
Ils se réclamaient de la grande tradition, mais nul ne les prenait au sérieux. Delacroix en 1830, Courbet en 1855, Manet en 1867, chacun a proclamé publiquement sa dette, parfois par le texte, toujours par l’image, envers les vieux maîtres. On préférait les accuser du contraire. Le reproche d’iconoclasme venait de la presse hostile et des représentants de l’art frondé, avant d’étayer l’argumentaire banalement avant-gardiste du XXe siècle. Ce transfert donna une seconde vie au mythe de la rupture esthétique en l’inversant et le valorisant. Entre anciens et modernes, passé et présent, il fallait qu’il y eût divorce là où, depuis une vingtaine d’années, expositions et publications ont rétabli une approche moins manichéenne et plus érudite des passages et des héritages dont s’est toujours nourrie l’évolution des arts visuels en occident, même dans la phase qu’ouvrent le réalisme et l’ambition d’une peinture où l’expérience vécue semble subordonner, voire effacer, tout recours à l’iconographie et à la rhétorique savantes. Dans un livre superbement et intelligemment illustré, qu’ouvre le Berthe Morisot très rococo de Chicago (ill.), Brice Ameille confirme la révision en cours et l’amplifie de façon remarquable. Sa capacité de synthèse ne nous prive pas des lectures renouvelées qu’il tente ici ou là, s’agissant du processus citationnel et des parallélismes entre création et mouvements de la sensibilité, comme la réhabilitation du premier XVIIIe siècle sous Louis-Philippe et Napoléon III. On ne le suit pas en tout, mais l’ensemble stimule, fût-ce s’agissant d’artistes aussi publiés que Manet et Degas (les plus propices à l’aggiornamento).

Si les impressionnistes, ou ceux que nous dénommons tels, occupent principalement cette vaste étude, comme son titre l’indique, le champ couvert ne s’y borne pas. Van Gogh, Gauguin et le dernier Cézanne sont intégrés au corpus de référence, enrichissant les données réunies, mais ils altèrent les contours de l’analyse et de la période historique sans raison évidente. On le soulignerait moins si ce bilan avait fait la place qui leur revenait à Gustave Caillebotte et ses références permanentes (statuaire antique, Rembrandt, Le Nain, Chardin), et à Mary Cassatt, élève de Couture comme Manet, et traitant Degas en maître. Ajoutons que Cassatt et Morisot, elle bien présente, eussent dû faire l’objet d’une approche sexuée, eu égard au genre attribué à certaines esthétiques (le rocaille) et certains sujets codifiés (les fleurs, les enfants, etc.). N’empêche, Brice Ameille signe d’excellentes pages sur l’exercice de la copie et la porosité qui l’entraîne vers l’invention. La « nouvelle peinture » des années 1860-1880, terme préférable à celui d’impressionnisme, s’est donné les moyens de son ambition, qui consistait à adapter, actualiser, la tradition en fonction des attentes et des réalités de la France post-révolutionnaire. La politique, pourtant capitale en ce temps de reconstruction nationale, intéresse moins l’auteur que ce qui touche au « métier », au collectionnisme du temps, à la reproduction mécanique en crue, et aux tensions entre l’originalité revendiquée, le lien aux modèles et le refus d’une banalisation triomphante de l’image. Je serais plus prudent que l’auteur au sujet de la vieille hiérarchie des genres et de son supposé déni : l’œuvre de Manet en offre un parfait contre-exemple. Quelques petites erreurs (le peintre du Fifre est bien allé en Angleterre, sa peinture aussi), mais rien qui affaiblisse ce livre généreux, et jamais jargonnant.
Stéphane Guégan

*Brice Ameille, Les impressionnistes et la peinture ancienne. Itinéraires d’une avant-garde face à la tradition, préface de Barthélémy Jobert, Sorbonne Universités Presse, 2022, 48,50€. Cette recension, dans une version différente, est au sommaire de la Revue des deux mondes, livraison de septembre (couverture en ill.), de même que mon compte rendu de l’indispensable Correspondance (1891-1894) de l’Abbé Mugnier (édition établie, annotée et commentée par Olivier Muth, Honoré Champion Éditeur, 2023, 95€), correspondance entre les lignes de laquelle défilent le gratin des salons huppés et plus d’un demi-siècle de littérature française, de Huysmans à Proust, de Barrès à Céline, de Mauriac à Drieu, et j’en passe. Quant aux publications d’Olivier Muth relatives à Louise de Vilmorin, voir Stéphane Guégan, « Bon chic, mauvais genre », Revue des deux mondes, avril 2020.
Ces expositions d’été toujours visibles (1)

Nous nous flattons de venger les « femmes peintres du XVIIIe siècle » en les arrachant à leur supposée relégation. Sous Louis XVI déjà, quand leur nombre fit croire à un raz-de-marée, on sut leur rendre justice et encourager la « foule de jeunes personnes de [ce] sexe qui suivent la carrière des Arts ». Marie-Victoire Lemoine (1745-1820), bien étudiée par Joseph Baillio dès 1996, fut l’une de ces ambitieuses, repérées très vite, et rejoignant la clientèle de l’aristocratie plutôt que les commandes d’État. A ses débuts, elle navigua entre le monde paternel des perruquiers, aubaine sociale, et les meilleurs mentors, le beau Ménageot et l’incomparable Vigée Le Brun, à laquelle elle a rendu hommage en 1789, année climatérique, dans le chef-d’œuvre du Met. Car le portrait sensible, toujours aimable, est son domaine d’excellence. La remarquable exposition du musée Fragonard – un modèle de recherche, riche en toiles inédites ou réétudiées avec profit – montre Marie-Victoire en famille. Ses trois sœurs, en effet, ont tenu des pinceaux sans déchoir et, à l’occasion, croisé leurs talents respectifs. La scène de genre vertueuse ou ambiguë, très prisée d’un public qui raffole des nordiques, les attire. Vitrine d’un temps qui modifie l’idéal domestique et le statut de ses acteurs -les plus jeunes notamment-, la sélection de Grasse ne ferme pas les yeux sur le trouble volontaire où cette peinture, qui n’était pas que « dessin coulant » et « grâce infinie », entraine les visiteurs d’aujourd’hui. Il y aurait beaucoup à dire sur les thèmes du lait maternel, de la mortalité enfantine, de la séduction monastique, d’une insistante présence. Une dernière toile, qui sert d’affiche, charme et intrigue, elle est l’œuvre de Jeanne-Elisabeth Chaudet, cousine des sœurs Lemoine et épouse du grand sculpteur que l’on sait : cette Jeune fille portant le sabre de son père, bijou du Salon de 1817, referme avec le sourire le cycle des guerres napoléoniennes et suggère ce que le dernier tableau « bruxellois » de David, son Mars et Vénus, rendra bientôt plus explicite. Je ne peux pas m’empêcher d’y lire l’annonce de L’Enfant à l’épée de Manet, image unique de la vulnérabilité, deux ans après la boucherie de Solferino, ou allégorie d’un destin trop lourd à porter. SG « Je déclare vivre de mon art ». Dans l’atelier de Marie-Victoire Lemoine, Marie-Elisabeth Lemoine, Jeanne-Elisabeth Lemoine et Marie-Denise Villers, Musée Fragonard, Grasse, jusqu’au 8 octobre 2023, catalogue de Carole Blumenfeld, Gourcuff Gradenigo, 29€.

Il faut aussi courir voir l’exposition des Archives nationales Louis XVI, Marie-Antoinette et la Révolution. La famille royale aux Tuileries, visible jusqu’au 6 novembre, et lire son catalogue (Gallimard, sous la direction d’Isabelle Aristide-Hastir, Jean -Christian Petitfils et Emmanuel de Waresquiel, 30€). La souveraineté du roi, dès le 17 juin 1789, n’est plus qu’une illusion. Le temps des enragés marche plus vite que la réforme hésitante, mais acceptée, du vieux royaume (800 ans de règne capétien ne mutent pas en un jour). Place à la violence incontrôlée des journées versaillaises d’octobre, annonce des massacres de septembre 1792. Enfermée aux Tuileries, la famille royale, comme l’écrit Marie-Antoinette, n’est pas la dupe de ce qui se prépare. Quant aux représentants du Peuple (en réalité, une majorité de bourgeois qui ne représentent qu’imparfaitement la Nation, rurale à plus de 80%), ils précipitent le pays d’une société inégalitaire vers une autre (hormis, il est vrai, l’égalité civique et la pleine liberté religieuse). Le sang et la haine auront coulé d’ici là. Mais sait-on, en France, changer la politique différemment ? Le catalogue fait plus que le démontrer par les mots, il l’illustre par l’imagerie révolutionnaire et les objets du quotidien (belle moisson), le quotidien d’un roi déchu et condamné avant que de fuir, et de mourir. Le calvaire de 1793 se dresserait pas très loin, à vol d’oiseau, des Tuileries. SG






