passage que Drieu leur consacre en juillet 1942 dans la préface de Gilles, et le panorama de la littérature moderne que Marcel Arland associe aux Nouveaux destins de l’intelligence française (1942) (Proust y est présenté comme « le monument le plus important de la première partie du siècle ») et, last but not least, le livre très fin de Ramon Fernandez, lequel paraît en 1943 dans une collection dirigée par Abel Hermant… Le grand critique littéraire de la NRF de Drieu y publie une lettre que Proust lui avait adressée en 1918, où Marcel lui donnait du « cher ami ». Ce n’est pas vaine sucrerie de salon. Un an plus tard, alors que Proust met ses bataillons en place en vue du Prix Goncourt, Ramon figure sur ses listes de presse, au même titre que Léon Blum, Marcel Sembat, Léon Daudet, Charles Maurras, Colette et Jean Giraudoux

Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio classique, édition de Pierre-Louis Rey, nouvelle mise en page, contient sous étui un livret (Proust, prix Goncourt par Thierry Laget), 7,90€.

Marcel Proust Prix Goncourt, Galerie Gallimard, 30/32 rue de L’Université, 75007, jusqu’au 23 octobre 2019, catalogue de l’exposition (7,50€).