D’autres guerres, d’autres mots

Le militaire et l’historien partagent la passion du renseignement, l’espion y ajoute celle de la filature, les moins scrupuleux acceptant de trahir par intérêt, vice ou promesse de mort. Des agents doubles, et de toute nationalité, des traques, des individus retournés, selon le jargon en vigueur chez les mouches, le livre de Gérard Chauvy n’en manque pas, ce qui contribue au vertige que procure l’enquête pionnière qu’il a menée au pays de l’Abwehr. Les services secrets allemands, au temps du nazisme, les lecteurs de Modiano et d’Etienne de Montety en connaissaient au moins l’existence, pour avoir savouré Un pedigree du premier, ou l’Honoré d’Estienne d’Orves du second. Les hommes du Lutetia n’ont pas toujours brillé dans l’anticipation des attaques alliées, mais ils contribuèrent fortement à décimer les réseaux de résistance français en concurrence ou en concertation avec la Gestapo. Bien que l’Abwehr ne soit pas sortie toute casquée de la cuisse d’Adolf Hitler, l’espionnage allemand connaît à partir de 1933 une réorganisation complète, elle est confiée à l’amiral Wilhelm Canaris, que Chauvy dit insaisissable afin de mieux percer le sphinx : il finira pendu au petit matin, le 9 avril 1945, nu, au bout d’une corde à piano, garante d’un long supplice. Plus hitlérien qu’on a voulu le dire, Canaris ne semble pourtant n’avoir jamais été mêlé aux complots visant à éliminer le dictateur. Certes, il était resté étranger au groupe des fanatiques, tel Heydrich, qui avait servi sous ses ordres, et surtout Himmler, qui le suspectera de se préparer une porte de sortie auprès des Anglais et des Américains quand lui-même, conscient du désastre proche, pensait pouvoir assurer ses arrières et, changeant de bord, maintenir la lutte contre le communisme. Canaris, insensible aussi aux sirènes de Moscou, fait ses preuves avant de prendre la tête du renseignement : répression du spartakisme, réorganisation de la flotte ensuite, puis création d’un réseau en Espagne, avec des hommes destinés à suivre Franco. Quand la guerre civile y éclate, en juillet 1936, il tient entre ses mains de sérieux atouts. La France et son noyautage sont immédiatement inscrits au programme de Canaris. L’Angleterre, de même, et plus encore après juin 40. Du côté de la Résistance extérieure aux réseaux gaullistes, l’un des premiers coups de filet de l’Abwehr frappe le groupe du musée de l’Homme, au sujet duquel le nom de Jean Paulhan n’est pas cité. Passant des acteurs aux lieux d’action, quels qu’ils soient, Chauvy fait vivre à son lecteur ces opérations de l’ombre qui se multiplient. Les Allemands chassent ; certains Français ou Françaises, Mata Hari au petit pied, livrent, l’horreur s’installe. L’arrestation de Jean Moulin, le 21 juin 1943, conserve sa part d’opacité, comme bien des aspects que Chauvy examine avec prudence. Mais 1943 est aussi l’année où l’Abwehr se « ridiculise », mystifiée par le renseignement britannique, qui parvient à maquiller le débarquement de Sicile. Il ne reste plus à Canaris qu’à quitter la scène, paradoxe, sur des soupçons infondés. Il est arrêté quelques jours après l’attentat du 20 juillet 1944, on connaît la suite.

Notre connaissance de la propagande nazie, en France occupée, s’est surtout nourrie de l’activisme d’Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne, francophile et lié à nombre d’écrivains illustres dès avant la défaite. Revenu alors à Paris, cet hitlérien agit en homme de Ribbentrop. Goebbels avait le sien, il s’appelait Heinz Schmidtke et n’avait pas fait, lui, ses premiers pas au sein des organisations du Parti national-socialiste. Officier de carrière, il deviendrait, pensait-on, un agent servile du ministre de l’Éducation. L’avenir n’est jamais écrit. Gourou du dressage des esprits, fou de cinéma et de peinture modernes, Goebbels ne pouvait abandonner la zone nord à d’autres services que ceux qu’il pouvait contrôler à distance. Rattachée au commandement militaire de la capitale, la tentaculaire Propaganda-Abteilung Frankreich attendait son historien. Ses archives peu consultées dorment à Bourges. Pascal Jardin s’y est plongé avec courage ; le produit de son immersion, plutôt que la somme universitaire qu’il faudra un jour en tirer, s’apparente à une synthèse vivement écrite, aussi lisible que cohérente, trop cohérente peut-être. La thèse, assez partagée aujourd’hui, Jardin la résume d’une jolie formule : une « main invisible », d’autant plus efficace qu’elle refusait la censure et la propagande trop brutales, a tenu l’activité éditoriale, journalistique et artistique dans un gant de velours trompeur. La stratégie, en somme, consistait à ne pas stimuler inutilement l’hostilité des Français envers l’Allemagne, et favoriser l’apparence d’une collaboration « correcte ». Au-delà de la stigmatisation ouverte des Juifs, des Francs-Maçons et des communistes (après la lune de miel du Pacte), les forces d’occupation auraient caché leur jeu. Jardin lui-même admet que la presse écrite et radiophonique fit l’objet d’une surveillance étroite, et très « visible », comme le monde du livre et du théâtre. Se serait-elle exercée autrement sur le cinéma et les arts plastiques ? Goebbels pensa un temps asservir le premier, c’eût été aller contre les directives d’Hitler et froisser le public français, qui bouda les produits très démonstratifs venus d’Allemagne. Mais, estime Jardin, « la propagande par le cinéma n’est pas le cinéma de propagande ». En d’autres termes, la liberté abandonnée au 7e art était un piège. On peut, à l’inverse, croire aux effets positifs de l’ambiguïté de cette « surveillance », et reconnaître la force très neuve d’une bonne partie des films produits alors, plus de 200, comme le patriotisme qu’ils armaient à l’abri des salles obscures. Je dirai la même chose des arts plastiques encore moins soumis à la censure, toute faille de l’oppression générale fut bonne à exploiter. On apprend, d’ailleurs, que le lucide Schmidtke était hostile à l’exposition Arno Breker, il en pressentait les effets négatifs derrière l’outrance néoclassique du protégé d’Hitler, ce que l’Ode de Jean Cocteau sut utiliser. Et Comœdia, où elle parut en mai 1942, était moins un symbole de « la compromission », dixit Pascal Jardin, que la preuve des vertus paradoxales de l’équilibrisme. Jean Paulhan n’y eût pas collaboré autrement. Mots et images, en de bonnes mains, savaient montrer deux faces.

L’extermination des Juifs, de façon massive en Europe centrale, s’est accompagnée d’une euphémisation du langage propre à la rhétorique nazie ; elle avait un double avantage si l’on ose dire, disculper illusoirement les hommes et femmes impliquées dans les rouages de la Shoah et dissimuler autant que possible leur réalité au reste du monde. Bien avant de détruire les preuves concrètes de la barbarie rationalisée au soir du IIIe Reich, on détruisit le sens des mots, manière aussi de déshumaniser la victime en la privant de son être et de la réalité du crime perpétré contre elle. Dans la langue des bourreaux, « transférer » ou « éteindre » se substituait à « tuer ». Soixante-dix ans après sa parution, le grand livre du rescapé et combattant Michel Borwicz (1911-1987) bénéficie d’une nouvelle édition très annotée, et confiée aux soins experts de Judith Lyon-Caen : Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie, témoigne, au sens pascalien, d’un double refus du silence. Le leur, le sien. Loin de s’éteindre, les enfermés, ceux des ghettos, des camps et des prisons de la Résistance, ont protesté de leurs mots, de leurs poèmes souvent, contre le mutisme et la mort planifiés. Cachés tant bien que mal, enterrés souvent en vue de retrouver la lumière quelque jour, – comme « l’ardent sanglot » baudelairien -, ces messages de l’enfer s’adressaient à nous. Le temps qui sépare les lecteurs actuels de la publication de cette étude capitale, à la croisée de l’histoire et l’anthropologie, aurait pu réduire sa valeur documentaire ou analytique. Il n’en est rien. Ce que Michel Borwicz, en formidable éclaireur de la mémoire des « retirés » ou des « écartés », révèle au sujet de la Pologne et de l’Ukraine sous coupe allemande, s’est vu amplifier par ses successeurs : on pense notamment au terrifiant Terres de sang de Timothy Snyder. La leçon vaut aussi pour aujourd’hui et nos phraseurs aux « belles âmes » qui voilent le réel de leurs turpitudes langagières. Stéphane Guégan

*Gérard Chauvy, L’Abwehr. 1939-1945 : les service secrets allemands en France, Perrin, 24€ // Pascal Jardin, La Stratégie de la main invisible, Bouquins, 24€. Page 370, l’auteur déforme, sauf erreur, les propos de George Desvallières rapportés par Le Matin au sujet du Salon d’Automne, où les artistes juifs ne sont plus autorisés à exposer; Desvallières, peintre important et peu canonique, du reste, ne se réjouit pas de leur exclusion, et n’en fait pas la condition d’un art redevenu plus français et plus classique, mot qu’il faut entendre en contexte aussi. // Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie, 1939-1945, préface de René Cassin, édition critique de Judith Lyon-Caen, Gallimard, Tel, 16€ // A lire également : Alya Aglan, Le Rire ou la vie. Anthologie de l’humour résistant 1944-1945, Gallimard, Folio Histoire inédit, 9,20€ et Patrick Wald Lasowski, Avant la rafle. Mai 1942, Stilus, 20€, un « roman », dit sa couverture, dont on comprend vite ce qu’il contient de tragédie familiale et de traces personnelles ineffaçables. SG

LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE

csm_2009_19-001_cc5a44993fIl y a des peintures à haut risque, je veux parler de ces peintres qui s’exposent à l’échec par peur de la routine, des habitudes ou, pire, de leur propre succès. Le suicide, ils le savent et s’en sauvent, c’est la répétition, le confort du style, le dressage du milieu. Longtemps Bernard Buffet (1928-1999) incarna la victoire des marchands et des honneurs sur la puissance de création. Il avait tout eu, beauté, triomphe précoce, grosses voitures, amours variées, et siège académique, il fallait qu’il paye et paye cher cette insolence continue. L’appel du sacrifice ou l’attrait de l’effacement, qu’il a tôt traduits en peinture, n’avaient plus qu’à le dévorer à son tour. Sa mort, terrible, glaçante, aurait pu authentifier enfin l’œuvre entier et favoriser une relecture, elle échoua à le réconcilier, en France surtout, avec le sérail des prescripteurs du goût. On continua à faire comme s’il n’avait pas existé, comme si sa peinture ne méritait pas d’être vue et agrégée au palmarès du XXème siècle. Musées et manuels entretenaient le silence. On ignora aussi, en 1999, son testament pictural, vrai tarot baroque, fait de squelettes costumés à taille humaine, où Bernard Buffet avait réuni l’humour macabre de l’Espagne ténébriste, les damnés de Gros ou de Géricault, et le rire sain de la fête mexicaine. Dernier sursaut de l’éternel Janus, à la fois clown triste et travesti trash, l’ultime série noire laisse pantois, elle clôt la fascinante rétrospective du MAMVP qui vient d’ouvrir, au lendemain d’un vernissage moins frivole que d’ordinaire.

gagnez-vos-places-pour-l-exposition-bernard-buffet-au-musee-d-art-moderne-de-la-ville-de-parisEst-ce la gravité des premiers tableaux qui gagnaient ou sidéraient d’emblée le public ? Ou le sentiment d’avoir été les complices d’une longue et dramatique relégation ? Négation ? Il est impossible de ne pas s’interroger sur le sens de ces retrouvailles, orchestrées par Dominique Gagneux, lorsqu’on aborde les immenses toiles avec lesquelles, à partir de 1946, le jeune Buffet frappa un grand coup, à moins de 20 ans, dans le Paris de la Libération et de l’Épuration. Il avait arpenté les années sombres en fréquentant l’École des Beaux-Arts et les galeries de la capitale, où rien ne lui échappa. Mais l’après-guerre appelait une nouvelle avant-garde… Le soleil de Matisse, les mimosas de Bonnard et l’abstraction tricolore de Bazaine n’entament pas ses penchants pour ce qu’un Jean Cassou, en 1937, nommait l’art cruel, cruel de tutoyer le réel. Sa famille de pensée et de style, c’est Derain, Soutine, le dernier Vlaminck, le premier Fautrier, Gruber, mais aussi le Picasso anguleux de l’Occupation et du Charnier… Au moment où Buffet peint, d’une main qui griffe plus qu’elle ne brosse, la grande Pietà du Centre Pompidou, L’Homme au cabinet, Le Coq mort, La Ravaudeuse de filet ou encore La Lapidation de Villeneuve-d’Ascq, il épingle le désarroi ambiant sous la pointe de ses inquiétudes et de son dépouillement grinçant. Quelque chose d’implacable se dégage de cette peinture au charme négatif, agressif, nulle matière ou presque, nul éclat de couleur, nulle joie de vivre jusque dans l’impudeur des hommes nus. L’antithèse, en somme, du Picasso d’Antibes, soumis aux rondeurs de Françoise Gilot et à l’optimisme obligé des camarades communistes.

artlimited_img7582973-07Avant d’amadouer Aragon justement, au nom d’un réalisme qui n’aura plus besoin d’être socialiste après la mort de Staline, Buffet fréquente des rescapés d’Auschwitz, lit Sartre, Camus et Henry Miller, affirme son homosexualité et échappe au service militaire en frisant l’anorexie. La Raie de Chardin jette un sourire d’horreur et de défi dans une merveilleuse nature morte de 1948, d’une frugalité toute pompéienne. Ailleurs, l’ombre des exécutions et des violences de l’après-guerre endeuille la toile de façon plus directe. Le malaise de l’époque, l’humanisme déchu et les simples bornes de la condition humaine n’ont pas seulement trouvé refuge au cœur de l’abstraction qui se dit alors dominante, et qu’une doxa dépassée croit encore telle. Buffet, du reste, jouit vite du soutien de quelques critiques et galeristes peu disposés à rejoindre le mainstream de la peinture sans image, sous la poussée du plan Marshall. Gruber est mort en 1948, Derain disparaît en 1954, non sans avoir confié à André Calas combien le jeune Buffet, « Radiguet de la peinture », l’avait impressionné. D’une date à l’autre, une étoile est née, qui va subjuguer les médias plus qu’un Nicolas de Staël, et autant qu’un Picasso.

bernard-buffet-les-annees-pierre-bergePierre Bergé, son cadet et son amant depuis 1950, fut davantage que le témoin ou le simple agent de cette ascension étourdissante. Son rôle effectif, plus complet, plus complexe, ressort parfaitement de l’entretien qu’il a accordé à Jérôme Coignard, en manière d’introduction à l’ouvrage que signe le critique d’art, l’une des meilleures plumes de Connaissance des arts. Au-delà du « coup de foudre » dont Pierre Bergé parle volontiers, il a cru au génie de Buffet, à son étoffe de grand peintre et à la soif de gloire que cachait une timidité taiseuse. Ensemble, avec l’appui d’écrivains de poids, Giono et Cocteau notamment, ils vont gravir les marches de la célébrité, la soirée de gala du festival de Cannes, en mai 1958, marquant le zénith des années de conquête. Le jeune Buffet, Bergé le confirme, aimait retrouver au Louvre la sombre ardeur des tableaux de Gros, la fièvre du pont d’Arcole autant que les Pestiférés de Jaffa et son Enfer moderne. Sa peinture obéira à un balancement identique. On l’accusait de misérabilisme, alors qu’il faudrait parler d’énergie éperdue et de dolorisme métaphysique, voire de masochisme, selon Bergé, dont les préventions à l’égard d’une lecture trop littérale sont éclairantes. Proche de Simenon, Buffet avait aussi une âme de conteur, source de futures dérives (Dante, Jules Verne) comme de séries fulgurantes (Les Folles). Perplexe au sujet des œuvres tardives, Coignard laisse vibrer son enthousiasme pour la flambée des années 50, qu’il n’enferme pas dans les limites d’un simple désenchantement nauséeux, aussi froid qu’un atelier vide dont le poêle ferait grève. En rapprochant Buffet de Manet, il le détache avec bonheur de Greuze et de l’erreur de Barthes. Une étrange et poignante présence / absence, dit Coignard, travaille cette peinture bien plus habitée qu’elle ne paraît.

Stéphane Guégan

*Bernard Buffet. Rétrospective, jusqu’au 26 février 2017, Musée d’art moderne de la ville de Paris. Remarquable catalogue sous la direction de Dominique Gagneux, Paris-Musées / Musée d’art moderne de la ville de Paris, 44,90 €

**Jérôme Coignard, Bernard Buffet. Les années 1950. Entretien avec Pierre Bergé, Connaissance des arts / Citadelles &Mazenod, 59€.

La guerre, l’après-guerre, quelques livres…

product_9782070149506_195x320*On a d’abord l’impression de relire le génial Terres de sang, où Timothy Snyder faisait toute la lumière sur la complicité belligérante d’Hitler et Staline dans l’escalade qui fit 14 millions de victimes en Europe centrale de 1933 à 1945. Le cadre temporel et géographique reste inchangé, mais Terre noire s’intéresse plus particulièrement à l’élimination des Juifs, d’abord pensée comme le simple déplacement d’indésirables avec le concours des Polonais, puis selon les méthodes de la Solution finale, une fois Varsovie rasée et l’alliance avec les Russes rompue…. La thèse centrale de cette nouvelle somme est que la destruction des structures étatiques fut toujours le préalable au massacre des Juifs. Le contre-exemple de la France et de Vichy, trop rapidement et presque caricaturalement brossé, confirme la raison pour laquelle Hitler préférait mettre fin à toute forme de souveraineté en pays conquis. « On pouvait faire ce qu’on voulait des apatrides », a écrit Hannah Arendt. Snyder la suit également quant à la nécessité de prendre les Nazis au mot. Ce qui semble relever du délire darwinien en matière de race, d’espace vital et d’instinct de survie constituait le cœur d’une doctrine que Snyder ne craint pas de dire « écologique ». A rebours des grands philosophes allemands, de Kant à Hegel, et en contradiction avec le christianisme qu’Hitler feindra de respecter, l’auteur de Mein Kampf pose la nature comme bonne, et la violence qui en restaure le règne comme légitime. La terre maternelle est sans frontières, puisque elle s’accroit des fruits de la guerre et avance casquée. SG // Timothy Snyder, Terre noire. L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter, Gallimard, 29€

image*Jean-François Roseau avait retenu l’attention avec un premier roman plongé dans les affres et les lettres de nos poilus de 14-18. Au plus fort de la bataille (Pierre Guillaume de Roux, 2014) tressait autour d’une femme désirable plusieurs destins d’homme soumis à l’expérience de l’absence et des blancs épistolaires. Son deuxième roman change de guerre, sans abandonner derrière lui les héros d’un jour et les embusqués de toujours. Le ton est plus ferme, plus hussard, même si le récit à parfois tendance à annoncer ce qu’il devrait dérouler. D’action et de suspens, le livre pourtant ne manque pas, il navigue avec aisance à différentes altitudes. Tous les aviateurs ont le complexe d’Icare : voler dans la lumière les transporte, comme faire briller de mille feux leur carlingue étoilée d’exploits. Albert Prezoni s’est senti pousser des ailes en lisant, gamin, La Vie héroïque de Guynemer d’Henry Bordeaux. Ce Corse, né en 1915, a moins de vingt ans en février 1934, quand le vieux monde craque sous les pavés de la Concorde, et vingt-cinq quand il rejoint Londres et la France Libre. Mers el-Kébir le révolte, mais il se cramponne à son manche, jusqu’au jour… Des bras d’Antoinette aux cuisses d’Aïcha, son éducation amoureuse tiendra elle du vol de nuit. SG // Jean-François Rozeau, La Chute d’Icare, Editions de Fallois, 20€

« On ne se tue pas, je crois, pour des raisons. On se tue par fatigue des raisons », écrivait le Bernard Frank de La Panoplie littéraire (1958) au sujet du suicide en général, et du suicide de Drieu en particulier. La parution posthume de Récit secret, par les soins du frère de l’écrivain, avait causé un vrai choc en 1951. Avec une économie de moyens qui en remontrait à la sécheresse guindée du Nouveau Roman, Drieu semblait s’adresser à la génération des Hussards et les confronter réellement à la beauté de sa mort. Récit secret fut rédigé quelque part entre le 11 août 1944 et le 13 avril 1945, entre l’échec de son premier suicide et le succès du second. N’écoutant que sa sincérité et sa haine des narcissiques, cette voix d’outre-tombe ne se donne pas des airs fatals. Certes, l’incipit a du panache : « Quand j’étais adolescent, je me promettais de rester fidèle à la jeunesse : un jour, j’ai tâché de tenir parole. » Mais la chute mouche la flamme : « Aujourd’hui, où en suis-je ? » De l’un à l’autre, on lira la confession « dépouillée et brutale » d’un sursitaire, écrit Julien Hervier, les mots rédimés d’un homme qui cherche en lui une nouvelle résolution à mourir. Ses « motifs de désespoir », poursuit le préfacier, sont multiples… Amours déçues, vieillesse, crainte de la vendetta des vainqueurs, peur d’être souillé… Autant de « raisons », dirait Frank, à vous dégoûter de tout… « Je pars, mais rassure-toi, je pars proprement », confia Drieu à son ami Philippe Clément, avant la première tentative. Celle-ci ayant échoué, il se remit à écrire, au sujet de la religion de Baudelaire et de la sienne, aussi peu canonique. Récit secret, conclut Hervier, répond aussi «au désir de s’expliquer, sinon avec ses contemporains dont la bassesse et la stupidité lui semblent sans limites mais au moins avec la postérité. Soixante-dix ans après sa mort, alors que la situation qui le désespérait semble avoir encore empiré, il nous met en demeure de nous interroger sur la pertinence de ce qu’il souhaitait nous dire. » SG // Pierre Drieu la Rochelle, Récit secret, préface de Julien Hervier, RN Editions, 6,90€.

Guerre(s) froide(s) ?

Le propre des tyrannies modernes, celles qu’on dit libératrices, ou purificatrices, est d’avancer masquées. Que leur fonds de commerce soit la religion, le sexe ou la politique, le machiavélisme y a pris des proportions dantesques. Des masques, on en trouve justement sur la couverture du dernier essai de Bérénice Levet. Empruntés à Magritte, ils illustrent la duplicité ou le piège des apparences chers au froid ironiste. Si cette image trop lisse trahit le bouillonnement et la colère du livre, elle est fidèle à son propos: la «théorie du genre» en son versant extrême, celle de la «queer theory», confine au tour de passe-passe et au trompe-l’œil. Utiles tant qu’elles identifient les stéréotypes du culturel et du sexuel dans les comportements de société ou les productions de l’art, les «gender studies» dérapent dès qu’elles passent de la revendication féministe ou de la déculpabilisation de l’homosexualité à la diabolisation de l’hétérosexualité, mère de tous les maux, comme on sait, et levier de toutes les oppressions, bien sûr. En vingt-cinq ans, surfant sur les chantres les plus obtus de la «société policière et normative» (Foucauld, Derrida et Cie), le débat sur l’identité sexuelle a changé d’objet et de ton. Cette mutation a d’abord frappé les États-Unis, où tous les prétextes sont bons pour accuser la France, terre des libertés infidèle à son destin éclairé, de s’être rangée du côté des forces du mal(e). En rappelant que notre sexualité est déterminée en nature, quelle que soit sa forme, et que l’éducation ne saurait faire taire la force biologique qui pèse sur nos désirs, Bérénice Levet dévoile ce que masque le souverainisme du choix. Freud et Merleau-Ponty à l’appui, la philosophe dénonce autant les négateurs du donné que le mépris du don. Croire que tout est culturel, ou que toute sexualité est aléatoire, c’est ignorer ce qui nous est offert en naissant, et rejoindre le pire obscurantisme au nom de son refus.

Restons sur le terrain des illusions, si fertile aux idéologies révolutionnaires, et venons-en au nouveau livre d’Anne Applebaum, experte du domaine soviétique. Après avoir étudié les camps du goulag, elle s’intéresse à la période où ils connurent un pic de fréquentation, le début des années 1950… Son franc-parler et son humour noir n’ont pas faibli s’agissant de ce qu’elle appelle le haut-stalinisme et l’assujettissement communiste de l’Europe orientale après Yalta. À la suite de Timothy Snyder et de ses indispensables Terres de sang, Applebaum décrit la reconstruction, sous pavillon russe, du champ de ruines laissé derrière elle par une guerre qui ne fut jamais aussi destructrice qu’en Pologne, Hongrie et Allemagne. On le sait, l’invasion allemande de la Russie, en juin 1941, fut une malédiction pour les Russes et une bénédiction pour Staline. Ce que l’Ukraine affamée, la Grande Terreur des années 1930 et le pacte Molotov-Ribbentrop avaient ôté à son prestige et son crédit, la Wehrmacht le lui rendit au centuple. On commençait à douter des bienfaits du communisme sur ceux qui devaient en être les bénéficiaires, les libertés publiques et le niveau de vie des prolétaires, la guerre «donna un nouveau bail au mouvement communiste international». Staline sort du conflit presque divinisé. Les alliés ne lui refuseront rien et fermeront les yeux sur ce qui allait advenir de l’Europe de l’Est. À relire son implacable discours de Fulton, prononcé le 5 mars 1946, et où il parle déjà de «contrôle totalitaire», on mesure la déception de Churchill face aux positions américaines. Certes, les États-Unis n’étaient guère disposés à se retourner contre les Russes après les sacrifices humains qui venaient d’être consentis de part et d’autre. Une guerre, moins froide que son nom, fut pourtant le fruit empoisonné de cette politique de l’autruche. Sous couvert d’apporter aux pays satellites la perfection du modèle soviétique, Moscou étendit à ses voisins les méthodes opaques d’un totalitarisme redoré par la défaite d’Hitler. Là où le Komintern avait échoué, les conditions politiques de l’après-guerre rendirent possible la soviétisation des «terres de sang». Mais à quel prix? C’est tout le propos et le grand mérite de Rideau de fer que d’en éclairer à la fois le processus et la façon dont il fut vécu. L’Europe de l’Est, Allemagne comprise, fut d’abord mise en coupe réglée, au titre des réparations de guerre, avant d’être intégrée au stakhanovisme de la maison mère. Police, bourrage de crâne, système mafieux, tout est rendu en détails, jusqu’à l’usage cynique que l’appareil stalinien fit de la rancœur des Juifs envers les Allemands et les Polonais. On eût aimé qu’Applebaum s’attachât davantage au rôle des intellectuels de l’ouest dans le sinistre «guignol» dénoncé par Koestler dès 1941. Certains se réveillèrent, Sartre plus que Picasso, en novembre 1956. Il est pourtant dur le bruit des chars sur le macadam.

Stéphane Guégan

Regrets…

Ceux de ne pas avoir parlé plus tôt du dernier roman de Marc Pautrel, dont l’ouverture, d’une rare fulgurance, est l’une des meilleures belles choses que la littérature française nous ait offerte en 2014. Orpheline ne déroge pas aux choix d’écriture qui font la musique si particulière de ses précédents livres, soumis à l’immédiateté du présent de l’indicatif et au tranchant des émotions qu’une autre grammaire embellirait. Tous les livres primés ici et là me sont tombés des mains, le miel d’un sentimentalisme que je croyais mort depuis 1850 y coule à flots. Inflation des mots, fausseté des péripéties, ridicule des scènes d’étreinte, mensonge romanesque dans le pire sens de cette expression fameuse. À l’inverse, Pautrel regarde son héroïne respirer, aimer, voyager, s’enflammer ou s’éclipser, il la laisse aller sans nous asséner en permanence qu’elle est une femme libre de ses sentiments et de ses mouvements, folle d’elle-même, une femme moderne qui n’appartiendrait qu’à la minute présente et sur qui tout glisserait, les blancs de son enfance volée comme les faux pas de la passion amoureuse. Se libère-t-on jamais de tout? Cette séduisante Bordelaise de quarante ans, très espagnole de corps et de crinière, a ses secrets et ne les partage pas avec les hommes qui rejoignent son existence solitaire, peuplée de brèves lumières et de rêves insistants. Et si le dernier était le bon? SG

*Bérénice Levet, La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges, Grasset, 18€

*Anne Applebaum, Rideau de fer. L’Europe de l’Est écrasée 1944-1956, Grasset, 28€

*Marc Pautrel, Orpheline, L’Infini, Gallimard, 12€

 

Tueries interactives

Dans le Paris de l’après-guerre, la question du mal occupe grandement les intellectuels. C’est l’heure des comptes. Auschwitz, Hiroshima, etc. Que faire des meurtres de masse ? Sartre et Bataille ne sont pas les seuls alors à sonder l’innommable. Il est intéressant de voir Leiris, qui avait eu des sympathies pour le communisme, mettre alors Hitler et Staline sur le même plan. C’est aujourd’hui la position de Timothy Snyder, qui en chiffre et déchiffre autrement le triste bilan. Terres de sang, ces territoires martyrisés qui vont de la Pologne à la Russie occidentale, nous confronte à l’horreur, celle des régimes les plus destructeurs du XXe siècle avant la Chine de Mao : la Russie de Staline et l’Allemagne de Hitler. À sa parution aux États-Unis, l’ouvrage a provoqué quelques vagues tant il bouscule la vision courante du second conflit mondial. C’est, d’abord, que Snyder articule de façon étroite communisme et nazisme dans l’escalade de la violence qui fit 14 millions de morts entre 1933 et 1945, uniquement sur les « terres de sang », parmi les civils ou les prisonniers militaires. Cadavres qui s’ajoutent aux victimes directes du conflit armé lui-même. En conséquence, l’Holocauste se voit intégrer à une perspective historique sensiblement élargie.

L’élimination des Juifs d’Europe, pour le dire comme Hitler et Himmler, ne peut plus être pensée isolément des massacres à grande échelle qu’a connus cette période. Entre l’affamement des millions d’Ukrainiens sacrifiés à la nouvelle économie socialiste et celui des prisonniers de guerre soviétique après l’invasion de la Russie par la Wehrmacht, il se sera écoulé moins de dix ans. Au total, près de 8 millions d’individus furent supprimés avant que la mise en œuvre de la Solution finale n’ajoute ses martyrs à la liste noire. On le sait, jusqu’en 1941, les nazis pensèrent à déporter massivement les différentes populations juives hors de cette Europe qu’ils souhaitaient germaniser. Dès avant son accession au pouvoir, Hitler avait promis de nouvelles terres aux Allemands, un Empire comparable, voire supérieur à ceux de la France et de l’Angleterre. La conquête de la Pologne et l’annexion de la Russie devenaient d’indispensables prémices. Mais il lui fallut vite admettre que Staline, inquiété à l’Est par les Japonais, avait les dents aussi longues en matière de frontières naturelles. Ce qui rend le livre de Snyder si neuf, et sa lecture si fascinante, c’est sa manière d’entrelacer ces deux ambitions et leurs logiques sanguinaires. Si l’antisémitisme est bien l’un des fondements du programme nazi dès les années 1920, s’il donne une assise à la vision raciale, antilibérale et anticapitaliste de Hitler, il ne saurait faire oublier la politique ethnique de Staline et leur commun impérialisme.

Dans la mesure où ce conflit d’intérêts eut pour théâtre les territoires qui vont de la Pologne à la Russie occidentale, et l’Estonie à l’Ukraine, ces « terres de sang » ont payé le prix fort de la « complicité belligérante » dont François Furet a parlé le premier. Il désignait ainsi le tragique chevauchement des communistes et des nazis en Europe centrale, au gré des succès et des échecs militaires… Cette série de carnages alternés débuta donc en Ukraine au début des années 1930. Alors que la Grande Dépression peut faire penser au déclin durable du monde occidental, Staline lance son programme de collectivisation agricole. Le blé étatisé, et vendu au reste du monde, sera le levier de l’essor industriel dont la Russie a besoin pour devenir une puissance militaire moderne. À ce miracle nécessaire, il faut tout sacrifier et notamment les koulaks ukrainiens, religieux de plus, et soupçonnés de vouloir retarder l’avènement du « meilleur des mondes ». Après la confiscation des terres et des récoltes, la faim peut tuer. La police aussi. Résultat, quatre millions de morts. Et des intellectuels qui, tel Koestler, préfèrent se taire. Et une communauté internationale, alertée pourtant par de rares journalistes anglo-saxons, qui feint de ne pas comprendre. L’Europe a alors les yeux braqués sur Hitler et ses premières mesures. Le premier camp de concentration ouvre en 1933, on y entasse les « asociaux », non les juifs allemands, qui ne représentent guère que 1 % de la population entière. Staline, dieu du camouflage et des stratégies de bascule, va largement exploiter l’aura démocratique qu’il tire du Front populaire et de l’Espagne républicaine. À l’inverse, Hitler montre du doigt l’Ukraine, « grenier » dont il rêve, réduit aux famines médiévales par la faute des bolcheviques et donc de la juiverie internationale. Son idéologie nauséabonde, on le voit, s’adaptait très vite à la  situation. A preuve, le nouveau chancelier savait fort bien que Staline avait placé des Juifs zélés parmi les cadres du redoutable NKVD, son principal instrument dans l’éradication des minorités nationales suspectes et donc coupables d’être des ennemis de l’intérieur. Comme l’écrit Snyder, les Polonais et les Lettons d’Union soviétique ont alors autant, sinon plus, souffert que les Juifs, qui émigrèrent en masse, quand les assassinats et les envois au Goulag se multiplièrent de façon monstrueuse. En 1939, la Grande Terreur avait déjà fait 250 000 morts. Staline le Georgien purifiait la Russie comme Hitler l’Allemagne. Ils avaient tout pour s’entendre, momentanément. Les accords de Munich en septembre 1938 firent le reste : la Tchécoslovaquie découpée, le dépècement de la Pologne pouvait commencer.

Après avoir cherché à la dresser contre Staline, Hitler proposa de la partager avec lui. La diplomatie allemande ne s’embarrasse d’aucun scrupule, elle va vite ; le Reich ne saurait retarder l’accomplissement des prophéties de son messie. La blitzkrieg donc. La façon dont l’aviation de Hitler écrasa Varsovie de bombes ne peut se comparer à rien dans les annales de la barbarie humaine. France et Angleterre, entrées en guerre aussitôt, n’interviennent pas : la Pologne, insiste Timothy Snyder, va concentrer l’horreur des terres de sang. Et elle souffre, autre malheur, de sous-représentation chez les historiens du second conflit mondial. Hitler avait demandé explicitement à ses soldats de fermer leur cœur à la pitié. Une fois le pays envahi, la SS et la police suivront le conseil de façon exemplaire. C’est que la Pologne leur réserve une surprise de taille : les Juifs, 20 % de la population, y forment des communautés religieuses beaucoup moins assimilées que partout ailleurs. Si la campagne militaire a permis les premières tueries, l’occupation allemande soulève d’autres problèmes. D’autant plus que Staline, qui a envahi l’Est de l’ex-Pologne, refuse d’accueillir ces « indésirables ». À défaut de les expédier à Madagascar ou en Palestine, on généralise alors le principe des ghettos, sur lesquels les Juifs asservis n’ont qu’un contrôle partiel, artificiel.

L’attention que porte Snyder à « l’économie de l’apocalypse » nous vaut les pages les plus terribles de son livre. Les portes de l’enfer s’ouvrirent le 22 juin 1941, quand la Wehrmacht franchit la ligne Molotov-Ribentrop. « Ce fut le début d’une indescriptible calamité », écrit encore Snyder. Les chiffres, trop abstraits, ne disent que l’ampleur du bain de sang : 20 millions de morts. Pour moitié, ils résultèrent des combats acharnés et des villes assiégées ; pour l’autre, ce fut la moisson atroce des soldats soviétiques affamés et des juifs gazés ou éliminés en déportation. La Pologne s’était couverte dès 1940 de camps de concentration ; les usines de la mort devaient suivre, un an plus tard, après le choix génocidaire. S’enlisant en Russie, s’inquiétant du front de l’ouest après l’entrée en guerre des USA, Hitler fit de l’extermination des Juifs sa victoire de substitution. La résistance polonaise, qu’on pense au grand Karski, fit bientôt savoir aux alliés le sort que les nazis réservaient à ses compatriotes, juifs ou pas. Snyder s’attarde peu sur cette passivité. Il clôt son livre sur le point aveugle qui le justifie : aucun événement du passé, fût-il le plus odieux, le moins explicable, « n’est au-delà de la compréhension historique ». Terres de sang imposent une nouvelle lecture de « la géographie humaine » des politiques totalitaires.

Cette question concerne aussi les flux, militaires et civils, que met en scène le dernier livre de Ian Kershaw avec un même souci de la documentation de première main. Son récit des ultimes mois de la seconde guerre mondiale, oscillant entre l’horreur et la stupeur, se déroule comme si l’auteur en ignorait l’issue. Du refus de tout finalisme, le livre tire un double avantage : il donne plus de poids à la folle résistance que les Allemands opposèrent sur tous les fronts, il permet de penser autrement les causes de ce combat désespéré. Car ces causes sont multiples. Au gré des archives qui s’ouvrent ici et là, la chute de l’Allemagne nazie est devenue susceptible d’analyses moins globalisantes. Encore fallait-il rompre avec l’idée d’une population de fanatiques, adhérant en bloc et jusqu’au bout au programme impérialiste et raciste que Hitler lui avait fixé dès 1933. Fidèles au führer, obsédés par l’humiliation de 1918, les Allemands auraient refusé de capituler, au nom du grand sacrifice. Le crépuscule des dieux… L’enquête de Kershaw, exemplaire et tragiquement vivante, ne cède rien à Wagner.

Entre juillet 1944 et mai 1945, il est mort 350 000 Allemands par mois. Comment expliquer un tel carnage si l’on écarte la thèse du suicide collectif ? Après avoir rappelé comment l’attentat manqué de Stauffenberg et la survie miraculeuse de Hitler galvanisèrent le pays, Kershaw s’intéresse à ce qui permit le prolongement de combats dont une partie des Allemands souhaitaient l’arrêt rapide. Point de « guerre totale » sans un effort industriel arraché à l’impossible : Speer en fut l’acteur essentiel. Tandis qu’il se démenait pour réorganiser la production d’armement en gérant les pénuries de toutes sortes, les autres princes du régime, de Himmler à Bormann, parachevaient les mécanismes indispensables à l’embrigadement définitif du pays. « On ne saurait surestimer le rôle de la terreur », écrit Kershaw. Mais il était d’autres terreurs que celles exercées par le parti nazi et la Waffen-SS, d’autres violences que celles qui s’abattirent sur les camps de concentration évacués à la hâte. D’Ouest en Est, la barbarie des hommes se déchaînait. Meurtres et viols, spécialité russe, furent aussi commis par les Français dans la région de Stuttgart… Et peut-on oublier la façon dont l’aviation alliée détruisit Dresde et d’autres villes bondées de réfugiés ? Kershaw fait aussi la part de la loyauté et de la stratégie du haut commandement, qui jouait l’Amérique contre Staline. Mais, selon l’historien, cette hécatombe différée confirmerait les effets durables de la « domination charismatique » de Hitler sur les mentalités. Ce n’est pas le point le plus convaincant de son admirable chronique. Stéphane Guégan

Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 32 €

Ian Kershaw, La Fin. Allemagne 1944-1945, Le Seuil, 28 €.