A THING OF BEAUTY IS…

1540-1Les amis de Michael Edwards le savent habité par plusieurs passions concordantes, Shakespeare, le Grand siècle français, Edgar Poe et, last but not least, la poésie. C’est que tout naît d’elle, pense-t-il en émule de Keats, et qu’elle lui tient lieu de philosophie, et donc de lien signifiant, et non fortuit, au réel et à ce qui le déborde. Son dernier ouvrage, assurément l’un des plus personnels, cite deux fois l’essai de Baudelaire sur Gautier, et la formule bien connue dont il clarifie la résonance catholique en l’isolant : il y a « dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. » Ce précepte vaut pour lui et dit son horreur du bavardage. La poésie est donc chose sacrée : en réinventant le langage, elle renomme le monde, le replie sur sa part d’étrangeté, quel que soit le sens que l’on assigne à cet autre. Ce sens, on le sait, peut être chrétien et impliquer une forme de transcendance. Car poésie et religion ne se disputent pas nécessairement ce « sentiment de présence », au sens plein, que procure l’usage feuilleté des mots. Au contraire, la Bible, à condition de la lire comme elle le demande, rappelle Michael Edwards, nous confronte sans cesse à l’unité première du langage et du divin. Le grand livre des chrétiens n’est pas seulement riche en poésies, des psaumes au Magnificat marial, il est poésie, rythme, échange continu de sons et de noms, tissé de citations et d’échos plus que de pesanteur dogmatique. Sa lecture, comme de tout texte majeur, doit être active, se soustraire aux pièges de la « théologie systématique » et de la sécheresse allégorique.

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Fénelon d’après le portrait de Joseph Vivien

Michael Edwards pratique la Bible de Jérusalem chaque jour, sûr d’y trouver une leçon de vie et une leçon de poésie également ouvertes au trésor des mots. La vérité, pour le croyant qu’il est, ne possède pas la transparence de la certitude ou du commandement, elle agit sur lui avec moins d’autorité et plus d’amour. Si la parole biblique d’un prédicateur de Hyde Park l’a ramené à Dieu, après un long éloignement, à la fin des années 1950, elle ne saurait faire taire le sentiment d’une croyance en mal de « perfection ». Avec l’humour qui n’appartient qu’aux Britanniques, Michael Edwards s’offre le luxe de taquiner le thomisme de Claudel ou les catégories trop étanches de Pascal, oublieuses de ces chrétiens qui ne doutent pas, mais se savent « dénuées de vraie foi » et interrogent cette inexplicable carence. Le recours quotidien à la Bible, l’exégèse infinie des textes qu’il affectionne le plus et interroge ici avec soin, tels Le Cantique des cantiques et L’Evangile de Luc, sont de nature à fortifier l’homme et enchanter le poète, ils ne peuvent combler ce qui sépare Michael Edwards de « l’être de Dieu », inaccessible hors des mots… La question se pose de savoir où s’inscrit ce dialogue d’âme insatisfaite, qui me semble moins s’apparenter à l’éternel jansénisme de l’université française qu’au grand Fénelon, admirable « lecteur » de la Bible et des Tragiques grecs comme lui, et persuadé qu’on ne peut « connaître » Dieu sans le « sentir ».

riviere300Au centre de la Lettre à l’académie de 1714, ultime coup d’audace de l’évêque de Cambrai, qui entendait rendre « la vertu aimable », se lit le long passage sur la poétique et son ouverture pré-baudelairienne : « La Poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit. » La Bible, pour Fénelon, a recueilli et transmis un héritage originel, que sa beauté littéraire fait chérir. « Toute l’Ecriture est pleine de poésie dans les endroits même où l’on ne trouve aucune place de versification. » Il est frappant de voir le jeune Jacques Rivière retenir cette idée, en 1908, et la placer en tête du mémoire qu’il soutient alors, à vingt-deux ans, en prélude à l’agrégation de philosophie dont il abandonnera vite le projet. La Théodicée de Fénelon. Ses éléments quiétistes avait disparu des Œuvres du futur directeur de la NRF. On parlerait de péché de jeunesse si sa teneur et sa force n’imposaient le respect. Je ne sais, du reste, ce qu’il faut louer le plus, la prose déjà alerte de Rivière, le débat qu’il engage avec lui-même, ou le commentaire qu’en fait François Trémolières, vrai livre dans le livre. Paru en fin d’année dernière, au terme d’un tricentenaire trop discret, il rachète les lamentables loupés de la mémoire nationale et explique, accessoirement, la frilosité persistante de l’époque envers un « prélat » que sa disgrâce, au temps de Louis XIV et de Bossuet, ne suffit plus à nous rendre « sympathique ». Il en était déjà ainsi lorsque Rivière choisit de s’intéresser aux écrits spirituels de Fénelon et à ce qu’il imagine être son évolution vers un mysticisme qui aurait enfin marqué, ou plutôt avoué, sa distance au rationalisme cartésien. On est toujours un peu choisi par ses sujets d’étude. François Trémolières, qui connaît aussi bien Fénelon que les enjeux idéologiques de sa postérité, n’excelle pas moins à peindre le Rivière de 1908 et l’état des lettres françaises au lendemain de l’affaire Dreyfus, de la loi Combes, et à l’aube de la NRF

11669Notre compréhension de l’avant-guerre ne peut faire l’économie des fractures confessionnelles qui jetèrent une saine pomme de discorde parmi les écrivains français. Issu d’un milieu conservateur et dévot, mais ayant perdu la foi dès son année de rhétorique, Rivière méprise l’anticléricalisme de principe, refuse de prendre parti dans l’affaire Dreyfus, qui lui semble un exutoire plus qu’une cause à embrasser, et tente surtout de concilier l’inconciliable. Les lettres qu’il adresse alors au futur Alain-Fournier et à Claudel, avant et après le mémoire de philosophie, se remplissent d’interrogations et d’explications souvent vives. La découverte successive de Rimbaud, Barrès et Gide, autant de révélations qui ont précédé le choix de Fénelon, ne l’exposent pas seulement aux critiques de ses proches. Bien avant le fameux manifeste de juin 1919, lors de la relance de la NRF, programme d’une revue « démobilisée », et donc respectueuse d’une littérature distincte du politique, Rivière, le chantre de Proust désormais, va s’attirer le courroux des catholiques ultras et des penseurs de L’Action française. Il fallait la sagesse et la science de Trémolières pour retrouver Fénelon sous ces conflits ouverts, un Fénelon de « l’expérience intime », du « Dieu intérieur », l’inlassable nostalgique du Paradis perdu. Stéphane Guégan

CouvEdwardsInfiniment*Michael Edwards, de l’Académie française, Bible et poésie, Editions de Fallois, 19€ // Y-a-il une bonne distance en poésie ? Ou est-ce considération de peintre ? Le nouveau recueil de poèmes de Michael Edwards (Editions de Corlevour / Revue NUNC, 19€) ne se risque pas par hasard à l’ekphrasis, dont le Sardanapale de Delacroix et les nuages de Constable lui ont fourni la matière. L’ivresse ultime, d’un côté, la grâce du provisoire, de l’autre, semblent bien désigner les bornes entre lesquelles se joue l’essentiel. L’Infiniment proche, titre oxymorique, pascalien, coiffe une cinquantaine de pièces de longueur et d’inspiration différentes dont l’horizon commun pourrait bien être cet « impossible réel » ou cette réalité agrandie qu’est toute création qui ne se paie pas de mots. Apollinaire aurait pu écrire : « Les eaux de la Seine rêvent des étoiles. » Michael Edwards tient le réel sous son regard coloré, étonné, pictural. SG

** Jacques Rivière, La Théodicée de Fénelon. Ses éléments quiétistes, suivi de François Trémolières, Fénelon 1908. Jacques Rivière philosophe, Le Félin, 25€

product_9782070118359_195x320***Les deux dernières livraisons de L’Infini (n°133 et 134, Gallimard, 20€ chacune) contiennent de bien belles choses, sans parler de la correspondance amoureuse de Philippe Sollers et de Dominique Rolin dont la publication, en volume, réchauffera assurément la rentrée littéraire d’automne (elle devrait en avoir besoin). On se bornera à signaler ici à ce qui renvoie au propos du jour, tels l’article d’Eric Marty sur André Gide et son singulier dreyfusisme et les propos de Marcelin Pleynet sur les lectures qui l’ont construit et les rencontres qui l’ont marqué. Mais pourquoi tant de sévérité envers Paulhan ? Par-delà le courage, physique et intellectuel, dont il fit toujours preuve (c’est si rare dans la République des lettres), le successeur de Rivière n’était-il pas de ces hommes, aurait dit ce dernier, pour qui les opinions adverses sont essentielles à la constitution de la vérité ? Dans le n°134, un texte de Jean-Yves Pouilloux articule, à nouveau, l’expérience malgache de Paulhan et l’exotisme dont il se fera toujours devoir de reconnaître sa propre langue empreinte. Une perle, enfin, le deux extraits de la correspondance diplomatique de Joseph de Maistre et le surgissement de Fénelon au détour de l’une d’elles. Maistre, Fénelon, évidemment. Guy Debord, lui, préférait Bossuet. Faut-il s’en étonner ? SG

De si doux rêveurs…

Le surréalisme fait partie du domaine sacré de la mémoire nationale. Attention, pas touche. Le groupe officiellement n’existe plus depuis octobre 1969, il n’a pas survécu à la relève des gauchistes et à la mort de Breton. Après un demi-siècle d’existence, semée d’exclusions, d’exils et de morts plus ou moins brutales, le rideau tombait sur un bilan mitigé. On avait peut-être, au départ, forcé sur l’optimisme. Les révolutions annoncées à grand fracas n’ont abouti qu’à bousculer la littérature et la peinture. Comme l’écrit Michel Murat, en tête d’un essai savant et caustique sur le mouvement, l’hypothèse d’un «monde soumis au seul principe de plaisir» se condamnait d’emblée à l’échec. Certes le XXe siècle, mondain et baba, n’a pas été sourd à l’hédonisme fouriériste et au  freudisme aggravé de ces chevaliers de l’automatisme psychique et formel. Défendant la peinture au nom de sa puissance de révélation la plus brutale, André Breton aura tenu tête aux iconoclastes du groupe, comme ce livre le montre, et soutenu aussi bien Masson et Picasso que Gorky. Mais l’anticonformisme et la provoc, que les romantiques avaient pratiqués avant eux avec la même «fureur de vivre», n’excusent pas tout. Le grand mérite de Murat est d’explorer le passif du groupe, ses errances politiques, son faux rejet de l’argent et son supposé mépris du marché de l’art, son appel plus inconséquent encore à la violence salvatrice, voire sa fascination de la Terreur, sans en ignorer les actifs.

On lira sous sa plume de fines pages sur la poétique des surréalistes qui fait du collage et du discontinu le sombre et mouvant vivier d’images suspendues à notre lecture. Quant à la «dictée de la pensée», hors du contrôle de la raison et de la morale, le meilleur démenti de cette absurdité vient des œuvres, à la fois pétries de Rimbaud ou de Lautréamont, et vite soucieuses d’«effets» littéraires. Convulsive, peut-être, la beauté n’en restait pas moins leur grande affaire. La légende de nos innocents aux mains pleines résiste encore moins à l’exploration des documents jusque-là négligés. Superbe d’irrévérence et de franchise virile, la correspondance Michel Leiris / Jacques Baron, que l’on doit aux excellentes éditions Joseph K, jette un peu d’air frais dans la chronique habituelle du surréalisme. Les mots crépitent dès que la discipline cellulaire se durcit. Mai 1925, Baron à Leiris au  sujet de la revue détournée par Breton: «Tout à fait ravi à part ça que La Révolution surréaliste disparaisse. On commençait trop à nous échauffer les oreilles avec ce bordel.» Sur les mœurs du cénacle, l’hypocrisie de ses ténors, leur arrivisme forcené et la faillite de la plupart des acteurs, ces lettres ne prennent pas de gants. Ce n’était pas le genre de Baron, du reste, que de ménager qui que soit.

Plus jeune et rimbaldien que les autres, plus affranchi en matière de sexualité et d’esthétique, assez dadaïste pour ne pas se soumettre à l’autorité de Breton et d’Aragon, ses prétendues bonnes fées, il prend d’emblée le parti de Vaché, Rigaut et Drieu. Ceux qui jouent leur vie au lieu de jouer avec les mots. En peinture, c’est Picabia et surtout Masson plutôt que Miró. En poésie, Tzara et Apollinaire de préférence à Breton. Durant l’été 1925, quand la boussole politique du groupe commence à pointer Moscou, il avoue donner raison à Drieu contre Aragon dans la passe d’armes qui les oppose, via la NRF, sur la nécessité de soumettre l’art moderne aux besoins de la «révolution marxiste». Et pourtant Baron, à son tour, consentira à plier dès la fin 29, au moment où Breton, toujours père fouettard, lui règle son compte dans le second Manifeste. L’évolution idéologique ne peut que surprendre Leiris qui, tête froide, voit plus juste. Depuis l’Afrique noire, tout s’éclaire, la naïveté primitiviste de ses amis, leur candeur politique, et le choix impératif d’être soi, hors du nombre et de ses rêves frelatés. Stéphane Guégan

*Michel Murat, Le Surréalisme, Le Livre de Poche, 7,60€.

*Michel Leiris / Jacques Baron, Correspondance 1925-1973, Joseph K, 16,50€. // L’édition de ces lettres, que l’on doit à Patrice Allain et Gabriel Parnet, est un modèle du genre. Introduction et appareil de notes fourmillent de données inédites et de correctifs à l’agaçante mythologie dont se drape encore le surréalisme.

– Marcelin Pleynet, Lautréamont, Gallimard, collection Tel, 12€

Un mot seulement pour signaler l’heureuse réédition d’un livre paru en 1967, alors que les Poésies de Ducasse et Les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont reprenaient du service sous l’étendard de Tel Quel. Les surréalistes l’avaient dévalisé, depuis leur conception du collage incongru jusqu’au mythe de la «révolte pure», Pleynet et Sollers vont le ramener dans les exigences d’une lecture qui se veut et se révèle moins banalement, trompeusement littérale. «Puérile», écrit Pleynet. Ce qui nous charme, c’est aussi l’insistance de son bel essai sur l’ancrage «gothique» de Ducasse, l’héritage du roman noir britannique et du frénétisme français, ascendance que l’historiographie récente, pour se singulariser, préfère à tort minorer. Bref, un Lautréamont doublement situé, un pied dans le Second Empire et l’autre dans l’avant-mai 68. Et donc doublement actuel. SG