FICTIONS

En mai prochain, deux siècles après s’en être allé, Napoléon Ier devrait pouvoir vérifier si la ferveur nationale a baissé ou non à son endroit. Or le combat n’est pas gagné d’avance. Le procès du passé étant devenu ce qu’il est, il ne serait pas étonnant, avouons-le, que l’empereur, cet Aigle, y ait laissé quelques plumes. N’a-t-il pas accumulé « les crimes », pour parler comme Chateaubriand, entre Brumaire et Waterloo ? Creusé lui-même sa tombe après y avoir entraîné des millions d’hommes, sacrifiés à sa mégalomanie pré-hitlérienne ? Le pire, s’agissant de l’ogre insatiable, serait même ailleurs. Car le catalogue de ses méfaits s’est récemment alourdi, au feu des nouveaux catéchismes. Nous étions habitués à lire ou entendre que Bonaparte, nouveau Robespierre, fut un grand massacreur des libertés publiques, sans pitié avec ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur, aussi tyrannique dans les affaires de l’Etat et de l’Art. Que n’a-t-on écrit sur le style Empire, froid, lourd, propagandiste ? Aujourd’hui, c’est l’homme qui rétablit l’esclavage et répudia Joséphine que, de préférence, on condamne et passe par les armes de la bonne conscience anhistorique. D’où l’interrogation immanquable du lecteur après avoir lu le nouvel essai de Philippe Forest au sous-titre biblique : ne s’est-il pas altéré ce « vide » dont nous serions les héritiers, plus que des campagnes militaires, du Code civil ou de l’immense programme esthétique des années 1804-1815, dernier sursaut de l’Europe française ? La thèse du deuil inconsolable, aggravée de siècle en siècle, possède de solides lettres de noblesse, que cite et commente très bien Forest, convoquant Balzac, Hugo, Barrès, Léon Bloy ou Élie Faure. Pareil titan ne saurait mourir, pensaient ces écrivains de l’« uomo di Plutarchia » que Pascal Paoli avait vu en lui… Nous n’en sommes plus là. Forest aime à penser que l’histoire, comme tout récit, ne serait qu’une fiction déterminée par notre présent, une fable, un songe sans substance propre, disponible à toutes nos projections. La fiction de la fiction qu’est le pouvoir, ajouterait Pascal, quand il oublie ses origines. Or Bonaparte n’a jamais nié les siennes, non pas cette Corse dont il fut chassé avec les siens en 1793, mais la succession des dynasties sur le solde desquelles il établit la sienne. Au Salon de 1808, Le Couronnement de David, et non Le Sacre de Napoléon, ne symbolisait pas la prévisible sacralisation du politique moderne, ivre de lui-même. Jacobin rallié, ce peintre que Forest n’aime pas beaucoup y résumait le songe inséparable de l’épopée napoléonienne, la réunion de la monarchie et de la république sous le double regard, métaphore géniale du tableau, de la France et de Dieu. L’histoire n’est pas faite que de mots et d’illusions, elle est ce qui demeure des annales nationales sous le regard changeant des historiens et de ceux qui les lisent. Un roc, comme Sainte-Hélène.  

Les romans de Jean-Marie Rouart ont presque tous l’Histoire de France pour compagne obligée, ses héros se mesurent ou se heurtent aux plus grands et, comme eux, rêvent leurs vies autant qu’ils vivent leurs rêves, selon la parole de Drieu que l’écrivain a toujours fait sienne. Tout ainsi le fascine chez Napoléon, l’énergie qu’il déploie et la mélancolie qui l’habite, voire la pulsion de mort qui fait glisser le moderne Alexandre vers l’échec. On n’est pas très étonné de retrouver l’empereur, mais serti de lumière, au détour d’Ils voyagèrent vers des pays perdus, et de le retrouver dans la bouche d’un des deux protagonistes essentiels du livre, De Gaulle himself : « Sa gloire serait moins grande sans le grand roman qu’il a aidé à construire autour de lui. » Cela ne veut pas dire que Bonaparte lui semblait un conquérant de papier, cela signifie que son action et son écho avaient également profité du souffle des écrivains. De Gaulle, dévoreur insatiable de littérature galvanisante, n’a pas agi différemment, dès qu’il s’est donné une dimension épique. Et juin 1940, à cet égard, ne le prit pas par surprise. Avant que Malraux ne le statufie, Paul Morand aurait pu être le scribe providentiel. Mais la rencontre n’eut pas lieu… En poste à Londres, l’homme pressé précipite son retour en France. Sa seule concession à De Gaulle fut l’étonnante Elisabeth de Miribel, longtemps attachée au diplomate, et qui règne sur le petit monde de Carlton Gardens, quartier général de la France libre, quand commence le récit de Rouart. Le 11 novembre 1942, une bombe éclate : Pétain s’est transporté à Alger après que les Allemands eurent envahi la zone libre, fonçant à la rencontre des troupes anglo-américaines fraîchement débarquées en terre d’empire. De Gaulle et son cercle sont effondrés. À Alger, la consternation fait d’autres victimes. Fernand Bonnier de La Chapelle rengaine le 7,65 qu’il réservait à Darlan, lequel entrevoit aussitôt sa réconciliation avec le maréchal. Plus rien n’empêche Pétain de faire éclater la haine de ce Reich qui l’a compromis aux yeux des Français. Le voilà rentré dans l’histoire quand en sortent brusquement De Gaulle et sa bande, Gaston Palewski, Kessel, Druon, Aron et même le jeune Derrida que cette volte-face, agente de la déconstruction, enchante secrètement. Rouart, qui sait qu’un écrivain a tous les droits, prend celui de rebattre les cartes et, plus audacieux encore, pousse la confusion qu’il sème joyeusement jusqu’à faire ondoyer la ligne supposée nette entre bons et méchants. Comme la vie, la vérité historique « est heureusement plus complexe ». Pour l’avoir détournée de son lit habituel et nous faire goûter à la Russie d’un Staline en grande forme, Rouart signe son roman le plus picaresque, d’une verve inflexible, d’une drôlerie continue, et d’une fièvre érotique martialement assumée. C’est dire qu’évoluent, au milieu des vilains messieurs qui font la guerre, de jolies femmes qui font l’amour. Rouart prend le même plaisir à peindre leurs (d)ébats qu’à laisser zigzaguer son récit, vrai comme les songes.

Dès les premiers mots, nous y sommes, en scène, dans l’angoisse de « l’actrice adolescente » qui vient d’y pénétrer. Le nouveau roman de Louis-Antoine Prat s’élance à l’instant même où débute la pièce, un huis-clos peu sartrien, qui en ébauche l’intrigue. C’est que la fiction des planches constitue plus que le décor de L’Imprudence récompensée, titre qui hésite entre Molière et Marivaux : le merveilleux scénique et ses rebonds, heureux ou tragiques, commandent la vie même de ses personnages, de plein gré ou à leur insu. Prenez cette novice, elle surgit de nulle part, et ira où ses 18 ans et sa fausse innocence la portent. Comme le lecteur entraîné par l’incipit, l’éclairagiste ne la quitte pas des yeux, braque ses projecteurs sur le corsage de l’inconnue, brodé de lettres qui invitent peut-être à l’amour. Le romantisme de Prat, sensible dans l’écriture, a toujours aimé les prophéties tissées d’ombre. Deux autres acteurs donnent la réplique, du haut de leur expérience. Il y a l’éternel « vieil homme », et il y a Berthe Bavière, aussi âgée, assez pour avoir joué, « peu avant la Seconde Guerre mondiale, dans des comédies de Guitry où le maître lui réservait des emplois sur mesure ». Ses charmes d’ingénue avaient su troubler un Pierre Laval, un Gaston Palewski, un Paul Reynaud… Mais près de quarante ans ont passé sur l’éclat de sa jeunesse. Car nous sommes en 1975, l’année de l’affaire Meilhan, des attentats d’Orly, de la Loi Veil, du plan de soutien de Giscard aux classes défavorisées… La libération sexuelle ne fait plus la différence entre les catégories sociales, et Guillaume, l’auteur de la pièce qui ouvre le drame, est prêt à se plier aux prouesses de Cythère avec celle que vous savez. Il est pourtant marié à Christine, prénom qui sent le martyre. Elle est riche, raffinée, délaissée. Jusque-là, il ne l’avait trompée qu’en pensée, mais l’épouse malheureuse a compris que, cette fois, Guillaume ne s’en tiendrait pas aux rêveries inactives. « À quarante ans, on n’hésite plus devant grand-chose. » Celle qui donne corps à la tentation, la fille aux corsages affriolants, se prénomme Florence, ressemble à un Bronzino et apporte précisément au roman une insouciance fuyante qu’on dira toscane, bien que le fantôme vénitien de Desdémone plane sur les destins que Prat croise et décroise tout au long d’un récit qui s’encombre rapidement d’un crime atroce et d’une double enquête policière. La vie de Guillaume, si contrôlée, bascule. Il n’aspirait qu’aux succès du théâtre de boulevard, il avait apprivoisé la souffrance que donne la lecture des classiques à ceux qui se savent incapables de les égaler, et l’argent du ménage entretenait l’illusion qu’il était auteur. L’équilibre fragile des couples sans passion réelle, ni vrais désirs, n’exige guère plus qu’une amourette d’été pour voler en éclats. Mais Florence est la fleur dantesque qui relie le Paradis à l’Enfer. Comme toujours chez Prat, les œuvres d’art ont un rôle à jouer, il est ici central. Parti du théâtre, son roman ne peut que s’y refermer, avant que le rideau ne se lève à nouveau.

La fiction, l’histoire de l’art aime de plus en plus s’en vêtir. Dario Gamboni n’emprunte à cette vogue que la forme dialoguée de son dernier livre, sans doute ce que la discipline à produit de mieux en 2020. La marche récente des musées y trouve notamment une occasion de s’examiner. Car le musée tel que nous l’avons connu pourrait disparaître dans les dix-quinze ans à venir. Cette menace touche au tournant global de nos sociétés du loisir ; plus promptes à l’oubli de soi qu’à son perfectionnement, elles n’ont plus besoin du savoir que les « vieux » musées thésaurisaient et diffusaient, certains depuis la Renaissance, en vue de fédérer autour de l’œuvre d’art et ses multiples résonances une communauté de pensée toujours élargie. Ces lieux tiraient leur prestige de la rareté de ce qu’ils montraient et de l’excellence de leur didactisme, mot désormais péjoratif. Il répugne notamment aux pourfendeurs de l’élitisme, qui prônent, vieille lune, l’émotion contre l’érudition, la sensation contre le sens, le confort sans efforts. Les mêmes se réjouissent que certains musées tendent déjà au supermarché pour visiteurs décomplexés, ou se soient transformés en espaces thérapeutiques pour causes vertueuses, voire en succursales communautaristes. À l’aube du présent siècle, des observateurs aussi lucides que Francis Haskell et Jean Clair nous en avaient averti, l’évolution des mœurs muséales et l’attrait du spectaculaire couvaient une trahison de plus grande échelle. Entretemps, la course à la plus-value médiatique s’est amplifiée, entraînant la multiplication des expositions à intérêt réduit, le triomphe du fac-similé, les gestes d’architecte indifférents à l’esprit des lieux, et la disparition ou, du moins, la refonte brutale de ces musées particuliers, plus intimes, qui étaient nés de la volonté d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un collectionneur. En treize chapitres, Gamboni a fait le choix de certains d’entre eux, hors de toute limite géographique. Croyant à la valeur de l’in-situ, en disciple de Quatremère de Quincy, il les a tous revus, il salue donc, en connaissance, certaines nouveautés et déplore surtout ce qui est venu contrecarrer la philosophie de ses « musées d’auteur ». Que les artistes (Vela, Canova…) aient édifié un temple à leur génie, les collectionneurs un palais à leur goût (Isabella Stewart Gardner, Nissim de Camondo…), l’important est qu’ils n’oubliaient jamais la vocation formatrice de leurs « maisons ». Quels que soient les autres motifs à accumuler des œuvres et à les présenter au public, le défi de la mort et de la transmission a toujours sa part dans ces dépôts du temps et du beau, où chaque chose semble occuper une place méditée, parler au visiteur, suggérer un parcours intérieur. La figure du chemin donne au livre de Gamboni son objet, sa manière, sa poésie douce-amère. Luttant contre la nostalgie de son sujet, il se compose d’échanges imaginaires : deux cousins, réunis par un deuil familial, se penchent sur ces drôles d’inventions votives que devraient rester ces musées intimes, à partir desquels une reconquête du domaine semble possible.

Stéphane Guégan

Philippe Forest, Napoléon. La fin et le commencement, Des hommes qui ont fait la France. L’Esprit de la Cité, Gallimard, 16€ // Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Ils voyagèrent vers des pays perdus, Albin Michel, 21,90€ (en librairie le 7 janvier 2021) /// Louis-Antoine Prat, L’Imprudence récompensée, Editions El Viso, 15€ //// Dario Gamboni, Le Musée comme expérience, Hazan, 29€.

A l’occasion de la reparution de Parallèlement (Hazan, 2020), Verlaine, Bonnard, Vollard et votre serviteur sont les invités de Kathleen Evin et de son Humeur vagabonde, France Inter, samedi 9 janvier 2021, 19:16.

INGRES AU VIOLON

Mille e tre… C’est, à une trentaine près, le nombre de lettres d’Ingres qui nous sont parvenues, en l’absence ou non des manuscrits. Leur rassemblement, désiré par Jules Momméja dès 1888, a demandé du temps et l’impeccable érudition de Daniel Ternois, à qui l’on doit les deux forts volumes des éditions Honoré Champion (2011 et 2016), le second comprenant deux tomes (1). Aux problèmes inhérents à toute entreprise semblable s’ajoutent les difficultés spécifiques à Ingres, dont il est devenu usuel de relever ou de dénoncer les insuffisances en matière (ortho)graphique. Cela n’aurait pas choqué outre-mesure notre peintre, conscient de ses « gribouillages » et de son « style galimathiés », et rougissant ouvertement, lorsqu’il s’adresse à plus fort que lui, d’avoir eu à interrompre ses humanités au seuil de l’adolescence. Encore conviendrait-il de ne pas omettre ce qu’Ingres aimait à préciser en l’espèce… Jean-François Gilibert, l’avocat et l’ami dont il peignit le dandysme ravageur en 1804, était le destinataire rêvé de ses réflexions sur la langue, aussi amères que téméraires. Le 27 février 1826, après lui avoir redit sa douleur à piétiner la syntaxe et « la bonne orthographe », Ingres brode sarcastiquement sur le thème de l’éducation et des atouts qu’elle donne même aux médiocres : « D’ailleurs, il paraît que les études que j’aurais pu donner à ces qualités ne m’auraient servi de rien, car toute mon intelligence s’est réfugiée sur tout ce qui est instinct, je ne sais quoi, enfin choses qui ne s’apprennent pas méthodiquement, et qui sont venues se placer dans mon intellect sans que je les aie forcé d’y entrer. » Citant au passage Joachim du Bellay, l’auteur de ces lignes extraordinaires, où parle son romantisme fondamental, n’est pas toujours compris…. Faute de goûter cette verve et cette oralité inimitables, ces cascades de mots peu lissés et peu retenus, qui passent de la vigueur à la douceur, du brutal au sentimental, du pathos autoritaire à la naïveté déconcertante, l’on continue à lui tenir rigueur de sa plume erratique. Dans la trop rapide introduction du gros volume de lettres et documents qu’il consacre aux années durant lesquelles Ingres dirigea la Villa Médicis (1835-1841), François Fossier prend plaisir à épingler les hérésies de ce qu’il appelle, sans y adhérer, le « style d’Ingres ».

Tout lui est bon pour accabler l’épistolier, qui ne serait que raideur de ton et rhétorique mal assimilée, fautes incorrigibles et emballements indigestes, impropriétés et italianismes, sensiblerie excessive et surtout narcissisme acrimonieux. Réfractaire apparemment à la théorie des deux mois et à la narratologie moderne, François Fossier en conclut à l’identité du caractère et de l’écriture, tous deux exécrables donc. On n’avait jamais lu de choses aussi violentes sur Ingres, « égocentrique forcené et geignard », hypocrite paranoïaque, depuis Théophile Silvestre. Cette virulence conduit à d’autres considérations aussi contestables quant à l’esthétique d’Ingres qui se réduirait presque aux convenances rassurantes des davidiens indécrottables qui cherchèrent précisément à entraver son élection houleuse à la tête de la Villa Médicis  : « Comparée à la prose de Delacroix ou même à celle de Quatremère [de Quincy], si académiquement cadencée, son expression est celle d’un illettré, chose surprenante chez un artiste à ce point imbu des règles de la composition et du dessin. » Le génie d’Ingres, plutôt que cette fidélité obtuse à des principes d’un autre âge, n’est-ce pas tout le contraire? De ce prétendu classicisme, n’a-t-il pas fait place nette en se débarrassant de l’anatomie, des récits bien articulés, de la répugnance idéaliste envers son Éros provocant et ses effets de réel trop concrets? Si François Fossier sous-évalue la radicalité de celui que Baudelaire nommait « l’homme audacieux par excellence », il exagère son tempérament combustible et neurasthénique. Les soutiens les plus proches d’Ingres, de Gérard à Marcotte, estimaient déjà que le directorat de la Villa Médicis ne conviendrait pas à cette tête trop chaude. Ils se trompaient, Ingres assuma sa charge, entre 1835 et 1840, avec rigueur, intelligence et sens du terrain. Au lieu d’insister tant sur l’homme qu’il n’aime décidément pas, François Fossier aurait dû prendre le temps de mieux exploiter le riche matériau qu’il agrège aux lettres d’Ingres proprement dites. Ces missives, émanant des pensionnaires le plus souvent, permettent de comprendre les réserves qu’une part de l’Institut manifestait envers l’amoureux des odalisques et la direction des études. Si le primitivisme des jeunes lauréats inquiétait quelques-uns de ses pairs, le ministre de l’Intérieur faisait pleuvoir les crédits, satisfait des copies de Michel-Ange et Raphaël que le Directeur contrôlait et dirigeait vers l’école des Beaux-Arts (3). Il eût fallu aussi s’intéresser aux révoltes qui grondent (Chassériau, Papety, Jourdy) et aux clivages qui opposent ou non catholiques (cercle de Lacordaire) et fouriéristes (lecteurs de Sabatier) sur le front d’un art de combat. Ingres aura contribué à la maïeutique  romaine qui menait à 1848 (4). Stéphane Guégan

(1) Ingres, Lettres 1841-1867, édition et présentation de Daniel Ternois, préface de Stéphane Guégan, Éditions Honoré Champion, 2016.

(2) Correspondance de l’Académie de France à Rome. Jean Auguste Dominique Ingres 1835-1841, François Fossier (éd.), Académie de France à Rome / Société de l’histoire de l’art français / Editions de Boccard, 2016. En l’absence d’avertissement ad hoc, il est difficile de savoir en quoi le présent volume se distingue de sa prépublication électronique sur le site de la Bibliothèque de l’Institut de France (2006). Il apparaît cependant que François Fossier a tenu compte des remarques d’Eric Bertin (« La correspondance du Directorat d’Ingres a-t-elle été publiée ? », Bulletin du Musée Ingres, n°80, 2008, p.21-23). Ont été réintégrées certaines lettres manquantes, pas toutes, émises ou reçues, durant le Directorat d’Ingres. Pour ne prendre qu’un exemple, la lettre de Chassériau, en date du 18 avril 1838, a été insérée au corpus originel où elle faisait défaut, mais au prix d’une coquille sur le quantième du mois. On ne comprend pas très bien, à cet égard, le silence de François Fossier sur l’affaire du portrait de Lacordaire, qui ébranla la fin du Directorat et cristallisa la rupture de Chassériau et d’Ingres.

(3) Voir Stéphane Guégan, « La thébaïde et le phalanstère » in Olivier Bonfait (dir.), Maestà di Roma. Da Napoleone all’unità d’Italia. D’Ingres à Degas. Les artistes français à Rome, Académie de France à Rome /Electa, 2003, p. 312-317. Ce catalogue capital est absent de la bibliographie très sélective de François Fossier.

(4) On connaît les beaux travaux de Jean-Paul Clément sur Chateaubriand, Charles X et, plus généralement, la culture politique de la Restauration, objet de simplifications persistantes. N’ayant cessé de croiser Louis-François Bertin (1766-1841), l’idée d’un livre lui est venue naturellement. Aussi trompeuse que le portrait d’Ingres, depuis qu’on y voit à tort le symbole des épiciers de la monarchie de Juillet, la personnalité du patron du Journal des débats (littéraires et politiques) méritait d’être reconsidérée, à l’instar de ce monarchisme libéral, ou de ce conservatisme progressiste, dont il porta haut les couleurs. Cela lui valut quelques mésaventures sous le Directoire et le Consulat. Mais sa pugnacité à tenir ferme au milieu des orages l’aura rapproché des plus grands, de Girodet et Chateaubriand à Hugo et Ingres. Marc Fumaroli et le regretté Bruno Foucart ont très bien compris et décrit le cercle des Bertin. Il manquait un grand livre politique sur celui que Gautier, en 1855, face au portrait du Louvre, nomma le « César bourgeois ». Autant dire qu’il avait lui aussi saisi ce que le combat des Bertin avait apporté à l’établissement de la France moderne, fille de l’Ancien Régime et de 1789. SG / Jean-Paul Clément, Bertin ou la naissance de l’opinion, Éditions de Fallois, 24€

CINQ FEMMES PARLENT…

Née la même année que Bertin l’aîné, Madame de Staël (1766-1817) éprouva moins de difficulté à voir s’effacer la monarchie que son père, le grand Necker, avait tenté de sauver ! Alors que le banquier suisse cherche les moyens d’éponger la dette du pays et de réformer une cour incorrigible, sa fille, plume naissante, rédige ses premières nouvelles, ferventes d’aspirations libérales et littéraires également prometteuses. Du haut de ses vingt ans et du surmoi paternel,  elle fait entendre la violence des passions et le sens du devoir que ses héroïnes, de Delphine à Corinne, mettront en balance de façon si neuve. S’entend dès avant 1789 le combat en faveur de l’abolition, de l’éducation des filles et d’une vie publique à l’anglaise. Le féminisme et le modérantisme politique qu’elle manifeste avec de plus en plus d’éclat sont à évaluer  selon les circonstances qui les façonnèrent. Nul anachronisme dans la biographie enlevée et bien illustrée (Isabey, Vigée Le Brun et peut-être Marguerite Gérard) que lui consacre Sophie Doudet, malgré son désir avoué de célébrer la femme libre, ou plutôt libérée en tout. On sait ce qu’il en fut sur le terrain des cœurs  et des corps, terrain où Germaine n’eut pas à souffrir les proscriptions de Bonaparte. Sa durable relation avec le grand Benjamin Constant continue à légitimement faire rêver. Avant Stendhal et Delacroix qui l’ont lue, elle mit, en somme, Shakespeare en pratique. SG / Sophie Doudet, Madame de Staël, Gallimard, Folio biographies, 9,40€.

C’est vrai qu’elle sont somptueusement vêtues, souverainement indifférentes, les saintes si pimpantes du Zurbaran ! Top models de la Contre-Réforme, pour paraphraser Florence Delay, elles défilent dans l’éternité de leur terrible martyre, qu’elles rendent désirable et presque aimable. Aux protestants blafards, elles suggèrent que la beauté est le plus miraculeux des dons, et la vie un cadeau du Ciel. Delacroix l’a compris dès 1824 et les anges si féminins de son Christ au jardin des oliviers, l’un des sommets de l’exposition du Louvre, ont été rêvés en compagnie des Zurbaran de Soult… Le génie du christianisme n’a nul besoin de chair mortifiée et des loques de Job pour s’accomplir. Zurbaran, de père drapier, maîtrise immédiatement la poésie des tissus et du drapé, soie et brocarts, rehauts d’or ou de perles, jusqu’à l’accessoire qui met la dernière touche indifféremment à la robe et au tableau. Florence Delay, lectrice de mon cher Gautier, en a subi la révélation alors qu’enfant elle découvrait le musée de Séville, l’un des plus enchanteurs, il est vrai, qui soient au monde. Son Haute couture est un petit bijou d’écriture filée  et de savoir cabriolant, qu’on situera avec elle entre Valery Larbaud et Marcel Schwob, le culte des premiers émois et l’attrait des vies de légende. Car l’enquête vestimentaire mène l’auteur aux destins de ces femmes qui furent « violemment désirées » avant de connaître d’autres violences et d’autres désirs. En fouillant leur passé, la romancière croise le sien une seconde fois. L’été de ses vingt ans, elle fut la Jeanne d’Arc de Robert Bresson, inoubliable rencontre… Or Jeanne, lors de son procès, se dit obéir à Catherine d’Alexandre et Marguerite d’Antioche. Jacques de Voragine et Balenciaga bornent ce merveilleux bréviaire d’heureuse sainteté. SG / Florence Delay, de l’Académie française, Haute couture, Gallimard, 12€.

C’est Anne Pingeot qui parle, et qui parle de François Mitterrand avec lequel, bien avant l’élection de 1981, elle disserte un jour de l’emprise traditionnelle du politique sur l’architecture : « Là j’ai senti que le courant passait. » Les futurs grands travaux que l’on sait dansent déjà devant l’esprit de cet homme du livre… Quant à l’électricité de leurs amours, ce livre d’entretiens, en écho aux Lettres à Anne (Gallimard, 2016), nous en livre pudiquement quelques clefs. C’est ce qui en fait la saveur, en plus des piquantes fusées de celle qui donne la réplique à Jean-Noël Jeanneney. L’homme qui entre dans sa vie au seuil des années 1960 a presque trois fois son âge et déjà une longue et complexe carrière politique derrière lui. Mais son destin public a besoin d’un nouveau départ. Leur liaison, dit Anne Pingeot, en sera l’un des levains. Une éducation commune, celle de la droite catholique, l’avait préparée. La séduction mutuelle fera le reste avant qu’ils ne s’apprivoisent l’un l’autre, et ne trouvent, dans l’ambivalence et l’intranquillité, la force de s’aimer plus de trente ans. Ce livre nous apprend que Pascal, Zurbaran, Caravage, Aragon, Rude, Napoléon III et Degas apportèrent chacun leur pierre à l’édifice. Oui, l’architecture inscrit. SG // Anne Pingeot, Il savait que je gardais tout. Entretiens avec Jean-Noël Jeanneney, Gallimard / France culture, 12,50€

David Hockney était matière à roman et nous l’ignorions… Comment un petit gars de Bradford, avec ses désirs à contre-courant de peinture figurative et d’amours masculines, s’est-il vite mué en star peroxydée des sixties et des seventies, très loin de l’Angleterre des prolos, de gauche, et du formalisme, de gauche aussi ? Les expositions généralement s’en tiennent à la chronique froide, aussi distanciée que ses piscines giottesques, d’une victoire sur l’obscurantisme et le modernisme. Catherine Cusset, en romancière qui sait que toute vie est fiction, et d’abord fiction d’elle-même, s’est admirablement glissée dans les interstices, les plis et les silences de la biographie officielle. L’empathie est concluante, fine, drôle et crue quand il le faut. Et il le faut souvent s’agissant de celui qui fit de la Californie le lieu d’une seconde naissance, et le foyer libertin et presque libertaire d’un hédonisme raffiné, définition possible de sa peinture étrangement indocile. Historiquement précise, cette Vie de David Hockney tisse avec la même sûreté sa géographie brownienne. Le peintre fut toujours là où ça se passait. Ce que Catherine Cusset dit de New York, où elle a la chance de vivre, sonne aussi juste que son Los Angeles de toutes les licences. SG // Catherine Cusset, Vie de David Hockney, Gallimard, 18,50€.

Quant à Camille Claudel, sur qui des ventes récentes et une exposition ont ramené la lumière, on pourrait se contenter de ses lettres et de ses œuvres, et de ce qu’elles disent et ne disent pas, avouent et scellent de la grandeur tragique d’une existence et d’une création brutalement suspendues. Si folie il y eut bien, de quelle nature était-elle exactement ? Ce qu’en ont écrit certains proches, avant et après 1913, quand débute un enfermement long de trente années terribles, laisse à penser qu’elle aurait pu, parmi les siens, aimée des siens, quitter ce qu’elle appelle justement sa « prison ». Sans incriminer quiconque, à commencer par Paul Claudel, le jeune frère martyr et geôlier de sa sœur, Colette Fellous signe un livre fascinant par l’écoute infiniment subtile qu’elle prête au roman familial où s’est tissé, bien avant les reculades de Rodin, le malheur de Camille. La Valse, au Salon de la Nationale de 1893, inspira ce commentaire à Octave Mirbeau : « Je ne sais pas où ils vont, si c’est l’amour, si c’est la mort. » L’indécision intéresse Colette Fellous, l’intrigue. Du trouble, et du troublant, elle en voit dans tous les portraits de Camille. Les photographies et les chefs-d’œuvre de Rodin portent le sceau d’une mélancolie que la vie va se charger de transformer en paranoïa. Son anti-dreyfusisme n’en est ni la cause, ni le symptôme. Mieux vaut interroger, nous dit Colette Fellous, les deuils qui enferment la mère et le frère dans le rejet puritain, inconscient d’abord, puis castrateur, de l’impudente aux mains trop pleines et au cœur trop vide. « Dans cette complexe configuration familiale des Claudel, il est aujourd’hui impossible d’accuser l’un ou l’autre, chacun ayant été pris au piège de son propre labyrinthe. » Folie de Camille, folie des siens… Si l’on ignore où elle se situe, on sait de quel côté la loi, elle, se rangea. SG / Colette Fellous, Camille Claudel, Fayard, 18€

ON FERME…

Le 13 mai prochain, demain ou presque, se refermera l’une des expositions les plus ambitieuses et originales du moment. Les Hollandais à Paris, 1789-1914, au Petit Palais, c’est l’histoire d’une fatale attraction dont bien des chapitres nous échappaient. Si Orsay, ces dernières années, s’est intéressé à l’impact de Jongkind sur l’art français et au séjour parisien de Van Gogh, voire à celui de Mondrian, si Van Dongen a été amplement vengé de la stupide proscription dont il fut longtemps la victime, la permanence d’une colonie batave sur les bords de la Seine n’avait jamais fait l’objet d’une présentation d’ensemble. Paris, dit-on, vaut bien une messe. Certains de nos artistes, le protestant Ary Scheffer ou théosophique Mondrian, se gardèrent bien de renoncer à leur foi par nécessité de carrière. La capitale l’est aussi des arts depuis 1789, date inaugurale du parcours. Sous la Révolution, Van Spaendonck, le David des bouquets de fleurs, fut si célèbre que le nouvel Institut, en 1795, s’empressa de l’y élire. Il est le premier des peintres autour desquels l’exposition se structure. Nous avons déjà nommé certains des autres. Très singulières sont les sections dédiées à Kaemmerer, sorte de Fortuny père du Nord, et au formidable Breitner, dont les sublimes photographies impudiques feraient presque oublier sa touche virile. Van  Gogh tient évidemment la route. Autre surprise, l’ensemble des Van Dongen et notamment la reconstitution d’À la Galette, tableau de 1906 d’une incandescence cinétique pré-futuriste. SG / Les Hollandais à Paris, 1789-1914. Van  Gogh, Van Dongen, Mondrian…, Petit Palais, Paris, jusqu’au 13 mai 2018. Catalogue très informé, Paris Musées, 30€.