BOSSES ET CUBES

« Il existe en France un Auguste Rodin, le grand sculpteur, qui est l’honneur et la gloire de l’art universel » : tel s’exprime Sebastià Junyer i Vidal, à la une d’El Liberal, le 10 août 1903.  Trois illustrations d’un Picasso de 22 ans agrémentent la page et son vibrant éloge de l’art « d’au-delà des Pyrénées ». Puvis de Chavannes et Eugène Carrière font l’objet chacun d’une vignette charbonneuse, mais Rodin et son puissant buste de Jules Dalou trônent eux en majesté. Avant qu’il ne prenne lui-même la route de Madrid, Tolède, Séville et Cordoue, en juin 1905, l’Espagne a déjà adopté l’éminent Français. Le contraire sera moins vrai. Du petit tour accompli avec Ignacio Zuloaga, Rodin rentra nullement convaincu du génie de Greco et Goya, et parfaitement horrifié par « la boucherie » de la corrida (il le dit à Rilke). Les danseuses de flamenco et les plaisirs de la table eussent suffi à satisfaire les frissons d’exotisme du vieux voyageur. Picasso, de 40 ans son cadet, ne l’aurait sans doute pas soulevé d’enthousiasme s’ils avaient fait connaissance alors. Si l’on en juge par le silence des archives, il peu probable qu’ils se soient croisé. Par l’entremise de Zuloaga, le jeune peintre espagnol aurait pu l’atteindre sans mal. Mais se présenter aux artistes qu’il admirait ou vénérait, les « visiter » religieusement, ce n’était pas son genre du tout. Pas plus que Lautrec et Degas, Pablo n’approcha l’homme du Balzac. Pour comprendre où se situa leur rencontre, il faut se tourner vers l’œuvre et ses entours, comme le propose une formidable exposition à double ancrage, bientôt accessible (je n’en ai vu, Hôtel Salé, qu’une partie). A quand remonte l’étincelle ? A défaut de preuve, une forte présomption laisse penser que Picasso a visité la rétrospective que Rodin s’octroya en marge de l’Exposition Universelle de 1900, rendez-vous international auquel le prodige andalou prit part (un de ses tableaux comptait parmi la sélection pourtant réduite de son pays). La vingtaine en poche, Casagemas de même âge à ses côtés, il découvre Paris fin octobre et dévore. Une grande feuille de caricatures, qui semble dater du séjour inaugural, peut se lire comme l’agenda très chargé de ces semaines de rêve. Les vedettes du théâtre et de la danse se concentrent à droite de la page ; à gauche, on distingue deux références à Rodin, son profil de lutteur chenu et le phoque sous lequel le Balzac controversé de 1898 venait d’être tourné en ridicule. Le centre est lui occupé par Napoléon Ier, une main sous la redingote. Qu’à ses yeux Rodin soit l’empereur de la sculpture moderne ne fait pas un pli. Les quelque 170 plâtres, pierres et bronzes réunis en 1900, souvent juchés sur des colonnes excessives, frappèrent jusqu’aux habitués de l’œuvre. Les autres avouèrent leur ahurissement : tant de corps érotisés ou souffrants ne se livraient que par morceaux, ensembles amputés, simples membres isolés, « informes moignons », note un journaliste bordelais, que cette ivresse des formes et des sens consterna. A l’inverse, Octave Mirbeau, Gustave Geffroy et notre cher Gustave Coquiot collèrent leurs mots, les plus justes, sur cette démonstration inouïe de sculpture à sutures, cassures, ruptures, montrée enfin dans les métamorphoses inouïes qui y présidaient. 

L’assemblage, presque le collage, y remplace le modelage traditionnel, le fragment l’harmonie lissée, l’équivoque la sagesse des marbres de Salon. Comme si cela ne suffisait à subjuguer en 1900, Rodin remplit un petit espace de photographies et de dessins, les premières dramatisées, les seconds assez lestes. S’est-il jamais remis de ce pavillon ensorcelant, Picasso ? Le livre génial de Brassaï, bien plus tard, confirmera sotto voce l’onde de choc. Dès 1902, après son retour à Barcelone, Picasso demanda à la photographie une première confirmation du dialogue en cours : ce cliché d’atelier n’a rien de la spontanéité qu’il simule, Les Deux femmes au bar, où s’amorce la période bleue, repose sur un chevalet, la tête en bas, tandis qu’une reproduction du Penseur appelle le regard et suggère toutes sortes d’associations. Le regretté John Richardson disait que Rodin avait poussé Picasso à rendre les dos plus parlants et prenants. Il en fut ainsi des autres attributs anatomiques, des plus disgracieux aux moins avouables. La poésie française, la présente exposition ne l’oublie pas, renforça cette cordée souterraine, et pas seulement Les Fleurs du mal qui irriguent La Porte de l’Enfer et dont Charles Morice estampille l’œuvre de Picasso dans son article du Mercure de France de décembre 1902. Le 13 janvier suivant, en hommage à son premier mentor littéraire, Pablo dessine une manière de bande dessinée. L’Histoire claire et simple de Max Jacob, de case en case, narre l’envol foudroyant d’un auteur inconnu qui culmine sur l’avenue des Champs-Elysées, où Rodin l’a statufié en héros de la pensée et de l’imagination ! Simple ironie, comme Max allait cruellement en faire souvent les frais par la suite ? Ou bien Picasso se désolidarisait-il, ce faisant, de la grandiloquence à laquelle les monuments de Rodin avaient parfois la faiblesse de céder ? Son Victor Hugo, au regard du Balzac, frise le ridicule… Quoi qu’il en soit, le rodinisme picassien se perçoit aisément dans la qualité de lumière, d’épiderme et d’expression du Fou, posé par Max de 1905, et du Portrait de Fernande de 1906. Au sujet du premier, Morice, toujours lui, évoquait explicitement la marque de Rodin. Resta-t-elle aussi impérieuse après l’apparition du cubisme ? Difficile à dire, malgré l’évidence de L’Homme au mouton de 1943, dans la mesure où le jeu des résonances et emprunts n’a jamais fonctionné ici de façon linéaire et littéral. Au musée Picasso et au musée Rodin, partenaires idéaux, le propos préfère le ballet des convergences au comptage aléatoire des influences. On est évidemment moins surpris par certains parallélismes, la distorsion corporelle, l’obsession sexuelle, le saphisme, le bricolage, que par d’autres échos. A cet égard, l’évolution en matière religieuse de Rodin, auteur d’une Madeleine s’agrippant au Christ en croix de toutes ses rondeurs, accentue, par comparaison, la catholicité respectueuse, tridentine, et presque superstitieuse de Picasso. L’un de ses dessins les plus déroutants, qu’on date parfois de 1903, fait surgir une crucifixion au milieu de couples épars, plaisir et douleur mêlés. Est-il absurde de ramener la feuille en 1901 et de l’associer aux compositions fixant le deuil de Casagemas ? Ou d’y voir sa Porte de l’Enfer ? Les deux à la fois? Toute grande cordée a ses secrets. Stéphane Guégan

*La vaste exposition Picasso Rodin, présentée simultanément au musée Picasso et au musée Rodin, y sera visible jusqu’en janvier 2022. Elle bénéficie d’un splendide catalogue (sous la direction de Catherine Chevillot, Virginie Perdrisot-Cassan et Véronique Mattiussi, Gallimard/Musée Rodin/Musée Picasso, 45€), son iconographie magnifiée par la maquette respectant toutes les audaces du corpus. Je pense notamment à ces études et dessins qu’on ne montre au public, et surtout au public d’aujourd’hui, qu’après l’avoir averti du risque être heurté ou choqué à leur vue. Que Picasso et Rodin puissent encore surprendre les visiteurs rassurerait… Les traces de leur appartenance commune à la grande culture méditerranéenne, grande par l’étendue d’espace et de temps, grande par l’horreur du bégueulisme, rappellent qu’ils viennent tous deux d’un monde et d’une époque où l’éducation artistique passait par l’intelligence de l’antique et des classiques, au sens large. Rodin disait son dessin l’héritier des Grecs et du XVIIIe siècle français. Aurait-il honni, au nom des saintes cathédrales françaises, la Renaissance et le baroque italiens ?  Sa collection, comme celle de Picasso, abritait des moulages et des reproductions de Michel-Ange et du Bernin ! Concernant la « mare nostrum », notre mer, ou « notre mère », selon Christian Zervos, il faut lire le bilan que le musée Picasso vient de faire paraître sous la forme d’une superbe publication carrée. Entre le printemps 2017 et 2019, une série d’expositions, près de soixante-dix d’Espagne au Liban, s’étaient intéressées à l’enracinement latin, marin, provençal et méridional de cet artiste qui décida de mourir les pieds dans l’eau, et le regard au loin. Après l’élan donné en 2016 par Laurent Le Bon, voici le bilan, cinq ans et une épidémie plus tard. Cette mer qu’on dit fermée, et qui fut liante depuis la nuit des hommes, a vu perdurer un art de vivre, une sagesse ancienne, où paganisme et christianisme ne s’excluaient pas, où la civilisation de l’Islam arabe et ottoman put se greffer, tant que la croyance aux anciennes civilisations (croyance soudée à Picasso, confirme Malraux) est restée assez forte pour résister aux crispations idéologiques et religieuses. Malgré l’impact de la guerre froide et des décolonisations sur le bassin méditerranéen, l’imaginaire des vieux mythes, qui se mêle jusqu’aux baignades ensoleillées, surmonta même l’invention du tourisme et du plagisme de masse. Certes, le sauvetage de l’essentiel appelait une foi de tous les instants, l’assurance qu’on incarnait soi-même la continuité en péril. Du petit musée Loringiano de Malaga, fourre-tout de vestiges et d’artefacts comme on les aime, à Mougins et Notre-Dame-de-Vie, où la statuaire africaine communiquait avec la Villa des Mystères ou la Chypre des potiers de légende, la mémoire picassienne a sédimenté plusieurs siècles d’invention humaine et d’élévation sacrée. Ce livre, qui n’oublie pas que Picasso fut aussi l’homme de Saint-Raph et de Saint-Trop, arpente une géographie physique et mentale en variant les angles, les destinations et les acteurs. Deux petits regrets : puisque Douglas Cooper et le château de Castille y bénéficient d’une notice, John Richardson aurait pu être pareillement traité. Et, à côté du panthéon flaubertien des divinités pré-chrétiennes, l’Espagne catholique ne serait pas de trop (Picasso-Méditerranée, sous la direction d’Emilie Bouvard, Camille Frasca et Cécile Godefroy, Musée Picasso Paris / In Fine Editions d’Art, 42€). SG.  

PICASSO ON THE BEACH

Faire l’amour, pas la guerre : ce fut toujours le motto et le moteur de Pablo Picasso, chez qui le désir de rivage et la frénésie sexuelle s’interpénètrent volontiers. Le musée des Beaux-Arts de Lyon, en écho à ces constantes de la plage amoureuse et de l’étreinte dévoratrice, redéploye pour nous les langues de sable où sa peinture s’est ébattue en parfaite impudeur (1). On appréciera, par ces temps enfermés, si fertiles en indignes journaux de confiné(e)s et en refus d’obéissance à l’Union sacrée que devrait renforcer, au contraire, la guerre au virus venu de Chine. Mais il faut bien que certain(e)s « intellectuel(le)s » ou « écrivain(e)s », certains pantins de la scène politique s’agitent, protestent, publient, existent. Le confinement n’aurait pas déplu à Don Pablo, à condition de le partager avec une de ses jeunes amies aux doux contacts (jeunesse et contacts qui sont devenus un sujet chaud outre-Atlantique). Comparé à sa peinture et ses sculptures, sœurs de Rodin et de la Vénus de Lespugne (dont Malraux nota la présence d’un artéfact aux Grands Augustins), tout paraît chaste et sage (2). Seuls de très rares artistes, Ingres et Manet, Degas et Lautrec, Masson et Bellmer, étaient aptes à le défier sur ce terrain-là. Picasso, qui le savait, les a vampirisés, du reste, sans vergogne. Ce que le musée de Lyon rappelle, par exemple, au sujet des odalisques ingresques, au cœur des « développements » et des « sveltesses » desquelles Baudelaire soupçonnait le recours, en fait de modèles, à des « négresses » voluptueuses. Venant de l’amant de Jeanne Duval, le mot ne se colore d’aucune signification discriminatoire et stigmatisante, évidemment. Notons, au passage, que Picasso lui-même s’est montré très sensible, pour le moins, à la plastique des photos de charme (déguisées en documents ethnographiques et cartes postales) issues de l’Afrique noire. Cet attrait, qui dérange, n’en fut pas moins vif…

L’amour, non la guerre, disions-nous. Il faut pourtant nuancer. L’éternelle hubris des hommes (et des femmes) s’est saisie très tôt de ses pinceaux, quand l’Eros en était presque absent (malgré la précocité en tout du Malaguène). Pablo a douze, treize ans, en 1893-1894, quand son cœur de patriote s’enflamme sous la pression de l’affaire de Cuba, vieille colonie qui tente alors de s’affranchir des Espagnols. On sait à quel prix pour les insurgés, des premiers camps de concentration de l’histoire moderne jusqu’à la tutelle américaine. En décembre 1898, un traité de paix, signé à Paris, met fin au conflit en dépouillant définitivement l’Espagne des restes de son empire colonial (3). Il est admis que ce désastre national poussa Picasso, 17 ans, dans les filets de l’anarchisme fin-de-siècle, aussi porté à Barcelone qu’à Paris. C’est la thèse imprudente, mais communément suivie, de Patricia Leighten que le regretté John Richardson a achevé d’invalider. Bien plus crédible est la blessure patriotique que 1898 avait infligée à Picasso, et son urgence à échapper à ses obligations militaires. Il avait un oncle officier et sa famille était suffisamment riche pour couvrir les frais qu’entraînait la procédure, parfaitement légale. Avant de se soustraire ainsi à la conscription, il abandonna le projet d’un grand tableau d’histoire, qui eût chanté la Reconquista et la victoire des Chrétiens sur les Maures. Le sujet, dicté par les 400 ans de ce tournant historique en 1892, avait l’avantage de tirer le jeune homme vers la fibre du dernier Goya et les faveurs officielles. Lors de la guerre d’Espagne, Picasso affichera sa haine des troupes marocaines de Franco, étrange continuité.

Trois des plus beaux tableaux qu’il ait peints alors, en février 1937 précisément, alors que sa ville natale vient de tomber aux mains des troupes anti-républicaines, ont été réunis à Lyon. Ce furent ses grandes baigneuses, comme on le dit de Cézanne, ses naïades au teint plombé, celui des orages d’acier (ill. 3). On ne les avait vues ensemble, chez nous, qu’une fois, dans Picasso. Chefs-d’œuvre ! que Laurent Le Bon organisa, à Paris, voilà deux ans. Il faut imaginer l’artiste du début 1937 que les nouvelles d’Espagne déchirent (sans compter la mainmise stalinienne sur le conflit), quittant Guernica sur lequel il procrastine, et brossant, à deux ou cinq jours d’intervalle, ces monuments de chair sans chaleur… Car la guerre a ramené les froidures de la période bleue sur sa palette presque monochrome. Qu’elles jouent, lisent ou s’auscultent les pieds dans une sorte de sublime désœuvrement (ill. 3), en souvenir de la chose vue et du Tireur d’épine antique, nos trois femmes sont bien des exilées du Paradis des plagistes. Le thème court à travers l’œuvre picassien et contaminera aussi bien Francis Bacon que Henry Moore, l’exposition lyonnaise et son catalogue y insistent avec raison. En février 1937, l’ambiance n’est pas aux reviviscentes figures d’un paganisme que Picasso avait su faire rimer avec l’humour de Seurat (Biarritz, 1918) ou la libido débridée des années Marie-Thérèse Walter (Dinard, 1928 ; Boisgeloup, 1931, ill. 2). Privées du rayonnement érotique qui domine ailleurs et se hisse parfois à la folie coïtale (Figures au bord de la mer, 12 janvier 1931, l’un des prêts insignes du musée national Picasso-Paris), elles se gonflent d’un charme négatif et du pressentiment que les bains de mer allaient bientôt rejoindre le catalogue des nostalgies les plus pugnaces. Certes, durant les étés de 1937, 1938 et 1939, passés à Mougins et Antibes aux côtés de Dora Maar, Picasso continuera à barboter et bronzer comme l’enfant qu’il redevenait dès qu’il enfilait un caleçon ad hoc. Ne sachant pas nager, il ne s’éloignait du bord qu’en pensée et en peinture. Le manque, le besoin du large, est le meilleur ami de l’invention artistique. Les dernières salles de l’exposition en témoignent, jusqu’aux totémiques Baigneurs de l’été 1956. Grondait déjà la révolte des Hongrois et des Hongroises que les chars russes allaient réprimer sans pitié. Le camarade Picasso se garda de condamner ouvertement ce vent de terreur, la rupture n’était pas mûre. L’amour, pas la guerre. Stéphane Guégan 

(1) Picasso. Baigneuses et baigneurs, Musée des Beaux-Arts de Lyon, jusqu’au 13 juillet 2020. Riche catalogue sous la direction des commissaires, Sylvie Ramond et Emilie Bouvard, Snoeck, 39€.

(2) Voir, dans le catalogue de l’exposition, Rémi Labrusse, « Préhistoires de plage ». Quant à Malraux, Picasso et La Tête d’obsidienne, voir Stéphane Guégan, « Il faut tuer l’art moderne », L’Infini, Gallimard, printemps 2016.

(3) A propos des dessins batailleurs de l’adolescent Picasso, voir les excellents articles de Laëtitia Desserrières et Vincent Giraudier dans le catalogue d’exposition Picasso et la guerre, Gallimard / Musée de l’Armée / Musée national Picasso-Paris, 2019. J’ai donné une place centrale aux « politiques picassiennes », et au rapport à l’histoire, dans Picasso. Ma vie en vingt tableaux ou presque, Beaux-Arts éditions, 2014.