VIES PRINCIÈRES

Les livres que nous dévorons, adolescents, diffèrent des lectures de l’enfance en ceci que l’auteur, sa personnalité, son destin et sa mort prennent une plus grande part à notre plaisir. On vibre alors de tout son être. L’empathie est totale, le bouleversement complet, et marque à jamais. Nul n’ignore que Frédéric Vitoux succomba très tôt au grand Céline, mais seuls ses amis savaient qu’il en pinçait autant pour Henry Levet (1874-1906). L’Express de Bénarès, titre où s’entrechoquent le monde moderne et l’Orient qu’il mit soudain à portée, c’est sa façon de payer ses dettes. Car nous sommes les éternels débiteurs de nos premiers émois littéraires. Levet, écrit Vitoux, est de ces écrivains qui refusent de se faire oublier et vous obligent à interroger leur étrange et durable magnétisme. D’où l’aveu final de l’Académicien : « il n’a jamais été question d’une biographie mais d’une quête plus intime que j’ai encore du mal à m’expliquer. » Un des grands charmes de son livre, sa clef de résonnance proustienne, vient assurément de ses oscillations permanentes entre le singulier Levet et les raisons qui le poussèrent à partir à sa « recherche », sans trop savoir pourquoi, sinon redire l’ancienne fascination qui le liait à cet astre du Paris décadent des années 1890. Mystère de l’enquête à accomplir, mystère de l’homme à cerner, ils s’exaltent l’un l’autre… Levet, certes, a toujours découragé les identités stables. Jehan-Rictus, autre irrégulier de la butte Montmartre, le disait « un peu baroque » ce fils unique aux origines très bourgeoises et très républicaines. À vingt ans, en 1895, croyant moins aux études et aux positions sociales qu’à la bohème confortablement transgressive,  Henri pousse les portes de la littérature par la plus petite, celle de la presse satirique. Peu bégueule, elle épouse l’humeur goguenarde de notre jeune plume, frottée de Musset, Baudelaire, Rimbaud, Jean Lorrain ou encore de Robert de Montesquiou, auquel il dédie une des pièces du Courrier français (oui, la feuille où Lautrec fit ses débuts). Devenu Henry par tropisme anglais, et dandysme voyant, Levet force aussi le trait et la provocation lorsqu’il aborde, obliquement, sa qualité d’inverti sans scrupule. L’ironie, chez le Tinan de la poésie, sert moins à voiler de pudeur la vérité de ses mœurs qu’à la démasquer en suscitant le rire gêné ou la complicité secrète.

Léon-Paul Fargue, qui devient son ami alors, le définira plus tard d’une formule qui a l’avantage de faire entendre la personne sous le personnage, les blessures de la première sous les extravagances verbales et vestimentaires du second : « Il aimait les déguisements, le flegme et la tendresse. » Deux plaquettes paraissent en 1897, encore lestées d’imitation mallarméenne et de préciosité fin-de-siècle. N’y point que l’attrait de l’Asie et d’une fantaisie ressourcée, bol d’oxygène qu’il décide, d’ailleurs, d’avaler à grandes doses. La mer l’appelle, les Indes de Kipling, de même que ce nouveau tourisme international pour qui l’aventure commence sur le pont et les hasards de cabine. La découverte de l’art khmer en est la raison officielle : notre débrouillard s’offre une tranche de vivifiante altérité aux frais de l’Etat. À son retour, il a des envies de roman décentré et de poésie décalée. À ceux qui ont vu de près de quoi étaient faites les différences ethniques et culturelles, le culte du sauvage absolu s’abolit de lui-même. Tout en participant étroitement aux hommages que la République des Lettres et Charleville rendent à Rimbaud, Levet se détache du Bateau ivre et des symbolistes. Ses Cartes postales, que vénéraient Larbaud et Morand, ouvrent le XXème siècle par leur fraîcheur d’instantanés fantasques. Pièces  courtes, sonnets peu orthodoxes, ces poèmes sont aussi riches de notations vraies que d’esprit cocasse. Du genre : « Le Brahmane, candide, lassé des épreuves / Repose vivant dans l’abstraction parfumée. » Levet s’est enfin trouvé, lui et sa fleur de « mélancolie anglo-saxonne ». Utilisant cette fois-ci la voie diplomatique, chère aux poètes peu arrimés, Levet devait repartir. Mais la maladie, qu’il croyait museler en fuyant la vieille Europe, s’était glissée dans les bagages. Il partira de la poitrine et s’éteindra, en 1906, à Menton, dans les bras inconsolables de sa mère. Commence son autre vie. Débute la veille des happy few, de Fargue et Larbaud à Jean Paulhan. Celui-ci le réédite en pleine Occupation, à la barbe des Allemands et des surréalistes qui avaient cru se débarrasser en 1920 de Levet, au temps de Littérature, comme ils s’étaient empressés d’enterrer Apollinaire, dont on ne serait pas étonné d’apprendre qu’il ait lu les Cartes postales de son aîné dès 1902. Ces deux-là ont au moins partagé le goût des bars et des cocktails américains, ce qu’immortalisa la célèbre affiche du Grillon de Jacques Villon (l’exposition inaugurale de la Cité du Vin, Bistrot, en a montré l’exemplaire de Larbaud). L’Express de Bénarès appartenait aux nombreux livres jamais écrits que compte notre histoire littéraire. On ne regrette pas, loin s’en faut, que Vitoux lui ait donné corps et l’ait conduit à quai, celui des enfants de Barnabooth que rien ne freine.

Alors que le jeune Vitoux se découvrait une passion pour Levet, Sollers déclarait sa flamme à Dominique Rolin. En janvier 1959, il va sur ses 23 ans, elle en a 45. Au-delà de la frénésie érotique, dont résonne leur correspondance enfin publiée, bien des choses et des refus les unissent, les origines bourgeoises, une solide culture, une extériorité délibérée au lobbying communiste et une commune précocité littéraire. Belge de naissance, Dominique Rolin a publié son premier roman en 1942, Les Marais, chez Gallimard. Max Jacob, avant Drancy, aura eu le temps d’en savourer la fine saveur catholique. D’autres livres lui succèderont. De Gaulle revenu aux affaires, 16 ans plus tard, Rolin incarne désormais une féminité libre qui n’a pas besoin de cracher sur les hommes pour se déclarer telle. Quant à sa voix propre dans l’échange amoureux, nous n’en percevons ici qu’un faible écho. Gallimard a préféré publier d’abord les lettres de Sollers, réservant celles de Rolin à un volume séparé. Aurait-on gagné à une correspondance croisée ? Sans doute. Mais l’avantage d’une telle séparation est de voir saillir et évoluer les préoccupations et positions de Sollers au fil des années et du climat politique. Entre 1958 et 1980, la France, le monde, les arts ont connu quelques secousses, pas toujours heureuses. À 20 ans, Sollers est déjà sur tous les fronts, fort de l’ubiquité ou de la simultanéité qu’il admire dans les romans de Virginia Woolf. Bien qu’Une curieuse solitude, son premier roman, ait été salué par Mauriac et Aragon, il ne sent pas fait pour le genre. Demanderait-il trop à l’écriture, au français qu’il déclare impuissant à rendre l’espèce de rage métaphysique où il se cherche. André Breton et son rejet des « règles admises » ou des genres trop codifiés conserve un certain prestige à ses yeux. On mesure surtout ce que la lecture de Bataille, et notamment de L’Expérience intérieure, a déposé en lui de vitalisme nietzschéen et de méfiance envers le discursif trop ordonné. On sourit, d’un autre côté, à son angélisme maoïste ou à sa haine des Pompidou. Les coups de griffe n’épargnent personne, de Malraux, qui l’a arraché aux djebels d’Algérie, à Bernard-Henri Lévy et sa science du marketing. Mais commence à se dessiner le Sollers d’après 1983, d’après Femmes, le styliste revenu à Chateaubriand, Saint-Simon ou Manet, revenu à la France (pas si moisie, au fond) qu’il affectait de détester quand il lui semblait nécessaire d’échapper à l’idiome national, voire d’échapper aux mots. La fièvre de ses lettres aura finalement triomphé des pièges de la raison.

Du langage, de sa puissance sur le désir et même la cristallisation amoureuse, le dernier roman de Marc Pautrel a fait son thème fugué. Je lui emprunte le beau titre de cette chronique, qui rappelle ce que le bonheur possède toujours d’aristocratique. La Vie princière s’encadre dans les limites d’un colloque, toujours le langage… Un lieu de rêve, des orateurs en transit, l’apesanteur le dispute à l’ennui. Car les colloques, c’est tout ou rien, la comédie des vanités, le flux assommant des paroles creuses ou le bonheur de l’inattendu, de l’inentendu. Marc Pautrel, nul doute, en a maintes fois fait l’expérience. Cet écrivain de la première personne, du présent de l’indicatif, de la présence à soi, ne pratique pas l’autofiction pour se fuir. Oui, « je est un autre » ; oui, la vie peut ressembler, un bref instant, à ce qu’on imagine en faire, surtout quand l’assemblage des mots et la projection des pensées remplissent vos jours et une partie de vos nuits. Un colloque donc, international, évidemment, une Babel assourdissante quand l’anglais n’est pas votre fort. C’est le cas du narrateur. À qui parler, de quoi parler, lorsque l’idiome de la globalisation manque à votre arsenal communicatif et que vos convives, un Texan lourdingue, deux Russes bouchés, vous mettent au supplice. Il y a bien  cette jeune femme, pas jolie, mais souple, vive, rapide, une acrobate des langues, passant du français à l’italien et, bien sûr, à l’anglais, avec une assurance qui fait oublier son visage un peu fade et ses obsessions d’universitaire impatiente de retrouver le silence des bibliothèques. Son ardeur, elle la réserve d’abord au travail, une thèse dédiée au Christ dans la littérature française du XXème siècle. Vrai sujet, du reste. On n’en saura pas plus. Pour la séduire, une fois accroché, le narrateur bouscule la doxa, le génie du christianisme, lui affirme-t-il, se fonde sur l’hérésie, le paradoxe du salut par la chute, le sexe, l’interdit. Et ça marche. Jusqu’où ?  La vie princière n’est pas le royaume des illusions.

Stéphane Guégan

Le dernier gentilhomme des Lettres françaises….

Être aimé, Proust y aspira maladivement dès Condorcet, le comte Robert, au temps de sa splendeur, trouvait suffisant « d’être vu ». Quand l’âge commença à altérer son beau masque de vrai Montesquiou, sa prestance de seigneur d’Artagnan, il préféra l’objectif manipulable des photographes à la parade de ses atours. L’image a toujours été consubstantielle à son être. A rebours de l’actuelle valetaille des « people », Robert ne pose pas, méprise le banal, il fait de la vie un spectacle permanent, jusqu’à dissiper toute frontière entre son existence et la fiction dont il l’enveloppe. Philippe Thiébaut, l’un des meilleurs connaisseurs de celui qui se voulait le plus Montesquiou des Montesquiou, a eu l’idée, bonne idée, de confronter aux souvenirs du gentilhomme de la décadence les innombrables photographies à travers lesquelles il s’est persuadé d’avoir réalisé son rêve d’esthète et d’aristocrate à plein temps, hors du temps. D’un côté, des extraits des Pas Effacés, où Thiébaut à justement reconnu le modèle du journal d’Amiel ; de l’autre, quelques-uns des plus beaux clichés d’Ego Imago, titre sous lequel, tout narcissisme assumé, le comte Robert recueillit et organisa sa mémoire photographique. Sa chambre claire. Né en 1855, mort en 1921,  véritable Dorian Gray croqué par Boldini, Whistler ou La Gandara, il fut l’homme de deux siècles, comme Chateaubriand avant lui, le passeur d’une civilisation qui entrerait dans la clandestinité après 1914. Du reste, et Thiébaut l’établit, le désir de se raconter cristallise pendant la guerre. Son entourage craignait d’y être cruellement épinglé ou éreinté. Au contraire, noblesse oblige, l’introspection prévalut. Les Pas effacés, Ego Imago, c’est sa Recherche, sa  réponse aux caricatures, à Huysmans, Lorrain, Rostand et même Proust. Face à la mort, le comte Robert gardait ses gants et mettait les formes. Dans le très beau livre qu’elle a consacré à Robert et Marcel, Elisabeth de Clermont-Tonnerre jugeait unique la boulimie photographique de Montesquiou, ne trouvant d’exemple comparable « chez aucune professionnelle beauté. Il n’y a guère que Mme de Castiglione qui posa autant de fois devant les objectifs ». À quoi Thiébaut ajouterait que ces images furent plus qu’un miroir complaisant, la matière mnémonique d’un homme qui finit par se pencher sur ses épais albums comme sur un film plutôt réussi de cape et d’épée (Robert de Montesquiou, Ego Imago, présentation et édition de Philippe Thiébaut, La Bibliothèque des Arts, 49€). SG

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Express de Bénarès. À la recherche d’Henry J.-M. Levet, Fayard, 19€ //

**Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin 1958-1980, édition présentée et annotée par Frans de Haes, Gallimard, 21€. Sur le moment Pompidou, lire l’excellent roman de Philippe Le Guillou, Les Années insulaires, maintenant en Folio Gallimard, 7,70€.

***Marc Pautrel, La Vie princière, L’Infini, Gallimard, 10,50€

QUAND LA PEINTURE (LUI) MONTAIT AU NEZ

185_0011919,  c’est l’an I de Dada, en sa flambée parisienne… A Tristan Tzara, gourou toujours suisse, André Breton écrit, le 4 avril : « Tuer l’art est ce qui me paraît le plus urgent». La destruction appelant la destruction, on mobilise les démobilisés, Paul Éluard et Louis Aragon, qui rentrent au printemps. Jacques Vaché a été rendu plus tôt à la vie civile, mais cet ange de l’excès s’est tué à l’opium. Qu’importe, Breton publie ses lettres de guerre en manière de béatification hâtive. Drieu, autre revenant, a quitté l’uniforme et comptera vite parmi les dadaïstes de la capitale, les habitués du Certa et de l’invective. Au Salon d’Automne, Picabia voit ses tableaux mécanistes relégués sous un escalier, marches détournées d’une gloire galopante. Bref, tout va bien, les années folles peuvent commencer, la vie pétiller… Car 1919, c’est aussi l’an I de la moutarde Amora, marque déposée simultanément à Dijon et aux États-Unis (on dirait un Duchamp). Au début des années 30, c’est déjà une institution. Comment douter que pareille coïncidence ait glissé sur Aragon lorsqu’il se mit à la rédaction du génial Aurélien, au lendemain de la débâcle de juin 1940, sous l’impression encore fraîche de Gilles. Drieu y avait démoli les surréalistes, Aurélien fait de Dada un de ses cœurs de cible, et de Picabia l’objet d’un portrait inoubliable. Car Picabia fait plus que percer sous le Zamora du roman, qui parut à l’automne 44.  Partant du principe que le rêve est l’ami et l’ombre de la réalité, les livres d’Aragon se délectent de la mécanique freudienne du déplacement et de la condensation, ils cachent un tas de petits secrets, et souvent de petites vacheries, derrière l’étrange état civil de leurs personnages. Résurrection acide du Paris dadaïste de 1919-1922,  Aurélien n’en épargne aucune des célébrités. Aragon, écrit justement Bougnoux, « ne se retient pas de régler de vieux comptes ».

bm_5953_1769223Se retenir, et se retenir de mordre, n’était pas dans les habitudes du beau Louis. Vingt-cinq ans après le chahut dont il avait été l’un des plus infatigables instigateurs, Aragon dissèque sa jeunesse, emballements esthétiques, fiascos sentimentaux et amitiés brisées. Aurélien regarde au-delà de Drieu, qu’il est loin d’assassiner, comme aiment à le dire ceux qui s’en tiennent à Wikipédia. On a plus commenté le pastiche de La Princesse de Clèves ou de Jacques le fataliste que l’espèce d’inventaire historique dans l’esprit de Hugo, Flaubert et Proust. Roman de l’amour impossible, dit-on, d’une Bérénice qui préfèrerait la chimère du sublime à l’expérience de l’imparfait, Aurélien est plutôt le chef-d’œuvre du désamour, un roman amer et noir, d’une drôlerie effrayante, où la sainte modernité de l’après-guerre passe un mauvais quart d’heure. Or quoi de plus moderne alors que Picabia ? Première apparition, Zamora surgit, of course, d’un dancing, le Lulli’s, «petit, engoncé dans son ventre, le visage spirituel, brun comme un Espagnol qu’il était, avec de l’argent aux tempes, tout rasé et mobile comme s’il avait été mince, des pieds d’une petitesse incroyable. Il se croyait le rival de Picasso, et cela l’avait jeté au dadaïsme, histoire de le dépasser. Il était méchant et drôle, trouvant tout affreux, pouvait tomber d’accord avec le pire philistin pour faire un mot d’esprit, faisait des tableaux métaphysiques en baleines de corset et n’aimait au fond que les jolies femmes, les tableaux de la Gandara, le luxe et les petits chiens.»

9789462301399_1 On ne laisse pas filer un tel individu, il ne quittera plus le lecteur. Le portrait de Bérénice aux lignes brouillées, le vernissage de minuit, les sorties de Zamora sur Manet, Picasso ou la Légion d’honneur, les cadres Art Déco de Legrain, faire-valoir essentiel de ses machines songeuses, constituent autant de relances du récit :  Aurélien a besoin de cet Espagnol qui plane au-dessus des frontières, de même qu’il ne peut se passer des doubles de Drieu, Breton, Jacques Doucet, Denise Lévy et d’Aragon lui-même, dont le poète Paul Denis personnifie l’un des avatars peu flattés. Portrait vitriolé et masochiste de la génération perdue, Aurélien eût été incomplet si Zamora l’avait déserté, comme Picabia avait fui les combats de 14-18 à la faveur de protections et de ce qu’Arnauld Pierre, le meilleur spécialiste du peintre, appelle une « névrose opportuniste », dûment soignée en Suisse… Aragon, l’ancien combattant, l’affranchi du surréalisme, n’a donc pas raté Picabia, l’embusqué, le mondain, le coureur, chic et scandaleux, un pompier déguisé en incendiaire. La Gandara ou Dada ? La Gandara et Dada, répond Aragon. Car Zamora, qu’il crédite anachroniquement des futures transparences de Picabia, est le seul protagoniste à avoir saisi la «ressemblance profonde» de la fuyante Bérénice, fuyante comme l’absolu. De ses chevauchements de lignes naissent de troublants palimpsestes !

album-picabiaFin 1944, témoin essentiel, Aragon jugeait le passé depuis son propre renoncement à l’avant-gardisme et les longs entretiens qu’il avait eus avec Matisse sous l’Occupation. Ce faisant, fertile paradoxe, il rendait possible une lecture de Picabia qui se serait délestée des poncifs modernistes et ferait son miel des tensions mises à jour par Aurélien. Pouvait-il imaginer que les historiens de l’art ne s’y résoudraient pas avant longtemps ? On se demande certains jours si les spécialistes de Picabia ont lu Aragon et Apollinaire, autre foyer de lumière qui me semble préférable à la vulgate dadaïste pour approcher le piquant Zamora. Si la rétrospective actuelle de Zurich et New York, d’une éblouissante richesse, invite au dépoussiérage, un reste de consensus baigne le catalogue malgré ses apports décisifs. On y voit l’éventail entier de l’historiographie picabiesque se déplier. Ils sont encore quelques-uns et unes à valoriser l’insolent dynamiteur, le sorcier d’un double jeu permanent, l’iconoclaste ou l’accoucheur putatif de la peinture abstraite. D’autres, on les préfèrera, contribuent à faire émerger un artiste dont l’ironie, la destruction de toute valeur et le cynisme n’auraient pas été les seules muses… Car cette rétrospective a le bon goût de rappeler que les débuts de Picabia n’eurent rien d’anarchique. On ne saurait le dire, en effet, de l’atelier de Cormon ou des tableaux qu’il expose au Salon des artistes français à l’orée du XXème siècle, d’un givernisme supposé suspect (comme si les impressionnistes n’avaient pas utilisé la photographie avant lui et répudié l’illusion du tableau reflet !).

9782754108270-001-GSes grands Pins de 1906, manifeste et chef-d’œuvre méditerranéen déjà, montrent avec quelle obstination et réussite Picabia – très proche des fils Pissarro  – s’est voulu aussi l’émule de Monet et Sisley. Or l’habitude est d’en faire un exercice de second degré, l’annonce de ce que Picabia devait raffiner ensuite, la disqualification du médium par la déconstruction de ses modes et la déroute de ses fins. A écouter les tenants d’un dadaïsme précoce, la vanité de peindre lui serait déjà apparue, de même que la nécessité de s’en faire le fossoyeur loufoque. Cette théorie résiste peu aux faits, que le catalogue regroupe avec avidité et, parfois, malaise. On aimerait tant que Picabia ait été un sage petit soldat de l’avant-gardisme heureux, que ses machines à rêves aient broyé jusqu’au souvenir des corps sexués, qu’il n’ait pas plaidé le «retour à l’ordre » à la fin des années 1920, ni accepté la Légion d’honneur en juillet 1933, ni vendu des tableaux à l’État en 1935, ni conspué le Front populaire et l’anti-franquisme, ni chanté la jeunesse du Maréchal en 1941 avec Gertrude Stein, ni ridiculisé enfin le triomphe de l’abstraction après 1945, ultime pied-de-nez au nihilisme de sa légende. S’il y eut « leurre » chez lui, pour employer un mot dont on abuse à son endroit, c’est d’avoir faire croire qu’il était né pour brûler les musées. Le « contre-idéal » qu’il se targuait d’incarner mieux que quiconque, en écho à son cher Nietzsche, séparait  « l’art démocratique » honni de la grande peinture, le banal du génial et surtout l’acte iconoclaste, son faux destin, de la recherche de l’absolu, son vrai credo. La peinture de Picabia, avec ou sans pigments, abonde en citations, qui ne proviennent pas toutes des revues de charme ou de naturisme : elle s’assigne d’emblée une hauteur d’idéal, une hygiène physique, une saveur érotique qu’Apollinaire, les partageant, a signalées. Pour ce lecteur du Zarathoustra, danser sa vie fut primordial. Ne sont-ce pas de meilleurs guides pour cheminer jusqu’aux toiles de l’Occupation et au-delà ? Nulle abstraction totale, nulle abjection fatale, c’est l’instinct de vie, ou de survie, qui flambe et chasse les démons du grand neurasthénique. Stéphane Guégan

*Anne Umland et Catherine Hug (dir.), Francis Picabia, une rétrospective, Fonds Mercator, 54,95€. Le même éditeur, merci à lui, rend enfin accessible L’Album Picabia d’Olga Mohler (39,95€). Olga fut successivement l’employée, la maîtresse et la compagne de Picabia. Ils traversèrent ensemble les années les plus controversées du peintre, de 1925 à 1953, celles qui, en conséquence, nécessitent compréhension sensible et documentation renouvelée. Olga était-elle consciente de la valeur que prendraient les notes et photographies, reproductions et coupures de presse qu’elle a colligées ? En tous cas, la dévotion amoureuse n’égare jamais ici le souci de se souvenir. Le keepsake d’Olga, qui remonte volontiers aux années qu’elle n’a pas connues, s’orne d’un nu féminin de l’époque Cormon, comme de toutes les déclarations anti-Dada de Picabia, dont la composante fêtarde est omniprésente. Un dessin de juillet 37, réalisé à Juan-les-Pins, montre Picabia et Picasso côte à côte : la guerre d’Espagne n’a pas l’air de les dresser l’un contre l’autre, ni de les empêcher de jouir de la plage. Cet album capital fait aussi danser les lignes. SG

Verbatim  // « Le pays qui va sans doute émerger de cet affreux matérialisme débordant partout depuis des années, sera la France, il me semble, car dans ce pays il n’y a plus de place que pour la jeunesse, la vraie jeunesse, enfin la vie, pour ceux qui croient, vivent et pensent sans avoir besoin pour cela de s’étendre sur le divan des ambitions mercantiles ou législatives. […] Le Maréchal Pétain est un homme jeune, plus jeune que tous nos députés ou ministres, car ces pauvres êtres, pour la plupart, n’étaient que d’ignobles égoïstes, malfaiteurs exploitant avec facilité un pays comme la France, lequel ne demande qu’à croire, à aimer, à vivre librement. » Picabia, « Jeunesse », L’Opinion, 1er mars 1941

Regards de femmes

9782070196913**Le charme et la séduction, l’impulsive Louise de Vilmorin (1902-1969) n’en fut pas avare, et les hommes qu’elle aima, jusqu’au terrible Malraux, ne purent altérer cette vie des sens et de l’esprit dont le moindre de ses livres respire l’exigence et l’urgence. Le bonheur, disait-elle, est une disposition naturelle du caractère, une forme de courtoisie qu’on doit aux autres comme à soi-même. Elle fuyait les raseurs et les mélancoliques. Aussi appartient-elle à la veine si française des écrivains, de Mme de La Fayette au cher Nimier, pour lesquels la noblesse de comportement, la folie secrète des êtres s’offre partout à l’analyse et à l’humour. Son œil, son style et son manque d’argent chronique la destinaient à la presse. Elle y fut accueillie à bras ouverts dès 1934, quelques semaines après la parution de Sainte-Unefois dans la Blanche. Minotaure abrite son premier article. Les derniers, trente-cinq ans plus tard, bousculent des feuilles moins prestigieuses. Entretemps, elle avait gagné mille lecteurs, ceux de Vogue, de Marie-Claire, d’Arts et d’Opéra, à son éthique de la distinction et du plaisir. Peu importait le sujet pourvu qu’elle l’abordât avec l’aplomb cocasse des grandes causeuses. La mode et son théâtre, la façon de se vêtir ou de se dévêtir, Noël et ses soupirs de joie, le destin brisé de l’Aiglon, la métaphysique de l’ornement chez Théophile Gautier, l’enfance retrouvée, les grands livres, du Napoléon de Job à La Princesse de Clèves sur laquelle elle a écrit le texte définitif, tout comble sa fantaisie ou allume son indignation. Son billet sur l’écrasement de la Hongrie, en 1956, « Le Temps des assassins » vaut mieux que les faux-fuyants de Picasso! Après les Hussards de 1950 et Patrick Mauriès, Olivier Muth sert merveilleusement la mémoire de la princesse de Verrières-le-Buisson(Louise de Vilmorin, Objets-chimères. Artistes et textes rares 1935-1970, édition établie et présenté par Olivier Muth, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 23,50€). SG

73544***La valeur des Cahiers de la Petite Dame n’a pas à être redite. Gide, tout compte fait, n’eut pas de meilleure amie et observatrice, éditrice et complice, que Maria Van Rysselberghe. Elle était l’épouse, peu sage, du pointilliste Théo, trop sage lui, qui a immortalisé le réseau franco-belge où l’écrivain a tenu une place éminente au début du XXème siècle. La correspondance d’André et Maria, d’une ampleur unique, l’est aussi par le ton et la «surface» qu’elle donne à la liberté de pensée et de mœurs. Ces deux-là, en effet, se comprenaient, s’épaulaient, et presque s’épousaient, du politique au sexuel, sans avoir besoin de passer aux aveux complets. Est-ce trahir la ferveur fusionnelle qui les unissait que de d’y rattacher l’enfant que Gide fit à la propre fille de Maria, enfant qui devait convoler plus tard avec Pierre Herbart, ultime péripétie nuptiale et clanique ? On a compris que leurs échanges épistolaires donnent de la république des lettres un tableau ouvert. Ce volume de 1200 pages, contribution essentielle à l’histoire des arts des années 1899-1950, regorge aussi d’informations sur la peinture du temps, notamment le cercle des néo-impressionnistes et des Nabis, de Paris à Bruxelles. Dunoyer de Segonzac passe aussi une tête après la guerre de 14, qui a resserré les liens avec la Belgique et arraché définitivement Gide aux conforts de l’individualisme bourgeois. A son souci d’agir, les causes ne manquent pas. Certaines, comme l’homosexualité, vont mettre la NRF en émoi. D’autres, les colonies, l’antifascisme, le bolchevisme, l’opposeront vite à ses « amis » de gauche. Dès janvier 35, Maria exécute Les Cloches de Bâle, «salade sans style », « sentimentalité romantique », « lyrisme de grand opéra » et «coquetterie »… Aragon n’oubliera pas Gide à l’heure des règlements de compte de la Libération, qui ont charrié plus de mauvaise rancœur qu’on ne veut le dire. Car Gide fut moins présent qu’Aragon dans l’actualité éditoriale des années d’Occupation. Et cette correspondance rappelle que, sous la pression de Valéry et Martin du Gard, il refusa rapidement de collaborer à la NRF de Drieu. Il écrivit tout de même, apprend-on, à Abel Bonnard pour protéger une comédienne de son entourage. Depuis l’Afrique du Nord, rejointe dès 1942, son entregent restait actif. Au lendemain de sa mort, Maria rendra hommage à son souci d’«élever dans les cœurs le niveau de l’être humain » (André Gide et Maria Van  Rysselberghe, Correspondance  1899-1950, édition présentée, établie et annotée par Peter Schnyder et Juliette Solvès, Gallimard, 40€). SG