DIEU ET LES SIENS

L’édition s’agite à nouveau autour de Joris-Karl Huysmans (1848-1907), la réflexion et la suspicion aussi. Nouveau cycle… Il y eut le regain des années 1970, dont Hubert Juin fut l’un des acteurs efficaces et la publication d’À rebours, en Folio, par Marc Fumaroli, le point d’orgue. Enfin libéré du triste sceau de simple manifeste, le roman « décadent » de 1884 retrouvait une épaisseur inattendue, sa face d’humour à côté de sa face sombre, son ironie œcuménique à côté de son interrogation métaphysique et religieuse. « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, etc. » : l’ultime imploration d’À rebours, supposé bréviaire de la décadence, jette une note de froid sur un livre qui dénonce plus qu’il n’encense les excès stériles du pessimisme schopenhauerien.  Quarante ans plus tard, aujourd’hui, Huysmans affronte simultanément les effets d’une réputation consolidée et les méfaits du nouvel ordre moral. À ceux qui traquent le « réac » sous toutes ses formes et à travers tous les âges, n’offre-t-il pas un bouquet d’abominations merveilleusement évidentes ?  Huysmans le misogyne, Huysmans le xénophobe, Huysmans le moderne à éclipses (ah, la tache de la Tour Eiffel honnie !), Huysmans le catholique aveuglé par sa propre inaptitude à croire… On pensait inattaquable son style batave, cet ouragan d’épithètes précipitées dans une syntaxe toute baudelairienne ou flaubertienne, on se trompait. Certains grincheux, oubliant la théorie proustienne des deux mois, passent l’homme, ses idées et sa plume par les mêmes armes. Ils sont, par chance, l’exception. Ses lecteurs continuent à se renouveler, certains écrivains français à l’aduler (on pense au formidable Soumission de Michel Houellebecq). Et les éditeurs, je le disais, se mobilisent. Après Bartillat et Robert Laffont, et avant l’entrée attendue du sulfureux Huysmans dans La Pléiade (la Bible, enfin !), Classiques Garnier lance de nouvelles Œuvres complètes, les premières depuis le monument de Lucien Descaves (1928-1934).

Fort de ses 1400 pages, le tome I couvre les années 1867-1879 et, pas à pas, en suit la production. Neuf autres sont annoncés, qui organiseront leur matière identiquement. C’est l’originalité de l’entreprise, tout publier à sa date, critique d’art, critique littéraire et romans, tout relier et tout relire donc, de façon à rendre tangible l’unité d’inspiration et d’écriture chez le maître, dit-on, de la dissémination et du disparate générique. Huysmans débuta, il est vrai, par un livre hautement déroutant, qui laissait pressentir ses difficultés futures à endosser l’uniforme du naturalisme, fictions carrées, psychologisme contraint, puritanisme lassant : Le Drageoir aux épices, en hommage explicite à Gautier, Banville et Baudelaire, et donc à la fantaisie qui dit vrai, tend plutôt au joyeux tohu-bohu, mot cher au carnavalesque Huysmans. Poèmes en prose, transpositions de tableaux, simples croquis, les définitions valsent autant que les époques, les références et la géographie imaginaire. La rencontre improbable de Boucher et Fra Angelico, dans Camaïeu rouge, n’est qu’une des incongruités volontaires de ce volume que refusa Hetzel. À vingt-cinq ans révolus, le jeune employé du ministère de l’Intérieur s’offrait de drôles de sucreries. 1874, c’est aussi l’année où le groupe impressionniste devient tel aux yeux de la critique à étiquettes. Huysmans, de père peintre, s’est formé jeune à cet art différent du sien, mais voué à seconder la littérature voyante, celle qui fait voir, ou rend visible. Son atavisme nordique, magnétisé par Rembrandt, pactise progressivement avec la nouvelle peinture, qui lui rend plus détestable la routine des Salons, Cabanel et Cie. Il persiste, certes, de sérieuses réserves en 1876, lorsqu’il rend compte de la deuxième manifestation de ceux « qui, sous le prétexte de vous communiquer leurs impressions, exposent, il faut bien le dire, des œuvres absolument insanes ». Un tri s’impose alors au critique naissant et tranchant. Manet, Degas et Caillebotte surclassent Pissarro et Monet dans son panthéon sélectif. De même, tout en flattant Zola et fréquentant le groupe de Médan, Huysmans soustrait assez vite son destin littéraire au naturalisme. La réfutation du « distingué », un autre de ses mots, ne saurait se borner, selon lui, à peindre le peuple abruti d’alcool et l’hypocrisie des maîtres. Il faut que l’observation des hommes et des femmes, toutes classes confondues, atteigne la lucidité la plus décapante. Aucune visée hygiéniste ou réconfortante, à rebours de l’enquête zolienne, ne vient décolorer Marthe et Les Sœurs Vatard, les deux romans à filles, et non à thèses, du Tome I.

Comme il est impossible au chroniqueur des modernes de ne pas chercher des causes à cette impureté aussi séduisante qu’angoissante, le sort du sacré et de l’art religieux a toujours préoccupé Huysmans et l’a dressé contre tout ce que son époque avait effectivement de détestable. Une époque impropre à décorer les maisons de Dieu autrement qu’avec la peinture anémiée de Signol, Tissot, Landelle avait de quoi désespérer l’amoureux de Delacroix, Fra Angelico ou Grünewald. Avec la grandeur d’antan reculaient la force consolatrice de l’image et l’esprit de charité. Ce que l’on appelle sa conversion, ébauchée en 1892, année où il « frappe à la porte de Dieu », s’annonce très tôt au milieu des considérations esthétiques du futur romancier. L’ignoble banalisation dont souffre la peinture d’église lui semble en effet le signe d’un divorce plus profond. La France de messieurs Jules Grévy et Sadi Carnot, en attendant les stigmates de l’anarchisme et de l’affaire Dreyfus, se déchire sur l’anticléricalisme d’État, funeste erreur de la IIIème République. En s’attaquant à l’institution ecclésiale, la toute-puissance laïque braque les fidèles les moins intégristes et contribue à l’éloignement des valeurs chrétiennes, lame de fond qui n’a pas fini d’agir sur la décomposition de notre société. Huysmans l’a si bien anticipé qu’il consacre une série de romans, les moins lus aujourd’hui, à ce tournant de civilisation aux effets déjà devinables. L’éclaireur des élites et des masses se réveille chez celui qui ne serait qu’un prophète du passé… De Là-bas à L’Oblat, de 1892 à 1903, le « cycle de Durtal » met Huysmans face à lui-même : la fiction, au bord de l’autobiographie, se recharge moins d’exemplarité morale qu’elle ne fouille les causes d’un malaise et les raisons d’un espoir. Sur ce chemin d’humilité et de vérité peu dogmatique, La Cathédrale forma une manière de chef-d’œuvre déchu. Car ce livre fut longtemps célèbre. Miracle, il reparaît avec une partie des illustrations de Charles Jouas. Originellement, en 1899, le tirage de tête s’ornait d’un frontispice un peu fou de Pierre Roche et d’un portrait de l’auteur affublé du chat noir de Poe et Baudelaire. La substance bizarrement édifiante du livre s’y pelotonnait. Car La Cathédrale, chant d’amour marial adressé au joyau de Chartres, au livre universel de pierre et de verre, ne se fait pas une conception sulpicienne du respect des Écritures et de la défense de l’art sacré. Huysmans, au contraire, devait choquer et friser l’Index en raison du rejet qu’il proclame des bondieuseries et du bégueulisme. Si l’analogie et l’allégorie fondent le symbolisme chartrain où Durtal descend par étapes, l’initiation reste de l’ordre du sensible, du divin physiquement partagé.

Léon Bloy (1846-1917), autre catholique non aligné, n’a pas aimé La Cathédrale, que son indispensable Journal mentionne deux fois avec une distance certaine. « Illisible à force d’ennui », « traité d’érudition déguisé en roman », le livre aurait dû combler pourtant l’ébriété scripturaire et la dévotion absolue qui avaient fait de la Bible le socle de sa vie et de son style. Mais Bloy avait rompu avec Huysmans en 1891, brisé une amitié née dans le choc d’A rebours, la sortie du naturalisme zolien, la complicité de Villiers de L’Isle-Adam et le souci de marcher ensemble sur la voie ouverte par Les Fleurs du mal et Les DiaboliquesLa Cathédrale, pour une autre raison que le ténébrisme du cœur et de l’âme, n’a pas provoqué leur réconciliation, qui n’eut jamais lieu. Ratage inexplicable ou trop lumineux, c’est selon. Car Huysmans et Bloy ont presque communié en tout, la haine des faux-semblants chers au siècle du progrès, la foi paradoxale qui les soutient, les femmes qu’ils ont multipliées en dehors de toute considération de classe ou de bienséance, la vraie littérature et même la peinture… Les pinceaux, on l’oublie souvent, n’ont pas manqué autour de Bloy, ancien élève de Pils à l’école des Beaux-Arts. D’Henry de Groux à Rouault en passant par Desvallières, ils sont nombreux à s’être reconnus dans son expressionnisme sensuel, son obsession de la Parousie, sa compassion pour les déshérités, les rejetés, les irréguliers, ceux-là « qui se taisent ». Le silence des faibles, des désespérés, Bloy l’a rempli de son verbe fracassant, aux vitupérations et invectives justement célèbres. Dieu est larmes et colère, charité et combat, soumission et révolte. Le Journal, que la collection Bouquins nous a rendu par la grâce de Robert Kopp et Pierre Glaudes, bouillonne d’une effervescence continue et salutaire. On y sent encore batailler le grand Barbey d’Aurevilly et déjà gronder le grand Bernanos. Bloy doit au premier, au soir du Second empire, de n’avoir jamais confondu l’appel de Dieu et le renoncement janséniste à la vie, l’art et les morales oublieuses de notre double nature. Prenant la parole dans la chapelle Sixtine, sous l’œil de Michel-Ange et les convulsions d’une humanité à jamais clivée, le pape François s’est récemment autorisé à citer Bloy et l’un des livres controversés, donc utiles à notre époque si correcte, que Laffont réédite courageusement. Le dominicain Augustin Laffay en a signé l’éblouissante préface, véritable procès en béatification d’un écrivain qu’il connaît aussi bien que Maxence Caron, l’éditeur de ces textes de feu, et Pierre Glaudes, déjà nommé. Oui, la sainteté impossible fut ce à quoi Bloy, le soldat de 1870, le collaborateur de Veuillot et le précurseur de Péguy, aura tendu en pleine conscience et par fidélité extrême, extrémiste, disent ses ennemis, au Sauveur.

Bloy et Huysmans sont deux des protagonistes majeurs du dernier essai de Michel Winock. Décadence fin de siècle se penche sur le byzantinisme amer et pervers de la France des années 1882-1897, comme un médecin désemparé sur un malade incurable. Nul espoir n’est plus permis. Si Winock reconnaît que l’esthétique décadente, sa façon de convertir en jouissances étonnantes l’humus détestable de son effloraison, n’a pas perdu tous ses charmes, et s’il commente avec un enthousiasme certain, communicatif ce que l’histoire littéraire a retenu sous cette appellation, il lui semble impossible de concéder à ces œuvres délicieusement immorales, ou terriblement inventives, une valeur de vérité autre que négative. D’accord, nous dit l’auteur, les décadents ne sont pas les seuls à s’être fourvoyés. La xénophobie, l’antisémitisme prospère aussi à gauche en cette fin du XIXème siècle. Drumont, que Bloy tenait en piètre estime et qu’il réfuta, établit sa condamnation brutale des Juifs sur des arguments quasi marxistes, quand il n’emprunte pas à Gobineau des bûchers qui n’y brulent pas. Et si les anarchistes partisans de l’action directe ont fasciné certains écrivains et peintres, l’inverse est loin d’être vrai. Tous les nihilismes ne se confondent pas, tous les nationalismes ne se valent pas, toutes les postures décadentistes ne fusionnent pas. Je serais moins généreux que Winock au sujet de l’« âge d’or » de la République qu’auraient formé les années qu’il étudie en grand connaisseur et pédagogue de l’histoire des idées. La question demeure : le bilan de la République des Jules force-t-il tant l’admiration qu’on ne puisse rappeler ses failles et échecs, la grande misère des ouvriers, la troupe tirant sur les grévistes, les limites même de la société démocratique, incapable de réunir les Français humiliés de 1870 autour de sa morale laïque et de son patriotisme incomplet. Les antimodernes possèdent leur lumière propre, fût-elle désolée ou paradoxale, Antoine Compagnon nous l’a rappelé dans un livre que Winock aurait pu citer et discuter. Quant à Huysmans et sa force révélatrice, je laisserai la parole aux éditeurs des Œuvres complètes : « De la modernité qu’il n’a cessé de vomir, il a exploré avec une rare acuité le négatif – la conscience malheureuse, l’individualisme solipsiste, le retour du refoulé irrationnel dans la rationalité triomphante. » Et, ajouterai-je, le vide spirituel, l’indifférenciation du cadre urbain et la marchandisation de tout, art, sexe et politique. Stéphane Guégan

*Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, Tome I, 1867-1879, Classiques Garnier, 69€.

*Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale, édition présentée, établie et annotée par Dominique Millet-Gérard, illustrations de Charles Jouas, Folio Classique, Gallimard, 9,30€.

*Léon Bloy, Essais et pamphlets, édition établie et présentée par Maxence Caron, préface d’Augustin Laffay, Robert Laffont, collection Bouquins, 34€.

*Michel Winock, Décadence fin de siècle, Gallimard, L’Esprit de la cité, 23€.

L’HOMME COUVERT DE HAINES

illustration-lettres-de-guerre-de-jacques-vache_1-1463043997Avant de les pousser au défi esthétique, la guerre accule les écrivains à leur part d’inconnu. Se montreront-ils à la hauteur ? Face au danger, face à la mort, ces êtres de cabinet et de salon, maîtres des mots, seront-ils maîtres d’eux ? Seront-ils, dirait Drieu, des hommes ? En 1914, la fierté de servir son pays et de braver l’agresseur embellit, au mieux, la résignation générale à l’inévitable. On part rarement se battre la fleur aux lèvres. En 14, les écrivains se montèrent la tête, comme les autres, quelle qu’ait été la flamme de leur patriotisme. Du conflit qui s’engageait et s’embourberait vite dans ses millions de cadavres, les plus jeunes attendaient la fin du vieux monde. Des vieillards les envoyaient au feu, le feu les débarrasserait de la gérontocratie qui dominait le pouvoir et le haut commandement. Le champ de bataille souriait au sang vif, aux horizons neufs, ce serait un laboratoire plus qu’un mouroir. Quand bien même ces combattants, à peine sortis de l’adolescence, allaient rapidement douter du destin collectif qui les appelait, la littérature ne perdrait rien en chemin. Délire d’enthousiasme et déluge de violence, effroi et fascination devant l’indescriptible, elle ferait son miel de tout. Les mots, rempart à l’horreur ou à l’absurde, ont épousé l’épreuve dans sa fièvre et sa folie destructrices, ils ont aussi fait résonner le dépassement de soi, la fraternité des armes et le merveilleux insolite d’un chaos que certains crurent régénérateur au-delà de la paix.

product_9782070178759_195x320En ce centenaire de la bataille de la Somme, où tombèrent tant de britanniques (voir la série Peaky blinders quant au durable trauma outre-Manche), l’Historial de la Grande Guerre rend hommage à une quinzaine de poètes et romanciers, français, allemands et anglais. Neuf d’entre eux, en effet, vécurent l’offensive de juillet-novembre 1916, celle des Orages d’acier de Jünger, heureux de chanter l’avènement d’une virilité aussi trempée que les canons qui déchirèrent le ciel d’été. Faisant vite oublier ses modestes espaces par son lacis de boyaux sombres, l’exposition de Péronne est surtout riche d’un matériel rarement vu et confronté, du casque transpercé de Jünger à la pipe d’opium de Joë Bousquet, du portrait de Péguy par Egon Schiele aux dessins expressionnistes du grand poète Wilhelm Klemm (publiés aussi dans Die Aktion), du carnet militaire d’Apollinaire aux loufoqueries « explosives » de Jacques Vaché (photo, plus haut), du Feu d’Henri Barbusse (qui impressionna Otto Dix, Céline et Hemingway) au génial J’ai tué de Blaise Cendrars. Le « British side » du parcours est très brillant, des stances noires d’Ivor Gurney (qui pensait soigner sa neurasthénie en prenant les armes) au fameux Counter Attack de Siegfried Sassoon, qui rendit public son dégoût de l’inefficacité inhumaine de l’état-major en juillet 1917. A tout cela, qui est beaucoup et justifie une visite, s’ajoute le Cahier bleu de Georges Bataille, cahier d’un jeune guerrier de 18 ans, qui pleure la cathédrale de Reims, celle de son enfance, celle d’une France souillée, et dédie son poème rageur à Léon Bloy.

drieu-la-rochelleCe lyrisme doloriste, dont la cathédrale « vitriolée » (Cocteau) serait encore longtemps le motif exemplaire, le Drieu La Rochelle d’Interrogation (Gallimard, août 1917) n’en a cure. La Part du feu, l’un des poèmes du recueil les plus tributaires du futurisme italien, dénonce ceux qui pleurent la destruction des vieux temples : «Laissons ces eaux aux vieillards, qui ne sentent pas dans leurs têtes débiles la force de concevoir des chefs-d’œuvre. » Drieu est absent des cimaises de Péronne. Début 1916, le rescapé de Charleroi et des Dardanelles se blesse grièvement à Verdun, un éclat d’obus dans le bras. Sa main gauche se raidit, à jamais. La bataille de la Somme ne fut donc pas pour lui. En août, il publie Usine = Usine dans Sic : la revue de Pierre Albert-Birot tient Marinetti pour l’un de ses mentors. De nos jours, la phalange futuriste de l’intelligentsia parisienne, Apollinaire compris, n’a plus très bonne presse. Bellicisme nietzschéen,  jeunisme radical, horreur de la muséification du passé, ça ne cadre pas avec notre époque. On ne s’explique pas autrement le fait que la majorité des manifestations liées au centenaire de la guerre de 14-18 aient mis nos sulfureux futuristes hors champ. Drieu traine lui une telle réputation qu’il est devenu inutile d’invoquer son tropisme italien pour l’exclure des fêtes du souvenir. Il reste l’homme couvert de haines, bien que cette haine, toujours ambiguë, voire secrètement amoureuse, fasse la joie des éditeurs, comme on verra plus loin.

Julien Hervier n’est pas soupçonnable de pareils calculs. Le meilleur connaisseur de Drieu n’exploite pas un filon. Il sert une cause où se reconnaissent quelques-uns aujourd’hui. En février dernier, Bartillat publiait son édition des Ecrits de jeunesse, le volume que Drieu prépara durant la « drôle de guerre », dès 1939 probablement, et ne fit imprimer qu’en 1941. Date tardive, elle s’explique par la raclée de juin 1940, mais elle fit croire à quelque manœuvre collaborationniste ! Or, entre 1917 et 1927, où s’encadre la « jeunesse » de l’auteur, celui-ci tenta plutôt de concilier capitalisme, socialisme et briandisme. Aider l’Allemagne des années 1920 à surmonter le coût de sa défaite lui semble de meilleure politique, dans la perspective d’une Europe coincée entre la Russie et l’Amérique, que l’acharnement cocardier de courte portée. Il est d’autres manières d’écarter le risque d’une nouvelle guerre que l’angélisme pacifiste et l’esthétisme post-dadaïste… Mais accorde-t-on encore un reste de crédit à la pensée politique de Drieu ? Le fascisme n’en est-il pas le dernier mot? L’attention qu’il a portée très tôt à Mussolini, comme beaucoup d’hommes qui se disent encore de gauche alors, n’amorçait-elle pas sa conversion à Hitler ? Qu’il ait été un ardent antimunichois en 1937, en vomissant le soulagement qu’éprouvèrent une pléiade d’écrivains supposés plus respectables, n’effleure plus la bonne conscience de tous ceux, et ils sont nombreux à peser sur l’opinion publique, qui ont définitivement révoqué en doute le « service de la France » dont Drieu n’a jamais démordu.

product_9782070723072_195x320Comme Pierre Andreu et Frédéric Grover avant lui, Hervier prend au sérieux le poète iconoclaste de 1917, le réformiste socialisant des années 1920, l’électrochoc de février 34 et les déchirements du Journal 1939-1945 dont il fut l’éditeur courageux, voilà près de vingt-cinq ans, malgré la tempête qu’il savait soulever et souleva. C’est qu’Hervier s’était refusé à transformer cette ultime autobiographie en pièce à conviction du grand procès auquel, noblesse oblige, Drieu se sera soustrait. L’auteur du Feu follet s’était expliqué avant de se tuer, il n’avait plus rien à ajouter en 1945, encore moins à des tribunaux d’épuration où ne siégèrent, il est vrai, que des amis de la France et d’exemplaires résistants. Des explications sur sa conduite et son parcours politique, de la nouvelle gauche à la jeune droite, puis du socialisme fasciste au fascisme socialiste, le nombre impressionne, de même que sa répugnance inlassable envers tout nationalisme étroit. La patrie est affaire de valeurs partagées, plus que d’origine : un passage peu relevé d’Etat civil (1921) prend appui sur l’intégration réussie des Juifs français pour illustrer son idée, dirions-nous, du vivre-ensemble. Vraie crise morale, la guerre de 14 a enterré le patriotisme hérité de 1814 et de 1870 en démasquant les illusions qu’il avait trop longtemps camouflées. Comment nommer autrement, dit Drieu, la folie suicidaire des autorités, la bourgeoisie embusquée, l’ivresse technologique retournée contre l’infanterie et la propagande anti-boche ?

CVT_La-comedie-de-Charleroi_1844Il faut que la IIIème République, déchue, cède la place à une nouvelle organisation politique, économique et sociale, et se dote de nouvelles élites. La boucherie de 14-18 a révélé toute une jeunesse à elle-même, elle a réveillé son sens de l’action après lui avoir fait presque perdre celui de l’obéissance, elle a vérifié ce que Drieu a retenu de Nietzsche, Barrès et Rimbaud : l’histoire se recrée dans la violence, comme l’art dans le mal. Chance de l’individu moderne, que tout condamne à l’apathie, la guerre sonne l’appel au sursaut collectif. Tel est, du moins, le credo d’Interrogation et, avec moins de confiance prophétique, de Fond de cantine, second opus poétique de Drieu, paru en 1920, alors qu’il est devenu un solide compagnon des futurs surréalistes et que sa foi en un avenir neuf s’étiole un peu. Alimenté par l’argent d’une épouse qu’il délaisse, son libertinage ne connaît aucune borne : sexe et alcool, adultères et bordel, remplissent sa vie et ses romans d’un aristocratisme à part. Drieu n’en conserve pas moins une «tête politique ». Ce Don Juan insatiable ne peut abandonner le soldat de Charleroi au stupre des années folles. Rétif finalement à Mussolini, trop nationaliste, lucide quant à Moscou, refusant de suivre Aragon sur la pente du léninisme, il va publier coup sur coup, en 1927, deux essais, La Suite dans les idées et Le Jeune Européen, dédié au Breton de Légitime défense. Avec Interrogation et Fond de cantine, ils formeront plus tard les Ecrits de jeunesse, qui pivotent ainsi sur l’expérience de la guerre et les attentes de la paix.

Balançant de la confession intime à la réflexion globale, La Suite dans les idées appartient à ces objets indéfinissables chers à Drieu. Fait de bribes échouées, poèmes et récits courts, le premier volume n’a pas convaincu Gallimard, auquel Drieu avait tenté de le vendre dès 1925. Ce décousu ne doit pas abuser et Hervier donne la clef de l’étrange bouquet en rapprochant son Préambule de l’adresse liminaire des Fleurs du Mal. Drieu ne s’est jamais complu dans la lecture décadente de Baudelaire, celle de la fin du XIXème siècle, et ses complaisances obscures. Le Baudelaire de Drieu annonce plutôt celui de Valéry et Matisse, tout de résolution et de clarté roboratives. La recherche du plaisir ne saurait dédouaner les jouisseurs d’agir sur le monde environnant et d’interroger le sens de leur vie de débauches. La Suite dans les idées peint en tons crus et drôles, cruellement drôles, la difficulté de s’arracher aux délices de Capoue pour la jeunesse des cafés et des dancings, où les jeunes surréalistes ne sont pas les derniers à briller. A cet étourdissement généralisé, à ces femmes affranchies et qui éclatent de « toute leur fureur sexuelle » à la terrasse des bistrots, Drieu ne jette pas la pierre, il en fut, il en est encore un peu… Son besoin d’autre chose n’en est que plus impérieux et se fait entendre des lecteurs du Jeune Européen.

images« Rêveries lyriques sur l’état de notre civilisation », et les tourments de sa jeunesse turbulente, faudrait-il ajouter pour rester dans la ligne des Fleurs du Mal, ce grand livre passablement occulté attrape la décomposition contemporaine au filet de son étrange alliage. Dédié à André Breton, il cite Le Paysan de Paris d’Aragon en tête de sa seconde partie, où le music-hall et les divers attraits du merveilleux populaire illustrent « le tragique moderne » des surréalistes avec lesquels Drieu vient de rompre. Rupture de principe et non d’écriture, et rupture ambiguë dont il faudra un jour avouer tous les ressorts. Admettons, pour l’heure, qu’ils sont d’abord politiques ! En 1927, Aragon a rejoint le PCF et d’autres se tâtent parmi les fêtards du Cyrano. Drieu, par contre, redit « l’affreuse déconvenue » que la Russie soviétique lui a causée, il le redit en admirateur ancien et trompé de la Révolution de 17. Il lui semble, d’ailleurs, que l’actualité voit triompher les fausses valeurs, les engagements bidons, l’imposture des mots dévoyés… De même que la victoire du prolétariat masque celle du machinisme et de la servitude d’Etat, l’époque entière glisse vers le règne de la duperie, la France surtout. Où trouver la force d’un changement authentique ? Comment réveiller les appétits du fantassin devant lequel l’Europe déroulait un rêvé de fraternité par-dessus les clivages, les classes et les frontières ? Ce fut l’interrogation de 1927 ! Au-delà du toilettage que Drieu leur fera subir en 1939-1940 sous le feu d’une autre guerre, et que Julien Hervier passe savamment en revue, les Ecrits de jeunesse, livre de combat, étaient porteurs d’un projet auquel la Collaboration,  jeu de dupes, allait administrer un coup fatal. Stéphane Guégan

*Ecrivains en guerre. Nous sommes des machines à oublier, Historial de la Grande Guerre, Péronne, jusqu’au 16 novembre, catalogue sous la direction des commissaires, Laurence Campa et Philippe Pigeard, Gallimard, 24€

**Drieu La Rochelle, Le Jeune Européen et autres écrits de jeunesse 1917-1927, édition, avant-propos et annexes par Julien Hervier, Bartillat, 23€.

***Les excellentes Editions de Paris nous rappellent quel journaliste inspiré fut Drieu. Ne cherchons pas ailleurs l’un des ressorts de ses nouvelles et romans, où il a su faire passer le ton et le punch de la presse. Ce que Drieu écrivit de l’activité théâtrale en 1923-1924, pour la NRF, enchanta Zweig (il recommande sa lecture à Romain Rolland). Julien Hervier note justement combien Le Jeune Européen y a puisé une partie de son matériau et de sa verve. Vers 1930, pour revenir à notre précieux florilège, Drieu adore s’écarter des sujets nobles, il radiographie le présent, passion dévorante, vagabonde et rimbaldise de Lindbergh à Violette Nozière, de Stendhal à Borges et de Saint-Denis au Louvre. Journaux ou revues, gauche ou droite, peu importe. Au-dessus des partis et des patries, il caresse le rêve d’une France qui éviterait l’étau des fascismes et des communismes, une France qui soignerait son corps (vive le sport, le camping, les voyages) et sa santé spirituelle en lisant D. H. Lawrence. Drieu a beaucoup pratiqué le nudisme solitaire avec ses plus belles maîtresses. Du reste, les femmes qui refusent de vieillir et d’épaissir l’attendrissent plus que la veulerie des tribunaux face au mystère, ou des gouvernements face au danger. La peinture, autre marotte, se cogne ici et là à sa plume, la meilleure peinture, Manet, Picasso, Derain, le dernier Renoir et même Soutine, qui fait « souffrir la toile » et crier le désordre de l’atelier. La politique, rarement directe, peut l’être aussi. On relira les courtes notes qu’il donna à Paulhan sur l’épiphanie de février 34 et la guerre d’Espagne. SG (Pierre Drieu La Rochelle, Chroniques des années 30, présentation de Christian Dedet, Les Editions de Paris, 15€).

a18371-647x1024****La fable a tous les droits, sauf celui de torturer l’histoire. Dans le récit qu’il imagine d’un procès qui n’eut jamais lieu, ou qui n’eut pour assises intimes que le seul Drieu, Gérard Guégan ne blesse pas la vérité. Tout au plus se glisse-t-il dans ses silences avec tact. Il aime trop Drieu pour dramatiser banalement la confrontation finale du traqué avec lui-même… De jeunes communistes, qui n’ont pas digéré le pacte Ribbentrop-Molotov, lui ont mis la main dessus fin 44, c’est l’hypothèse de départ. Drieu a pactisé avec l’ennemi, il doit assumer les crimes de l’Allemagne, qui deviennent les siens, pense la plus énervée du groupe. Mais ses camarades la calment, la situation se complique, les esprits se troublent, à l’image des années d’Occupation et du rôle qu’y joua Drieu. S’enclenche la polarité des contraires, issue de la vulgate sartrienne, haine de soi et volonté de puissance. Plus hardie est la troisième voix, celle de Guégan lui-même, qui ne confond pas Drieu et les vulgaires collabos enrichis, renvoie son antisémitisme à ses singulières éclipses et amoureuses exceptions, n’oublie pas que son fascisme fut un « combat », au service de la France, et sa mort le sceau des âmes fortes. Ni création littéraire, ni document historique, le livre d’Aude Terray se saisit du dernier Drieu, quant à lui, de façon trop attendue. La finesse psychologique qu’annonce la 4ème de couverture consiste à remailler les poncifs usuels : Drieu a tout raté, il se déteste, bande un coup sur deux, tient sa «revanche » sous la botte et, évidemment, s’abandonne à sa fascination pour la mort et la force, ces maîtresses insatiables… Les raccourcis journalistiques abondent : Abel Bonnard et Jouhandeau se résument à leur passion homosexuelle pour l’Occupant, le « voyage » des écrivains français ne peut être qu’une « grotesque équipée », le choix que Drieu fait de « revenir » à Doriot, en 1942, « un spasme suicidaire ». On apprend, avec stupeur, que Gilles a été « ignoré » à sa sortie. L’assertion surprendra Jean-Baptiste Bruneau qui a consacré une livre décisif à la réception critique de Drieu. Il eût mieux valu se demander pourquoi, en 1939, la presse, gauche et droite confondues, « ignore » l’antisémitisme (toujours déchiré) de l’auteur et ne s’émeut que du vitriol jeté, à profusion, sur la classe politique et la cléricature surréaliste. Le livre refermé, une question surgit : la mode des précipités biographiques convient-elle à un sujet aussi « grave » (Paulhan, mars 1945) que la « fin » de Drieu ? SG (Gérard Guégan, Tout a une fin, Drieu, Gallimard, 10€ ; Aude Terray, Les Derniers jours de Drieu La Rochelle, Grasset, 18€)

*****Sur Drieu lecteur de Bernanos, voir Stéphane Guégan, « Sous le soleil de Bernanos », La Revue des deux mondes, septembre 2016, 15 €

9782754109536-001-G******Sur Matisse lecteur de Baudelaire (et de Valéry), voir ma présentation de Matisse, Les Fleurs du mal, reprint de l’édition de 1947, avec un livret d’accompagnement, Hazan, septembre 2016, 25€.

SAVE THE DATE / Stéphane Guégan, Drieu, l’homme aux valises pleines, Conférence de l’Observatoire de la modernité. Dix phares de la pensée moderne, 2ème partie. Sous la direction de Chantal Delsol et Laetitia Strauch-Bonart. Collège des Bernardins, mercredi 5 octobre 2016, 20 h00.

SAINT GEORGE(S)

9782757209486_GeorgeDesvallieres_CatalogueRaisonneDeLOeuvreComplet_2015Le catalogue raisonné fut longtemps le privilège des princes de l’art. Comme tout se démocratise, en bien mais surtout en mal, les pires tâcherons ont bénéficié d’un inventaire complet avant George Desvallières (1861-1950), que les musées ont tant tardé, par ailleurs, à remettre à son rang. On ne leur demandait pourtant rien de plus que de « regarder » cette peinture, virile et capiteuse inséparablement, et de se demander pourquoi l’artiste s’était acquis le suffrage des meilleurs, Léon Bloy, Apollinaire, Péladan, Mauclair, Roger Marx et Vauxcelles, avant de mourir dans la double gloire des hommes et de Dieu, sous l’habit de neige des fils de Lacordaire. Le Petit Palais et son excellent directeur auront donc tiré les premiers. Bravo. Visible à partir du 15 prochain, cette rétrospective était aussi attendue que le monument éditorial auquel Catherine Ambroselli de Bayser a consacré vingt ans de son existence et d’une passion inlassable. Vient donc l’heure grave où doivent se confirmer les fruits de tant d’efforts… Car le pluriel s’impose ici. La première confirmation qu’on retire de ces 700 pages nourrissantes est celle d’un artiste qui ne s’est jamais détourné du mouvement de l’histoire, celle de l’art et celle des hommes. Son âme de lutteur ne s’exaltait qu’aux combats qu’elle s’assignait constamment, la liberté des pinceaux, la beauté (divine) des corps, puis la rechristianisation de son pays et les sacrifices qu’il exige en temps de guerre. Marqué par la défaite de 1870, volontaire en 1914, anti-munichois en 1938, il fut de ceux qui firent savoir au maréchal Pétain qu’ils souffraient de voir stigmatiser la composante juive de la nation. On aimerait pouvoir le dire d’autres peintres. De surcroit, et en bonne intelligence avec l’indéfectible Maurice Denis, il se sera tenu à l’écart des velléités corporatives de Vichy et des règlements de compte dont la ville d’eau fut le triste théâtre (voir mon Art en péril, 1933-1953, Hazan, 2015). Les preuves sont là, le chrétien et le patriote se révoltaient en lui devant les forces d’Occupation et leurs exigences sans fin, héritières d’un prussianisme haï de longue date. Tête pensante du Salon d’Automne depuis  sa création, en 1903, et autrement plus libéral que Frantz Jourdain, Desvallières s’indigna enfin, dès la fin 1940, de son aryanisation.

TireursArcDesvallieresL’idéal de l’exposition libre, ouverte aux quatre vents de l’inspiration, se brisait sur les casques d’acier. Il ne revivrait plus jamais. L’après-guerre, salons et musées, fera de la modernité un entre-soi étouffant. C’est une tout autre idée de la peinture qui entraine les premiers tableaux du jeune Desvallières, si ardents, si colorés et déjà soulevés d’une verve expressionniste, où Manet, Carolus-Duran, Bastien-Lepage et Gervex sont présents autant que Mantegna et les vieux Toscans les plus musclés, Michel-Ange, Pollaiuolo, Andrea del Castagno… Issu d’une famille  d’illustres écrivains et d’intellectuels, les Legouvé, mais formé sur le tas, malgré un rapide passage par l’Ecole des Beaux-Arts, Desvallières profite tôt des leçons de Jules-Elie Delaunay et de Gustave Moreau. D’où une évidente fascination pour la haute Renaissance et une masculinité impudique. Tantôt exacerbée, cela donne Les Tireurs d’arc en 1895 (notre illustration), sous l’influence avouée de Rodin et peut-être des Trophées de Heredia. Tantôt efféminée, et cela donne alors tant d’éphèbes équivoques, qui coloniseront plus tard son iconographie chrétienne, riche en Sébastien et en Christ alanguis jusqu’à la guerre de 14. Ce point mériterait d’être mieux éclairci, Desvallières ne partageant pas, sauf preuve du contraire, les inclinations sexuelles de Delaunay. Sans devenir un élève de Moreau à proprement parler, autre artiste dont la libido nous est mal connue (les gardiens du silence veillent), Desvallières en a adopté les climats mystérieux, frottés de Quattrocento et d’Orient, et les allégories étrangement obscures. Auront beaucoup compté, en outre, ceux qui fréquentèrent l’atelier de Moreau, à l’Ecole des Beaux-Arts, à partir de 1891, les futurs Fauves entre autres. Catherine Ambroselli, forte d’une documentation familiale qu’elle exploite très bien, fait revivre le cercle où Desvallières a trouvé son second chemin de Damas, le cercle de Matisse, de Piot et de Rouault, lequel fut alors d’une importance particulière.

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Choses vues, souvenirs de Londres

Il détermine, à l’évidence, la rencontre de Léon Bloy, catholique ultra mais hétérodoxe, et la lecture de Baudelaire (il était temps !). Lors du Salon d’Automne de 1903, le premier de son histoire, Desvallières expose Choses vues, souvenirs de Londres, titre qui télescope Hugo et le Baudelaire du Peintre de la vie moderne. L’artiste le dit, il lui faut épouser le monde qui l’entoure, ses hauts et ses bas, sous la lumière terrible de son « retour à Dieu ». Retour que Bloy enregistre dans son merveilleux Journal, réédité par Robert Kopp en 1999 (Bouquins, Robert Laffont). Comme l’amour, la grâce marche et frappe au hasard, et les « maisons » britanniques ne sont pas épargnées par ces coups de foudre-là. Le tableau, où traine le souvenir des femmes fortes de la Renaissance, consonne avec le premier Picasso, et inspire au critique (érotomane) Joseph Péladan ce magnifique commentaire : « Ces trois sœurs du vice ont le même regard bleu, la même chair rose, la même cigarette aux doigts. Vraiment, c’est là une œuvre baudelairienne. Ces trois regards implacables, ces trois fatalités de luxure, ces roses d’enfer, ces trois faces de démones s’imposent à l’imagination. » Au détour de son séjour londonien, Desvallières a-t-il croisé l’étonnant enfer de Walter Sickert, peintre proche de Jacques-Emile Blanche et de Gide dans la France 1900? C’est fort probable. Les créatures de Londres avaient fait sentir  au Français l’étrange fascination de ces êtres doubles, corps disponibles et âmes en mal de rachat  Son Sacré-Cœur de 1905, grande sensation du Salon des Indépendants de 1906, versera le sang rédempteur, comme de juste,  sur les plus assoiffé(e)s, à la manière du « Pélican rouge, le Pélican qui saigne pour ses petits et telle me paraît la genèse de votre œuvre » (Léon Bloy).

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Christ à la colonne

1910 marque un tournant à plus d’un titre. Le 16 mai, Desvallières est fait chevalier de la Légion d’honneur. Ce jour-là s’inaugure, Galerie Druet, une rétrospective de son œuvre, 53 numéros. Dans La Grande Revue, Pierre Hepp écrit alors : « On vit son métier devenir, de jour en jour plus simple, plus franc, plus solide et plus réfléchi, s’appuyer sur des idées plus nettes, plus positives. » Quant à la récente conversion de Desvallières, le journaliste la qualifiait indirectement en le situant parmi Baudelaire, Huysmans et Léon Bloy, un trio de catholiques sans tiédeur ni bienséance inutiles. En juin, l’artiste fêté rejoint la Société de Saint-Jean, fondée par Lacordaire en 1839… Le rajeunissement que Desvallières imposait à la peinture sacrée doit donc se comprendre dans le contexte d’une avant-garde tournée majoritairement vers le primitivisme, le cubisme ou la déco nabie. Quoique marqué par l’Espagne du Siècle d’or, Christ à la colonne, son envoi le plus fort au Salon d’Automne de 1910, relève donc d’une modernité de combat. Plus encore que son ami Maurice Denis, à qui le tableau a appartenu, Desvallières rejette le « genre sacristie » et love une bonne dose d’érotisme doloriste dans ce grand corps brisé et humilié, dont la ligne de cou rappelle le Chassériau du Christ de Saint-Jean-d’Angély. Moderne est aussi la touche d’orientalisme qui réveille le chapiteau de la colonne. Le fond noir, signe avant-coureur des ténèbres du calvaire, n’est pas sans faire penser aux multiples Christ d’Henner, que Desvallières ne pouvait ignorer. Même l’inscription, « Seigneur, ayez pitié de nous », y renvoie. Vauxcelles, en 1910, s’enchante de ce « Christ de primitif espagnol ». Et Raymond Escholier, en 1936, l’assimilera aux géniaux Moralès et Valdès Leal, deux des références majeures de la peinture française au temps de la Galerie espagnole de Louis-Philippe. Quel poids attribuer aux souvenirs ? L’hispanisme baroque et sévillan de Desvallières, alors que le Greco revival déferle, mériterait d’être creusé. A l’évidence, la guerre de 14, durant laquelle il  renfile l’uniforme, aura précipité l’évolution de sa peinture, toujours plus poignante et empoignante. Claudel ou Péguy, ses lectures de soldat, ne le quitteront plus. L’autre guerre le verra ferme dans ses bottes, nous l’avons rappelé plus haut. La Croix est plus que jamais offerte en exemple à la France humiliée, martyre, mais relevée. Le 15 mars 2016 sera bien le jour du Jugement dernier. Comprenne qui voudra. Stéphane Guégan

*Catherine Ambroselli de Bayser, avec la collaboration de Priscilla Hornus et Thomas Lequeu, George Desvallières. Catalogue raisonné de l’œuvre complet, trois volumes sous coffret, Somogy, 380€. // A voir au Petit Palais, Paris, du 15 mars au 17 juillet 2016, George Desvallières. La peinture corps et âme.

TROIS GRANDS LIVRES EN POCHE

9782253185697-001-Tproduct_9782070464890_195x320Signalons d’abord une singulière coïncidence : en janvier 2015, je disais tout le bien qu’il faut penser des essais de Bérénice Levet et d’Anne Applebaum, la première dénonçant les mensonges de la théorie du genre et le recul du véritable Eros, l’autre explorant les crimes tus de la guerre froide, deux essais qui, malgré l’écart des propos, nous semblaient entrer en résonance par leur rejet commun des fausses idéologies du Bien. Leur parution simultanée en poche, signe d’un succès mérité, le confirme. Je renvoie donc à ma recension en ajoutant que l’année écoulée n’a vu que croître leur pertinence. SG // Bérénice Levet, La Théorie du Genre ou Le Monde rêvé des anges, préface de Michel Onfray, Le Livre de Poche, Biblio essais, 6,90€ // Anne Applebaum, Rideau de fer. L’Europe écrasée 1944-1956, Gallimard, Folio histoire, 12,90€

product_9782070356904_195x320Voltaire, Zaïre, édition de Pierre Frantz, Gallimard, Folio Théâtre, 6,50€ // La disparition du théâtre de Voltaire des rayons de nos librairies, et de nos scènes subventionnées, est une calamité nationale, que je pointais (du doigt) en janvier dernier. J’annonçais toutefois le projet de Classiques Garnier, où ce massif littéraire en déshérence va ressusciter, projet auquel François Jacob s’est associé. Je ne sais si Pierre Frantz prendra part à l’entreprise, mais il le mérite très certainement. Sa présentation de Zaïre, « la tragédie la plus touchante  du XVIIIe siècle », pétille d’intelligence et s’oppose à une double doxa, celle qui veut que ce théâtre du passionnel ne soit qu’une fade copie des classiques, celle surtout qui fait de ce drame de l’amour un simple ouvrage de prédication chrétienne. « La scène est au sérail de Jérusalem », note Voltaire, et se situe au temps de la septième croisade (1249) à laquelle le jeune Saint Louis associe le prestige du royaume de France. Le sultan Orosmane, première nouveauté de la pièce, contrevient à tous les poncifs du « despote oriental ». Vis-à-vis des chrétiens qu’il tient à sa merci, il se conduit en chevalier courtois. Prêt à les libérer presque tous, il ne peut laisser partir la belle Zaïre, une captive élevée dans la foi de Mahomet. Deuxième nouveauté, cette passion de feu est partagée. Vient la scène de la reconnaissance, topos tragique, dont Voltaire déplace le moment et la portée. Découvrant sa réelle identité, après avoir été « reconnue » par son père, Zaïre n’en reste pas moins follement amoureuse d’Orosmane qui a renoncé pour elle aux coutumes et aux privilèges du sérail. Voltaire refuse les termes dans lesquels s’est déjà figé « le choc des civilisations ». Il n’accable ni les uns, ni les autres, et fait dépendre la religion, bonne en soi, de l’autorité des mœurs. Dès lors, la jeune femme ne se dit aucunement la victime de son éducation mahométane. Sa double appartenance, par contre, la désigne aux besoins originels de la tragédie… A rebours de toute une tradition exégétique, née à l’époque de Voltaire, mais que fixent Chateaubriand et son Génie du christianisme, Pierre Frantz rend  à la décision et à la mort de Zaïre sa double opacité. C’est moins la Providence qui l’écarte d’amours fautives que l’ordre paternel et le fanatisme du frère. Le geste d’Orosmane, mû par une jalousie empruntée à l’Othello de Shakespeare, signe son dépit, non sa barbarie. Voltaire, écrit Frantz, « met en face du pouvoir et de la religion la simple humanité. Rien de plus actuel. Rien de plus éloigné. C’est dans l’espace de cette contradiction que le théâtre d’aujourd’hui trouverait quelques raisons de renouer avec Voltaire. » SG

FARFELUS

COUV_DE_GROUX_EXE_15-1706Marges et marginaux, l’histoire de l’art a les siennes et les siens. Ce vivier de sensations neuves attire fatalement les intrépides, sûrs d’y trouver matière à chatouiller leur propre singularité. Car le hasard, diraient les surréalistes, ne préside aucunement à ces rencontres-là. Prenez Henry de Groux (1866-1930) et la coterie dont il jouit depuis une vingtaine d’années, curiosité insistante qui nous a valu déjà la publication de son Journal, sorte de monstre littéraire sur lequel soufflent les colères roboratives de Léon Bloy. Autre temps, autres mœurs : le fils de Charles Degroux, fer de lance du réalisme social belge, aura électrisé ses tableaux inqualifiables de passions fort différentes… Ils ressortissent d’un symbolisme qu’on dira véhément, tordu, loufoque, incorrect, un symbolisme qui traque la vérité des hommes dans la folie des formes. S’il fallait lui associer un autre nordique, on citerait James Ensor (deuxième manière) plutôt que Van Gogh, dont il avait horreur. De Groux n’a pas poussé le dévergondage plastique, en effet, jusqu’à trahir son goût des compositions fermes et des fictions savantes. Anar de droite, mais dreyfusard et admirateur de Zola, inclassable en somme, il laisse un corpus incomplètement exploré. Un fonds inédit vient de resurgir aux environs de Rodez, où le succès de Soulages et la direction énergique de Benoît Decron ont réveillé le musée Denys-Puech et le musée Fenaille. Le Front de l’étrange, beau titre, nous jette dans les tranchées de 14-18 dont De Groux fixa la mixité raciale et « l’opulente somptuosité d’horreur parfaite ». Il avait débuté par des charges de Walkyries dépoitraillées. Cette inspiration allemande fut l’une des premières victimes de la guerre, d’autant plus que le peintre, Belge de naissance et de cœur, n’avait aucune raison de ménager l’ennemi. Aux filles du Rhin succéda ainsi le sublime grinçant d’une immémoriale danse des morts.

catalogue-d-exposition-alexandre-seon-1855-1917-la-beaute-idealeJean-David Jumeau-Lafond fait partie des aficionados de l’artiste, il l’a prouvé lors de Crime et Châtiment, l’exposition de Jean Clair, qui montrait le très angoissant Assassiné de De Groux (1899), prémonitoire des charniers à venir. Or l’historique du tableau mène du cercle d’André Breton à celui du dernier médecin d’Artaud. Rodez toujours ! Alexandre Séon (1855-1917), que Jumeau-Lafond célèbre aujourd’hui à Quimper avec courage, a-t-il connu une telle postérité littéraire? Elle reste brillante jusqu’à la guerre de 14, de Marcel Schwob à son disciple Apollinaire. L’homme de Picasso n’est pas indifférent aux «nobles compositions» de Séon, à leur idéalisme forcené et leur purisme rêveur. Ce qui les menace, il le dit aussi. Une certaine inclination à la tristesse humanitaire (il faut moraliser le peuple), et aux soupirs de jeunes vierges (Séon immortalise la pré-puberté androgyne), cela finit par irriter le poète d’Alcools. Sans nul doute, comme nous, préférait-il les œuvres moins sages, voire extravagantes (Séon fut le peintre-lige de l’impayable Sâr Péladan), et ses marines de Bréhat, dont Guillaume Ambroise a bien raison de vanter l’énigmatique attrait. Quitte à dématérialiser la peinture, autant débarrasser l’horizon de toute présence humaine, nécessairement impure.

catalogue-d-exposition-metamorphoses-dans-l-atelier-de-rodin-mba-montrealL’âme, le corps, vaste question que l’art des années 1880-1920 tranche de façon variée selon qu’il penche vers Platon, Sade ou Baudelaire. Bien connue, on l’espère, est la passion de Rodin pour Les Fleurs du mal, de même que la puissance des dessins dont il noircit l’exemplaire de Paul Gallimard (le père de Gaston) en 1887-1888. Le Guignon fait partie des poèmes qu’il choisit d’accompagner, puisque l’illustration, selon l’ami Mirbeau, doit être une création parallèle au texte. Du sonnet douloureux, il a saisi le sens : la difficulté à créer et la difficulté d’être compris convergent dans le miroir d’une conscience malheureuse et d’un Eros compensatoire. Rodin a creusé la page d’une béance ténébreuse d’où émerge une beauté nue, qui déplie ses membres. Cette Vénus peu pudique incarne donc le principe des métamorphoses où elle a pris elle-même naissance. Comme le démontre admirablement l’exposition que Nathalie Bondil dédie au sculpteur du fragment et du bricolage (au sens de Lévi-Strauss), imaginaire intime et mode d’assemblage forment les deux faces d’une même réalité. Rodin appartient à cette famille d’artistes qui entretiennent le chaos en eux pour tromper leur maîtrise et trouver l’accent juste lorsqu’il s’agit de donner chair aux pensées les plus noires ou les plus chaudes. Les photos de ses ateliers successifs ne trompent pas, ils s’agencent en théâtres d’une cruauté salvatrice, quelque part entre la chambre des tortures, l’étal de boucherie et l’ébat amoureux. Goncourt, qui s’y connaissait, a merveilleusement parlé de la «faunerie» de Rodin tout émoustillé devant ses estampes japonaises. À ces corps mutilés, ces fragments en attente ou pas de nouvelles combinaisons, ces torsions d’espace fulgurantes, il ne manque qu’un éclair de génie. Celui d’un Pygmalion moderne, étranger au chaste Baiser.

catalogue-d-exposition-munch-van-goghLa présence de trois Van Gogh dans la collection de Rodin ne devrait pas étonner outre-mesure. La vraie surprise viendrait qu’il ait acquis le plus célèbre d’entre eux, Le Portrait du père Tanguy, dès 1894. En mars de cette année-là, Mirbeau, toujours lui, signale à Rodin la vente qui s’organise au profit de la veuve du marchand. On ne sait si l’acquisition eut lieu alors. Mais l’anecdote confirme la présence de tableaux de Van Gogh, notre maudit et fou de service, sur les murs très accessibles du négoce parisien. On a beaucoup trop gonflé l’importance de l’exposition des Bernheim-Jeune en 1901. Même les futurs fauves avaient croisé le «feu» de Vincent auparavant. Munch, idem. Sans forcer les analogies que présente l’œuvre du Norvégien avec celles du Batave si parisien, sans pincer la corde sensible comme l’ont fait tant d’expositions inutiles, celle d’Oslo pose calmement les bonnes questions et rapproche les bons tableaux, en tenant compte de ce qu’a été la culture visuelle, aussi nordique que française, de Munch. Les ressemblances sont parfois frappantes, et les souligner aiguise le regard. Par ricochet, en somme, la peinture de Van Gogh retrouve la fraîcheur des premiers chocs. Dans certains cas, autre perspective subtile, la communauté des sources, Rembrandt ou Millet, explique l’air de famille qui se dégage de l’exposition de Magne Bruteig et Maité van Dijk. La folie posthume de Van Gogh n’a pas encore été épuisée. Tant mieux. Stéphane Guégan

*Henry De Groux. Le Front de l’étrange, Grand Rodez. Musée Fenaille, jusqu’au 29 novembre 2015. Petit catalogue mais grand réussite, textes, mise en pages et papier, éditions LIENART, 21€.

*Alexandre Séon. La Beauté idéale, musée des Beaux-Art de Quimper, jusqu’au 28 septembre 2015. Le catalogue (SilvanaEditoriale, 35€), principalement rédigé par Jean-David Jumeau-Lafond, est une véritable monographie, aussi ambitieuse que l’exposition qui ira ensuite à Valence.

*Métamorphoses. Dans l’atelier de Rodin, musée des Beaux-Arts de Montréal, jusqu’au 18 octobre 2015. Le catalogue monumental, sous la direction de Nathalie Bondil et Sophie Biass-Fabiani (5 Continents / Musée des beaux-Arts de Montréal, 40€), parvient à fragmenter son propos sans jamais se répéter. Outre une photogravure superbe, il offre une sélection de textes critiques dont, enfin réunis et traduits intégralement, la série d’articles que le sculpteur américain Truman Howe Bartlett fit paraître en 1889. Un témoignage de première main.

*Munch / Van Gogh, Munch Museum, Oslo, jusqu’au 6 septembre (puis Musée Van Gogh, Amsterdam, 24 septembre – 17 janvier 2016). Catalogue sous la direction de Magne Bruteig et Maité van Dijk, Actes Sud, 39,95€. Signalons aussi l’exposition d’Arles qui met en lumière l’espèce de conscience graphique – sorte de surmoi – qu’il faut mentalement exhumer des peintures les plus «follement» lâchées. Fondation Vincent Van Gogh, jusqu’au 20 septembre, catalogue de Sjraar van Heugten, Actes Sud, 30€. /// Le 17 mai dernier se refermait la passionnante exposition de Mons, Van Gogh au borinage, en souvenir du passage crucial que fit l’artiste, en 1878-1880, chez les mineurs de la région. On sait que ses rêves d’évangélisateur populaire, nés en Angleterre au contact des « damnées de la terre », se sont vite brisés en Belgique. On sous-estime, par contre, en quoi cet échec prévisible a précipité son destin artistique. Il reste peu de dessins pour documenter ces deux années de transition, mais ils montrent déjà un désir de s’émanciper d’une iconographie de la mine et des hauts fourneaux, souvent britannique, bien connue du pasteur éphémère. La ferveur prédicatrice qu’on prêtait à Van Gogh est restée longtemps indiscutée, comme le trait essentiel d’un peintre chez qui l’altruisme socialisant aurait conditionné la pratique des pinceaux. La nuance s’imposerait à lire l’excellent catalogue de Fonds Mercator (sous la direction de Sjraar van Heugten, 39€). Si ses auteurs confirment l’abnégation avec laquelle le jeune homme allait au devant des nécessiteux, des malades et des blessés, ils s’émerveillent tous de l’ardeur avec laquelle il se donne enfin les moyens de son ambition artistique. Son coup de crayon était, en effet, loin, très loin d’égaler sa plume, d’emblée admirable, et consciente de ses pouvoirs sur les destinataires de sa correspondance. Après avoir été un exécrable étudiant en théologie, le cancre demande son salut aux livres de modèles, albums de planches à copier, et cours de dessin portatifs, tel le fameux Bargue (un proche de Gérôme). La récompense de tant d’assiduité ne sera pas immédiatement sensible. Et cette lenteur à s’accomplir le déprime. Car les ambitions sont aussi hautes que raisonnées. Hautes puisque Millet est son dieu. Raisonnées puisque Van Gogh, que Paris attire déjà, sait que le tournant républicain de 1879 a créé les conditions favorables à l’essor d’un naturalisme d’État auquel il n’est pas insensible. L’exemple bruxellois de Charles Degroux (le père d’Henri donc !) vient alors s’ajouter à ceux de Lhermitte et de Jules Breton, but fantasmé du fameux pèlerinage de Courrières, qui fut la grande affaire de l’été 1880. SG

Cicatrices

La guerre de 14, Cendrars l’a faite, corps et âme, sans bluff, la peur au ventre, le cœur aux lèvres, dans la boue, la merde, le sang, la barbarie apache et l’humour canaille des tranchées, au contact des «copains» de la Légion étrangère, de vrais durs, tous à la merci des incompétents, des balles perdues et d’un destin plus que jamais indéchiffrable. Mais l’inverse n’est pas moins vrai. La guerre, cette plasticienne vorace, a remodelé le poète vertical de New York et le voyageur horizontal du Transsibérien, en lui mangeant le bras droit et en accomplissant sa propre légende. Les Œuvres autobiographiques, qu’a réunies Claude Leroy et son équipe, sont à la fois pleines de feu, de violence archaïque et d’idéalisation, mot par lequel Cendrars, loin de tricher sur ce qu’il avait vécu, en désignait la perspective mythique et la finalité littéraire. «Réaliser sa vie», pour un écrivain de son calibre, ne peut se concevoir sans les livres qui en portent trace. La littérature n’est pas camouflage, mais passage, passage de l’existence à sa légende. Encore aura-t-il fallu brûler jusqu’à la dernière cartouche avant de se raconter à la première personne. Ses grands livres de «souvenirs» paraissent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, involontaires tributs à l’existentialisme en vogue, mais dont Roger Nimier sentira combien leur langue brûlante lance de fraternels échos à son éthique et son esthétique de l’urgence.

On oublierait facilement tout Sartre pour L’Homme foudroyé et La Main coupée, où la liberté, le courage et le souci du prochain ne se donnent pas sans arrêt bonne conscience et belle figure. Et puis le style est au rendez-vous, simultanément direct et imagé. Pas de mots inutiles, pas de temps à perdre. Force qui va, la vie de Cendrars fut une suite de fugues, de voyages, de coups de têtes, de femmes aimées à la folie. Quand tout explose, dès le 29 juillet 1914, on le trouve en première ligne, évidemment. Cendrars, la clope au bec, signe L’Appel aux étrangers lancé par un Italien de Paris, le poète d’annunzien Canudo : «L’heure est grave. Tout homme digne de ce nom doit aujourd’hui agir […]. Toute hésitation serait un crime. Point de paroles, donc des actes. Des étrangers amis de la France, qui pendant leur séjour en France ont appris à l’aimer et à la chérir comme une seconde patrie, sentent le besoin impérieux de lui offrir leurs bras.» Terrible augure que ce bras offert au pays qui ne naturalisera Cendrars qu’après ce sacrifice… L’usage est désormais de nier le patriotisme du poète, au prétexte que la guerre est une belle «saloperie» et qu’il est plus héroïque d’y échapper… Les dégonflés ont la cote. Personne, et Cendrars le premier, n’a envie de se faire tuer pour quelque idéal illusoire. Mais la guerre est là qui impose à chacun de choisir son camp. Le choix de la France pour ces «étrangers», Cendrars, Canudo, Lipschitz ou Kupka, signifiait l’existence d’un tout charnellement ancré, le pays élu, comme l’a souvent rappelé Péguy, l’une des premières victimes des combats.

La Main coupée, le plus beau livre né de cette guerre, tranche à vif sur le banal héroïsme de la littérature cocardière. Aux disparus de la légion qu’il a côtoyés, écoutés et aimés pour certains, Cendrars rend un hommage qui s’ajuste à la vérité brouillardeuse de chacun. «La mémoire, quel cimetière!» De la légion il a adoré la culture du secret, les hommes sans passé précis, exhibant seulement les stigmates d’un parcours cabossé : «Je m’étais engagé, et comme plusieurs fois déjà dans ma vie, j’étais prêt à aller jusqu’au bout de mon acte. Mais je ne savais pas que la Légion me ferait boire ce calice et que cette lie me soûlerait, et que prenant une joie cynique à me déconsidérer et à m’avilir […] je finirais par m’affranchir de tout pour conquérir ma liberté d’homme. Être. Être un homme. Et découvrir la solitude. Voilà ce que je dois à la Légion et aux vieux lascars d’Afrique […]. Pourtant ils étaient durs et leur discipline était de fer. C’étaient des hommes de métier. Et le métier d’homme de guerre est une chose abominable et pleine de cicatrices, comme la poésie.» Cette guerre fut donc un moment d’horreur et de grâce définitif. La violence la plus bestiale et la beauté la plus paradoxale ont alors fusionné dans l’éclat métallique des canons étourdissants… Dès 1918, J’ai tué, texte du poète et illustrations de Fernand Léger, en recueille la modernité… Syntaxe heurtée, impressions simultanées, griserie cubiste, morale du danger. Texte et images sont suspendus à l’action pure. La guerre a arraché un bras à Cendrars et pris un fils à George Desvallières.

Le peintre a la cinquantaine quand il renfile l’uniforme des chasseurs, où il avait pris du galon dans les années 1890. Ces périodes de formation militaire correspondent aux années où le jeune homme se rapproche de Gustave Moreau et signe ses premières œuvres. Une dualité féconde s’y dessine, qui annonce à la fois le rude expressionniste, proche de Léon Bloy, et le peintre suave au chromatisme ardent. La force et l’animation du Salon d’Automne dès 1903 doivent beaucoup à ce fauve atypique; il a l’âme d’un chef, la piété d’un chrétien récemment converti et l’esprit ouvert. Au moment où la guerre le renvoie sous les drapeaux, à la tête de ses hommes dans la Somme et en Alsace, Desvallières et ses deux fils sont familiers du milieu cubiste. Le vice-président du Salon d’Automne n’a pas reculé devant le danger et la terreur de voir mourir ses deux garçons. Le plus jeune, 18 ans, disparaît dès 1915. Le livre de Catherine Ambroselli de Bayser, conjuguant le journal du soldat et la chronique d’une famille emportée par l’attente et la mort des siens, confronte avec justesse l’expérience collective et sa perception privée. On sera sensible au réconfort que Desvallières, et ses pinceaux en sommeil, demande à la peinture des autres, Chardin ou Manet, et aux lectures roboratives, Claudel ou Péguy. Sa foi ne transforme pas la guerre en épreuve réparatrice, mais trouve dans la violence et la fraternité des combattants une vérité inconnue de lui. Jésus, l’homme de douleurs, il l’aura croisé au milieu des poilus sacrifiés, avant de le(s) faire revivre sur la toile. Stéphane Guégan

*Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, tomes I et II, édition de Claude Leroy, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 52,50€ chacun

*Laurence Campa, Album Cendrars, Gallimard

*Catherine Ambroselli de Bayser, George Desvallières et la Grande Guerre, préface d’Annette Becker, Somogy, 38€