C’est parfois en écrivant qu’on devient écrivain, et c’est assurément en guerroyant qu’on se découvre soldat. Daniel Cordier (1920-2020) sera mort avec la conviction de n’avoir pas écrit, au sens plein, et le regret de ne pas s’être assez battu. Le lecteur enthousiaste de ses Mémoires, magnifiques d’élan et de cran comme le fut son existence, butte sans cesse sur l’amertume de l’ancien résistant, qui se pensait incapable de littérature et eût préféré tuer des « boches » aux missions du renseignement, bien qu’elles l’aient associé à l’homme qu’il admira le plus au monde, Jean Moulin. Mauvais juge de ce qu’il aura accompli lui-même, aidé en cela par les conflits internes de la France libre dont il reste un des témoins les plus sûrs, Cordier laisse une œuvre. Même si on le soupçonne ici et là de ne pas avoir pu tout dire, il est parvenu à imprimer au récit de sa vie l’authenticité d’un vrai diariste et l’éclat d’un roman à multiples rebondissements. Chocs politiques et chocs esthétiques furent vécus et sont présentés comme autant de révélations qui engageaient l’essentiel. La foi maurrassienne de son adolescence […] s’était effondrée en juin 40, l’évolution de l’Action française achevant de le convertir à De Gaulle et à Londres, où l’attendaient deux ans de formation et l’amitié de Raymond Aron.
Suite d’Alias Caracalla, La Victoire en pleurant refait l’aveu du péché d’extrême-droite devant les zizanies de la Libération. On y trouve également les traces d’un autre culte naissant, la peinture, découverte au Prado, en mai 1944. Entre l’arrestation de Moulin et le démantèlement du groupe de Cordier, « brûlé » dès la fin 1943, il s’écoula quelques mois. Il lui faut rentrer à Londres par l’Espagne, long et harassant détour. Mais la récompense, imprévisible, ce fut Greco, Velázquez, Goya. […] Caracalla a reçu en pleine poitrine la décharge du Tres de Mayo, et l’aura fantomatique des Ménines a réveillé tant de camarades effacés, exécutés ou déportés on ne sait où. Porteuse d’une tragédie plus haute ou d’une barbarie éternelle, la peinture lui offre plus qu’un réconfort provisoire. D’autres futurs, d’autres combats s’annoncent soudain, que rien n’entravera, à commencer par la pagaille qui entoure en 1945-46 les règlements de compte de la Libération, au sein même des vainqueurs, et la démission de De Gaulle. Le troisième volet des Mémoires de Cordier, Amateur d’art, débute à cette époque ; il quitte alors le cabinet du colonel Passy et les services secrets. Stéphane Guégan, « Caracalla ouvre boutique », lire la suite dans La Revue des deux mondes, mai-juin 2024 / Daniel Cordier, Amateur d’art, 1946-1977, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2024, 23€. Les deux premiers volumes de ses Mémoires sont désormais disponibles dans la collection Folio.
ENTRE-DEUX-GUERRES
D’abord à deux temps, la Recherche de Proust s’en donne un 3e au début de 1912. Ainsi naît Le Côté de Guermantes et se déploient, entre rires et larmes, l’entrée dans le monde et la sortie de l’innocence, en deux temps aussi, du Narrateur : décès de la grand-mère, soit la perte inconsolable de la mère, et décès (annoncé) de Swann, soit la conquête du beau à relever. La toile de fond du théâtre proustien, à ce stade, nous ramène à 1898 : après en avoir rêvé, le Narrateur accède aux salons du faubourg Saint-Germain, il en exalte la grandeur généalogique autant qu’il en vitriole les vanités (le snobisme de la naissance). D’un côté, l’éclat d’un monde qui croit survivre à son déclin par fanatisme de race, selon le mot que Proust décline ; de l’autre, le séisme de l’affaire Dreyfus et les comportements souvent asymétriques qu’elle enclenche. Yuji Murakami en est le meilleur connaisseur. Son édition de Guermantes donne un bel avant-goût du livre qu’il prépare sur le sujet, central dès Jean Santeuilet promis à innerver, comme la guerre de 14 et surtout l’homosexualité, le reste de La Recherche. Dans son édition de Sodome et Gomorrhe, qui paraît aussi au Livre de poche, Alexandre de Vitry commence par rappeler sa solidarité avec Guermantes, dont le volume II, en 1921, s’étoffait contre toute attente d’une brève extension consacrée aux « descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel ». C’est l’amorce et l’annonce d’une nouvelle relance du récit, dont Charlus et Albertine seront les principaux instruments. Le fou de Balzac et Baudelaire qu’était Proust se fait biblique et, à l’occasion, priapique, en se refusant au blâme et à l’éloge, exclus de son régime de vérité, et de son approche polyfocale du monde et de sa propre sexualité. Pas plus qu’il ne catégorise, résume Vitry, Proust ne catéchise, plus proche de Vautrin que du Corydon (1920) de Gide. SG Marcel Proust, Du côté de Guermantes, édition de Yuji Murakami ; Sodome et Gomorrhe, édition d’Alexandre de Vitry, Le Livre de poche, sous la direction de Matthieu Vernet, 10,90€ et 9,90€. Chaque volume est doté d’un substantiel appareil de notes et d’un dossier.
Avant que, centenaire oblige, le Manifeste du surréaliste ne réveille en fanfare l’œcuménisme bébête dont bénéficient encore son auteur, son groupe et leur « aventure », relisons les trois lettres, rendues publiques, que Drieu adressa à Aragon et aux siens entre août 1925 et juillet 1927. Bertrand Lacarelle les a réunies, il les éclaire d’une préface alerte et les agrémente de textes contemporains. Entre la première et la dernière, Aragon et Breton ont cédé aux sirènes du communisme, c’est-à-dire à la double fascination fractionnelle (rupture avec sa classe, convergence des violences, avant-gardiste et politique). Le peuple est le cadet de leurs soucis. La Lettre ouverte à Paul Claudel, en janvier 1925, s’était même abaissée à idéaliser l’Orient sotto voce, exotisme de potache supposé conforter l’horreur de la France et l’anticléricalisme dont le surréalistes font profession. Tout cela sidère Drieu, qui a marché avec eux tant que « le culte du tumulte » visait à rétablir de vraies valeurs sur les ruines fumantes de 14-18. Mais voilà que ses petits camarades brandissent l’antipatriotisme et l’irresponsabilité morale comme les hochets d’une révolte dérisoire. Moscou et ses agents parisiens n’attendaient que cela pour les mettre au pas. Lacarelle pense que Drieu a été probablement tenté par le communisme, je dirais plutôt qu’il eut rapidement toutes les raisons de résister à cette pulsion. Dès mars 1921, il dit son fait aux nouvelles formes de l’autoritarisme politique, indifférent aux véritables révolutions sociales et économiques : réactionnaires, démocrates, socialistes and, last but not least, bolcheviques sont pointés du doigt, le même doigt qui, à la mort de son ami Raymond Lefebvre, maurrassien passé à l’Est, ou de Jacques Rigaut, victime lui de ses « amis » surréalistes, tracera une croix sombre sur les « erreurs » où mène le sacrifice de sa conscience. SG / Pierre Drieu la Rochelle, Trois lettres aux surréalistes, édition de Bertrand Lacarelle, Les Cahiers de la NRF, 17,50€. Sur l’été 1926, crucial dans cette brouille, voir ma présentation de Drôle de voyage (qu’Aragon crucifia en bon stalinien) dans Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, Bouquins, 2023).
« Solitaire, nomade et toujours étonnée… » Le 4 avril 1936, depuis Bruxelles, Colette décrit ainsi Anna de Noailles dont elle occupe désormais le fauteuil au sein de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Hommage dans l’hommage, elle a emprunté à la dolente poétesse qu’elle salue par-delà la mort ce vers baudelairien. L’étonnement, en mode actif ou passif, fut le mot de passe des modernes. Et celle dont Valère Gille, lors de cette séance enregistrée, dit qu’elle fut « audacieusement romantique et foncièrement romantique » se l’applique à son tour. « Où aurais-je puisé, dans ma carrière, autre chose que de l’étonnement ? » Ne s’enfermer dans aucune routine, entretenir le doute de soi, Colette, à 63 ans, distribue ses recettes de jeunesse et d’écriture avec une émotion non feinte. Le 33e fauteuil, qu’elle illustrera encore 18 ans, accueillerait son dauphin en 1955, Jean Cocteau, dont Proust, Diaghilev, Picasso et Radiguet n’eurent pas à beaucoup stimuler la force d’envoûtement. Ces deux élections, la cordée qu’elles nouent, et le symbole que personnifiait Colette, plume sensuelle et dissidence sexuelle, sont tour à tour commentés, chacun avec sa sensibilité propre, par André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon et Antoine Compagnon. Puis, comme un phonographe, ce remarquable Colette à l’Académie ressuscite les voix facétieuses, si françaises par le style de conversation, des complices du Palais-Royal. La Belgique de Sido, ne l’oublions pas, en abrita et démultiplia les échos… Heureuse de rejoindre le panthéon des grands aînés, Colette n’a jamais désespéré de ceux qui venaient. Fin 1934, elle écrivait ceci d’un ami de Bertrand de Jouvenel, son ex-amant et le directeur de La Lutte des jeunes, revue étonnante : « Souvent, j’écoute mes cadets parler de Drieu avec feu, et j’y puise une certaine mélancolie, moi qui ne l’aime que parce qu’il a beaucoup de talent. » Pour Colette et Cocteau, vieillir, c’était trahir. SG / Antoine Compagnon, de l’Académie française, André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon, Laurence Boudart, Jean Cocteau, Colette, Valère Gille, Colette à l’Académie, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2023, 17€.
Si Aragon fut antimunichois sur ordre de Moscou, Drieu l’est par patriotisme, respect de la parole des Français envers la Tchécoslovaquie et profonde sympathie pour Edvard Bénès, qu’il a rencontré à Paris fin 1933. A rebours de Morand, Emmanuel Berl et Giono, partisans des Accords, sans être bien sûrs qu’ils éviteront une nouvelle boucherie, mais préférant cette infime chance de paix à la crainte de provoquer ou de précipiter la guerre, d’autres écrivains, de Montherlant à Julien Green, stigmatisent la politique de l’apaisement, où Chamberlain s’aveugle en croyant se grandir, utopie qui condamne la Bohème redessinée par le traité de Versailles à l’abattoir. L’indécision de Daladier le plongera dans un enfer tout autre, celui d’un très long remords. De ce qui fut une faute morale et un échec politique, Maurizio Serra rouvre le dossier en se gardant de juger de haut. Le procès vertical du passé, l’indifférence à ses multiples paramètres et au moi de ses acteurs, n’est pas de bonne méthode en Histoire. Avant d’y revenir plus longuement dans une prochaine livraison de Commentaire, il faut souligner le réexamen du rôle de Mussolini, précoce et tenace rempart à Hitler, auquel se livre Serra. Le quatrième homme, humilié par l’Anschluss de mars 38, était peut-être le plus déterminé à arrêter le Führer. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Munich 1938. La Paix impossible, Perrin, 2024, 24€.
De Sade, on ne sort pas, pas plus que lui de ses prisons. Il en est une nouvelle qui insupporte Gérard Macé, une nouvelle tyrannie d’autant plus virale qu’elle contamine, invisible, non dite, le discours savant et médiatique du moment. Sans attendre, Macé désigne à son lecteur ce « retour d’un ordre moral qui s’exprime comme toujours au nom du bien. […] nous assistons au retour de la bigoterie, de la superstition, pire encore, de la condamnation pour blasphème. » Plus loin, passant de la théorie à la pratique, il rappelle ce fait qui n’a pas été relevé par les montreurs d’images de la presse française : « Un article récent du New York Times réclamait qu’on signale dans les musées, à l’aide d’un logo spécial, les toiles dont les auteurs auraient abusé des femmes, à commencer par Egon Schiele et Picasso. Une inquisition d’un nouveau genre se met donc à juger les morts, par définition sans défense, devant un tribunal posthume aussi arbitraire qu’illégitime. » Anticipant ce genre de désagrément, qui vient de la confusion naïve entre l’auteur et son livre, livre qui a sa morale propre chez les grands, Sade avait eu ce mot sublime sous la Révolution : « il n’est pas dit que l’on soit un coquin pour avoir de la singularité dans les plaisirs ». Ajoutons : « dans ses écrits ». Le sadisme relève du papier, du fantasme avoué, en dépit de toutes les folies que le marquis s’autorisa et fit subir aux complices de ses jeux amoureux plutôt tendus. Il ne savait jouir dans la banalité des ébats. Les images et la fiction lui étaient indispensables. Il avait le coït littéraire, les mots et les pensées l’enflammaient, au point qu’il faisait l’hommage de « coups de poignet », en prison, à sa formidable épouse, destinataire de chaudes missives. Mais cet athée, cet homme des Lumières, et non des contre-Lumières, comme on aime à le dire, s’il ne voyait pas dans la douleur la preuve du rachat, y décelait la marque du diable, notre locataire préféré.
Satanisme encore… Chaque jour le confirme, Huysmans a réussi son retour, multiple, en librairie. Avec des bonheurs d’écriture variables, et plus ou moins de courage intellectuel, nos journalistes littéraires chantent la pléiadisation de l’anti-moderne, sans toujours comprendre que le meilleur de l’auteur, À rebours et quelques autres romans mis à part, se loge dans sa critique d’art. L’exposition d’Orsay, on l’espère, remettra les pendules à l’heure. En 1985, la réhabilitation de Joris-Karl commençait à peine. Le centenaire d’À rebours, amorcé par l’édition Folio de Marc Fumaroli, avait poussé Pierre Brunel et André Guyaux à consacrer un cahier de L’Herne à ce Huysmans en qui la vulgate universitaire aimait personnifier l’esprit de la « décadence », dont on ne savait pas trop s’il fallait la classer parmi les forces délétères de la fin du XIXe siècle ou les signes précurseurs d’une réponse à l’avachissement de la société démocratique. La décomposition nationale dans laquelle nous baignons a tranché. Le volume de 1985, en l’état, vient d’être réédité et sa perspicacité confirmée. La supposée rupture entre le romancier naturaliste et la période post-À rebours y était déjà remise en cause, non moins que la conversion catholique comme table rase. Une certaine éthique de la vérité intérieure s’y accomplit, s’accompagnant d’une critique des illusions propres à la IIIe République. Aux différents essais une série de documents étaient joints, fort utiles, notamment sa recension oubliée de la 3ème livraison du Parnasse contemporain en 1876, l’année où Huysmans subit une double commotion : les Degas de la IIe exposition impressionniste et L’Apparition de Gustave Moreau. Il traite les poètes parnassiens comme s’il visitait une exposition de tableaux, dominée qu’elle serait par les croûtes, infidèles à Gautier et Baudelaire. La cruauté étant son luxe, il cite au sujet de ces apostats le Salon de 1846 du grand Charles. Les singes du sentiment avaient pris le pouvoir. En sommes-nous libérés ?
Restons un peu avec Baudelaire puisque Folio classique a la bonne idée de vouloir nous faire lire ou relire Eureka… Dernière des traductions d’Edgar Allan Poe qu’ait publiée son meilleur champion français avec Mallarmé, cette longue nouvelle souffre encore d’une réputation d’illisibilité. Cosmogonie ténébreuse, elle ment à son titre solaire avec un rien d’humour noir, comme l’aurait dit Huysmans (on sait que Poe est l’un des auteurs d’élection de Des Esseintes). L’Américain, peu de temps avant de mourir, crut avoir trouvé la clef du « grand secret », liant l’origine du monde à sa destruction inévitable. Le chaos final, selon Poe, est indépendant du vouloir des hommes, thèse qui devrait ravir les criminels de toute nature qui précipitent l’agonie de notre terre. Saisi d’effroi devant son hypothèse très étayée, Poe pensait écouler un millions d’exemplaires de son livre. Las, 500 copies s’en vendirent. Et la traduction de Baudelaire, un bijou, n’eut guère plus de lecteurs… Le très bel article de Judith Gautier, elle a 19 ans alors, n’y fit rien. Il est associé à la présente édition et explique que Baudelaire ait adressé une lettre de remerciement à la fille de son ami Théophile. Étrangement, comme les éditeurs le suggèrent, le poème en prose qu’est Eureka, dans son dédoublement narratif, n’est pas sans faire penser au Peintre de la vie moderne, cet acteur et observateur du spectacle que ses croquis alertes fixent dans la nuit des consciences, autre cosmos.
Baudelaire menait André Suarès à ces génies qui l’empêchèrent désespérer de la vie et des hommes, Pascal, Dostoïevski ou Rimbaud. On dira de lui ce qu’il disait des écrivains dont il mesurait le revival indéniable : Suarès « grandit sur l’horizon de l’art et de la pensée » de notre époque. Réédition après réédition, il s’impose et nous en impose, culture, langue, impertinence à l’égard des valeurs établies, lucidité politique au temps des marchands du bonheur collectivisé. Dans les années 1920-1930, justement, il faisait l’admiration de la génération montante, un Malraux ou un Drieu. Paulhan, bon nez, l’avait ramené dans l’écurie de la NRF, dont sa mésentente avec Rivière l’avait chassé. Redevenu un pilier de la revue, aux côtés de Gide, Valéry et Claudel, il y apportait une couleur et des positions qui ne plaisaient pas nécessairement aux autres. Mais tel était le génie de la revue qu’elle ne fonctionna jamais selon une partition unique. Drieu, fin 1940, s’en souviendrait. Bartillat et Stéphane Barsacq nous proposent un échantillon des curiosités de Suarès, servies chacune par un français étincelant, déjà hussard, sans doute parce qu’aussi pascalien que stendhalien. Les formules fusent, non pas à chaque page, mais à chaque phrase ou presque. Ce Juif marseillais avait raflé tous les prix d’excellence, adolescent, avant de s’octroyer celui de n’appartenir à aucune secte. Rimbaud l’avait illuminé en 1886, à jamais. Il avait pour les phraseurs et les poseurs des mots sans appel, et laissait ses passions se corriger l’une l’autre. Pascal et Péguy contrebalançaient Wagner et Nietzsche. Quant à son mépris des dictatures qu’il vit fleurir, à Moscou, Rome ou Berlin, il ne le priva pas de chanter D’Annunzio, ce Des Esseintes aspiré par une renaissance latine en acier trempé.
Histoire(s) insolite(s) du patrimoine littéraire, outre le savoir et l’esprit qui s’y disputent l’attention du lecteur, a ceci de remarquable que Gérard Durozoi fait alliance avec les amoureux, les fous, comme lui, du livre, texte, objet et destin… Ainsi salue-t-il Suarès qui, avant Aragon et Breton, moins experts en bibliophilie, s’occupa de la bibliothèque de Jacques Doucet. Il le convainc notamment d’acquérir l’exemplaire des Chants de Maldoror qui avait appartenu à Poulet-Malassis, l’éditeur de Gautier, Banville et Baudelaire. Suarès mit aussi la main sur des lettres de Lautréamont. Tout le symbolisme, petits et grands, livres et revues, va y passer. Quand on aime, on ne compte pas. D’argent, Doucet ne manquait pas. Aux moins fortunés, Durozoi donne l’illusion de les autoriser à feuilleter centaine de merveilles, tous genres et toutes époques confondus. Elles n’ont pas été sélectionnées pour les mêmes raisons, mais celles qu’allègue Durozoi, et explicite à travers de courtes notices admirablement troussées, emportent toujours l’adhésion. On glanera aussi, chemin faisant, quelques paroles d’or. D’Heine, le plus grand poète allemand, en butte très tôt à l’antisémitisme de son pays : « Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les hommes. » Autre perle, au sujet d’un des plus grands best-sellers du XIXe siècle, La Case de l’oncle Tom, Flaubert à Louise Colet, le 9 décembre 1852 : « Est-ce qu’on a besoin de faire des réflexions sur l’esclavage? Montrez-le, voilà tout. » À défaut de pouvoir montrer son musée idéal, Durozoi le décrit. Il n’oublie pas les leurres et les déconvenues, comme cette édition des Fleurs du mal de 1857, qui aurait porté un ex-libris de Baudelaire lui-même. Propriété de Pierre Bergé, les prix allaient flamber quand on comprit que la marque de propriété, avec serpent accompagné, était une « création » de…. Félix Vallotton !
Sans doute Suarèsaurait-il dit son enthousiasme de lecteur et de chineur pour le livre très provocant que Franco Piva a dédié à l’un de ces événements artistiques que la doxa moderniste nous empêche de goûter et de comprendre… Notre histoire littéraire reproduisant sans le savoir la bataille d’Hernani, et évacuant ceux que les romantiques accablèrent de leur haine homérique, une partie de notre patrimoine n’a plus droit de cité. Au nombre des sinistrés, des vaincus de la mémoire collective, Casimir Delavigne (1793-1843) tient son rang et appelle un nouvel examen de ses mérites. Celui que Gautier tenait cruellement pour le Delaroche de la poésie et du drame y apporta, au cours des années 1820, une vigueur que les hommes de 1830 ont préféré vite étouffer. L’injustice est flagrante et l’entreprise de réhabilitation, dont se réclame Franco Piva, nous ramène intelligemment aux premiers éclats de Delavigne, quand Beyle appelait de ses vœux la relève d’une tragédie moderne qui fît mieux que les Anglais et les Allemands. Le très patriote Casimir débuta en pleurant Waterloo et le Louvre vidé de ses chefs-d’œuvre. Mais son coup de force fut de broder, sur une histoire vénitienne portée à la scène par Byron en 1821, son MarinoFaliero de 1829. Avant le Dumas d’Henri III et sa cour, Delavigne redistribue les cartes dramatiques en tous sens. Il joue de l’indécision du Théâtre-Français devant ses audaces et de l’indifférenciation des genres, puisque sa pièce fusionne tragédie et mélodrame, rejoint même physiquement le boulevard. La première a lieu, en effet, dans les murs du Théâtre de la Porte Saint-Martin, qui profite d’acteurs prodigieux, d’une salle rénovée, du public qui boude le répertoire trop usé, et de la protection des Orléans. Delavigne, en outre, y est mieux payé, son drame historique mieux mis en scène, son effet médiatique mieux orchestré. Rémusat et Nodier crient au chef-d’oeuvre, le second prédit « une date qui ne s’effacera jamais ». Or l’oubli, un oubli cruel, a vite frappé Marino Faliero et son auteur. La redéfinition du tragique et la dérégulation des scènes parisiennes lui doivent pourtant beaucoup. Ingrats que nous sommes, nous préférions en attribuer le mérite à Hugo, Dumas, Vigny, Musset, Mérimée, et à eux seuls.
Le premier Proust a longtemps appartenu au silence des belles endormies. Au début des années 1950, Bernard de Fallois, poussé par André Maurois, le tira de ce sommeil qui n’avait que trop duré. En un éclair, à la façon des Hussards, ses amis d’alors, le jeune homme fit paraître Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve, à la barbe de Sartre et des Proustiens officiels qui pensaient symétriquement avoir fait le tour de la question. Mais les années 1890, celles d’un Marcel en quête de soi, sexe et écriture, n’avaient pas encore tout révélé d’elles-mêmes. Les Plaisirs et les Jours, que les Editions de Fallois rééditeront bientôt dans leur premier habillage de gravures, n’épuisent pas la veine des courts récits que Proust rédige en marge de la cathédrale en construction. Il écarta du recueil de 1896 un certain nombre de nouvelles qui, à l’exception d’une, paraissent enfin, certaines abouties, d’autres inaccomplies. Ce ne sont pas les moins belles. Luc Fraisse en donne une édition savante et sensible, enrichie d’annexes passionnantes, où se confirme la tête philosophique et sociologique d’un Proust saisi par ce que son ami Daniel Halévy nommera » la fin des notables ». Le présent recueil s’ouvre sur le bijou de ces inédits, Pauline de S., laquelle Pauline lutte contre un cancer incurable par une dose quotidienne de jouissances certaines, la conversation la plus désendeuillée, quelque pièce de Labiche, une opérette… Pourquoi méditer sur la mort avant de quitter la vie ? On en aura bien le temps plus tard. Ce n’est pas la seule nouvelle débitrice du « roman mondain » dont Luc Fraisse montre bien ce que Proust en garde et en rejette. Il y a du La Bruyère en Proust plus que du Bossuet. Il y aussi du Balzac, celui d’Illusions perdues, et du Barbey, celui du Rideau cramoisi, ces écrivains du bonheur d’avant, du bonheur de se retourner sur les heures disparues, arrachées à l’imperfection du réel ou à sa terrible fugacité. Contre la fuite des jours, seul l’éthique du plaisir est à cultiver. Le reste est littérature, mauvaise littérature. Sa « griffe d’authenticité » en préservait déjà Proust.
Colette, qui vint tardivement à Proust, a moins attendu pour soumettre la photographie à son incroyable et si félin pouvoir de séduction. L’enfant intrigue, l’adolescente trouble, la femme subjugue, l’objectif plie. C’est que la fillette est déjà femme, et que l’écrivaine a nourri très tôt en elle des dons et des désirs d’actrice fatale. À ceux qui ont adoré la biographie de Gérard Bonal, glosée ici-même en septembre 2014, il manquait le film ininterrompu de ce destin volontiers médiatique. La vie de Colette coïncide avec le développement de la vidéo-sphère chère à Régis Debray. Maîtriser les mots et maîtriser l’image de soi vont ensemble. La scène et le cinéma, quand ils n’adaptent pas ses meilleurs romans, en prolongent la vitalité et la sensualité dès qu’elle s’empare elle-même des théâtres et des écrans. La moisson de Frédéric Maget est donc aussi riche que variée, ses commentaires toujours justes, notamment quand il s’autorise à moucher ce peine-à-jouir de Mauriac. Les « livres admirables » de la grande Colette lui paraissaient de ceux qui nous salissent un peu… Cocteau, moins boutonné, s’y sentait vivre plus intensément. Elle et lui se verront beaucoup sous l’Occupation où ils sauront, dans les moments tragiques, faire jouer leurs relations. Quand son dernier mari, Maurice Goudeket, qui est juif, est emporté par la « rafle des notables » de décembre 1941, Colette frappe à toutes les portes : « Il n’y a pas démarche qu’elle ne fût prête à entreprendre, devait écrire le miraculé. Qui l’en blâmera ? » La presse clandestine s’en chargera, de même que ses collaborations au Petit Parisien, à Comœdia et à La Gerbe lui seront reprochées. Elle y chante pourtant sa terre, sa vieille Bourgogne, plus que l’Europe trompeuse du Reich.
On connaît l’opposition d’Ernst Jünger (1895-1998) à Hitler, qui fut loin d’être tardive. Il professa la même animosité viscérale envers Staline sur les méthodes et les mensonges duquel il était très bien informé dès les années 1920. Le tournant totalitaire ne faisait que commencer, il ne cesserait de confirmer les pressentiments du soldat de 14-18, un soldat magnifique, dont chaque blessure, chaque décoration disait la bravoure exemplaire, mais un soldat déchu de ses illusions… Le divorce de l’action et de la pensée a largement disqualifié l’œuvre théorique du XXe siècle. Ne cherchons pas plus loin ce qui fait, en revanche, la valeur intacte des livres de Jünger, dont Julien Hervier, son meilleur connaisseur et avocat, montre comment ils sont le fruit d’une expérience à la fois désenchantée et combattive du monde moderne. Les dix essais qui se présentent à nous dans le format idéal de la Pochothèque tirent une grande partie de leurs lumières de l’engagement physique et moral d’un jeune homme presque autodidacte, auquel la guerre à vingt ans fut un dur professeur. Elle le fit homme, elle le fit écrivain, grand par le verbe, plus grand encore par l’intelligence qu’elle lui ouvrit sur lui-même, ses ivresses nietzschéennes et la leçon profonde du conflit : l’acier n’était plus le métal du dépassement de soi, il était devenu la Loi sous laquelle les hommes, qui croyaient en avoir été les maîtres, plieraient désormais. Les orages désirés accouchaient du règne de la technique. Heidegger, lecteur fanatique et durable de Jünger, reste le pourfendeur le plus décisif de cette dérive déshumanisante. L’homme est un loup pour l’homme, l’homme du XXe siècle plus encore, le recul de Dieu ayant abattu toute limite au nihilisme et au saccage de la Terre natale. De notre misère existentielle, politique et écologique, les champs de bataille lunaires de 14-18 avaient tôt dressé le décor d’Apocalypse.
On continue à en écrire de belles sur la façon dont nos grands écrivains ont traversé les années sombres… Giono, l’immense Giono, reste une des cibles préférées de la gente journaleuse, toujours prête à exhumer l’inexpiable « pétainisme » des lettres françaises, inexpiable et même invétéré puisqu’il faudrait en traquer les origines bien avant le maréchal. Le Virgile de Manosque n’avait pourtant pas attendu Vichy pour prendre la défense d’un pays et d’une paysannerie qu’on commençait à brader au nom du progrès et du profit. Emmanuel Berl et Simone Weil sont loin d’avoir désapprouvé, comme on sait, la composante rurale du maréchalisme. Giono ne crut pas bon de se déjuger après la défaite. On le lui reproche plus aujourd’hui que son attitude, celle d’un pacifisme aveugle, au moment des accords de Munich. Il y a, d’ailleurs, progrès dans l’insulte. Le très beau et très informé catalogue de l’exposition Giono (MuCEM, Marseille, jusqu’au 17 février) reproduit quelques documents accablants, issus de la clique moscovite avant et surtout après la guerre (il fallait faire oublier le pacte Ribbentrop-Molotov, la guerre d’Espagne, etc.). En novembre 1938, Nizan brocarde méchamment l’utopie paysanne de Giono au nom des masses et des usines, grosses, comme on sait, d’un avenir radieux… Pire, fin 1944, le sordide Tzara, dans Les Lettres françaises, crucifie le « romancier de la lâcheté » en pointant la toute-puissance que cet écrivain supposé pré et pro-nazi aurait attribué à la Nature aux dépens des hommes, ces constructeurs d’un destin commun… Cela sentait le vieux règlement de compte. En 1935, Drieu avait nettement séparé Giono de ce qu’il appelait « la littérature communisante », et Giono lui-même, commentant La Révolution trahie de Trotsky, un an plus tard, y soulignait une phrase de longue portée : « Les amis lyriques et académiques de l’URSS ont des yeux pour ne rien voir ». Lui, Giono, eut une plume pour forger et répandre ses convictions. Il le fit même sous la botte, tout en cachant, dans ses collines et ses fermes perchées, des Juifs et des gars du STO qui témoignèrent. Dont acte.
Avec Giono, Aragon, égal à lui-même, tourna ses aigreurs et sa servilité de parti en fureur inquisitoriale. Cette hargne détestable n’eut pas que des effets négatifs. Dans les années 1950, acclamé par les Hussards pour sa mue stendhalienne réussie, Giono continuait à alimenter la jalousie d’Aragon. Sa réponse, ce fut La Semaine sainte, le récit de la fuite de Gand, la contre-épopée de Louis XVIII entouré des beaux mousquetaires, Géricault et Vigny en tête, qui faisaient frissonner le mari d’Elsa et sa libido à double entrée. La part que prit Horace His de La Salle à l’aventure gantoise nous échappe encore, c’est regrettable. Âgé alors de 20 ans, ce garçon de bonne naissance avait donc fait le pari des Bourbons restaurés comme une partie de la jeunesse lasse de l’Empire. Si l’exposition du Louvre, hommage à l’un de ses donateurs les plus généreux et romanesques, nous offre de nombreux exemples de son goût et de sa munificence, elle n’oublie pas de signaler l’espèce de nostalgie que le collectionneur entretenait pour la vie militaire. Quo ruit et letum, Où il se précipite, la mort aussi : telle était sa devise intime, adaptée de celle des Mousquetaires, et tel le socle d’un imaginaire si actif qu’His de La Salle concevait ses collectes de chefs-d’œuvre à l’étranger et ses achats en salles de vente, face à la concurrence, comme autant d’actions héroïques. Certaines feuilles, non les moindres, vibrent de ces ardeurs guerrières. De Van Dyck à David et Girodet, la guerre parle, le sang coule. Mais il est un artiste qui réalise mieux encore l’idéal secret du collectionneur, mieux même que Poussin et Prud’hon pour lesquels son addiction était sans bornes, ce fut Géricault, évidemment. Il domine la sélection pourtant peuplée d’artistes aussi puissants que Raphaël, Léonard ou Lucas van Leyden… Mais notre cœur français leur préfère de loin, outre le peintre du Radeau et des centaures modernes, Charlet, Gavarni et même Marilhat l’Africain, adepte du kif où Horace le rejoignait par dessins interposés. Stéphane Guégan
*Gérard Macé, Et je vous offre le néant, Gallimard, 19€ /// Pierre Brunel et André Guyaux (dir.), Cahier Huysmans, Editions de L’Herne, 1985 [2019], 29€ /// Edgar Allan Poe, Eureka, édition de Jean-Pierre Bertrand et Michel Delville, Folio classique, Gallimard, 7,40€ /// André Suarès, Miroir du temps, Bartillat, préface de Stéphane Barsacq, 25€ /// Gérard Durozoi, Histoire(s) insolite(s) du patrimoine littéraire, Hazan, 24,95€ /// Franco Piva, Marino Faliero à la Porte Saint-Martin. Historie d’un (très ?) grand événement littéraire, Honoré Champion, 65€ /// Marcel Proust, Le Mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites, édition de Luc Fraisse, Éditions de Fallois, 18,50€ /// Frédéric Maget, Les 7 vies de Colette, Flammarion, 29,90€ /// Ernest Jünger, Essais, édition établie, présentée et annotée par Julien Hervier, Le Livre de Poche, 26,90€ /// Emmanuelle Lambert et Jacques Mény (dir.), Giono, Gallimard / MuCEM, 39€ /// Laurence Lhinares et Louis-Antoine Prat (dir.), Officier § gentleman au XIXe siècle. La collection Horace His de La Salle, Louvre / Liénart, 29€.
Il en aura mis du temps, Huysmans (1848-1907), à pénétrer le Saint des saints, à franchir les portes du Paradis. Le Paradis des lettres, à tout le moins, La Pléiade… Mais là où trônaient déjà Augustin, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Zola, Mallarmé, Verlaine et quelques autres du même acabit, n’avait-il pas sa place comptée ? Sans doute eût-il préféré, à sa mort précoce, une garantie d’assurance à siéger parmi les justes, au Ciel, l’autre… Qui sait, il l’a peut-être rejoint plus vite que ceux qui ne surent pas voir en lui l’une des grandes voix de la littérature catholique des temps modernes, et comme le relais essentiel entre Chateaubriand et Léon Bloy ? S’agissant de la piété paradoxale de Huysmans, de sa métaphysique du Mal alliée à l’esprit de Charité, épargnons-lui les mauvais jeux de mot sur l’écrivain satanique rattrapé par une collection qui associe la grandeur littéraire au fin papier des Bibles d’antan. Joris-Karl agonisa en héros de missel, dans les pires douleurs, fruits d’un cancer incurable et d’une âme déchirée. Autour de sa dépouille, revêtue du noir des oblats, une poignée de membres du clergé se réunirent en mai 1907, preuve que ces hommes d’Eglise, sortes de Rancé comme on n’en fait plus, percevaient la lumière derrière l’horreur de la condition moderne, dont nous parlent tous ses romans tragi-comiques. Parmi la dizaine qu’il a arraché à son mépris du présent, pandémonium de tous les vices qui surent trouver un chemin vers lui avant la Grâce, André Guyaux et Pierre Jourde ont choisi ceux qui précédèrent La Cathédrale, dont il a été parlé ici. 1876-1895 : presque vingt ans séparent Marthe, histoire d’une fille d’En route, vingt ans au cours desquels le fou de Degas et Manet s’achemina, à pas décidés, vers le Christ, en communauté d’esprit, pensait Huysmans, avec les artistes qui avaient su réconcilier avant lui la vérité drue des modernes et la vérité nue des Évangiles. Là-bas, en 1891, l’année de la conversion, s’ouvre sur l’éloge de Grünewald, parangon d’une peinture où cessent de se contredire vie haletante et feu intérieur. D’emblée, comme le volume de la Pléiade et son appareil admirable de notices et de notes le montrent, le naturalisme de Huysmans secoue, secrètement d’abord, l’étroitesse du modèle zolien. Préparant En ménage, où le thème du célibat morose se précise, il avoue vouloir trancher sur les conventions de son clan par un intimisme neuf. Il ne lui suffit plus de peindre les laideurs de l’homme et du monde, ce sont les souffrances et les détresses nées de notre disgrâce qu’il faut faire entendre. Chute permanente, l’existence est sans issue. Est-elle sans rachat possible autre que la noblesse opposable au règne de l’argent et aux illusions de la démocratie ? Les romans de Huysmans, à vite refuser intrigues et récits linéaires, n’oscillent pas seulement entre l’ennui et la douleur, au risque de perdre des lecteurs rétifs à la vérité du vide. Huysmans se laisse tenter par l’au-delà des mots et du vice, revivifie enfin la réflexion augustinienne qui fait de la sexualité la plus profonde interface de l’âme et du corps. Houellebecq, plume aussi drôle mais beaucoup moins folle, y a trouvé les secrets d’une voie ténue.
Après le panoramique de La Pléiade, la focalisation des Classiques Garnier et son nouveau volume des Œuvres complètes… Nous en avons ailleurs rappelé les principes éditoriaux et l’obligation heureuse que Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan s’imposent de couler leur entreprise dans une stricte chronologie. Car le temps présent importait à cet écrivain que les sots continuent à confondre avec Des Esseintes… Huysmans n’a jamais autant bataillé avec la sienne qu’en ces années 1888-1891, couvertes par ce volume de 1200 pages. Si ses éditeurs analysent avec grand luxe Là-bas et les valeurs que l’écrivain veut alors imposer au seuil de sa lente renaissance catholique, ils s’attardent aussi sur Certains. Le deuxième recueil de sa critique d’art, paru en novembre 1889, et en réponse à l’Exposition universelle, conforte, tour Eiffel comprise, son diagnostic d’une ère définitivement vendue au Capital et à la supercherie esthétique. Travaillant à Là-bas, Huysmans avouait à un tiers : « Zola ne comprend pas ! Nous allons rire. » Un rire très sombre traverse déjà joyeusement les articles volontiers disparates qui composent, titre insolent, Certains. Les morts de Villiers de l’Isle-Adam et de Barbey, toujours en 1889, estampillent le déclin général à enrayer. La Revue indépendante, où Huysmans avait creusé son trou de cicerone rosse dès 1884, passe, quatre ans plus tard, aux « décadents » et, pire, au symbolisme. L’ouverture de Certains les cible, terrible ricanement adressé aux nouveaux « raffinés » qui, du haut de leur moue d’esthètes, prisent le laborieux Puvis de Chavannes ou le méthodique Seurat, au nom de leur rejet renouvelé de la peinture incarnée. Fénéon, jouet de ses errances scientistes, n’a pas aimé Certains, bien que Huysmans en ait écarté l’article où il réglait le compte de ces « pointillards » sans âme, ni tripes. Il est, fondamentalement, du camp adverse. A rebours de Seillan, je n’emploierais pas le langage de l’ennemi, mâtiné d’occultisme et d’idéalisme fin-de-siècle, pour qualifier l’évolution de Certains au regard de L’Art moderne. Que le partisan de Degas, Manet et Caillebotte, sans les renier, se penche désormais sur Moreau, Redon, Whistler et Rops, et les érige en explorateurs baudelairiens de la dualité humaine, n’en fait pas un transfuge. A s’intérioriser, l’image reste tributaire du réel dont elle pense et figure désormais « l’ensemble », pour le dire comme Paul Valéry. A sa différence, la bien-pensance d’alors, symbolarde ou catholique de stricte obédience, se dispute l’indécrottable naturaliste et le pornographe, sans morale, ni foi. Les aveugles ! Rops, véritable étendard de Certains, soulève cécité et censure. Fénéon est contre, trop « académique » ! Seillan a d’excellentes pages sur le chapitre central, à tous égards, du recueil de 1889. A gloser Rops et ses dérives, le sexe et le sacré s’avouent comme inséparables sur les plans du désir, de l’existence et de la Foi. « Les choses mystiques conduisent aux chose charnelles », notait l’abbé Mugnier en juin 1891, après une conversation avec l’écrivain, l’ami, dont il devait accompagner la mise en terre. Stéphane Guégan
*Huysmans, Romans et nouvelles, Gallimard, bibliothèque de La Pléiade, sous la direction d’André Guyaux et de Pierre Jourde, 77€. Au même moment, la collection Poésie-Gallimard fait entrer à son catalogue, bon couplage, Le Drageoir aux épices et Croquis parisiens (édition de Jean-Pierre Bertrand, 9,30€), parus respectivement en 1874 et 1880. La première édition du Drageoir, que Manet a sans doute lu avant de peindre son Bar aux Folies-Bergère, comportait huit eaux-fortes de Forain et Raffaëlli, qui manquent ici. On peut le regretter bien que le texte, amputé de ce dialogue iconique, tienne. L’eau-forte, c’est la gravure des écrivains, une manière d’écriture, disaient Gautier et Baudelaire en 1860. Ce que Le Drageoir et les Croquis prolongent aussi des grands aînés obliquement convoqués, c’est le poème en prose sur lequel Jean-Pierre Bertrand dit l’essentiel. Romancier du court-circuit, du précipité, du heurt et de l’amplification contre-nature, Huysmans fut le vrai poète du naturalisme. SG
Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Glaudes et de Jean-Marie Seillan, tome IV, 1888-1891, édition de Jean-Marie Seillan, avec la collaboration d’Alice De Georges, Classiques Garnier, 58€.
Puisque réalisme il y eut // Les liens non avoués sont parfois aussi décisifs que les filiations confessées. Il n’a pas échappé à Jean-Marie Seillan que Sac au dos et A vau-l’eau témoignaient des lectures très attentives qu’Huysmans avait faites de Champfleury. Ce vétéran du réalisme était encore vivant et actif quand le cadet entra dans la carrière avec des poèmes en prose et des « fantaisies » aux fines réminiscences du tournant 1848. Depuis près de trente ans, la belle édition de Bernard Leulliot étant épuisée, Chien-Caillou, Pauvre trompette et Feu miette n’étaient plus disponibles, privant les lecteurs de ce que Champfleury, alors débutant, a peut-être produit de mieux. C’était l’avis de Baudelaire qui en claironne, à la veille de février 1848, les vertus d’observation vraie, d’ironie mordante et de « style large, soudain, brusque, poétique, comme la nature ». Tant que le réalisme ne versera pas dans le dogmatisme et le démocratisme, le poète des Fleurs du mal ne variera pas sur son ancien complice du Corsaire-Satan. Depuis les beaux travaux de Graham Robb, Jean Ziegler et Claude Pichois sur la « petite presse », sa pente carnavalesque et ce qu’il faut bien appeler son proto-réalisme, la tendance de l’exégèse va vers le repérage des phénomènes d’hybridation. Registres, thèmes, niveaux de langue, syntaxe, voire références picturales affranchies des hiérarchies anciennes, il n’est rien qui résiste au plaisir des bohèmes à brasser et briller en pleine indifférenciation générique et morale. Dès janvier 1847, « parlant de fantaisie […] dans le réalisme le plus vrai », Gautier rattachait Champfleury au précédent du grand Sterne et, de façon plus générale, à la littérature de zig-zag… La notion de fantaisie elle-même, qui sent son baroque et son rococo, s’est vue hisser, ces dernières années, parmi les plus aptes à expliquer la sortie du romantisme, ou plutôt sa réorientation, à la fin de la monarchie de Juillet. Leur dédicace aidant, les trois cahiers de Fantaisies affichent, en 1847, leur dépendance au monde d’hier, celui de Victor Hugo, Delacroix et Balzac, ce dernier étant alors le plus instrumentalisé par la génération montante. La présente édition, d’une science soufflante, repère les moindres références dont Champfleury truffe son texte, en accord avec l’esprit satanique du Corsaire et la l’espièglerie de ses pantomimes. On se délectera aussi des variantes et d’une recension oubliée, écrite en pleine révolution, par Charles Toubin, cofondateur du Salut public avec Baudelaire, Courbet et Champfleury en 1848… Le génie critique de Baudelaire et Gautier faisait défaut à ce rouge modéré, il la remplaçait par une sympathique bonhomie. L’auteur de Chien-Caillou, symbole d’une bohème déniaisée, écrit Toubin, « est un conteur plein de naïveté et de verve, observateur comme pas un autre et […] ses petits livres s’adressent à tous les lecteurs friands de bonne et fine originalité. » SG / Jules Champfleury, Fantaisies, édition établie, présentée et dirigée par Michela Lo Feudo, Sandrine Berthelot et Aude Déruelle, Honoré Champion, 60€.
Puisque A rebours il y aura // Fin octobre 1882, Huysmans, en pleine rédaction d’A rebours, sollicite le cher Mallarmé : « Je suis en train de faire éclore une assez singulière nouvelle dont voici, en gros, le sujet : le dernier rejeton d’une grande race se réfugie, par dégoût de la vie américaine, par mépris de l’aristocratie d’argent qui nous envahit, dans une définitive solitude. C’est un lettré, un délicat des plus raffinés. Dans sa confortable thébaïde, il cherche à remplacer les monotones ennuis de la nature par l’artifice […] ». Plus loin, afin de justifier l’envoi de textes que Mallarmé n’a pas encore publiés et que Huysmans souhaiterait évoquer parmi les lectures de Des Esseintes, son héros inversé, il rapproche les lettres et les arts, l’Hérodiade de son confrère et celle de Moreau. De même, Redon et ses « stupéfiantes rêveries » sont cités à l’appui des correspondances qui fondent son « anti-roman ». Afin de mieux se couper de cette vie déchue, on le sait, Des Esseintes a meublé d’artéfacts sa retraite de Fontenay-aux-Roses. Cela exige autant une bibliothèque choisie, des Anciens à Baudelaire et Mallarmé, qu’un musée imaginaire. De ce qui nourrit l’«onanisme oculaire » de Des Esseintes, le chapitre V nous donne une idée. Le duc s’est dépris des « peintres de la vie moderne ». Entendons Degas, Forain, Manet… Redon, Moreau, Rops et Whistler conviennent mieux à son nouvel idéal de vie : la peinture des âmes troublées et des sexualités incertaines symbolise la transformation des pulsions communes en désirs d’impossible. On sait que ce rêve de clôture se soldera par un échec, la retraite par une défaite, le rejet du réel par sa victoire, prélude à la Conversion. Du reste, ce « roman mental » (Raffaëlli) s’avère truffé d’allusions à l’époque. Aussi l’illustrer exige-t-il d’aller au-delà des œuvres que le texte s’approprie. D’autres présences, de la torture endiamantée aux fleurs artificielles, des locomotives érotisées aux virées nocturnes, fondent une iconographie déroutante. En somme, il faut traiter A rebours comme un imagier où Huysmans a déposé ses goûts et ses dégoûts, résumé son parcours esthétique et exprimé l’inflation du visible dans le monde moderne. SG (A paraître le 7 novembre : Joris-Karl Huysmans, A Rebours, préface et choix iconographique de Stéphane Guégan et André Guyaux, maquette idoine de Sarah Martinon, Gallimard / Musée d’Orsay, 35€)
Tiens, les ballets roses reviennent. Pas ceux auxquels vous pensez, hypocrites lecteurs, les vrais. Ceux qui défrayèrent la chronique alors que De Gaulle opérait lui aussi son retour. Le 10 janvier 1959, à peine avait-il ressaisi les rênes du pouvoir suprême, que l’affaire fait ses premiers remous. Rien de très méchant, au départ : un pseudo-flic coffré pour détournement de mineures, l’annonce peine à mordre sur une opinion chauffée à blanc par l’Algérie, voire émoustillée par ces généraux qui là-bas se rêvent un destin d’un autre âge. Mais le flic se met à table. Et ce qui n’était qu’un fait-divers, une banale entorse aux bonnes mœurs policées et policières, éclabousse soudain le monde politique au plus haut niveau. Une tête éminente de la IIIe et de la IVe République, une figure éminente de la noblesse d’Etat, tombe, celle d’André Le Troquer. Héros de la guerre de 14, qui lui a mangé un bras comme Blaise Cendrars, et cacique de la SFIO, ce haut personnage de 73 ans n’a pas un parcours anodin. Député socialiste depuis 1936, il a défendu Léon Blum lors du procès de Riom, pris part au gouvernement de la Libération et occupé le Perchoir de l’Assemblée nationale entre janvier 56 et juin 58. Il fut alors emporté, au lendemain du putsch des généraux, par l’agonie du monde dont il avait été le serviteur et le bénéficiaire. Au moment des faits, il règne encore sur la Chambre. En juin 1960, il sera reconnu coupable d’avoir plus que trempé dans l’organisation de séances spéciales, impliquant de très jeunes filles : le fonctionnaire madré n’avait pas trouvé mieux que d’offrir le pavillon du Butard, bijou Louis XV et espace officiel, à leurs chorégraphies obscènes et autres ébats. Du joli ! Mais la justice, sévère à l’égard des « filles » et des intermédiaires de toutes sortes, se montra plutôt clémente envers le Président déchu : son passé parlait pour lui… En 2009, Benoit Duteurtre, dans Ballets roses (Grasset), a pu légitimement s’étonner de la conclusion bâclée d’une affaire qui portait mal son nom.
J’ignore si elle enflamma l’imagination de Jean-Marie Rouart, la quinzaine alors, dès cette époque. Cela expliquerait la surchauffe sexuelle, plus forte d’avoir attendu son heure, où baigne avec délice son dernier roman, dont le titre un rien Dada suggère moins l’arrière-plan interlope que ses aspects politique et judiciaire les plus fantasques, et donc savoureux. Du cousu main pour cet écrivain des passions dominantes. On devine aisément que Rouart s’est vite émancipé de cette piètre histoire de vieux messieurs aux saillies intermittentes ou, pire, aux verges en berne. Le scabreux et le politique, de Marcel Proust à Antoine Blondin, en passant par Drieu, Aragon et Malraux, se sont longtemps frottés l’un à l’autre. Mais le roman français, atteint de dolorisme nombriliste et de bienpensance cafardeuse, renâcle désormais à explorer ce qui se trame au fond des cœurs, fût-ce de ceux qui nous gouvernent ou y aspirent. Rouart, dans ce paysage décoloré et terriblement ennuyeux, fait exception. Se donnant toute licence, changeant les noms et les nationalités des acteurs, allongeant le récit des non-dits de l’Occupation et des zones obscures de la Résistance ou de l’Epuration, inventant là où d’autres auraient platement collé à l’anecdote égrillarde et au simple fil des événements, il signe une manière de roman russe à multiples entrées et destins sombres, où s’engouffrent la grande histoire et une sorte de brume hivernale venue de l’Est. Le crime et l’innocence, comme par mauvais temps, s’y distinguent mal. On aurait tort, par exemple, de se fier au minois botticellien de la comtesse Berdaiev. Bien qu’elle soit de sang princier et portraiture le beau monde dans un style qui doit plus à Domergue qu’à son maître Segonzac, l’ensorceleuse de la Volga a plus d’une vérité dans son sac, et plus d’un homme sous sa coupe.
Il y a ceux que la comtesse a aimés sans compter, comme son frère Anton, fusillé par les Allemands, et ce jeune journaliste de Combat, Eric, hussard manqué de l’écurie Laudenbach, qui lui rappelle son cher sacrifié jusqu’à vivre dans l’étreinte une manière d’inceste. Car les Russes de Rouart, victimes et factieux du bolchevisme, sont fidèles à eux-mêmes autant qu’à la sainte terre quittée en 1917… Durant la guerre, les uns ont rejoint la résistance, les autres la Wehrmacht et le front russe, par haine de Staline et mal du pays. Sous René Coty, certains de ces Russes blancs continuent à disparaître dans une France où l’on ferme les yeux sur les agissements, à distance, de Moscou. Maria Berdaiev, elle, a traversé les années sombres à la manière d’une étoile filante, actrice pour la Continental Films, tournant avec Grémillon le génial Lumières d’été, couchant avec qui lui plaît, sans fermer sa porte aux hommes de Londres, quand l’un d’entre eux chavire avec l’éternelle slave. En 58, tout cela n’est pas si loin. La comtesse aborde la quarantaine, plus belle que jamais, plus sûre du magnétisme où elle tient le président Marchandeau. C’est, si l’on veut, le double d’André Le Troquer. Du modèle historique au satyre fictif, Rouart a suivi la logique, sa logique du romanesque et du truculent. Si Marchandeau évoque un fameux décret, qui valut au Céline de Bagatelles pour un massacre une fameuse condamnation, ce nom est aussi associé à ces rad-soc inusables qui furent de tous les gouvernements des années 1930, experts du statu quo et du grenouillage. Là s’arrête la filiation. Le Marchandeau de Rouart, vieux routier de la gauche modérée, fut résistant sous l’Occupation, commissaire de la République en Algérie… Mais ce héros de l’après-guerre vit avec un secret rentré. Son ambition, en 58, n’en est que plus dévorante, elle déborde fatalement les limites de la Chambre… Le Président Marchandeau aspire à la plus haute magistrature et voit d’un très mauvais œil s’agiter ce général qu’on croyait sorti à jamais de l’histoire. Autre malheur, la libido du pouvoir ne le rassasie pas. La comtesse Berdaiev, sa maîtresse inassouvie, souffre de la même maladie, et tente de dompter des fièvres mal éteintes, qu’elle croit soigner en abusant des illusions du luxe républicain. Deux malheurs en s’additionnant peuvent-ils faire un bonheur ? C’est la question que pose Rouart à ses personnages avec ce mélange de mélancolie, d’espièglerie et de verdeur où il excelle. Le ton est âpre, le cut des chapitres vif. Noir et rose virevoltent sans crier garde. Le vide des cœurs et les pièges de l’histoire mènent Rouart, une fois de plus, à la vraie littérature. Stéphane Guégan
*Jean-Marie Rouart, La Vérité sur la comtesse Berdaiev, Gallimard, 17,50€ /// Sur Marchandeau, Céline et Emmanuel Berl, voir ma contribution au dernier numéro de la Revue des deux mondes.
Trois télégrammes du front !
Le culte inconditionnel que les Rouart, d’Henri aux descendants actuels, n’ont cessé de vouer à Degas force l’admiration. La tendance actuelle porte davantage nos censeurs et suffragettes à dire le plus grand mal du « misanthrope » infréquentable de la Nouvelle Athènes, lui qui se serait fourvoyé en tout, des femmes aux amis juifs répudiés, de sa poésie peu mallarméenne à sa peinture peu sortable. Je leur ai répondu dans le catalogue d’une récente exposition… Morale du bien et droits de l’homme érigés en tribunal du passé, donc, se liguent aux dépens d’un artiste, le dernier Degas, d’un moment, les années 1890-1910, et d’un milieu, celui de cette bourgeoisie éclairée complice, évidemment, de l’infamie d’alors… Dans le New York Times, une parfaite inconnue prenait récemment des airs d’experte pour mieux dénoncer ce qu’avait de « répugnante » l’idéologie dont le dernier tiers du Journal de Julie Manet était, à ses dires, empreint. La traduction anglaise de ce document exceptionnel, pour qui sait le lire, vient donc de paraître aux États-Unis. Il devient un peu lassant d’avoir à rappeler que l’affaire Dreyfus n’occupe pas obsessionnellement le merveilleux Journal de Julie, qu’il est sot de confondre anti-dreyfusisme et anti-sémitisme, que certains Juifs refusèrent par patriotisme leur soutien au capitaine et que le jeu du gouvernement Waldeck-Rousseau avait de quoi irriter Julie, Degas et Renoir. La réédition de ce même Journal, au Mercure de France, dans la si bien nommée collection du Temps retrouvé, devrait lui gagner une nouvelle génération de lecteurs. À ceux-là je dirai qu’on a rarement aussi bien parlé de la peinture de Berthe Morisot, sa mère, et de l’art de Manet, l’oncle Édouard. Les passages qu’elle consacre aux Manet des collections Duret, Rouart et Pellerin sont des perles de sensibilité et de style. Le style, c’est la femme. On se dit que Julie a respiré l’air dont sont faits les tableaux de l’oncle Édouard, un concentré inouï de vie libre dans la simplicité des maîtres du Louvre. Le XIXe n’a peut-être rien produit de plus miraculeux. Renoir et Degas le lui laissent entendre à leur manière. Il y aurait encore beaucoup à dire de l’étonnante Julie, sa page émue sur Sarah Bernhardt (tiens, tiens), son choc à l’entrée de la Grande Odalisque d’Ingres dans les collections nationales. Elle devait épouser Ernest Rouart en 1900, et perpétuer l’esprit du clan élargi jusqu’en 1966. SG //Journal de Julie Manet 1893-1899, Mercure de France, 2017, 11€ (étrangement, cette édition ne comporte aucun avant-propos, nul index et pas davantage de notes. Il faudra quelque jour faire reparaître ce texte décisif dans un appareil plus nourri).
Puisque nous parlons de Julie et des siens, un mot pour saluer l’initiative de Patrice Contensin qui vient de traduire et publier l’article que Walter Sickert donna au Burlington Magazine, en novembre 1917, en hommage au récemment disparu Degas. Poussé par Whistler, il avait conquis le peintre français au début des années 1880 et lui est resté fidèle jusqu’au bout, parvenant même à s’en faire admettre et apprécier. Sans le dire ouvertement, Sickert n’a pas apprécié les réactions de plus en plus négatives à l’encontre de celui qu’il tient pour le plus grand peintre de tous les temps, vague d’hostilité à laquelle la mort et les ventes posthumes donnent un coup de rein supplémentaire, il décide de témoigner, de dire son Degas, sa façon de trancher, de casser les fâcheux, son goût pour la drôlerie un peu lourde, sa fidélité à Manet et Ingres, ses marottes d’observateur insatiable, son respect passionnée pour l’armée, autre trait qui ne passe plus aujourd’hui. Raison de plus de lire ce petit livre très soigné, enrichi d’extraits multiples, autres témoignages du « jeune et beau Sickert » (Degas) et de William Rothenstein. Les propos de ce dernier méritent aussi notre écoute, bien que s’y glissent parfois quelques jugements erronés : « Toulouse-Lautrec considérait Degas comme son maître, mais voyait en Puvis de Chavannes le plus grand artiste vivant. » Or, s’il est vrai que le génial Henri adulait Degas, il ne tenait pas « Pubis de Cheval » en grande estime, rejoignant la détestation de Renoir pour le fresquiste atone de la IIIe République. SG // Walter Sickert, Edgar Degas in memoriam, suivi des Souvenirs de William Rothenstein, L’Echoppe, 12€
L’admirable Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, 90 ans depuis 2017, nous ramène à Léon Bloy dans sa dernière livraison, composée de leur correspondance (impeccablement éditée par Francesca Guglielmi) et d’un avant-propos d’André Guyaux qui l’éclaire avec finesse et un rien de tristesse. C’est l’image d’une couronne d’épines que dessine péniblement cette relation vite déclinante et délirante, des deux côtés. La tâche n’était pas mince que de démêler les raisons de leur échec à rester amis après la flambée des premiers échanges. Le Révélateur du globe et À rebours, en 1884, lient leurs auteurs de façon qu’ils pouvaient croire durable. Avant Barbey d’Aurevilly, écrit André Guyaux, Léon Bloy eut « le pressentiment de l’évolution de Huysmans vers la foi ». Ce christianisme inflexible, pur d’une pureté à reconquérir par le verbe et la haine du siècle – d’un certain siècle –, ne fera pas taire les petites misères de la vie et le mépris qu’inspirent vite les choix d’existence de Bloy et sa véhémence, pas toujours contrôlée, à l’égard du monde de la chute. SG // Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n°110, 2017, www.societe-huysmans.paris-sorbonne.fr
La mère de Baudelaire se rongeait les sangs, son fils, qu’elle savait génial, mais incorrigible, remettait ça. Non content d’avoir goûté aux tribunaux pour Les Fleurs du Mal, de préférer les « filles » au ménage bourgeois et de tirer le diable par la queue, Charles s’était jeté dans un projet plus inquiétant encore. Par horreur de Rousseau et de ses modernes prosélytes, et afin de réfuter l’idée absurde que l’homme naissait bon, l’intrépide avait décidé d’écrire ses propres Confessions et d’y entasser toutes ses « colères » et ses « rancunes ». Au début d’avril 1861, Baudelaire l’annonce à celle qui reste, malgré la mort du général, Mme Aupick, la sentinelle d’Honfleur, la mère aimée et haïe… Le poète aura quarante ans sous peu mais il en paraît beaucoup plus. La vie de plaisirs, la maladie et ses graves ennuis d’argent ont ruiné ses ardeurs de jeunesse et accru en lui l’impression d’un désordre profond, d’un mécontentement de soi, qui le ronge autant que la syphilis. Ce qu’il appelle sa « vérole », et dont il observe les « retours », change de tour en janvier 1862, alors qu’il brigue le fauteuil académique du défunt Lacordaire, « prêtre romantique » dont il s’estime l’héritier à juste droit. Le fragment du 23 janvier 1862 est célèbre : « j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité ». Des vagues torpeurs en commotions alarmantes, les crises vont s’accuser et l’acculer à toutes sortes d’expédients… Baudelaire ne sait plus trop si le suicide mettrait fin à ses malheurs ou confirmerait la faiblesse qu’il se reproche. La meilleure des « hygiènes », son mot, c’est travailler. Demeure donc un solide désir de publier, avant de disparaître, « mes œuvres critiques, si je renonçais aux drames […], aux romans, et enfin un grand livre auquel je rêve depuis deux ans : Mon Cœur mis à nu ».
Beau titre, « titre pétard », il était emprunté à Edgar Poe, comme l’idée d’un florilège d’aphorismes, et il laissait présager un double déshabillage. L’époque et ses vices, différents de ceux du poète, appartenaient au programme. Hélas, Mon Cœur mis à nu subit la loi des livres « trop rêvés », écrit André Guyaux, le meilleur éditeur de ces notes cruciales qui reviennent en librairie, plus riches de commentaires et d’annexes, sous une couverture explosive (si volcanique qu’elle inverse involontairement l’autoportrait qui lui sert d’illustration). On doit tenir ces « pointes » pour autant de « fusées », autre projet mis en chantier alors, et d’aveux sur la relation équivoque, désir et dégoût liés, que l’écrivain entretient avec le « contemporain » en ce moment de bascule du Second Empire. Dans son Baudelaire. L’irréductible (Flammarion, 2014), Antoine Compagnon s’est justement évertué à déjouer les pièges d’une lecture globalisante et négative des « dernières années » du poète, que ses aigreurs et son état auraient condamné à l’échec littéraire et aux pires dérives idéologiques. De 1859 à 1866, de la plaquette sur Gautier aux Épaves, il n’a guère molli. La seconde édition des Fleurs et ses traductions de Poe, autant que la publication des premiers poèmes en prose du Spleen de Paris ou ses articles sur Manet et Constantin Guys, l’ont définitivement installé, même aux yeux de l’administration impériale et d’un critique aussi écouté et retors que Sainte-Beuve, parmi les valeurs sûres de la République des Lettres. Certes, l’homme demeure imprévisible, insituable, craint… Il faut donc lire Mon Cœur mis à nu, avec André Guyaux, comme le laboratoire parallèle d’un ultime combat contre les hérésies d’un temps contradictoire, exaltant à certains égards, mais livré au culte du progrès en ses deux faces, l’ivresse technologique et l’angélisme fraternitaire.
Si différentes que fussent ces deux passions, elles postulaient souvent une foi laïque aussi fragile qu’oublieuse du dogme autour duquel s’étaient construites la pensée et l’esthétique de Baudelaire, celui de la déchéance originelle de l’humanité. Nul sartrisme avant l’heure : le mal est antérieur au social, l’essence précède l’existence. On pense à l’une de ses fusées les plus vertigineuses : « Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte et Divine. » Mon Cœur mis à nu, bilan comparable à L’Atelier de Courbet où le poète figure en bonne place, revient sur « l’ivresse » vite dissipée de 1848 pour mieux dénoncer ce goût de « la destruction » chevillé aux hommes, et dont les journaux font leur pâture, tout en proclamant la société actuelle en progrès… Il est remarquable que deux esprits d’élite, mais de camps opposés, Drieu et Georges Blin aient interrogé et revalorisé, à peu près au même moment, le catholicisme de Baudelaire, où l’université républicaine voyait le credo superflu d’un dandy hors de l’histoire en marche ! « Toute littérature dérive du péché », écrivait-il à Poulet-Malassis, à la fin d’août 1860. L’ambivalence, faut-il comprendre, n’est pas un vice de pensée, mais la pensée même, elle se confond avec l’exigence, la morale « désagréable », qui anime le poète et le critique dans ses réflexions alors fréquentes sur le moderne. La dernière livraison de L’Année Baudelaire, livraison double et ouverte à toutes les approches, les meilleures comme les plus contestables, explore le devoir d’inventaire que l’écrivain aura imposé à ce qui constituait la modernité du début des années 1860, de Courbet à Manet, de la photographie à la presse à gros tirage, de la solitude haussmannienne à « cette excitation bizarre qui a besoin de spectacles, de foules, de musique, de réverbères même », excitation sans laquelle la vie urbaine serait un enfer et le Spleen de Paris un simple bréviaire de mélancolie. Quelle attitude, dès lors, adopter à l’égard des réserves que Baudelaire formule à l’endroit de la nouvelle peinture et des nouveaux médiums ? Faut-il parler de cécité avec Jean-Christophe Bailly, et confirmer la thèse d’un jugement esthétique devenu inapte à adhérer aux vraies forces du présent ? Doit-on, au contraire, avec Compagnon, Guyaux, Jean-Luc Steinmetz, Jérôme Thélot et Patrick Labarthe reconnaître la légitimité des critères d’évaluation et des jugements du « dernier Baudelaire » ? Le lecteur jugera. Les réticences et les colères baudelairiennes ont assurément leur vérité. L’Année Baudelaire nous aide à la dégager. Stéphane Guégan
*Baudelaire,Fusées. Mon Cœur mis à nu. Et autres fragments posthumes, nouvelle édition d’André Guyaux, Gallimard, Folio classique, 8,20€
**Antoine Compagnon (dir.), L’Année Baudelaire, n°18-19 (Baudelaire anti-moderne), Honoré Champion éditeur, 65€. Rappelons qu’en 2011, à l’initiative de Robert Kopp, le Baudelaire de Georges Blin (Gallimard, 1939) a été réédité, diminué de la belle préface de Jacques Crépet mais accru du résumé des cours du Collège de France (1965-1977), et que son autre livre décisif, anti-sartrien, Le Sadisme de Baudelaire (Corti, 1948) attend de l’être. Cette livraison de L’Année Baudelaire lui est dédiée. Ajoutons, avec André Guyaux, que Baudelaire est surtout à rapprocher du Laclos des Liaisons.
***J’ai toujours pensé que certains tableaux n’auraient pas dû, ou ne devraient pas, être montrés dans les musées. Ces œuvres-là, antérieures ou extérieures à la sphère publique propre à l’âge moderne, n’ont pas été faites pour être livrées au premier regard, et exposées à la violence incontrôlable de tous. Faut-il souligner que les menaces ont eu tendance à s’accroitre et se perfectionner dernièrement ? Ainsi ceux qui continuent à invoquer la nécessaire démocratisation ou circulation des biens culturels, sans toujours en mesurer les conséquences, ne pensent-ils pas assez au danger qu’ils font courir aux chefs-d’œuvre du génie humain les moins préparés à souffrir ce bel œcuménisme, je veux parler des œuvres érotiques… Manet, Picasso ou Velázquez… Le livre très instructif et documenté de Bruno Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique à Paris 3 et plume alerte, en apporte la saisissante confirmation. Saviez-vous que la Vénus au miroir, l’un des tableaux les plus sensuels et réfléchis de l’histoire de la peinture européenne, avait été proprement agressé, le 9 mars 1914, par une suffragette délirante qui répondait au doux nom de Mary Richardson ? Elle n’avait rien trouvé de mieux, pauvre illuminée, pour faire disparaître de la vue de tous, et toutes, cette chute de reins et cette paire de fesses doublement royales (Philippe IV, aux mœurs moins relâchées qu’on ne l’a dit au XVIIème siècle par propagande, se montra plus tolérant). Ce livre vous apprendra aussi bien des choses utiles et croustillantes sur l’histoire du tableau, sa réception et le débat qui avait entouré la mise en cause de son authenticité, en 1906, lors de son acquisition par la National Gallery de Londres (le plus beau fonds de peinture espagnole, hors du Prado : merci la République de 48, dirait Baudelaire !). Il s’achève dans le sillage des travaux de David Freedberg sur le potentiel des images à voir se retourner contre elles leur charge sensuelle et leur puissance scopique (Bruno Nassim Aboudrar, Qui veut la peau de Vénus ? Le destinscandaleux d’un chef-d’œuvre de Velázquez, Flammarion, 20€). SG
****La liberté de refaire l’histoire étant un droit démocratique, on se plaît à rêver au scénario suivant. En 1862, l’Académie française assit Baudelaire au fauteuil 18, en remplacement de Lacordaire, lequel avait succédé au comte Alexis de Tocqueville (1805-1859), et la coupole du quai Conti réaffirme ainsi le sens de sa silhouette romaine… Quelle trinité cela eût fait ! Du discours que Lacordaire prononça au sujet de l’auteur de De la démocratie en Amérique, en janvier 1860, Brigitte Krulic a raison de retenir les phrases suivantes. Elles disent tout, sur le ton d’un Chateaubriand, lointain parent de l’écrivain politique et du ministre de la IIe République, et, comme lui, accoucheur d’un monde où l’aristocratie ne pourrait plus être que de cœur et d’esprit : « Tocqueville cherchait dans ce qui était vivant le successeur de ce qui était mort, et l’illusion d’une immutabilité chevaleresque ne pouvait lui cacher le devoir de semer dans le sillon qui restait ouvert. Il eût aimé les serments qui ne s’oublient jamais ; il aimait mieux l’action qui espère toujours, ne sauvât-elle qu’une fois. » Ce petit homme bouillonnant, très porté sur les femmes, les idées et les voyages, d’une rare fermeté au moment du coup d’État du futur Napoléon III, n’est pas encore à sa place. Sans doute son scepticisme, proche de celui de Baudelaire, en fait-il un moderne du doute. Le combat qu’il aura mené, livres et ministères, tient en une équation impopulaire : l’héritage de 1789 contre l’esprit révolutionnaire. A cheval sur deux mondes, comme son périple américain en dessine la carte et le symbole, Tocqueville pense la modernité comme une évolution et un mal nécessaires. On comprend aussi qu’il ait été, tout ensemble, comme Chassériau, son génial portraitiste, partisan de la colonisation algérienne et son critique le plus acerbe. Le livre de Brigitte Krulic, nerveux et précis, sert son sujet à la perfection (Brigitte Krulic, Tocqueville, Folio Biographies, Gallimard, 9,20€). SG
Aucun des grands poètes modernes n’a échappé à la « malédiction » d’être traité en mauvais élève, langue barbare, expression pauvre et mots vulgaires, par des publicistes qui jouaient les pions pour mieux venger leur haine du neuf ou leur impuissance à le comprendre… A en juger par l’accueil des Fleurs du Mal, si bien étudié par André Guyaux en 2007, Baudelaire avait brutalement manqué à la morale et à la grammaire les plus élémentaires. Insortable ! L’excellent élève du lycée Louis-le-Grand et ses prix de latin étaient renvoyés en 1857 aux oubliettes de l’histoire. Il fallut autant de temps à les en sortir qu’à se représenter combien « le prince des Charognes » maîtrisait l’entière palette du vers français, quitte à la violenter dès que la poésie, cette beauté du vrai, l’exigeait. Théophile Gautier fut assurément l’un des premiers à s’interroger sur l’iconoclasme paradoxal de son ami défunt et à y situer sa métaphysique duelle comme sa religion travestie. Un tel verbe, en somme, ne s’évalue pas à l’aune amidonnée de Théodore de Banville. Bien qu’il eût écrit quelques-uns des plus beaux sonnets de notre littérature depuis Ronsard, Baudelaire en avait desserré l’étau, s’autorisant ruptures strophiques, accélérations métriques et rimes libertines. Le seul poème des Fleurs qui affiche son appartenance au genre, Sonnet d’automne, la trahit joyeusement. Ainsi était le grand Charles, indomptable, indompté.
Nous disposions d’ouvrages savants sur le sujet, Albert Cassagne ayant ouvert le feu en 1906 sans toujours surmonter ses difficultés à expliquer l’amour conjugué des contraintes et des licences que Baudelaire a toujours montré en matière versificatrice. Optant pour un parti inverse, sympathisant d’instinct avec le baroquisme du poète des Fleurs, Dominique Billy déploie toute sa science de la poésie française, sans limites, à justifier ces écarts de langage et nous rappeler que la tradition ne s’était pas toujours comportée autrement que son supposé fossoyeur. D’une technicité qui pourrait décourager les lecteurs expéditifs, l’ouvrage récompensera ceux qui prennent le temps d’aller au fond des choses. La profondeur justement est un concept baudelairien, et la profondeur dans la concision son idéal. Le respect des vieilles formes tient d’abord au prix qu’il accorde, dans l’invention, aux propriétés structurantes des grands genres poétiques : avant Paul Valéry, Baudelaire affirme que l’inspiration vient aussi du maniement des mots et de leurs règles. D’un autre côté, avant Céline, il lui importe de préserver le lyrisme avec lequel se dira le double but déclaré de sa poésie, exprimer la passion « vécue » et le monde « moderne ». Croisant ces deux obsessions dans ses meilleures pièces, Baudelaire sait aussi l’art d’emprunter aux autres, poètes d’avant Malherbe et rimeurs du temps. Ne fut-il pas l’homme des dettes en tout ? Plus la recherche progresse, dans le sillage de Graham Robb, plus se dégage ce que Charles doit à ses contemporains, d’Auguste de Châtillon, un familier du cénacle de Gautier, à la délicieuse Marceline Desbordes-Valmore. Dominique Billy fait grand cas d’elle et il a raison. Imprévisible s’avère donc la « matière poétique » de Baudelaire, dieu des incipit foudroyants et des rimes sonores, capable de respecter la trame métrique pour solenniser l’idée ou l’impression, mais capable aussi des irrégularités les moins légitimes en apparence. Elles sont d’un orfèvre, guidé par la perfection. Celle qui lui permet de passer, par exemple, de la version A du Vin du chiffonnier à la version C, comme on passerait d’un spectacle extérieur aux illuminations intérieures d’un clochard céleste. Stéphane Guégan
*Dominique Billy,Les Formes poétiques selon Baudelaire, Honoré Champion, 95€
Ils n’en ont pas parlé, ou si peu… Ils ? La presse française, pardi ! Et pourtant la rétrospective Guardi du musée Correr valait mieux que les récentes expositions « parisiennes » sur la peinture « vénitienne ». Le New York Times ne s’y est pas trompé, qui lui a donné une pleine page. Roderick Conway Morris, le 6 novembre dernier, titrait Venice through an Eccentric’s Eyes. L’intérêt des Anglo-Saxons pour le peintre des caprices ne date pas d’aujourd’hui. Au moment de vendre sa collection, l’anglais John Strange, qui résida entre 1773 et 1778 sur les bords du Grand Canal, avouait son faible pour la manière « particulière » de Guardi. Nous étions en 1789… Le peintre vénitien, dont Pietro Longhi a laissé un portrait racé, avait déjà atteint l’âge canonique de 77 ans. L’Académie locale ne s’était pas empressé à le faire sien. Un védutiste s’aidant d’une camera obscura pour peindre ne méritait pas tant d’honneurs. Comme si la composante mécanique de ses tableaux en diminuait la poésie, qui tient à sa touche spirituelle et à la vie qui s’y prolonge par une sorte de magie unique ! Strange avait vu juste.
Remarquablement sélectionnée et agencée, l’exposition du Correr rend pleine justice au peintre de figures et donc au « pittore di storia », comme l’écrit un de ses commissaires, Filippo Pedrocco. Sujets sacrés et laïcs se laissent gagner par un égal mépris de la cuistrerie académique. On sait le prix que Guardi paya cette liberté et son refus partiel du décorum. Sa cote baissa tellement au début du XIXe siècle que l’un de ses chefs-d’œuvre, Il Ridotto di palazzo Dandolo a San Moisè, perle de l’exposition, fut rapidement déclassé et attribué à Longhi. Il fallut attendre le génial Berenson pour que les horloges fussent remises à l’heure. Entretemps, une petite révolution du goût s’était opérée, « shift » que Francis Haskell a étudié en partie. Les Français y eurent leur part et pas n’importe lesquels. La revalorisation de Guardi doit beaucoup en effet à un cercle de fins limiers qui comprend Gautier, les frères Goncourt et ce personnage qui mériterait un beau livre à lui seul, Charles Yriarte (1833-1898). André Guyaux rappelait récemment la place de ce polygraphe dans la réception des Fleurs du mal. L’homme a écrit sur tout, ses voyages notamment, voyages artistiques toujours. Or son Venise, en 1878, contient une page décisive sur les vertus comparées de Guardi et Canaletto. Le premier n’est que chaleur et esprit quand le second glace le regard par ses froides mises en scène… Le catalogue de l’exposition aurait pu rappeler que Manet avait sans doute contribué à cette réhabilitation.
À Venise, quand il y revint fin 1874 en compagnie de James Tissot, le peintre d’Olympia fit la connaissance d’un Français de passage, peintre secondaire mais diariste exemplaire, Charles Toché. Des conversations qu’il eut plus tard avec le marchand Vollard, on retiendra ici que Manet ne s’est jamais vu en « Goya moderne », et qu’il avait l’Italie chevillée au corps et à la toile. La Venise de Manet, selon Toché, se résume à Carpaccio, Titien, Tintoret et Guardi. On n’aura garde d’oublier que ce sont propos échangés au café et rapportés un quart de siècle plus tard. Cela dit, la caution de Toché n’est pas nécessaire pour confirmer ce que Manet a appris au contact des Titien du Louvre. Il se trouve qu’Actes Sud publie ces jours-ci ce qui est peut-être l’un des deux ou trois meilleurs livres sur Titien que l’érudition italienne ait produits. Cette supériorité, Augusto Gentili ne la doit pas seulement à son écriture subtile, vibrante d’humour vénitien ou de colère, allant droit au fait et au sens.
S’il ne se dressait pas derrière la sagesse de l’humaniste, aux prises avec le show business dominant les espaces traditionnels du savoir sur les images, on lui appliquerait le mot de Gide au sujet de Péguy : « la conviction totale de l’être ». La rencontre entre le contenu et la forme est rare en matière de beaux livres… Le Titien de Gentili parvient à cet exploit sans jamais reculer devant l’explication élaborée ou le rappel historique. Car le but ultime ne consiste pas à conforter la vulgate qui fait de Titien le plus pratique, politique et érotique des génies de la Renaissance, ni à redire l’importance des hasards du calendrier (mort de Giorgione, mort de Raphaël, etc.), l’impact de Michel-Ange dès les années 1520, le mécénat des Habsbourg, les derniers moments de l’œuvre où le colorisme tourne au tachisme, selon un mot de Vasari promis à un grand avenir. Sans négliger les attentes du grand public, Gentili ouvre d’autres pistes à partir des cheminements connus de l’homme et de l’œuvre. Titien se présente avec sa culture, visuelle et lettrée, son sens des conflits qui déchirent l’Italie et l’Europe, et son pragmatisme. Non, Le Concert champêtre n’est pas un manifeste écolo mais une allégorie de l’harmonie amoureuse à laquelle, précisément, n’accèdent pas les rustres. Oui, la Vénus endormie de Dresde revient à Giorgione pour l’essentiel, Titien n’étant pas parvenu à en réchauffer « le corps merveilleux mais terriblement chaste » jusqu’à satisfaire sa fonction nuptiale… Le reste à l’avenant. Au carrefour des sources privées et publiques, du langage des formes et des données iconiques, Gentili signe un livre supérieur. Vénitien. Stéphane Guégan
*Francesco Guardi (1712-1793), musée Correr, jusqu’au 6 janvier 2013. Catalogue sous la direction d’Alberto Craievich et Filippo Pedrocco, Skira/Fondazione Musei Civici, 40€.
*Augusto Gentili, Titien, traduit de l’italien par Anne Guglielmetti, Actes Sud, 140€.
*Alessandra Boccato, Églises de Venise, traduit de l’italien par Yseult Pelloso, Imprimerie nationale, 98€. Le livre n’est pas très beau, vues extérieures sur fond bleu carte postale, maquette banale, typographie vieillottes, etc. Sa lecture n’en est pas moins indispensable à ceux qui croient connaître le sujet pour être entré aux Frari, à San Marco et San Rocco. Alors que l’Accademia peine lamentablement à sortir de sa gangue de vétusté, indigne de ses collections de peintures, les églises de Venise font leur toilette l’une après l’autre. Des circuits sont proposés aux visiteurs intelligents, rare fraction de la transhumance touristique, auxquels ce livre sera particulièrement précieux. Son auteur étant une spécialiste de l’architecture, elle n’oublie pas de nous faire lever le nez des seuls tableaux. On découvre notamment sous sa conduite les églises qui ont échappé aux « reconstructions » de l’âge baroque ou rocaille. À l’opposé de San Moisè, qui fascina Gautier et abrita ses amours, un certain nombre d’entre elles ont donc « résisté ». Elles se cachent à la jonction des quartiers de San Polo et de Santa Croce. Plus proche de San Marco, San Stefano charme les lecteurs de Ruskin par son gothique fleuri, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les amateurs de viande plus saignante, les fous du Tintoret et du dernier Titien ne seront pas déçus non plus. Quant aux plus raffinés, ceux pour qui le premier XVIIIe vénitien tient lieu d’ultime bréviaire, les bonnes adresses sont là, qui n’attendent qu’à être testées. L’âge de Tiepolo, loin de se retrancher aux Gesuati, est partout à Venise, ou presque, quand on sait s’y promener. Poussez la porte de San Stae ou celle de Sant’Alvise, le Paradis de la peinture s’y est installé. Sebastiano Ricci, Piazzetta, Pellegrini… Un livre, on vous le disait, utile et même dédié aux « pèlerins passionnés » dont Morand parlait en connaissance de cause. Celle de la beauté pure.